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La formation des maîtres ou
lillusion du deus ex machina
Réflexions sur les rapports
entre lhabitus et la pratique
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1988
I. Lillusion du " deus ex machina "II. Une formation praticable : les conditions du passage à lacte
Certains pensent que la pédagogie nexiste pas, quil suffit pour enseigner de maîtriser le savoir à transmettre. Dautres, sans dénier toute importance à la méthode, en font une affaire de don ou de personnalité. Dautres encore, qui admettent que la compétence didactique sacquiert, pensent que la formation est de peu de poids en regard de lexpérience personnelle, de lapprentissage " sur le tas ".
Sans professer le même scepticisme quant aux vertus supposées de la formation des maîtres, je me garderai des tentations de la pensée magique. La formation des enseignants ne peut influencer leurs pratiques quà certaines conditions et dans certaines limites.
La foi dans la formation des maîtres nest jamais plus forte que dans le discours réformiste sur léducation : introduire les nouvelles technologies, démocratiser lenseignement, différencier la pédagogie pour mieux lutter contre léchec scolaire, rénover les contenus et les didactiques, développer les pédagogies actives, participatives, coopératives, ouvrir lécole sur la vie, partir du vécu des élèves, reconnaître la diversité des cultures, élargir le dialogue avec les parents, favoriser leur participation à la vie de lécole : tout cela débouche sur une conclusion omnibus, IL FAUT FORMER LES MAITRES !
Cette foi témoigne dun optimisme à double détente :
En miroir, toutes les critiques du système scolaire ou presque sen prennent au même bouc émissaire : la formation des maîtres, jugée trop courte, inadéquate, inadaptée, insuffisante, vieillie. Or elle ne mérite ni cet excès dhonneur, ni cette indignité !
La formation des maîtres ne peut être un " deus ex machina ", un levier miraculeux qui permettrait de dépasser les limites et les contradictions du système : elle en fait partie ! Pourquoi suivrait-elle une toute autre logique ? Comment porterait-elle à elle seule des espoirs de changement et de modernisation si elle participe dun système globalement conservateur ?
Dans toutes les professions, la formation est un enjeu pour les employeurs et pour les organisations syndicales. La formation continue concerne directement les professionnels en place. Delle dépendent désormais, pour une part, leurs chances de promotion ou de mobilité. La formation initiale les touche différemment : son évolution commande le vieillissement ou la dévalorisation de leurs propres qualifications aussi bien que limage globale de la profession. Une formation initiale plus exigeante, susceptible déquilibrer lexpérience des plus anciens, donne aux nouveaux professionnels des armes dans la compétition pour les postes. Les associations professionnelles sont donc particulièrement vigilantes et elles interviennent, parfois dans un sens conservateur, lorsque des intérêts corporatifs sont en jeu.
De leur côté, les employeurs cherchent à contrôler la formation, parce quils ont intérêt à ce que les professionnels répondent, en nombre et en qualification, aux besoins des organisations ou des entreprises qui ont des postes à pourvoir. La formation des enseignants néchappe pas à la règle. Le contrôle exercé par les employeurs et les professionnels en place y est même plus serré.
Un anachronisme : la formation-maison !
Les administrations scolaires exercent généralement une forte emprise sur la formation initiale des enseignants :
Cette étroite dépendance de la formation initiale tend à sétendre à la formation continue. Lorsquelle nest pas gérée directement par lorganisation scolaire, elle demeure sous son contrôle par le biais des congés, des budgets, de la valorisation de la formation suivie. Cest là quinterviennent aussi les associations professionnelles.
De nos jours, il ny a guère que larmée et léglise pour contrôler aussi étroitement la formation de leur personnel. Dans la plupart des autres secteurs, les professions évoluent vers une plus grande séparation entre la formation et lemploi. Même les travailleurs formés dans une entreprise obtiennent un certificat de capacité qui leur permet, sitôt leur formation achevée, dêtre engagés ailleurs. Dans beaucoup de domaines, la certification présente suffisamment de garanties pour permettre une mobilité des professionnels et lexistence dun véritable marché de lemploi, sur lequel les employeurs jugent de la formation de leurs employés potentiels non pour lavoir eux-mêmes assurée, mais parce quelle répond à des standards définis à léchelle nationale ou internationale.
Sous cet angle, lécole fait figure danachronisme, puisquelle pratique encore une " formation-maison ". En Amérique du Nord, la formation des maîtres tend à être assurée par luniversité, sur le modèle des autres professions universitaires, qui ne sont plus toutes, et de loin, des professions libérales. On reste en Europe, et notamment en Suisse, très éloigné de ce modèle. La formation des maîtres primaires, et la formation pédagogique des maîtres secondaires, même lorsquelles sont dispensées dans un cadre universitaire, relèvent assez directement de ladministration scolaire.
Il faut certes envisager plusieurs cas de figure. Parfois, lécole normale incarne la tradition et lorthodoxie et défend une vision de lécole et des pratiques pédagogiques plus conservatrices que celles dont se réclament les autorités scolaires ou les associations professionnelles. À lautre extrême, il arrive que lécole normale ou le séminaire pédagogique soient des foyers de diffusion didées nouvelles, voire des lieux dinnovation pédagogique. En moyenne cependant, la formation est à limage du système qui la gère. Comment pourrait-elle le changer ?
Il y a certainement des esprits novateurs dans les écoles normales. Mais, compte tenu des structures, leur marge de liberté nest pas immense. Si les tendances dominantes du système sont conservatrices, les formateurs ne peuvent faire cavaliers seuls et préparer des enseignants dont les attitudes ou les compétences iraient à lencontre des attentes de lautorité scolaire. Ainsi, on peut difficilement imaginer quune école normale enseigne durablement et légitimement aux maîtres en formation à alléger les programmes lorsque les autorités scolaires, conformément dailleurs aux vux dune majorité de parents, acceptent au mieux de les aménager
Si lécole normale ou linstitut de formation sont des lieux novateurs, cest en général parce que le système scolaire les y encourage ou du moins ne les en dissuade pas. Tout système denseignement est confronté aux changements de la société et des connaissances. Même conservateur en matière de démocratisation de lenseignement, de sélection, douverture de lécole aux parents, un système scolaire doit se moderniser, sous peine de faire lunanimité contre lui. Il a donc intérêt à préserver quelques forces capables de préparer cette modernisation.
