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(Genève), novembre 1990, n° 8, pp. 16-41. |
La formation
équilibrée des élèves,
chimère ou changement du troisième
type ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
Bien avant dautres écoles comparables, et plus explicitement, le Cycle dorientation genevois a appris à se penser comme un système en réforme permanente, comme une organisation capable de se transformer de façon volontariste à condition :
Ces deux conditions ne sont pas constamment réunies depuis 30 ans. Par moment, le Cycle a limpression dêtre pris dans un carcan de conservatisme, celui par exemple qui a bloqué la réforme II ou lintroduction généralisée dun tronc commun en 7e. À dautres moments, cest le doute sur la participation interne qui prend le dessus : on se sent piégé dans des consultations illusoires, ou encouragé à faire des expériences mais sans garantie de pouvoir les stabiliser.
Lobservateur, tout en reconnaissant ces fluctuations et ces limites, doit souligner que cette école reste capable de penser son avenir et de se transformer, au moins virtuellement.
Elle se trouve aujourdhui, semble-t-il, devant un double défi :
Sur le premier point, je ninsisterai guère ici. Il faudrait faire lhistoire des occasions manquées depuis la réforme II et lanalyse des désillusions, des rancunes, des procès dintention et des rognes qui en ont découlé. Le risque dune telle entreprise serait double : dune part prêter une dynamique densemble plutôt fragile et morose, au cours des dernières années, à chaque établissement, alors que les contrastes sont réels ; dautre part, impliquer dans une histoire ancienne une fraction des enseignants daujourdhui qui ny ont pas participé et nont pas nécessairement de raisons de recueillir un héritage assez lourd.
Sans doute pourrait-on faire lhistoire de chaque établissement pris séparément, des complicités et des conflits entre la direction et les maîtres, entre le collège et lensemble du Cycle dorientation. Je manque déléments pour faire ce travail à propos du collège des Grandes Communes. De toute façon, la situation me semble y être suffisamment ouverte pour que cette analyse soit faite à lintérieur même du collège, par les intéressés, sil devait se révéler que toute dynamique future suppose un retour sur le passé plus ou moins récent.
Je ne puis donc, sur ce premier point, quinsister sur limpossibilité de faire table rase des expériences, des succès et des déceptions antérieurs. La formation équilibrée, dune certaine façon, mobilise des utopies " classiques " et ne constitue pas un dossier tout neuf, indépendant des débats et des contentieux du passé. À sa façon, ce thème repose le problème de la sélection, de la discipline, de la structure, des rapports entre la hiérarchie et les maîtres, de lautonomie et des responsabilités de chacun, du poids des diverses branches, de lévaluation, etc. Il serait donc absurde de vouloir ouvrir le chantier de la formation équilibrée sans se soucier des traces que dautres débats récents ont laissé dans les esprits. À linverse, il serait fâcheux que les uns et les autres demeurent complètement prisonniers des positions définies auparavant. La formation équilibrée des élèves, sans être un thème absolument indépendant de tous ceux qui ont agité le Cycle dOrientation depuis sa création, met plus que jamais laccent sur un ce que jappelle un changement de troisième type. Cest une chance de redistribuer les cartes.
Les changements de premier type, ce sont les réformes de structures, à commencer par la création même du C.O. en 1962. Les changements du deuxième type, ce sont les aménagements des disciplines et des programmes, souvent en parallèle aux réformes de structures : modernisation des plans détude et des didactiques de toutes les disciplines traditionnelles, introduction de linformation générale, de la critique de linformation, de linformatique.
Les changements du premier type ont mobilisé toute lécole, et souvent la cité, sur des enjeux visibles, qui touchent directement à la sélection. Les changements du second type ont été vécus de façon moins globale, agitant tour à tour les spécialistes de telle ou telle discipline plutôt que lensemble des maîtres. Alors que les réformes de structures ont été discutées dans des instances variables de participation, construites ou reconstruites de cas en cas, les aménagements de contenu ont été gérés par des groupes et des structures plus stables.
