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À propos de socialisation
et sens commun
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1988
I. Les mots et les choses encore !II. Élargir ou reconstruire lobjet ?
III. Fuir dans labstraction ou revenir au fonctionnalisme ?
IV. Le bon usage du sens commun
Jean-Michel Berthelot est-il vraiment prêt à mourir pour le concept de socialisation ? Lors du colloque de 1986 à Bruxelles (Perrenoud, 1987) et dans un texte non publié qui a circulé depuis, javais formulé quelques réserves et quelques questions. Mais je ne suis pas encore prêt à mourir pour nous débarrasser du mot ou de lidée de socialisation ! Au moment où les sociologues francophones de léducation construisent en partie leurs travaux et leurs échanges sur ce thème, il me paraît simplement raisonnable de se demander sil ne recèle pas autant de dangers que de vertus
Jean-Michel Berthelot a introduit une notion très importante : celle de la sympathie ou de lantipathie quon éprouve pour certains concepts ou certaines théories. Peut-être nest-ce pas très avouable, dans ce monde où lon est censé être rationnel et pouvoir justifier tout ce quon raconte Mais il est vrai que notre histoire intellectuelle est aussi faite de rapports complexes avec des mots et des concepts. Jusquaux années 1982-84 environ, jai vécu sereinement par rapport au concept de socialisation et aux trois définitions que Jean-Michel Berthelot rappelait tout à lheure, dans la mesure où je men servais relativement peu Cétait un de ces concepts, comme il y en a dailleurs beaucoup en sociologie, dautant moins problématiques quon ne cherche pas à les creuser ! Je travaillais avec dautres instruments. Puis jai été confronté à une sorte de dissonance : des sociologues de léducation dont les travaux mintéressaient fort se servaient dun concept qui ne métait ni très " sympathique " ni très familier.
La réflexion amorcée alors ne ma conduit ni à épouser complètement leurs points de vue, ni à préconiser labandon pur et simple du mot et du concept de socialisation. Je propose plutôt de létudier comme notion de sens commun, autrement dit comme désignation générique dun schéma de pensée très largement partagé dans notre culture et dans beaucoup dautres, selon lequel lindividu apprend pour devenir lindigène dune société.
Nous nen avons jamais fini avec la question de savoir si les sciences de lhomme doivent étudier comme des " choses " les représentations " naïves " ou " spontanées " des acteurs ou se les approprier pour en faire des concepts savants. Le débat sur la socialisation comme catégorie conceptuelle relève de cette problématique. Nous pouvons sur ce point avoir des divergences ou des hésitations communes. Cela nexclut nullement laccord sur beaucoup dautres points. Sur la ligne de crête dont parlait Jean-Michel Berthelot, je me retrouve parfaitement. Il est indispensable darticuler des thèses qui généralement sexcommunient, à propos de lindividu et de la société, de lacteur et du système, des structures et des pratiques. Chacune a quelque chose dheuristique et de fondé, mais en même temps, prise isolément, de partiel et de simpliste.