Au delà de ce " réformisme bien tempéré ", la formation des maîtres na de chances de devenir une force de changement de lécole que si elle acquiert davantage dautonomie par rapport au système, si elle sidentifie davantage aux besoins des usagers et des praticiens quà ceux du pouvoir qui gouverne lécole. Est-ce possible ?
Vers une plus grande autonomie de la formation ?
Faut-il, puisque cest un thème à la mode, songer à " privatiser " la formation des maîtres ? Lidée nest pas absurde et on pourrait, dans certains domaines, faire confiance au savoir-faire dentreprises privées ou de coopératives de formation qui, sans gérer dans son entier la formation des maîtres, apporteraient dans certains domaines des compétences plus pointues ou une plus longue expérience. À plus large échelle, il ny a pas de raison de penser que la privatisation, serait-elle imaginable sociologiquement, réduirait par elle-même sensiblement la dépendance de la formation des maîtres à légard de ladministration scolaire. La logique du marché est de répondre à une demande solvable ; aussi longtemps que cest ladministration scolaire qui paie, elle exercera si elle le veut une influence déterminante sur les contenus et lorientation idéologique du curriculum de formation des maîtres.
Lautonomie de la formation ne sera pas conquise. Peut-elle être octroyée ? Peut-on imaginer que ladministration scolaire se dessaisisse volontairement de son pouvoir ? Quelle prenne le risque de faire de la formation des maîtres sinon un " deus ex machina ", du moins un lieu de remise en question des pratiques et peut-être même des contenus et des objectifs de lenseignement ?
Dans une société totalitaire, la justice, la presse, lécole sont aux ordres du parti unique ou dune caste au pouvoir ; ce qui, pour garantir les privilèges des classes dominantes, conduit à une sclérose de la société, au repli de chacun sur son intérêt particulier, à une formidable dépense dénergie pour nier les contradictions et les injustices et réprimer la moindre dissidence. Cest à quoi prétend sattaquer Gorbatchev. Dans une société pluraliste, personne ne saurait détenir la clé de tous les problèmes et être à lui seul linterprète de lintérêt général. Le pouvoir ne peut se garder de lautosatisfaction et de lenfermement dans la bureaucratie que sil tolère des contre-pouvoirs, une justice indépendante, une presse libre et une pensée critique. En ces domaines, léquilibre est instable et la tentation forte, périodiquement, de reprendre en main tout ce qui dérange, de museler la presse, les petits juges, les chercheurs impertinents, lopposition. Même instable, toujours à reconstruire, un certain pluralisme existe néanmoins.
Pourquoi ne pas transposer le raisonnement à lécole ? Elle restera cette vache sacrée que dénonçait Illich (1971) si elle se ferme à toute critique, disqualifiant davance tous ceux qui, de lextérieur, estiment quelle nest pas très efficace, pas très moderne ou pas très libératrice. Dans cette perspective, accorder à la formation des maîtres une certaine autonomie, lui demander de former des professionnels assez qualifiés et autonomes pour mettre en question les routines et innover pourrait être un bon calcul. Sans doute cela favoriserait-il une certaine contestation des rapports dautorité, une certaine diversification des modèles et des pratiques, une certaine ouverture à des courants de pensée encore marginaux dans lécole. Ce serait à moyen terme profitable au système lui-même !
Pour aller dans ce sens, il y a mille choses à faire. Lune delles serait de donner aux institutions de formation des maîtres davantage dindépendance, donc des moyens de recherche, de réflexion, dexpérimentation, mais aussi certaines franchises quant aux contenus et aux orientations de la formation. Cette évolution me semble inévitable. Plutôt que de sen défendre, les systèmes scolaires feraient mieux de lorganiser !
Mettre fin au marché protégé ?
Ne pourrait-on cesser dexiger que les écoles normales et autres instituts de formation produisent des maîtres " sur mesure ", préparés à fonctionner dans un seul système, réputés incompétents dans tout autre ? On ne peut échapper à une certaine spécialisation en fonction des disciplines enseignées et de lâge des élèves. Elle simpose aux degrés élevés du cursus. Mais est-il nécessaire davoir autant de catégories et donc de cloisonnements, avec le peu de mobilité qui sensuit ?
Et surtout, est-il raisonnable de maintenir des formations qui ne valent quà lintérieur dun canton ou dune région ? Il y a certes, à cette fragmentation des formations, des raisons étrangères à la pédagogie : protectionnisme du marché local de lenseignement, volonté de maîtriser le recrutement des maîtres en fonction de la démographie régionale, désir que les enseignants transmettent, au-delà du programme, les valeurs et les traditions non écrites dont ils participent en tant que membres dune communauté locale. Il est vrai aussi que chaque système scolaire a ses particularités, des programmes un peu différents, des structures spécifiques, un public qui varie selon la géographie et lhistoire du lieu. Est-ce suffisant pour prétendre quun enseignant francophone formé au Québec, en France ou en Belgique ne pourrait, à niveau égal de qualification, enseigner en Suisse romande ? Ou a fortiori pour prétendre quon peut être compétent à Neuchâtel et incompétent à Fribourg ? Professionnel à Lausanne et sans qualification pédagogique à Genève ?
Lautonomie des instances de formation à légard de ladministration scolaire passe à coup sûr par la rupture de la correspondance étroite entre un système scolaire et un institut de formation. Dès le moment où les instances de formation couvriront de plus larges territoires et entreront en compétition sur les mêmes " marchés ", on ira nécessairement vers plus de pluralisme et plus de mobilité non seulement des personnes, mais des esprits.
Lautre verrou quil faudra bien un jour ou lautre mettre en question est le principe de la formation en emploi, avec la garantie que cela représente, la protection aussi contre une véritable sélection, donc une véritable évaluation en cours de formation. On voit trop toutes les raisons corporatives et administratives dun tel état de fait. Mais on admettra aussi que si les hôpitaux nengageaient que les médecins quils ont formés et sils décernaient un diplôme à tous les étudiants qui commencent la médecine pour la simple raison quon paie leurs études, on tremblerait plus encore en allant à lhôpital ! Dans cette perspective, sans être le seul possible, le modèle universitaire est au moins une hypothèse intéressante : les étudiants qui sengagent dans des études universitaires nont aucune assurance de réussir, ni de trouver un emploi sils obtiennent une licence. Ils prennent donc le risque dêtre éliminés ou réorientés en cours ou en fin de parcours ; ils consentent aussi un investissement financier personnel ou familial, même si la collectivité assume une large part des frais détudes et offre aujourdhui une aide financière aux étudiants dépourvus de moyens.
