Source et copyright à la fin du texte

 

in Vieke, A. (dir.) Travailler ensemble. Collaboration en équipe pédagogique, Genève, Département de l’instruction publique - Groupe RAPSODIE, 1987, pp. 47-51

 

 

 

Travail d’équipe et
différenciation de l’enseignement

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation
Université de Genève
1987

La formation d’équipes pédagogiques peut-elle contribuer à la différenciation de l’enseignement ? Si oui, comment, et à quelles conditions ?

Pour répondre à ces questions, distinguons deux situations nouvelles par rapport à la pratique classique des maîtres primaires : chacun pour soi, chacun responsable de sa classe, chacun s’organisant à sa guise pour différencier, s’il le veut et s’il le peut, son enseignement.

Première situation : la formation d’une équipe pédagogique ne modifie rien à la division du travail ; chacun garde sa classe, s’occupe de ses élèves toute la semaine, et d’eux seulement. L’équipe fonctionne alors essentiellement comme une ressource, un environnement pour chacun de ses membres.

Seconde situation : la formation d’une équipe modifie la division du travail de prise en charge ; il y a décloisonnement, mobilité des maîtres ou des élèves, multiplication des modes de groupement des élèves et de prise en charge par les maîtres.

Dans ces deux situations, la formation d’une équipe pédagogique peut contribuer à la différenciation de l’enseignement. Mais ce ne peut être de la même manière. Ou plutôt : tout ce qui est possible dans la première situation reste possible dans la seconde. Mais la rupture avec la division classique du travail ouvre bien d’autres perspectives. En principe…

 

II. Le travail d’équipe comme ressource individuelle

Chaque membre de l’équipe reste ici le seul artisan d’une éventuelle différenciation, puisque l’organisation du travail ne donne pas aux autres membres la possibilité de connaître ses élèves, encore moins de les prendre en charge. L’apport de l’équipe se limite alors à accroître les capacités de différenciation de chaque maître travaillant seul dans sa classe. Cet apport, indirect, n’est pas pour autant négligeable.

Tout dépend du fonctionnement de l’équipe, de son projet, du temps qu’elle se donne et de ce qu’on en fait, des relations entre ses membres. Comme telle, l’équipe n’a aucun effet automatique sur la différenciation et la lutte contre l’échec scolaire. Elle n’est qu’une ressource potentielle, qui doit être délibérément mobilisée dans le sens de la différenciation pour produire des effets.

On peut envisager les médiations suivantes entre le fonctionnement en équipe et la capacité de différenciation de chacun de ses membres :

1. Le travail d’équipe permet à chacun de rompre son isolement, de partager des préoccupations, de les retrouver chez d’autres ; ce qui devrait en principe accroître sa confiance en soi, son énergie, sa disponibilité ; toutes choses qui devraient " profiter " à ses élèves, en particulier ceux qui exigent plus de temps, plus de patience, plus d’imagination.

2. Le travail d’équipe peut, plus explicitement, soutenir chez chacun une volonté de différenciation ; devant les difficultés pratiques et psychologiques de la différenciation, on est constamment tente de se résigner aux inégalités et aux échecs, de " faire le programme " sans espérer trouver le temps et les moyens d’aider chacun ; le soutien d’une équipe est une ressource importante.

3. Le travail d’équipe entre adultes sensibilise aux différences culturelles et aux difficultés de la communication ; ces acquis sont en partie transposables aux relations avec les enfants, en particulier ceux avec lesquels le maître a, a priori, le moins d’affinités et le plus de peine à trouver le contact.

4. Le travail d’équipe améliore la formation psychopédagogique et didactique de chacun, par la simple mise en commun de questions et de pratiques, et, dans le meilleur des cas, par une réflexion collective sur les enfants, l’enseignement, le programme.

5. Le travail d’équipe rend possible l’élaboration d’une autre conception de l’évaluation, critériée et formative, et des instruments correspondants ; non seulement parce que le travail d’équipe permet de conjuguer des idées et des forces, mais aussi parce qu’il donne le courage d’affronter les risques de l’innovation dans ce domaine.

6. Le travail d’équipe rend possible l’élaboration de nouvelles situations d’apprentissage, de nouvelles activités, de nouveaux moyens d’enseignements, ce qui va dans le sens soit de l’individualisation accrue des tâches, soit d’activités plus significatives.

7. Le travail d’équipe permet à chacun de prendre davantage de distance dans des cas difficiles, soit sur le plan intellectuel - comprendre mieux ce qui se passe chez un élève -, soit sur le plan relationnel et affectif : mieux vivre certaines situations de conflit, d’indiscipline, de retrait ; la discussion avec d’autres enseignants moins impliqués ouvre d’autres perspectives pour le " diagnostic " ou l’intervention, et permet de relativiser, de dédramatiser les problèmes qu’on rencontre avec un élève ou ses parents.

8. Le travail d’équipe met chacun en contact avec d’autres modèles d’organisation de la classe, d’individualisation des interventions, de groupements des enfants pour certaines activités ou en fonction de certaines difficultés communes.

Si la différenciation et l’échec scolaire sont au centre des préoccupations d’une équipe pédagogique, on pourra s’attendre à des apports plus spécifiques. Mais ce n’est pas indispensable pour que le travail d’équipe aide chacun à différencier son enseignement.