Nous avons eu la chance, à Genève, de nous intéresser à la sociologie de la déviance au cours des années où Bourdieu dominait la sociologie de léducation française avec le paradigme de la reproduction. La sociologie de la déviance nétait alors inspirée ni par Bourdieu, ni par la sociologie française ; elle avait déjà intégré la phénoménologie et linteractionnisme symbolique. Pour moi, la sociologie compréhensive et le constructivisme dont se réclame Anne van Haecht ne sont donc pas en cause. Le récent plaidoyer de Watzlawick et al. (1987) pour un constructivisme radical ne fait que confirmer sans sa ligne un lecteur des sociologues de la déviance, de Berger & Luckmann ou de Piaget. Ou encore de Bourdieu Contrairement à ce que suggère telle ou telle petite phrase assassine, Bourdieu est à mes yeux lun des premiers à se situer sur la ligne de crête. En ce sens, il nest nullement le dernier des structuralistes ou des déterministes. Il a au contraire constamment tenté darticuler une sociologie des représentations, des pratiques et des structures. Constructivisme ne rime pas avec subjectivisme. Si nous construisons le monde à travers nos représentations, ce nest ni en toute liberté ni en toute conscience. Doù la nécessité dune théorie de lhabitus comme grammaire génératrice de nos représentations aussi bien que de nos pratiques. Sans en être le porte-parole, vous aurez compris que je ne me situe pas ici contre Bourdieu
Revenons à la socialisation : la question est de savoir si nous avons, à propos de ce concept, tiré du constructivisme toutes les implications utiles. Il me semble que non : nous faisons encore comme si seuls les anthropologues ou les sociologues avaient pensé les apprentissages humains et leurs effets de " socialisation ". Nous ferions mieux, comme lont fait les sociologues de la déviance avant nous, daccepter lidée que les sciences humaines reprennent souvent à leur compte un héritage fait de représentations plus ou moins naïves quelles ne font, dans un premier temps, quaccréditer et parer de mots savants. Il nest pas sûr que le paradigme de la reproduction nous ait fait sortir de ce schéma. Le scandale nétait pas tant dans la nouveauté de la pensée que dans laudace daffirmer ce que chacun savait en somme, que lécole nest pas libératrice, quelle conserve les structures et les privilèges, qui passent par lintériorisation par chacun de sa " juste place " dans les hiérarchies culturelles et sociales.
Le retour au concept de socialisation ne me paraît pas garant dune plus grande indépendance par rapport à la pensée commune, au contraire. Pour éviter tout malentendu, je précise que je perçois et que japprouve plusieurs des intentions qui expliquent cette " renaissance ", par exemple la volonté de décloisonner, de ne pas enfermer la sociologie de léducation dans lécole ou le rapport pédagogique, fût-il familial ou professionnel. Sur ce point, je dirai simplement : gardons-nous des oppositions simplistes ; il nest pas sûr que tout le scolaire soit dans lécole, et tout le non scolaire hors de lécole. Ce nest pas véritablement ainsi que les choses se découpent. Ce qui mintéresse actuellement, notamment à travers la sociologie du curriculum réel, caché ou apparent, cest justement toute une série de processus dinculcation et dapprentissage très informels, voire inconscients. Dun autre côté, on a évoqué la " pédagogisation " du monde social. Illich parlait, en 1970 déjà, de scolarisation de la société. Les travaux sur larticulation des influences scolaires et familiales, ou scolaires et professionnelles montrent dune autre façon quil ne faut pas découper nos objets en fonction des divisions instituées entre le champ de lécole les autres.
Linsistance sur la socialisation souligne aussi, et sur ce point je suis pleinement daccord avec Jean-Michel Berthelot et Guy Vincent, que notre objet ne se limite pas aux pratiques de ceux qui éduquent, enseignent ou socialisent, mais quil faut élargir lanalyse à tous les cursus, toutes les expériences, tous les parcours générateurs dapprentissages ou, dans le langage qui mest familier, générateurs de transformation des habitus et des représentations, même en labsence dintervention éducative ou dintention dinstruire. Chacun de nous se trouve façonné, transformé, avec une participation plus ou moins active de sa part, au gré de fonctionnements familiaux ou institutionnels, quon ne peut pas assimiler à des institutions éducatives, sauf à élargir sans profit ce concept.