Courroie de transmission ou force novatrice ?
En résumé : en labsence de transformation des structures et des dépendances, bien loin dêtre un " deus ex machina ", la formation des maîtres restera plutôt une " courroie de transmission " des options du système plus quun foyer dinnovation.
À supposer quune évolution se confirme ou samorce dans le sens dune certaine autonomie des instances de formation, faudrait-il en attendre une évolution spectaculaire des pratiques ? Certainement pas ! On le sait, le corps enseignant ne se renouvelle que progressivement et toute rénovation, même radicale, de la formation initiale, ne porte ses fruits que lorsquelle a touché de nombreuses générations de nouveaux maîtres. La formation continue sadresse, elle, à lensemble des enseignants, mais tous nen profitent pas lorsquelle est facultative ; et lorsquelle est obligatoire, certains font acte de présence !
Mais lessentiel est ailleurs : à supposer quon conçoive et quon mette sur pied une formation novatrice, inspirée des idées les plus avancées, il resterait à se demander : cette formation peut-elle " mordre " sur les pratiques ? Peut-on changer les pratiques en changeant la formation ?
Suffit-il davoir une bonne formation pour bien enseigner ? On sait bien que non. Il faut encore :
Sur chacun de ces trois points, on verra que la formation ne peut changer les pratiques contre la volonté du système scolaire. Même sil renonçait à exercer un contrôle serré sur les contenus de la formation et à exiger des enseignants sur mesure, le système conserverait son pouvoir sur la mise en uvre de la formation.
Une formation juste assez réaliste
Il ne suffit pas quun vêtement soit bien coupé, quil ait de jolies couleurs et un tissu agréable. Il faut quil résiste au lavage !
Sa première classe peut " laver " un enseignant fraîchement sorti de lécole normale de toutes ses illusions et de toutes ses ambitions. Cela voudra dire que sa formation na pas tenu compte des conditions effectives de la pratique, quon lui a parlé dune école qui nexiste pas. Sil découvre à ce moment seulement que les élèves sont peu coopératifs, que les pédagogies nouvelles sont très difficiles à gérer, que les familles ont des attentes contradictoires, que les parents ne jouent pas toujours le jeu, quon attend de lui une sélection raisonnable plutôt quune évaluation formative, lenseignant aura toutes les raisons de se dire que sa formation ne lui sert à rien, quil doit trouver lui même des recettes et des astuces pour maintenir lordre, faire travailler les élèves, se concilier les parents ou être accepté par ses collègues. Dix ans plus tard, lorsquon lui proposera une formation continue, il dira quil a perdu le goût des contes de fées
Jai analysé ailleurs (Perrenoud, 1988), à propos de la formation des maîtres en matière dévaluation formative, un dilemme quon retrouve dans dautres domaines : faut-il concevoir une formation des maîtres à ce point réaliste quelle ferait son deuil de toute évolution des pratiques dévaluation et se bornerait à préparer les maîtres à mettre rapidement et efficacement des notes, à sélectionner sans trop se poser de questions, à faire fonctionner sans états dâme la machine qui fabrique de lexcellence scolaire (Perrenoud, 1984) ? Ou faut-il préparer les maîtres à des pratiques dévaluation qui nont pas cours actuellement dans le système et qui ont de fortes chances de nêtre pas légitimes avant longtemps ?
Voici près de vingt ans quen Suisse romande on parle dévaluation par objectifs, dévaluation formative, dévaluation critériée. Les instituts de formation des maîtres auraient pu, à bon droit, se dire quil fallait durgence préparer les nouvelles générations denseignants à ces pratiques. Ils ne lont pas fait, à quelques exceptions près. Se seraient-ils engagés dans cette voie quon serait en droit de le leur reprocher : le système des notes est resté pratiquement inchangé, on continue à pratiquer une évaluation normative fondée sur une moyenne de résultats inégaux. Un enseignant qui, au cours de sa formation, naurait entendu parler que de tests critériés et de remédiation, dobjectifs de maîtrise et dévaluation formative serait, dans notre système scolaire, un inadapté, quelquun qui non seulement naurait pas appris à composer, à corriger et à classer rapidement des épreuves pour mettre " simplement " une note, mais encore quelquun qui résisterait à cette pratique et se trouverait très malheureux dy être contraint. On connaît de cette conscience malheureuse assez dexemples pour imaginer ce qui arriverait si tous les enseignants nouvellement formés découvraient, le jour où ils prennent une classe, quon les a bercés dillusions.
On pourrait multiplier les exemples, à propos des nouvelles technologies, de la pédagogie différenciée, de louverture aux parents. Je nen prendrai quun, celui de la rénovation de lenseignement du français en Suisse romande. Elle sest accompagnée dune formation continue destinée à tous les enseignants primaires. Que leur a-t-on dit, que leur dit-on aujourdhui encore ? Quil faut respecter les rythmes dapprentissage, partir de la production et du vécu des élèves, instaurer en classe de véritables situations de communication, donner des occasions multiples de pratiquer la langue, observer son fonctionnement plus que faire intérioriser des règles. Conquis par ces idées séduisantes, beaucoup de maîtres disent aussi (Dokic, Favre et Perrenoud, 1986) quils nont pas le temps, les moyens, la liberté et même la légitimité pour aller dans ce sens tout en respectant le programme, toujours aussi lourd, les procédures dévaluation, qui nont pas changé, et les attentes de parents plus soucieux de la note dorthographe qui commande lentrée au secondaire que de la capacité dexpression.
Construire ou reconstruire le curriculum de formation des maîtres pour favoriser le changement de lécole, cest donc naviguer à vue entre réalisme conservateur et optimisme béat, chercher un décalage optimal entre la formation et les conditions effectives de la pratique. Si ce décalage est trop faible, la formation contribuera à reproduire le fonctionnement et donc aussi les dysfonctionnements et les injustices du système. Trop grand, le décalage aura les mêmes effets, avec en plus la désillusion, le sentiment déchec, la déprime ou la fuite vers un autre métier !