Il serait un peu excessif de dire que ces deux types de changements nont touché ni à la relation pédagogique et au contrat didactique, ni à la place des personnes et au sens de leur travail dans le système. Forcément, en modifiant lhétérogénéité des classes, en créant des niveaux, en changeant les objectifs et les plans détudes, on modifie ce qui se passe dans les classes. Nul ne songe à nier quen dernière instance, ce qui compte, dans la formation, cest ce qui se passe au jour le jour entre les maîtres et les élèves, et surtout ce qui en résulte. Tout le reste, plans détude, structures, bâtiments et moyens denseignement ne sont que des ressources qui rendent plus ou moins facile, plus ou moins probable tel type dinteraction didactique favorable aux apprentissages visés. Il reste que :
Pendant des années, ces incertitudes nont pas découragé les réformateurs, qui ont multiplié les actes de foi dans les vertus des changements de structures et de programmes. Mais peut-être arrivons-nous à une phase historique de lhistoire de lécole où il ne suffit plus de viser des effets indirects sur les pratiques. Pour trois raisons :
Doù la nécessité dun changement du troisième type, qui consiste à mettre enfin laccent, ouvertement et institutionnellement, sur ce que vivent les élèves et les maîtres au jour le jour, dans les classes et les établissements.
Une question de sens
Un changement du troisième type, cest une question dâme pourrait-on dire, au risque de paraître romantique ou théologique. Disons, de façon plus prosaïque, que cest une question de sens : sens de la présence, du travail, de la coopération en classe et dans le collège, et peut-être au-delà, sens de la relation et de la vie.
Ce qui manque au Cycle dorientation et probablement à la plupart des écoles secondaires dans le monde, ce nest pas une réforme de plus, un nouveau passage à lacte, une nouvelle injection de ressources, une nouvelle modernisation de textes déjà modernisés. Ce qui manque le plus, cest une capacité de dégager lessentiel et den parler. Or lessentiel, cest notamment la définition dune formation équilibrée et équilibrante, qui tienne compte de la réalité des adolescents et des sociétés contemporaines.
Tout le monde saccorde à dire que la question de la grille horaire nest quun facteur déclencheur dune interrogation plus profonde. Qui pourrait croire en effet quen casant habilement une heure dinformatique sans susciter un scandale, on avancerait en quoi que ce soit vers la solution des problèmes de fond ? Ou même croire que des regroupements interdisciplinaires sur le papier ou une reformulation flamboyante des objectifs des disciplines pourraient vraiment sortir de lennui, de lapathie ou de la révolte ceux qui y sont plongés ?
La question ne porte pas seulement sur le bien des élèves. La préoccupation dune formation équilibrée devrait amener chacun à se demander " A quoi jouons-nous ? " Plutôt que daccoucher dun nouveau plan détudes, il sagit plutôt de sarrêter un moment pour se regarder courir, en se demandant si toute lénergie investie dans la transmission des savoirs et le maintien de lordre, dans lévaluation et lorientation, est proportionnée à ses effets, ou encore si, à force de fonctionner, de remplir des heures et des leçons, de maintenir une pression, de sattacher à des formes extérieures de rendement et de conformité, on gagne grand-chose au bout du compte.
Lécole aura-t-elle la sérénité voulue pour se poser ces questions ? À divers moments, séparément ou globalement, les maîtres et les établissement en prennent plein la figure. À laide dun certain nombre dobservations bien choisies, il nest pas difficile de suggérer que tant les maîtres que les élèves sennuient, perdent dannée en année en autonomie, en détermination, en créativité, développent face aux savoirs des attitudes cyniques et instrumentales, shabituent au chacun pour soi ou à la déviance sournoise, etc. Cette mise en cause du corps enseignant et de linstitution activerait les mécanismes habituels de protection : les gens décole savent aujourdhui se défendre, au moins en apparence, contre les jeteurs de pierres. Ce qui serait plus intéressant, cest que ces questions puissent être calmement formulées et débattues dans lécole, quelles soient abordées non sur la place publique, en réponse à des attaques externes, mais parce quon se les pose soi-même et quon a des doutes sur le sens du travail scolaire et du métier denseignant.
Les vertus paradoxales du flou
La formation équilibrée des élèves nest pas un concept clair, partagé à léchelle du Cycle dorientation. Cest plutôt un ensemble flou, une expression sur laquelle chacun peut projeter une signification personnelle. Dans un premier temps, on peut être tenté de sortir de ce flou le plus vite possible, de stabiliser une définition officielle de léquilibre et de la formation équilibrée, pour travailler ensuite sur des modalités et des problèmes concrets. Nous avons tous cette tentation, car cest moins angoissant que de se demander pendant des âges exactement de quoi lon parle.