Le débat ne porte donc pas sur les orientations globales de la sociologie de léducation que dessinent Anne van Haecht, Jean-Michel Berthelot ou Guy Vincent. Là nest pas lenjeu. Il porte uniquement sur le terme de socialisation, sur ses connotations et ses dénotations. Sur ces problèmes de concepts et de vocabulaire, il faut naviguer entre deux écueils : il est stérile de faire comme si les mots étaient institués, comme si leur rapport aux choses ne pouvait être redéfini ; mais si lon sautorise à toutes les redéfinitions, on prend le risque de voir resurgir dans la communication, en partie en raison de létat des sciences sociales, toutes sortes de significations quon croyait avoir évacuées par un acte volontariste, en disant " pour moi, la socialisation cest et ça nest pas ". En faisant lanalyse de nos échanges, on sapercevrait sans doute quen dépit de définitions volontaristes, nous revenons par moments à un sens ultraclassique, cest-à-dire ultrafonctionnaliste du terme de socialisation. Quant à ceux qui nous écoutent ou qui nous lisent
Nous travaillons avec deux ordres de réalité. Le premier correspond à ce quon appelle généralement les " structures sociales ", en sachant bien que ce ne sont pas des choses, quelles nexistent quà travers des pratiques. Le second renvoie à ce que les acteurs investissent dans leurs pratiques. Doù une dialectique entre des habitus et des structures. La sociologie de léducation sintéresse traditionnellement aux processus par lesquels se forment les habitus, le capital culturel au sens large, autrement dit les dispositions et les compétences qui sous-tendent les pratiques, dispositions et compétences qui viennent " dailleurs " ou " davant ", dune expérience de vie et dune trajectoire sociale dont létat présent de lhabitus est la résultante.
Faut-il mettre radicalement en cause le découpage institué entre la sociologie de léducation et les autres provinces de la sociologie ? Sur le fond, qui pourrait prétendre comprendre les structures et les pratiques sans rien savoir de ce que les acteurs y investissent ? Ou ne sintéresser quaux processus dapprentissage sans sinterroger sur les structures qui les contraignent ou leur donnent sens ? Le problème posé ne me paraît pas dordre ontologique ou philosophique. Cest plutôt un problème de méthode : puisquon ne peut guère parler de tout en même temps, quel est le découpage le plus fécond ? Question quil faut poser en sachant que la fécondité dun découpage se mesure à sa valeur dusage, quil nest quun instrument. Il nempêche quil y a de bons et de mauvais instruments, ceux qui permettent de se parler et davancer, et dautres qui condamnent à lenfermement dans une théorie ou au dialogue de sourds entre chercheurs.
Cest dans cette perspective que se pose la question : que gagne-t-on à élargir la notion de socialisation au point dy inclure lensemble des manières dêtre ensemble et dêtre au monde, ainsi que le propose Guy Vincent ? Cette expression - que jaime bien - me paraît constituer un objet tellement large, tellement riche, quil faut se demander qui peut en traiter de façon empirique, au-delà des synthèses théoriques que lon peut toujours tenter par delà les découpages en vigueur. Si lon prend au sérieux une aussi large définition de la notion de socialisation, présente par exemple dans lexposé de Bernard Lahire sur lécriture, nest-on pas amené à substituer au découpage constitutif de la sociologie de léducation - qui se centre sur les pratiques éducatives et les processus de transformation de lhabitus - un découpage par champs de la pratique, le travail, la famille, la religion, qui sont autant de manières particulières dêtre au monde et dêtre ensemble ? Ou encore un découpage inédit, prélevant transversalement dans divers champs sociaux ce qui présente certaines parentés, par exemple ce qui a à voir avec lécriture.
Poussée à ses extrêmes, la logique de lélargissement du concept de socialisation amènerait à conclure à labsurdité dun enfermement quelconque et, dune certaine manière, de lexistence même dun comité de recherche spécialisé, Nous nen sommes sans doute pas là, mais à un certain moment, javais le sentiment que dans certaines acceptions, et notamment celle de Guy Vincent et peut-être celle de Bernard Lahire, les problématiques traditionnelles de la sociologie de léducation devenaient, non pas absentes, mais marginales, léducation devenant aspect parmi beaucoup dautres, ressortissant du politique, de la communication sociale, des rapports de pouvoir
On adopte alors une grille de lecture et de découpage du réel en suivant non plus une logique de lélargissement mais de la construction dun autre objet. Faut-il aller au bout de cet élargissement ou, au contraire, essayer de maintenir une forme dobjet commun à partir des objets classiques de la sociologie de léducation, sans senfermer dans lécole ? Les réponses personnelles peuvent évidemment diverger. Dans la première hypothèse, le concept de socialisation ne renvoie plus essentiellement à des processus denseignement ou dapprentissage, même si la question demeure de savoir comment sacquièrent les manières dêtre ensemble et dêtre au monde. Si la socialisation désigne ces manières mêmes plutôt que leur genèse, on séloigne des théories de léducation pour se rapprocher de celles du lien social ou de la " socialité ". Mes réserves portent alors moins sur le mot que sur lopportunité de cette reconstruction dobjet.