Savoir à quel saint se vouer !
La formation des maîtres nest pas et ne devrait pas être un évangile. Il reste quelle nantit les enseignants de modèles censés garantir lapprentissage, le développement, lépanouissement des élèves. Elle est donc toujours un message.
En période de formation, ce message prend le pas sur tout autre, puisque cest devant leurs formateurs que les maîtres doivent faire leurs preuves. Mais une fois mis à la tête dune classe, cest à toutes sortes dautres acteurs quils doivent des " comptes ", à commencer par les élèves et leurs parents, sans oublier les collègues, linspecteur ou le directeur de lécole, la commission scolaire ou certaines associations.
Or il faut bien constater que les attentes et les messages adressés aux enseignants sont souvent contradictoires (Favre et Perrenoud, 1985). Ainsi, un enseignant qui, pour suivre les conseils de formateurs éclairés, ouvre largement sa classe aux parents, risque de se faire " taper sur les doigts " au premier incident ; comme sil pouvait y avoir ouverture sans incident, comme si la participation des parents à la vie de lécole ou de la classe nétait admissible que si elle ne dérange rien ni personne (Montandon et Perrenoud, 1987).
Une formation moderne encourage les maîtres primaires à développer lautonomie chez leurs élèves, à ne recourir aux mesures disciplinaires que dans des cas extrêmes, à faire confiance. Mais que dire aux parents qui vous accusent de laxisme ? Que dire aux collègues qui se plaignent du bruit provenant de votre classe ? Autre exemple : les didactiques nouvelles mettent laccent sur des situations larges, partant de la vie quotidienne ou de problèmes concrets, à partir desquelles la classe peut observer, expérimenter, découvrir des notions, construire des solutions. Tout cela suppose une certaine souplesse dans lemploi du temps, le droit de saisir des occasions, de modifier ses plans, de viser des équilibres à moyen terme. Or nombre denseignants doivent encore pouvoir montrer à leur inspecteur ou à leur directeur un horaire strict et des préparations de leçons traditionnelles. Nest-ce pas une façon de les inviter à tourner le dos aux pédagogies nouvelles lorsquelles plaident pour des activités-cadres, des situations mathématiques ou des recherches ? Qui lenseignant doit-il croire ?
On retrouve ici une idée simple mais fondamentale : la formation ne se limite jamais aux moments explicitement placés sous cette étiquette. La formation est sans cesse consolidée ou au contraire ébranlée par les feed-back que lenseignant reçoit au jour le jour. Chaque fois que sa fidélité à la formation reçue lui attire des ennuis, des complications administratives ou le place dans des situations difficiles à gérer, elle perd de sa crédibilité. Chaque fois que des pratiques étrangères à lesprit ou à la lettre de la formation reçue lui valent dêtre accepté par ses collègues, félicité par lautorité ou apprécié par les parents, on affaiblit le message de la formation. La conséquence est évidente. Une politique de la formation, pour être conséquente, doit prendre en compte lensemble des messages que reçoivent les enseignants. Passer " du dire au faire " (Favre, 1982) est trop difficile pour que lon se permette le luxe dun dire éclaté et contradictoire. Les " formateurs ", ce sont donc aussi les enseignants en exercice, les cadres de tous niveaux, les spécialistes des autres disciplines. Même les parents jouent un rôle. Sans leur demander de contribuer directement au renforcement de la formation, on peut au moins investir dans leur information pour quils comprennent les raisons dêtre de pratiques nouvelles et ne sen prennent pas aux enseignants individuellement.
Cela suppose, notamment, une certaine cohérence dans linformation et la formation continues des maîtres et des autres personnels du système scolaire, y compris les autres formateurs. Il importe par exemple quinspecteurs et directeurs reçoivent la même formation que les enseignants ou soient au minimum bien informés sur ses contenus et ses orientations. Dans beaucoup de systèmes scolaires, les cadres revendiquent, au-delà de leur fonction dautorité, un rôle danimation pédagogique. Or lanimation pédagogique, dans une école ou un district scolaire, devrait essentiellement aider les enseignants à concilier le message de la formation initiale ou continue avec les conditions locales de la pratique. On ne peut que brouiller les cartes en évaluant les maîtres sur de tout autres critères que ceux qui ont prévalu durant leur formation.
Valoriser la formation
On la vu plus haut, un enseignant na pas intérêt à mettre en pratique sa formation si elle lui complique la vie, lui attire des ennuis, le met en porte-à-faux avec linstitution. Mais il ne suffit pas déviter les ennuis, il faut des raisons positives. Elles peuvent relever du plaisir, du sens du devoir, de lenvie dinstruire, de faire réussir. Ces " récompenses " suffisent-elles ?
Suffisent-elles en particulier à donner envie de suivre une formation continue lorsquelle nest pas obligatoire ? Dans nombre dentreprises privées et même dans certaines administrations publiques, on sait désormais que la formation continue ne sera suffisante que si on lassortit de certains encouragements matériels, voire financiers : à certains la formation continue donne des chances de promotion ; à dautres, elle offre loccasion dun renouvellement ou dune mobilité vers dautres secteurs professionnels ; elle assure une plus grande autonomie ou une plus grande influence.
Plus simplement, on sefforce de débarrasser la formation continue de ce qui pourrait la rendre dissuasive : si elle mord sur le temps libre, si elle doit être entièrement payée par lintéressé, si elle compromet son avancement ou ses droits, comment espérer que beaucoup feront les sacrifices nécessaires ? Cest évident, direz-vous. Mais examinons lécole : que rapporte un surcroît de formation en cours de carrière ? Les possibilités de promotion hiérarchique ne sont pas immenses dans ce métier et souvent, le surcroît de formation par exemple une licence universitaire chez un enseignant primaire ne constitue pas un atout majeur. Certains suggèrent même que cest un handicap, si lestablishment ne veut pas voir sintroduire dans ses rangs des jeunes mieux formés et peu portés au conformisme.
Un enseignant qui suit une formation continue intensive nest pas mieux payé quun autre. Il na pas plus dautonomie ou de pouvoir. Il nest guère mieux considéré et sattire au contraire lironie ou lhostilité de ceux qui trouvent quil en fait trop ou leur jette sa science à la tête. Il nest pas plus libre de choisir son école, son degré ou ses modalités de collaboration avec dautres intervenants. Sa formation lui permet parfois dêtre associé à une recherche ou à une innovation, mais cest un critère parmi dautres. Enfin, dans beaucoup de systèmes scolaires, la formation continue nest pas comprise dans le temps de travail, même lorsquelle est imposée ou recommandée. Pour un projet plus personnel, il est parfois très difficile dobtenir un congé ou de supporter dimpressionnantes retenues de salaire.
