À l'école des Lumières

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

26 mai 2006

Texte paru dans l'Educateur (n°6), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Qui sait aujourd’hui quel homme et quelle femme nous devons former ? Les voulons-nous libres ou soumis à l’autorité ? Égaux devant la vie ou conscients que tout le monde ne peut pas être bien né ? Se battant pour les meilleures places ou pour que chacun trouve la sienne dans la collectivité ? « Liberté, égalité, fraternité » : à l’école des Lumières, nos repères seront peut-être moins brouillés.

Tzvetan Todorov est le commissaire de l’exposition « Lumières ! » de la Bibliothèque nationale de France à Paris. « Lumières ! », le point d’exclamation sonne comme au théâtre. Sur la sombre scène de l’Europe, au XVIIIe siècle, les projecteurs de la raison se sont enclenchés. Les éclairagistes se sont donnés le mot et appellent, chacun dans leur langue, à la liberté de penser. Kant, Hume, Diderot ; Aufklärung, Enlightment. Illuminismo ! Que la lumière soit, que les ténèbres ne règnent pas. Que ne règnent d’ailleurs, sur notre entendement, ni Dieu ni maître, plus d’autorité suprême, aucun roi.

Penser par soi-même, ne pas répéter servilement la parole des clercs, ne plus quémander mais chercher activement – et collectivement – les critères du bien et du vrai : le projet humaniste est aussi celui de l’éducation, de Rousseau instruisant Emile ou de Condorcet plaçant l’instruction publique à la base de l’émancipation. Accuser le socialisme ou Mai 68 d’avoir mis l’égalité et l’intelligence des élèves au centre de l’école, c’est mettre l’amnésie par devant la philosophie. « À la certitude de la Lumière descendue d’en haut viendra se substituer la pluralité des lumières qui se répandent de personne à personne, résume Todorov. La première autonomie conquise est celle de la connaissance. »

Est-ce à dire que tout se vaut, que le savoir est devenu relatif, qu’il ne reste plus une aune à laquelle mesurer sa religion, son intime conviction ? Précisément non : moins le pouvoir imposera sa foi, plus le pouvoir de l’argument le relaiera. Trois principes fondent en somme – au-delà ou plutôt à travers ses débats internes – la Révolution des Lumières : l’autonomie de l’éducable ; la recherche du bien commun ; l’universalité des droits humains.

- L’autonomie, c’est la faculté de penser et d’agir par soi-même, de s’affranchir des tutelles héritées du passé, de prendre appui sur ce qui semble établi pour construire des savoirs nouveaux, questionner, critiquer, se faire sa propre opinion. Aucun dogme n’est sacré, sauf celui de la commune humanité.

- La recherche du bien commun fixe ainsi des limites à la liberté : la laïcité n’instaure pas la jungle ou la loi du marché ; elle remplace seulement la quête du salut (divin) par celle du bien-être et de la justice (humains). Les droits de l’homme sont le privilège et le devoir par lesquels nous sommes tous égaux devant la citoyenneté.

- L’universalité de ces droits prouve que l’autonomie n’est possible que si le lien social ne se rompt pas : raisonner ne consiste pas seulement à avoir raison, mais à se mettre aussi à la place de l’autre pour comprendre sa position. Il ne s’agit pas de tout tolérer, mais de chercher au contraire à bien discuter.

« Qu’appelez-vous juste et injuste, demandait Voltaire. Et de répondre : Ce qui paraît tel à l’univers entier. » Aucun choix ne fera jamais l’unanimité, mais – Habermas le résume le mieux aujourd’hui – peu importe que l’on discute beaucoup puisque la discussion est tout à la fois le contraire de l’indifférence, de la violence et de la domination. Fraternité, égalité, liberté : les penseurs des Lumières se sont beaucoup disputés, mais c’est par cela justement qu’ils se sont reliés. Ils nous ont montré que le bien de tous, en démocratie, dépend de la faculté de chacun d’exprimer ses idées. Que vient-on apprendre à l’école : à se soumettre, à gagner ou à parler clair et lutter ensemble contre l’obscurité ?

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Todorov, T. (2006). L’esprit des Lumières. Paris : Robert Laffont. 134 p.
Lumières ! Un héritage pour demain.
Exposition à la Bibliothèque nationale de France, Paris