Si lon se situe du côté des objets " traditionnels " de lanthropologie et de la sociologie de léducation, ce que font Anne van Haecht et Jean-Michel Berthelot, le concept de socialisation pose problème parce quil suggère quon accepte lhéritage anthropologique fonctionnaliste, quon continue donc à penser les apprentissages des individus comme les ressources qui leur permettront de sadapter à un ordre social. On peut certes tenter de relativiser ce discours par une sorte dabstraction qui dépouillerait la socialisation de tout ce quelle a de spécifique, de trop clairement lié à un contexte, à un groupe social, à une famille, à une classe sociale, pour ne retenir que ce qui permet à un être humain de devenir un " être social ". On rejoint alors lacquisition dune manière " quelconque " dêtre au monde et dêtre ensemble, dune sorte de " socialité minimale ". Dun point de vue philosophique, cette idée a certainement un sens. On peut même en faire un problème clé de toute anthropologie, à larticulation du culturel et du biologique. Considérant lêtre humain comme un animal social et politique, une anthropologie fondamentale sinterrogera nécessairement sur le savoir minimum qui permet à un être humain dentrer en interaction avec les autres et de construire avec eux un ordre social.
Reste à savoir ce quon entend par ordre social Si on en a une image non marxiste, non fonctionnaliste, et plutôt interactive, comment identifier le " minimum vital " requis pour participer à la société dune façon ou dune autre ? Son contenu se dissout à mesure quon essaie de le cerner. Si on refuse de considérer que les modes de participation ne se limitent pas à ceux que valorisent ou tolèrent ceux qui ont le pouvoir de définir la normalité, on doit admettre que les modes effectifs de survie et de participation à une société sont extrêmement variés. Il nest donc pas évident de trouver leur " dénominateur commun ", ni de saffranchir tout à fait des critères dadaptation, de normalité dominants.
La tentative est intéressante. Réussirait-elle quon nobtiendrait pas pour autant un objet plus large que celui de la sociologie de léducation traditionnelle ; on obtiendrait au contraire un objet beaucoup plus restreint, pratiquement un objet de sociologie générale, voire de philosophie à certains moments, puisque, à force dabstraire on ne sait plus très bien de quels acteurs ou de quels sujets on parle. Alors quon attend du concept de socialisation une ouverture, un élargissement, cette stratégie là me paraît plutôt conduire au résultat inverse.
Redonner au concept plus dépaisseur, cest nécessairement le charger de contenus culturels spécifiques, donc sexposer à penser la socialisation comme " inculturation ", incorporation de la société à lindividu, avec les dérives fonctionnalistes qui sensuivent.
Ces dérives tiennent à un choix : celui de considérer le sociologue ou lanthropologue comme juge de la " congruence " entre le capital culturel des individus et les attentes de la société. Cest la position quadoptait la sociologie de la déviance jusquaux années 1970 : considérant dune part les normes en vigueur dans un champ donné, dautre part les conduites, les sociologues de la déviance pensaient alors pouvoir identifier les transgressions au mieux en rapportant les conduites observées aux normes en vigueur, au pire en sappuyant sur les statistiques officielles. Ils vouaient leurs efforts à expliquer des transgressions dont la réalité ne faisait à leurs yeux aucun doute. Puis vint la question : qui juge de la réalité des déviances ? Est-ce le rôle de lobservateur ? Ou na-t-il pas simplement à prendre acte des jugements des acteurs, jugements de conformité ou de déviance ? Ce qui nexclut pas lidentification des conduites et des normes, mais introduit à une classification plus complexe : certaines transgressions " objectives " ne sont pas étiquetées comme déviances, soit parce quelles échappent aux témoins, soit parce que ces derniers ont de bonnes raisons de les ignorer ou de les banaliser. À linverse, certaines déviances sont fabriquées de toutes pièces : les procès politiques truqués ne sont que la mise en scène à léchelle sociétale de scènes de la vie quotidienne.