Les enseignants sont-ils si différents des autres professionnels ? Leur vocation et leur amour des enfants suffisent-ils là où les autres salariés ont besoin dencouragements plus tangibles ? Ou ne faut-il pas aménager les politiques et les structures de formation continue pour quelles deviennent intéressantes au double sens du terme !
Une longue marche
Les réflexions qui précèdent ne rendent pas justice à la diversité des situations locales. Il y a des systèmes ou des secteurs où la politique de formation présente une grande cohérence, où lautorité scolaire tient non seulement le langage du changement, mais prend toute une série de mesures concrètes qui accréditent son discours. Mon propos nest pas de juger globalement la formation des maîtres, mais dindiquer la direction dans laquelle elle pourrait et devrait évoluer si elle veut favoriser le renouveau des pratiques pédagogiques. Si certains instituts de formation, si certains systèmes scolaires sont déjà très avancés dans cette voie, qui sen plaindrait ? Même alors, il reste beaucoup à faire. Dans dautres cas, la formation des maîtres est plutôt à la traîne du système et cest elle qui compromet la crédibilité du discours réformiste.
Même dans les situations privilégiées, demeure le problème principal, celui de la théorie de la pratique qui sous-tend le curriculum de formation des maîtres.
Toute formation professionnelle se fonde sur un schéma simple : donner une compétence qui gouvernera la pratique. La compétence, cette médiation entre ici et maintenant le lieu de formation et plus tard et ailleurs la classe -, comment la concevoir ? Autrement dit : quelles sont les compétences, les qualifications, les formes dexpertise quun enseignant met en uvre ? Sagit-il de connaissances théoriques bien organisées ? De modèles didactiques bien intériorisés ? De recettes et de trucs qui marchent ? De traits de caractères et de personnalité ? Dune capacité globale dadaptation aux situations les plus diverses et de résolution de problèmes ?
La sociologie de léducation na aucune réponse catégorique à ces questions. Mais elle propose de la pratique une image peut-être plus réaliste que celle quon trouve en général dans le discours pédagogique ou méthodologique.
Le discours pédagogique, centré comme son nom lindique sur lenfant, est souvent un discours idéaliste, qui fait volontairement ou involontairement le silence sur ce qui fait la réalité de tous les jours dans les organisations : les contraintes matérielles, les rapports hiérarchiques, les conflits et la compétition, lambiguïté, le flou des objectifs et des règles, la diversité des stratégies et des points de vue. On parle de lenfant et du maître au singulier, on les situe dans un monde imaginaire où lon met à lindicatif ce qui ne devrait se mettre quau conditionnel : si tous les adultes aimaient les enfants, si chacun respectait les autres, si tous étaient soucieux de justice et dégalité, si lévaluation ne fondait pas une sélection, si léducation ne menait pas au conformisme, alors, peut-être, oserait-on dire que lenseignant libère, épanouit, développe des être singuliers, respecte, féconde leur potentialités, les fait devenir hommes. Ce langage utopique a certains effets mobilisateurs ; il sied lorsquil sagit de redonner du courage, daffermir la foi des enseignants, de réaffirmer des idéaux et des valeurs contre la dérive des systèmes. Mais cette rhétorique ne permet pas de décrire la pratique pédagogique dans une classe, donc de penser la formation en conséquence.
Le langage de la méthodologie, de la didactique au sens le plus traditionnel est différent. Il prend en compte des contingences plus terre à terre, il parle plus explicitement des contenus, des moyens denseignement, de lévaluation. Mais ce discours reste souvent prisonnier dune fiction, celle de la maîtrise. On aime à donner de lenseignement limage dune pratique rationnelle et maîtrisée (Favre et Perrenoud, 1985 ; Favre et Steffen, 1987). Le maître " tient sa classe ", couvre son programme, gère le temps, organise la progression des apprentissages, donne des devoirs intelligents, évalue équitablement, respecte les échéances, connaît ses élèves, informe les parents Cest bien dune description de la pratique quil sagit alors, mais dune pratique si parfaite que beaucoup denseignants ne sy reconnaissent pas. La réalité, dans beaucoup de classes, est que le maître ne maîtrise pas complètement ce quil enseigne et na pas le loisir ni lénergie de creuser chaque problème en temps utile. Nombre denseignants ont des problèmes de discipline quils narrivent pas à résoudre, avec toute une classe ou avec certains élèves. Beaucoup ne parviennent pas à couvrir lensemble du programme ; ils se battent avec lhoraire pour loger dans une petite semaine pourtant bien longue pour les élèves tout ce qui devrait y figurer pour être en règle avec sa conscience, le plan détudes et les attentes des collègues qui recevront les élèves. La plupart des enseignants savent quils névaluent pas exactement ce quils ont enseigné et quils doivent, pour aller vite, bricoler des épreuves et corriger superficiellement des séries impressionnantes de copies et de cahiers. Cela, tout le monde le sait ! Y compris les méthodologues et autres auteurs de livres du maîtres ou de guides didactiques. Pourquoi nen parle-t-on jamais ?
Dans dautres professions, par exemple, les soins infirmiers ou le travail social, on prépare maintenant les professionnels à être confrontés presque chaque jour à la déprime, à léchec, au sentiment dinjustice ou dimpuissance. On leur donne des armes pour se défendre contre cette réalité frustrante, parfois révoltante. Des armes analytiques, qui leur permettent de comprendre que ces contradictions ne sont pas la marque de leur incompétence mais de la complexité et de lambiguïté des systèmes sociaux. Et des armes relationnelles et " socioaffectives " : une certaine pratique des échanges entre professionnels, des moyens danalyser ses émotions et ses parti pris, de digérer les déconvenues, dassumer linconfort de certaines pratiques.
