Le savoir dévalué

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

5 mai 2006

Texte paru dans l'Educateur (n°5), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Un diplôme, c’est le sésame pour un beau métier. Sauf, bien sûr, si vos concurrents sont plus qualifiés et que la course au mérite n’est jamais terminée. Le classement devenant la fin, le savoir est le moyen : il vaut de moins en moins.

Toujours plus d’école : des études qui s’allongent, davantage de diplômes, une société hyperqualifiée. A priori, nous devrions jubiler : quoi de plus beau, pour l’enseignant, qu’un monde où tout le monde court après le savoir, où la fortune sourit à ceux qui ont bien étudié ? Si les bonnes places vont aux bons élèves, nous tenons par le manche le couteau de la prospérité. C’est nous qui signons les papiers-valeurs que le marché de l’emploi offre ensuite de monnayer. L’instruction publique, banque centrale du mérite certifié… Émettrice des titres menant aux statuts, aux salaires, bref, à des privilèges modernes de plus en plus disputés… Devons-nous sourire ou (aussi) nous interroger ?

Dans son dernier livre, Marie Duru-Bellat commence par rappeler ces deux paradoxes : premièrement, le diplôme est de plus en plus nécessaire, donc de moins en moins suffisant, ce qui incite les jeunes et leurs parents à la fuite en avant (atteindre un grade de plus que les concurrents) ; deuxièmement, les clefs du succès sont de se plaire à l’école, de connaître les filières rentables et les bonnes options, d’avoir le goût et le loisir d’apprendre pour apprendre, ce qui galvaude des talents et creuse les inégalités (dévalorisation des filières techniques, des métiers manuels et du savoir pratique… que l’on se plaint ensuite de voir déqualifiés). Si la scolarité s’accroît et que les « espérances sociales » restent dans le même temps limitées, il y a distorsion entre quantité des titres et qualité des activités : il faut toujours plus de papiers pour des biens inchangés, ce qui fait monter les prix, donc faiblir la monnaie. C’est l’« inflation scolaire » : à lui seul, mon mérite ne me garantit rien puisqu’il dépend de celui de mon voisin. Le savoir sert à classer, à trier, à hiérarchiser. Il ne prépare plus l’entrée dans la vie : il fait tout pour la retarder.

« L’éducation est-elle oui ou non un facteur de cohésion sociale ? se demande en fait la sociologue. Ce ne serait pas le niveau d’éducation moyen qui serait important, mais le fait que tous partagent un certain niveau. (…) En terme d’intégration sociale, doter tous les membres de la société d’un savoir partagé apparaît comme une voie sûre. Mais engager tous les jeunes dans une course aux diplômes revient à faire du savoir un instrument de compétition et donc de division, de hiérarchies et d’éviction relative. (…) L’extension de la scolarisation assortie – méritocratie oblige – d’une logique de classement et donc d’échec, non seulement ne réduit pas les tensions et les fractures entre les jeunes mais tend plutôt à les exacerber. Ce n’est pas l’école qui tue l’école, mais l’excellence à voie unique, les échelles de notes et le tri sélectif dès les premiers degrés. Ce tri est injuste parce qu’il ne profite qu’à certains enfants. Il est absurde, parce que le système dépense plus à engorger ses amphis qu’à lutter contre l’élimination des plus faibles. Et il est dangereux, parce qu’il dévoie l’instruction, en fait moins un bien commun qu’un instrument de domination. La chasse aux moyennes réduit la connaissance à un nombre, la culture à une utilité. On n’apprend plus pour savoir et dialoguer, mais pour gagner et se protéger. Comment pratiquer cette pédagogie bancaire que dénonçait Paulo Freire et se plaindre ensuite que les jeunes ainsi formés soient plus opportunistes que curieux, plus cyniques que critiques, d’abord désenchantés puis éventuellement révoltés devant une marchandisation du savoir qui n’ose pas s’avouer ?

Ennui et démotivation ; abandon ou contestation ; consumérisme scolaire et peut-être chèque-éducation : l’école ne résistera pas à ces forces centrifuges en s’agrippant à sa fonction régalienne de sélection, mais en « différ[ant] toute logique de compétition pour d’abord et avant tout s’efforcer d’assurer à tous une éducation solide, facteur d’émancipation, d’intégration et de justice ». Cela signifie concrètement : 1. Référer la formation de base aux pratiques et aux compétences permettant de vivre dignement, indépendamment du choix ultérieur du métier. 2. Organiser l’orientation dans des champs professionnels parallèles (l’industrie, le bâtiment, la santé, l’éducation, la finance, etc.) permettant la spécialisation progressive des fonctions. 3. Tisser des liens entre le monde de l’école et celui du travail, développer la validation des acquis, les formations en alternance, les partenariats. C’est en somme plus de modestie pour plus d’ambition : moins scolariser les classements pour mieux former plus d’enfants ; faire sa part d’intégration pour placer le reste de la société devant ses obligations. Nos programmes et nos barèmes ne font ni les échelles salariales, ni les pyramides fiscales ou les seuils de pauvreté. Changer de livret scolaire ne supprimera pas la précarité. Une école bien rangée, sauvant à elle seule un monde dérégulé, ce serait ma foi beaucoup demander : le péché d’inflation finit toujours par se payer.

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Duru-Bellat, M. (2006). L’inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie. Paris : Seuil. 110 p.