La sociologie de léducation gagnerait à introduire la même distance. Cest ce que jai tenté de faire à propos des jugements dexcellence et plus généralement de la réussite et de léchec scolaires (Perrenoud, 1984). Je propose de suivre la même démarche à propos de la socialisation, den traiter par conséquent comme dun concept de sens commun.
Un sociologue de la religion ne constitue pas Dieu en concept sociologique. Pourtant, son objet disparaît sil ne prend pas en compte les représentations qui ont cours à propos de lexistence, de lidentité, du pouvoir ou des intentions des êtres divins Comment les sociologues de léducation pourraient-ils oublier que les institutions et les acteurs agissent en fonction de leurs représentation de léducation et de la socialisation, qui guident leurs stratégies daction.
Si le mot de socialisation est un peu savant, lidée est extrêmement bien partagée. Il ny a probablement aucune société qui nait, si peu que ce soit, pensé le problème de lintégration des générations nouvelles à lordre social. Dès le moment où lon sait que les êtres humains peuvent apprendre, quils sont façonnables, on sapplique à maîtriser leur devenir à travers une forme daction éducative au sens le plus large. Ces pratiques et les représentations qui les sous-tendent préexistent à lentreprise sociologique, qui doit à mon sens se borner à en rendre compte.
Anne Van Haecht disait quon peut " sociologiser " les notions de sens commun. Mais justement, on peut le faire de deux manières assez contradictoires ! Cest là quest le débat. On peut le faire en disant : le sens commun doit avoir raison. Il désigne une réalité solide et tangible. Si on y ajoute un peu de rigueur, des définitions explicites et cohérentes, une mise en relation avec dautres théories, un concept qui relevait au départ du sens commun peut acquérir droit de cité dans les sciences et devenir linstrument conceptuel de chercheurs censés nêtre pas engagés, comme les acteurs, dans les enjeux quotidiens. Il est évident que les sciences humaines nont pu se constituer autrement. Reste à savoir si elles reprennent les concepts du sens commun avec discernement.
La " récupération " scientifique dun concept aussi marqué idéologiquement, philosophiquement, moralement que celui de " socialisation " ne me paraît guère avoir de chances daboutir. Dans ce combat " sémantique ", les sociologues auront toujours le dessous et leur récupération sera constamment récupérée ! Dans la façon de penser le rapport jeunes/adultes, de penser léducation, de penser la déviance et linadaptation des enfants, les sociétés peuvent difficilement se passer dun concept proche de ce que les anthropologues ont appelé " socialisation ", reprenant alors une intuition commune. Lautonomiser pour en faire un concept scientifique me paraît une entreprise perdue davance.
Alors, faisons de nécessité vertu ! Prenons le problème par lautre bout : puisque ce concept a une telle fortune, considérons le comme lun de nos objets. Étudions les stratégies de socialisation comme un ensemble de pratiques sociales qui cherchent à maîtriser les processus dintériorisation de lordre social par les individus, soit à travers une action éducative explicite, soit en aménageant leur environnement.