Je ne voudrais pas idéaliser la formation des infirmières ou des travailleurs sociaux. Mais en regard de ce quils reçoivent, la formation des maîtres paraît trop souvent encore dun optimisme et dun rationalisme sans exemple dans les autres professions " relationnelles ". Sans doute cela sexplique-t-il historiquement : jusquà une période récente, lautorité du maître était telle quil avait le pouvoir, sil le voulait, de refouler la contestation, la diversité, le conflit, lincertitude. Pour des raisons multiples, les rapports entre les générations ont changé, dans la famille comme dans lécole. La maîtrise des conduites et des attitudes des élèves ne va plus de soi et lon ne dispose plus des moyens de coercition et de la bonne conscience qui en permettait lemploi inconsidéré, de la férule aux ineffaçables humiliations.
Par ailleurs, la diversification des valeurs, des modes de vie et des façons de penser multiplie les incertitudes et les doutes de chaque enseignant. Les sciences de léducation, bien loin de donner des réponses catégoriques aux questions de toujours, apportent plutôt des doutes et de nouvelles questions. Face à léchec scolaire par exemple, il est devenu difficile davoir une absolue bonne conscience en saccrochant à lidéologie du don. Dès le moment où lon accepte lidée que " léchec scolaire nest pas une fatalité " (CRESAS, 1981), on se sent autrement responsable de ce quon fait au jour le jour dans sa classe.
On pourrait multiplier les exemples. Ce que je retiendrai ici, cest la nécessité urgente dintégrer la réflexion sur la formation des maîtres une image réaliste des pratiques, même et surtout si on souhaite les infléchir dans la direction dune école plus active, plus moderne, plus ouverte ou plus égalitaire. Je ne puis ici proposer une description complète de la pratique enseignante dun point de vue sociologique. Elle reste dailleurs à faire. Jen examinerai trois aspects.
Former à limprovisation.
Enseigner, cest souvent réagir " au quart de tour " devant des situations imprévues et " sen sortir " sans trop de dégâts. Cest dans le meilleur des cas tirer parti de limprévu pour atteindre le but visé. Huberman (1983) compare la classe à la cuisine dun restaurant au moment du coup de feu. Eggleston (1979) analyse une journée décole comme une suite dinnombrables microdécisions à prendre sur le vif. Enseigner, cest donc souvent agir vite, dans lurgence, face à une situation complexe, mal connue. Lincertitude est permanente : faut-il ignorer un élève distrait ou indiscipliné ou risquer de perdre le fil dune activité pour le rappeler à lordre ? Faut-il saisir une occasion pour introduire une notion nouvelle ou sen tenir au plan initial ? Faut-il intervenir lorsque tel groupe délèves se constitue en sachant quils auront du mal à travailler ensemble, ou leur donner une nouvelle chance ? Faut-il introduire rapidement tout ce quon avait prévu avant la fin de lheure ou repousser à la leçon suivante ? Faut-il, devant une question embarrassante, avouer quon ne sait pas ou tenter de sauver la face ? Faut-il intervenir pour réorienter lactivité dun groupe ou le laisser un moment encore explorer une fausse piste ?
Autant de questions que le maître doit trancher rapidement, sans avoir le temps ni les moyens de peser le pour et le contre, avec le sentiment, une fois sur deux, quil pourrait aussi bien prendre une autre option. Hésiter, temporiser, laisser aller les choses, cest aussi décider. La classe est un lieu où la résolution des problèmes ne souffre pas de délai. On ne peut quexceptionnellement décréter un " temps mort ". Le médecin ou lhomme de loi peuvent, devant un cas difficile, ne pas se prononcer, demander dautres examens, prendre lavis dun collègue, retourner à leurs ouvrages de référence, réfléchir tranquillement. Le maître peut bien sûr faire la même chose lorsquil est confronté à des problèmes durables, par exemple des difficultés scolaires graves ou un élève mal intégré dans le groupe classe. Mais son pain quotidien, cest de résoudre beaucoup de " petits problèmes ". Rares sont les décisions de portée capitale. Mais leur accumulation finit par former une pratique et par infléchir les apprentissages et les attitudes des élèves.
Quelles sont donc les compétences en jeu dans ces microdécisions ? Elles semblent relever de lautomatisme, de la routine plus que de la stratégie réfléchie. En situation durgence, on mobilise certes des fragments de représentation et de connaissance, on raisonne un tant soit peu. Mais on se repose pour une large part sur des schèmes daction, de perception et de décision partiellement inconscients. Doù limpression de beaucoup de maîtres quils enseignent dabord avec " ce quils sont ", avec leur personnalité ou leur expérience.
Les sociologues nomment volontiers habitus cet ensemble de dispositions et de schèmes qui forment, selon lexpression de Bourdieu (1980) une " grammaire génératrice de pratiques ". Avec ce concept, on séloigne de limage de laction comme construction rationnelle et réfléchie ; mais on se distancie aussi dune conception de laction comme mise en uvre dune réponse préprogrammée prélevée dans un répertoire fini. Lhabitus, est formé de routines, dhabitudes au sens commun du terme, mais aussi de schèmes opératoires de très haut niveau. Improviser néquivaut pas à répéter machinalement. Il y a toujours une part daccommodation, de différenciation, dinnovation dans la réponse à une situation nouvelle, même si on transpose des conduites efficaces dans un autre contexte.
La formation des maîtres peut-elle former leur habitus ? Autrement dit, peut-elle avoir prise sur ce qui sous-tend les décisions en situation durgence, sur ce qui inspire limprovisation ? Peut-on par exemple, former un maître à un certain type de réaction lorsquil saperçoit, ce qui arrive inévitablement avec les pédagogies nouvelles, quune bonne idée a déjà été exploitée dans un degré antérieur et que la situation quil propose à ses élèves tombe à plat ? Faut-il le préparer à concevoir systématiquement une solution de rechange du même type ? Faut-il lencourager, dans une telle situation, à revenir à des activités plus conventionnelles, toujours prêtes, du type " Prenez vos cahiers et faites lexercice 57 " ? Peut-on le préparer à saisir cette occasion, qui ne se présente pas tous les jours, de comprendre pourquoi certaines situations ne mobilisent les élèves quà condition dêtre inédites ?
Autre exemple : que faire lorsquun adolescent refuse dobtempérer aux ordres du maître, de se mettre au travail, de sexpliquer, de sortir de la classe, de se rendre chez le directeur ? Faut-il lignorer superbement ? Courir chercher de laide ? Mobiliser les autres élèves ? Changer complètement de registre et chercher à comprendre ce qui se passe ?