Pourtant, cest à tirer parti du flou que je vous inviterai. Un changement du troisième type touche aux personnes et au sens de leur pratique dans le système, donc à ce quil y a de plus subjectif et de plus existentiel chez les élèves, les parents, les maîtres ou les responsables scolaires. Tout effort prématuré de schématisation, de standardisation ne peut quappauvrir les mots et les concepts. Et surtout, il exclut du débat une fraction importante des acteurs, ceux qui ne se reconnaîtraient plus dans une définition trop étroite. Il est donc très important de maintenir assez longtemps, peut-être des mois ou des années, une certaine ouverture sémantique. Concrètement, chacun devrait conserver longtemps le droit de dire " A mes yeux, la formation équilibrée cest " sans quaussitôt quelquun brandisse une définition officielle pour montrer quon sécarte du sujet.
Tous les enseignants le savent, dans leurs domaines respectifs, la question est souvent beaucoup plus importante et intéressante que la réponse. Ce sont les problématiques, non les solutions qui font avancer. Parce quelles obligent à une confrontation, à une remise en question des certitudes, à de nouvelles vérifications et de nouveaux échanges. La première vertu du thème de la formation équilibrée est là : obliger les gens de lécole à se parler, à se redire parfois des évidences, mais peut-être aussi des choses plus neuves ou moins banales. Permettre à chacun de trouver un lieu où il importe de dire pourquoi il fait ce quil fait, à quoi ça sert, ce quil y trouve et ce qui lui manque.
Plutôt que comme un dispositif ou un objectif précis, je vous propose de concevoir la formation équilibrée de lélève comme un langage que le Cycle dorientation a envie de se donner pour se dire : " Dans la vie quotidienne des maîtres et des élèves, ça pourrait aller mieux, parlons-en ! ".
" Parlons-en ! " ne signifie pas nécessairement " Décidons vite quelque chose ", " Alignons rapidement quelques noix sur un bâton et fermons le dossier ". " Parlons-en " devrait vouloir dire " Prenons le temps de la conversation, donnons à chacun loccasion de se demander ce quil fait, ce qui le fait courir, ce quil attend et de le dire dans un lieu pas trop menaçant. "
Les risques de la lucidité
Tirer la réflexion sur la formation équilibrée du côté de linterrogation existentielle et du travail sur le sens, cest évidemment risqué. Il est bien plus rassurant dêtre confronté à une question structurelle ou technique. Cest pourquoi certains sefforceront de ramener la formation équilibrée des élèves à un changement du second, voire du premier type. Si lon sen tient à une réforme de la grille horaire, voire à certains décloisonnements ou regroupements des disciplines, on reste dans un changement du second type. On peut même imaginer quune reconstruction du curriculum modifie le visage des sections ou des niveaux, et aboutisse à une transformation du premier type, qui deviendrait lenjeu principal.
Il ne faut pas sous-estimer cette tentation de ramener le thème de la formation équilibrée à des enjeux connus, à des affrontements déjà expérimentés, avec une distribution prévisible des rôles et des intérêts. On peut imaginer quune partie des collaborateurs du C.O. vont faire tout ce quils peuvent pour infléchir le débat dans le sens des structures, au sens large, autrement dit des principes, des textes organisateurs, des plans détude, du statut des disciplines et des personnes, etc. Cest beaucoup moins menaçant, on connaît les règles du jeu, on peut se retrancher derrière des intérêts acquis et des discours idéologiques ou pédagogiques qui ont fait leurs preuves, sinon comme moyen de changer lécole, du moins comme façon de se défendre et de maintenir le statu quo.
Cest le jeu normal des institutions : engloutir une énergie considérable dans des problèmes secondaires ou limités, pour ne pas parler de lessentiel, parce que lessentiel dérange, menace les conforts et les intérêts acquis, suscite le vertige parfois. En temps normal, il vaut peut-être mieux que le personnel dune clinique ne se demande pas constamment à quoi ça sert de réussir de beaux avortements ou de faire survivre des morts vivants. Ce sont des questions qui entament la quiétude. Dans tous les lieux de travail, une certaine cécité à larbitraire est en temps ordinaire une condition de fonctionnement relativement efficace. Pour agir sans états dâme, mobiliser des routines relativement payantes, boucler le programme, tenir les élèves, équilibrer sa vie, il vaut parfois mieux ne pas penser. Cest vrai aussi à léchelle individuelle : combien dentre nous doivent-ils leur apparente stabilité à limmense énergie mise à ne pas se poser les bonnes questions ?