La confiance entre les membres de l’équipe est peut-être plus importante qu’un intérêt prioritaire pour la différenciation. Si elle n’existe pas, personne n’osera parler de ses méthodes et de ses difficultés !

II. Le travail d’équipe comme
nouveau système de prise en charge

Dans ce cas, les apports précédents restent possibles. Mais on peut envisager des modifications de plus grande portée, puisqu’on peut rompre avec le cloisonnement des groupes-classes.

Chaque possibilité n’est que suggérée :

1. Le travail d’équipe rend possible diverses formes de soutien pédagogique, auprès d’un élève ou d’un petit groupe, en classe ou hors de classe.

2. Le travail d’équipe permet le " team teaching ", deux enseignants prenant en charge, ensemble, les mêmes élèves.

3. Le travail d’équipe multiplie les points de vue sur chaque élève, avec des chances accrues de comprendre ce qui se passe, de trouver de meilleures façons d’intervenir.

4. Le travail d’équipe permet aux enfants - dans certaines conditions - de choisir l’enseignant avec lequel ils préfèrent travailler le plus régulièrement.

5. Le travail d’équipe donne l’occasion aux enfants d’entrer en relation avec des adultes différents, avec des chances accrues que l’un d’eux le comprenne ou puisse l’aider là où les autres n’ont pas le temps, la patience, la sympathie, le code.

6. Le travail d’équipe permet d’offrir un certain choix aux enfants, par exemple entre des activités équivalentes (ateliers de science, d’activités créatrices, activités-cadres, recherches en environnement) ; chaque enseignant membre de l’équipe peut alors animer un groupe d’élèves ayant choisi le thème (et peut-être l’animateur…).

7. Le travail d’équipe permet d’organiser des groupes abordant les mêmes contenus par des voies ou à des rythmes différents (groupes de niveaux interactions entre la méthode d’enseignement et la façon d’apprendre des élèves).

8. Le travail d’équipe offre une structure de concertation, de décision, de substitution dans la prise en charge pour faire face à des cas difficiles (enfants ou parents).

9. Le travail d’équipe rend possible une spécialisation partielle des enseignants (sans aller jusqu’au système de l’enseignement secondaire) ; ce qui garantit en principe une meilleure préparation didactique, un investissement plus rentable pour l’élaboration des moyens d’enseignement, des situations d’apprentissage : des instruments d’évaluation.

10. Le travail d’équipe rend possible une organisation décentralisée du type " école à aire ouverte " ; les enseignants ne sont plus à chaque instant des animateurs d’un groupe clos, mais des personnes-ressources pour un type d’activité, situé dans un " coin " de l’espace commun ; système plus souple, donc favorable à la différenciation des activités et des rythmes.

11. Le travail d’équipe donne la force et le courage d’ouvrir l’école sur la vie ou le quartier, de mettre sur pied des activités et des sorties différentes du travail scolaire traditionnel ; ce qui accroît les chances des élèves les moins " scolaires " de trouver à l’école des projets mobilisateurs.

12. Le travail d’équipe crée les conditions d’un autre dialogue, moins défensif avec les parents ; ce qui peut aider certaines familles à se sentir plus à l’aise face à l’école.

13. Le travail d’équipe donne aux élèves l’occasion de circuler, de travailler dans divers types de groupes, avec des camarades et dans des climats différents ; ce qui augmente les chances, pour chacun, de trouver sa place, de s’intégrer, de voir son apport reconnu.

14. Le travail d’équipe permet, dans certaines conditions, de déléguer à l’un des membres de l’équipe (provisoirement ou durablement décharge de ses élèves) un travail de longue haleine indispensable pour mettre sur pied une autre évaluation, des activités plus significatives ou plus individualisées, avec les moyens d’enseignement correspondants.

15. le contact avec les mêmes élèves et la prise en charge conjointe accroissent la visibilité des normes et des pratiques de chacun, et facilitent leur évolution vers plus de tolérance, en matière de discipline, de travail scolaire, d’attitudes.

16. Le travail d’équipe donne le courage et la force de négocier avec l’institution chaque fois que la différenciation et la lutte contre l’échec scolaire se heurtent aux règlements, aux horaires, aux moyens d’enseignement imposes, aux procédures standards d’évaluation (notes !), l’apport du travail d’équipe dépendra de son fonctionnement, des relations entre ses membres, des ressources dont elle dispose, du projet qu’elle se donne, de l~ priorité accordée à la différenciation par rapport à d’autres objectifs possibles et légitimes du travail d’équipe (innovation, économie de travail, filière d’école active, etc.).

III. Ne rêvons pas !

Si tous les apports mentionnés sont possibles, ils ne sont jamais garantis du seul fait qu’on travaille en équipe. Il se peut que les difficultés relationnelles absorbent toute l’énergie disponible. Il se peut que le travail d’équipe aie des " effets pervers " tels qu’au total, les élèves y perdent plus qu’ils n’y gagnent, en particulier les élèves qui ont le plus de difficultés.

Pour qui recherche la différenciation de l’enseignement, le travail d’équipe est une voie suffisamment prometteuse pour être explorée. Mais à condition de n’en pas faire une solution miraculeuse ou universelle, et de rester (auto) critique.

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Source originale :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1987/1987_07.html

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© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

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