Il serait vain de munir les enseignants en formation dune longue liste dincidents ou dévénements possibles, assortis chacun dune réaction conseillée. Aucune liste ne peut être exhaustive ; la façon dont les événements se présentent empêchent souvent de faire le rapprochement avec un " cas décole " ; enfin, la réaction appropriée dépend de beaucoup déléments quon ne pourra apprécier quen " situation ".
La seule façon défendable de former les maîtres à agir efficacement dans de telles circonstances, cest de les y placer régulièrement durant leurs études, puis danalyser avec eux ce qui sest passé, ce quils ont pensé, ressenti, tenté. Non pas pour les juger, souligner lécart avec " ce quil aurait fallu faire ". Mais pour les aider à analyser leur propre fonctionnement, à maîtriser peu à peu leurs impulsions, les émotions excessives, leurs allergies à certaines attitudes des élèves, leur indifférence à certains signes, leur cécité face à certains mécanismes. Ainsi lhabitus peut-il se construire non pas en circuit fermé, mais au gré dune interaction entre lexpérience, la prise de conscience, la discussion, lengagement dans de nouvelles situations.
Facile à dire ! On se rend bien compte quune telle formation suppose non seulement des stages intensifs et diversifiés, mais une forte articulation entre ces stages et des lieux et moments de réflexion sur la pratique. Cest ce quon peut appeler le modèle clinique de la formation, qui oblige le formateur à être présent au moment de laction ou disponible peu après pour que le maître en formation ne soit pas renvoyé aux moyens du bord, pour que sa formation ne soit pas faite de ficelles et de trucs, mais procède plutôt dune réflexion et dune prise de conscience des schèmes qui tendent à sinstaller en réponse à certains types de problèmes.
Former au bricolage ?
Bricoler cest résoudre un problème avec des matériaux partiellement inadéquats. En opposant improvisation réglée et bricolage (Perrenoud, 1983), je pensais surtout à la préparation, à la planification, par opposition à lanimation des activités en classe. Le bricoleur nagit pas en général dans lurgence. Il prend parfois son temps. Mais au contraire dun professionnel, il utilise des matériaux qui nont pas toujours été prévus pour cet usage. Il récupère, il détourne, il adapte un objet à une nouvelle finalité. Lévi-Strauss (1962) a montré que, bien loin dêtre une activité mineure, le bricolage était une forme complexe de travail intellectuel. Non seulement lorsquil opère sur des mythes ou des idéologies, mais aussi sur des matériaux.
En quoi lenseignant bricole-t-il ? En ceci quil est sans cesse en train de combiner et dadapter, voire de créer des moyens denseignement, des situations didactiques convenant à ses élèves et à la façon dont il progresse dans son programme. Il faudrait sur ce point nuancer. On peut certainement, en particulier dans lenseignement secondaire, sen tenir une année scolaire durant au manuel officiel, aux exercices standards, au découpage conseillé. Chevallard (1985) a montré que plus le " texte du savoir " était construit, plus les enseignants tendaient à sy enfermer et à ignorer la logique des activités et des apprentissages, pour sen tenir à une logique de lexposition des contenus successifs du programme.
Dans lenseignement primaire, on peut aussi, jusquà un certain point, procéder de cette façon. Mais les rénovations didactiques ont brouillé les cartes et obligent les enseignants à construire des situations didactiques sinon entièrement originales, du moins adaptées à leur démarche et à la situation de leur classe. Ce bricolage représente un travail, mais cest aussi une source denrichissement pour tous les maîtres qui ne se satisfont pas de maîtriser des connaissances et qui cherchent dans leur métier une part de création.
Quelle formation donner en fonction de cette dimension de la pratique ? Pendant longtemps, les écoles normales ont nanti les maîtres de modèles stéréotypés, de leçons exemplaires, de canevas à suivre à la lettre. Niant leur part de création et dappropriation, cette formation ne pouvait développer les talents de bricoleur des enseignants. Plus récemment, sous linfluence des nouvelles didactiques, certains formateurs tendent à offrir aux enseignants une profusion de moyens et de situations didactiques en leur disant simplement : " Dans tout cela, choisissez au mieux de lintérêt de vos élèves et en fonction de vos goûts ". Ce discours a lavantage de reconnaître une réalité. Mais il narme personne pour faire des choix, ne pas se noyer dans la multiplicité des moyens que proposent les éditeurs ou qui circulent entre les classes. Face à cette richesse et à ce désordre, certains enseignants sont pris de panique et se replient sur quelques matériaux éprouvés.
Il ne suffit pas de reconnaître la part de bricolage et de sen remettre au bon sens et à limagination de chacun pour tirer le meilleur parti de toutes les ressources disponibles, y compris celles qui nont pas été créées à des fins pédagogiques : la presse, les émissions de télévision, les événements ou les objets quotidiens. En réalité, choisir, adapter, sapproprier ces ressources ne va pas sans un savoir-faire que certains développent dannée en année au gré de lexpérience, mais qui pourrait être construit pendant la formation initiale. Il est fort bien dinitier les maîtres en formation à lemploi des bibliothèques, vidéothèques, banques déchange ou banques ditems. Mais lenjeu est ailleurs, il est de savoir comment, avec tout cela, faire quelque chose dutile et dutilisable. Si la plupart des gens nutilisent pas toutes les informations disponibles, ce nest pas parce quils ne savent pas où les trouver, cest parce quils ne savent pas quen faire !
Une formation à la prise de distance
Traditionnellement, les écoles normales préparent les enseignants à intérioriser, à respecter, à valoriser des normes. Doù un regard essentiellement normatif porté sur la réalité : un enseignant est constamment tenté de considérer que les parents nassument pas leurs responsabilités comme ils devraient, que ses collègues des degrés précédents nont pas préparé les élèves comme ils auraient dû, que les auteurs de méthodologies et de moyens denseignement nont pas été à la mesure de leur tâche, que les maîtres dappui ne jouent pas leur rôle. Quant aux élèves, il est tentant de rapporter leurs écarts de conduite ou leur manque de travail à une forme ou une autre dinadaptation ou de déviance.
