Deux écoles égyptiennes, une tension pour terminer

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

16 juin 2006

Texte paru dans l'Educateur (n°7), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Comment parler de l'école ? Peut-on en même temps la soutenir et la questionner, la défendre et l'améliorer ? Un détour par l'Egypte offre à Charlemagne un ultime motif d'hésiter. Voir du pays relativise les problèmes - ou les mondialise, ce qui complique au lieu de simplifier.

Le Monde de l'Éducation porte bien son nom : il rend compte de l'entreprise éducative partout sur la planète, relativisant nos angoisses et nos querelles de pays riches. Le mois dernier, c'est l'école égyptienne qui était ainsi auscultée. L'école ou deux écoles du pays, disons plutôt : c'est ce qu'ont montré le poids des chiffres et le choc des photos.

École des pauvres et cours particuliers

L'école publique, d'abord (www1.emoe.org) : celle du peuple, des 25 millions d'enfants de moins de 15 ans qui se bousculent aux portes de la formation. Des classes de 40 à 60 élèves, des locaux "délabrés", des maîtres "peu valorisés", mal payés, mal formés, des méthodes jugées "archaïques", basées sur "les cours magistraux et le par cœur", parfois les "insultes" ou les "châtiments corporels". Les moyens matériels manquent autant que les moyens humains. Tables alignées, discipline de fer, peur du maître et répétition des leçons : en milieu précaire, chaque élève suit ou est menacé d'exclusion. Le salut ne passe souvent que par des cours particuliers, ceux que les familles les moins pauvres sont, on le devine, les seules à s'offrir. Le système est inégalitaire, mais il tend à se conserver : l'intérêt immédiat des maîtres n'est pas de le changer, puisque eux-mêmes triplent leur revenu en donnant des leçons privées !

Le salaire de base d'un instituteur ? 21 Euros. Les heures d'appui personnalisé ? 2 à 7 Euros l'unité. Donnez-en 10 ou 15 par mois et vous doublez ou même quadruplez ce que l'État vous verse pour le service régulier. Cela fixe les priorités… Les parents d'élèves, eux, se privent à hauteur de ce que les maîtres peuvent gagner. Le taux moyen de fécondité est de 3,4 naissances par femme. Quatre enfants, c'est près de 100 Euros mensuels de cours privés, soit cinq fois le salaire d'un maître débutant ou d'un ouvrier moyennement qualifié. " Faites un fils unique et/ou soyez riche ! ", c'est le message non dit qui découle de ces écarts. On ne prête la pédagogie - donc la formation et ce qu'elle promet de prospérité - qu'à ceux qui ont le privilège de mettre au monde des enfants bien nés.

École des riches, programme américanisé

Car il y a encore mieux - et plus cher - que le cours de rattrapage : une formation entièrement privée, protégée, réservée aux héritiers, aux enfants de bonnes familles appelés à diriger le pays et d'abord leur propre destinée. L'Egyptian language school, par exemple, propose un "apprentissage renforcé" pour 700 Euros par année, et jusqu'à 3'000 Euros (12 fois le pouvoir d'achat d'un agent de l'État) pour bénéficier d'un programme, d'examens et d'un corps enseignant certifiés "américains" (www.elsegypt.com). 26 élèves par classe maximum, des locaux et une pédagogie flambant neufs : mixité des enseignements, convivialité des rapports maîtres-élèves, jouets d'éveil pour les petits, informatique pour les grands, laboratoires de sciences et de langues, portfolios d'évaluation, journal d'école, spectacles, projets et excursions, priorité à la "réussite" des enfants, au "développement de leur potentiel", de leur "personnalité", de leur "estime de soi", de leur "créativité" et de leur "pensée critique". Plaidoyer pour l'"innovation" et la "coopération avec les parents". Le tout muni du label ISO 9001 et résumé d'un slogan que n'auraient renié ni Freinet ni Rousseau : " To teach for life not for school ". Venir à l'école, non pour s'y enfermer, mais pour se préparer - activement, utilement, intelligemment - à un jour la quitter : l'enseignement renouvelé, les riches se l'achètent ; jusqu'à quand les pauvres en seront-ils privés ?