Notre propos nest plus alors - mais là, je joue un peu sur les mots - détudier dabord les modes et procès de socialisation, mais les représentations et des stratégies des acteurs lorsquils pensent leur action en termes de socialisation. Ce qui revient à leur restituer la définition et la pratique de la socialisation, la tâche des sociologues étant de faire la théorie des pratiques et des concepts des acteurs
Il y a toujours, dans notre société du moins, des gens qui, pensant à autrui, se disent " il faut quil apprenne ", ou " il ne faut pas quil apprenne ", ou encore " il faut quil oublie ce quil a appris ". Ces acteurs tentent de transformer lhabitus dautrui, au prix dune violence symbolique explicite ou par des influences plus indirectes, parfois à la limite de la conscience et de lintention. Comme sociologues de léducation, notre tâche est avant tout de décrire et dexpliquer ces multiples entreprises éducatives et socialisatrices. Les étiquettes que les acteurs leur attribuent ne sont pas négligeables, mais elles importent moins que les représentations et les pratiques elles-mêmes. Certaines donnent lieu à une institutionnalisation, dont la forme scolaire est lexemple triomphant. Dautres sinstituent autrement, et dautres pas du tout, ou pas encore.
Bien entendu, notre champ dobservation ne se limite pas à lensemble des stratégies visant à façonner les habitus en fonction dun ordre social. Certaines entreprises éducatives échappent à ce schéma de pensée, même si elles sont marginales et retrouvent à leur échelle des conformismes. Léducation antiautoritaire, les écoles alternatives, les pédagogies actives prétendent ne pas travailler à adapter lindividu à lordre social. Quant aux entreprises de socialisation au sein de communautés minoritaires ou dissidentes, voire délinquantes, elles préparent à combattre lordre sociétal ou à sen protéger, fût-ce au prix dun conformisme étroit à lordre du clan. Les rapports de léducation à lordre social ne sont pas toujours simples et la sociologie doit évidemment rendre compte de cette diversité et de ces ambivalences.
Quelles soient ou non au service dun ordre social plus ou moins lointain, les entreprises éducatives népuisent pas le champ de notre discipline, qui doit à mon sens propose aussi une théorie de la genèse et des transformations des habitus.
La question est alors de savoir si cest une problématique suffisamment autonome pour quon puisse construire un discours théorique qui soit partiellement indépendant des contingences de la genèse et de la mise en pratique des habitus dans des champs sociaux particuliers ? Là, je ne suis pas sûr de la réponse. Il me semble que, dans les deux cas, on court des risques : soit denfermement, soit de superficialité. À prendre le problème à bras-le-corps et à dire : on peut construire une théorie de lhabitus, il me semble quon soblige au moins, ce qui nest pas une mince vertu, à dépasser notre psychologie naïve et à savoir avec quelles représentations de lacteur et du sujet on travaille, et notamment, avec quelle théorie de lapprentissage, quelle théorie du fonctionnement mental et des pratiques sémiotiques. Il y a dautres sciences, dont la psychologie cognitive et la psycholinguistique, sur lesquelles les sociologues devraient fonder davantage et plus explicitement leurs théorie de lacteur.
Par contre, si on prend dautres découpages, on peut fonctionner assez longtemps (et la sociologie vit, en partie, sur ce genre dacquis depuis quelle existe) avec beaucoup dapproximations quant aux processus linguistiques et psychologiques auxquels renvoient les concepts de capital culturel, dhabitus, etc. Je voulais seulement poser le problème. Je ne pense pas quil faille vraiment trancher. Jen serais pour lheure incapable. Mais javais envie que ce débat, parmi dautres, soit lancé.
Illich, I. (1970) Une société sans école, Paris, Seuil.
Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de lexcellence scolaire : du curriculum aux pratiques dévaluation. Vers une analyse de la réussite, de léchec et des inégalités comme réalités construites par le système scolaire, Genève, Droz, 2e édition augmentée 1995.
Perrenoud, Ph. (1987) Vers un retour du sujet en sociologie de léducation ? Limites et ambiguïtés du paradigme stratégique, in Van Haecht, A. (dir.) Socialisations scolaires, socialisations professionnelles : nouveaux enjeux, nouveaux débats, Bruxelles, Université Libre, pp. 20-36.
Watzlawick, P. (dir.) (1988) Linvention de la réalité. Contributions au constructivisme, Paris, Seuil.
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