En caricaturant un peu, on pourrait dire que beaucoup denseignants vont, au cours de leur carrière, de désillusion en désillusion. Tout simplement parce que la réalité des enfants, des parents, des collègues, des institutions nest pas conforme à la norme. " Non, se dira un maître après quelques années, tous les pédagogues naiment pas les enfants et moi-même, parfois, je me demande ". Durant sa formation, lui a-t-on jamais dit que cétait normal, que chacun a des raisons culturelles, personnelles de rejeter certaines personnes ou de se sentir menacé par leur différence ? Lui a-t-on donné loccasion de prendre conscience des ambivalences qui traversent chacun, de leffort quil faut à un professionnel pour maintenir une relation de prise en charge alors même quil a envie dêtre ailleurs, dêtre agressif, dêtre indifférent ?
Autre exemple : dans lenseignement, on vit très mal le conflit. Nêtre pas daccord avec une idée ou une pratique, cest très vite attaquer une personne, mettre en cause son honorabilité ou sa compétence. Comment sétonner quon ne parle pas de pédagogie dans les salles des maîtres, pour se cantonner à des sujets moins menaçants ? Les enseignants ont-ils, au cours de leur formation, loccasion de prendre conscience de la diversité des cultures, des idéologies, des façons de vivre, des intérêts ? De mesurer le caractère inéluctable des chocs culturels, des conflits interpersonnels, des rapports de pouvoir ou de concurrence dans une organisation comme dans la vie ? Il ne sagit de verser ni dans le cynisme ni dans la résignation, mais dapprendre que pour coexister, communiquer, travailler avec dautres, il faut affronter la différence et le conflit. Heureusement, cet apprentissage se fait parfois à travers dautres expériences. Mieux vaudrait que la formation de base des enseignants ne reste pas muette ou naïvement optimiste sur les rapports sociaux.
Troisième exemple : apprendre à maîtriser la distance inévitable entre les projets éducatifs et ce quon peut réaliser. Le discours de la formation est, sur ce point encore, très trompeur : " lélève apprend, lélève maîtrise, lélève sait, lélève se développe, lélève aime " Ce discours à lindicatif est une façon de nier léchec, lennui, lopposition, lindifférence dune fraction des élèves à légard de lécole. Un enseignant lucide sait assez vite, lorsquil reçoit une nouvelle classe, que pour certains élèves, il ne pourra rien faire ou que son action sera dérisoire en regard de lampleur des problèmes intellectuels ou relationnels à résoudre. Enseigner, cest donc assumer souvent un sentiment déchec partiel et dans certains quartiers ou dans certaines classes, une impression de complète impuissance. La formation pourrait préparer les maîtres à affronter cette situation avec davantage de sérénité. Je ne dis pas quil faut dédramatiser léchec, le banaliser au point quil ne dérange plus personne. Il vaudrait mieux quil dérange, mais sans détruire. Chez beaucoup denseignants, un certain fatalisme nest pas un choix idéologique, mais un mécanisme de défense. Linstitution scolaire, formation comprise, fait le plus souvent " comme si " un enseignant qualifié, sérieux et motivé pouvait atteindre les objectifs pédagogiques pour limmense majorité de ses élèves. Dans les conditions actuelles de lenseignement, même dans les systèmes scolaires privilégiés, cest faux. Je fais lhypothèse que travailler avec les maîtres en formation sur léchec inscrit dans la profession, leur donner les moyens de maintenir une certaine distance analytique et émotionnelle, cest une façon de favoriser leur lucidité et leur envie dagir.
Ces exemples on pourrait en avancer dautres évoquent bien entendu lapport des sciences humaines à la formation des maîtres, de la psychanalyse à la sociologie, de la psychologie à lanthropologie. Mais attention : ce nest pas avec quelques cours généraux quon sen tirera ! Ici encore, cest à travers une approche clinique, en travaillant sur une pratique concrète, que ces dimensions apparaîtront et pourront être analysées, acceptées. Les sciences humaines, conçues comme simple " culture générale ", risquent de rester purement décoratives. Si elles donnent à certains enseignants le goût de reprendre des études ou de sinvestir dans la recherche, fort bien ! Mais lenjeu principal est ailleurs, il est de donner des outils pour la pratique.
Parmi les ressources dont on dispose pour aller dans cette direction, on oublie souvent le fonctionnement même des institutions de formation des maîtres, leur curriculum implicite ou caché. Jai souligné ailleurs (Perrenoud, 1986 ; voir aussi Favre, 1982, 1984 ; Weiss, 1983) les risques du " Faites comme je dis, pas comme je fais ! " Comment rendre crédibles certaines pratiques pédagogiques conseillées aux maîtres en formation si la façon dont on les traite et les instruit nie complètement le discours quon leur tient ? Pour former aux méthodes actives, il faut les pratiquer. Pour former à lévaluation formative, il faut la mettre en uvre. Pour inciter à lanalyse institutionnelle, il faut lautoriser dans linstitution même de formation. Et ainsi de suite.
Travailler sur la distance entre soi et les autres, entre les projets et les réalisations, entre les élèves idéaux et les élèves concrets, ce nest pas seulement travailler sur lavenir, sur ce qui se passera une fois la formation achevée. Cest travailler sur le présent, parce que toutes ces distances, toutes ces ambiguïtés, toutes ces complexités sont présentes dans un institut de formation des maîtres, quel quil soit. Si lon sapplique à les nier, comment demander aux enseignants dy faire face plus tard avec lucidité ?
On dit souvent que les sociologues proposent de la société et de lécole une image fataliste, donc démobilisatrice. En fait, très peu disent quon ne peut rien changer. Mais leur approche de la réalité les oblige à souligner que le changement est un immense travail, que la force des idées ne suffit pas, quil faut pour transformer une institution une obstination, une cohérence, un projet à long terme que tous les innovateurs nont pas.
Si la formation des maîtres est aussi importante quon le dit pour améliorer lenseignement, raison de plus pour ne pas se payer de mots. On peut dire bien entendu que la complexité, la diversité, lambiguïté sont décourageantes. Le rôle de la sociologie est de dire quelles sont bien réelles et quon ne gagne rien, sinon un soulagement passager, à se cacher les obstacles. Dans une société pluraliste, où le consensus ne va pas de soi, où saffrontent de multiples intérêts et de multiples stratégies, le changement du système éducatif est nécessairement une longue marche, une entreprise en regard de laquelle envoyer un homme sur la lune est un jeu denfant.
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