Ce détour par l'Egypte peut relativiser nos soucis, ou exacerber une tension que nous vivons aussi. Il est cher, difficile, exigeant d'offrir à tous les élèves une formation de qualité, permettant de vivre dignement, en citoyen libre, sans viser forcément la caste des puissants, mais en sachant au moins s'informer, s'exprimer, agir et se défendre, seul ou collectivement. Un renoncement à cette ambition est partout possible, puisque l'école de la République est tantôt accusée de traîner les pieds, tantôt de céder aux sirènes de la modernité. Faut-il opposer tradition et innovation, ou défendre la troisième voie à laquelle la jeunesse égyptienne n'a justement pas droit ?

Charlemagne sur son fil

Soit nous refusons toute évolution, et nous prenons le risque d'une concurrence dévoyée entre un système public gratuit mais peu opérant et des études privées doublement payantes : d'abord parce qu'elles coûtent, ensuite parce qu'elles seules peuvent rapporter gros. Soit nous imposons à tous les élèves la somme des changements que réclament tous leurs parents (trilinguisme précoce, zéro faute d'orthographe et latin-grec à 12 ans ; premiers à PISA en sciences, mathématiques, informatique, histoire et géographie, citoyenneté, développement durable, chant choral, peinture à l'huile, fait religieux, etc.), et nous condamnons les plus faibles à ne pas pouvoir suivre ce programme fantasmé, donc abracadabrant. Une société n'a que faire de ce genre de contradictions, puisqu'elle peut accuser ses maîtres d'être tout à la fois trop conservateurs et maniaques du changement, manquant d'ambition et partis pour faire la révolution. Un défi attend donc notre profession : comment résister à tant d'exigences et si peu d'arbitrage en même temps ? L'instruction publique suppose un accord, lui-même public, sur ce qu'il faut apprendre aux enfants : qui signera ce pacte si tout le monde demande de plus en plus et cherche de moins en moins des arrangements ?

D'une certaine façon, cela fait cinq ans - et 65 fois - que Charlemagne tourne autour de cette question : y aura-t-il demain une école pour tous, ou éclatera-t-elle sous l'effet combiné des conflits de doctrine et d'une lutte pour le savoir généralisée ? Le problème du Caire est celui de Genève ou Moutier : il n'est pas local, mais mondialisé. Il faut d'abord se battre hors de l'école, pour que la vie ne devienne pas si dangereuse que chaque parent songe logiquement à sauver son enfant. Et il faut se battre dans l'école, pour qu'elle prenne sa part de travail, qu'elle ne demande pas la justice et la paix sur la terre avant de produire à son tour moins d'échec et des savoirs qui feront que le monde aille mieux.

L'inconfort de cette chronique fut celui du métier d'enseignant : questionner l'école, dire qu'elle est perfectible, critiquable, susceptible de s'améliorer, c'est courir le risque de l'affaiblir en lui faisant porter plus qu'elle ne peut de responsabilités ; mais se plaindre à l'inverse du monde entier, dire que c'est d'abord à lui de se réformer, c'est se donner le beau rôle du spectateur raillant l'insuffisance d'autrui pour éviter de tremper les mains dans le même cambouis.

Défendre en bloc l'intérêt des élèves et celui des enseignants ; montrer la valeur de notre travail, sans négliger de nous former mieux pour autant ; dénoncer la compétition, et chercher à la place une juste évaluation ; revendiquer des moyens financiers sans confondre les plaies d'Egypte et nos difficultés : c'est toute la complexité de notre action collective, à la fois syndicale et sociale, politique pas moins que pédagogique. C'est sur ce fil, j'espère, que Charlemagne aura marché : parler de notre métier, pas pour l'encenser, ni nous mortifier, mais pour questionner à la fois ce qui contraint l'école et ce qu'elle peut de son côté faire changer. Je remercie la rédaction de l'Educateur de la confiance qu'elle m'a témoignée. Et je salue tout lecteur ami, y compris s'il se réjouit que tant de folles idées aient fini de le déboussoler.