Les risques de la cécité
Peut-on vivre durablement de cette manière ? À quel moment la cécité, cessant dêtre protectrice, devient-elle aliénante ou destructrice ? Faut-il attendre la paralysie ou une crise profonde pour réfléchir ? Dun côté, lécole genevoise se porte bien : moyens importants, programmes et structures parmi les plus modernes, démocratisation plus avancée que dans beaucoup de systèmes comparables, niveau de formation relativement élevé si lon en juge par laccès au collège ou à la maturité par exemple. Pourquoi se casser la tête ?
Est-ce que tout va si bien que ça ? Si oui, on peut se demander pourquoi le thème de la formation équilibrée a mobilisé lensemble des cadres et des responsables de disciplines ces derniers mois et pourquoi il réunit tous les maîtres du collège aujourdhui.
Même si cest difficile, il me paraîtrait beaucoup plus fécond de décoder lémergence de ce thème pour ce quelle est : un signe de désorientation, dinquiétude. Non pas la peur dune catastrophe administrative ou dune totale impuissance pédagogique, la crainte du blocage de la machine ou de son vieillissement. Ce nest pas la panique, mais une inquiétude plus sourde, analogue peut-être à celle qui saisit ladulte de 30 ou 40 ans le jour où il se dit : " Jai un bon métier, une situation, une famille, des choses. Tout a lair bien. Et alors ? " Neuf fois sur dix, la réponse est " Et alors rien ! " Mais parfois, justement parce que matériellement, socialement aucune catastrophe précise ne menace, on saisit loccasion de se dire : " Quest-ce que je deviens ? À quoi riment tous mes efforts ? Est-ce bien ce que je voulais faire de ma vie, de mon travail, de ma famille ? "
Cest justement lorsque aucune crise nest imminente quon peut prendre le temps de réfléchir, essayer de reconstruire le sens de ce quon fait, peser le pour et le contre, réorganiser sa vie si lon trouve une hypothèse plus convaincante. Pour le Cycle dorientation, la réflexion sur la formation équilibrée pourrait être une occasion privilégiée de se poser deux ou trois questions fondamentales sur la vie quotidienne dans les classes et les établissements, les jeux autour du savoir, du pouvoir, de la reconnaissance, de lévaluation.
Lorsquune personne décide de sinterroger sur le sens de son existence, elle mène un combat contre elle-même, elle doit gérer une forte ambivalence : envie de se poser certaines questions et envie de les refouler, envie de gratter où ça démange et envie de se dire que tout ne va pas si mal. Lorsque dans un couple, une famille ou un petit groupe, se posent les mêmes questions, un obstacle supplémentaire surgit : il faut gérer cette ambivalence en commun, décider ensemble quon nie ou quon pose les problèmes, quon met les cartes sur table ou quon continue à tricher, etc. Cest difficile parce que nous manquons de mots et de savoir-faire pour négocier une décision commune de cet ordre. Et aussi, peut-être surtout, parce que chacun na pas les mêmes raisons, en un moment précis, de sinterroger sur le sens de lexistence ou du métier de maître ou délève.
Dans une institution aussi vaste quun collège, avec des anciens et des nouveaux, des gens qui occupent une position centrale et des marginaux, des gens qui ont un pouvoir formel ou informel et dautres qui nen ont presque pas, des gens qui vivent bien leur métier et dautres mal, des gens qui font le sale boulot, dautres qui ont la meilleure part, il serait étrange que, au jour J, tout le monde se dise : " ça y est, il faut quon réfléchisse, on va ensemble se poser des questions fondamentales ". Il y en aura forcément toujours quelques-uns ou davantage pour dire que ce nest pas une bonne idée, que ce nest pas le moment, que ce nest pas un vrai problème, que les dés sont pipés, les questions mal posées, etc. Il y en aura dautres pour dramatiser, sengouffrer dans la brèche pour refaire le monde ou réenfourcher leur cheval de bataille habituel. Il y en aura sans doute beaucoup pour se dire : " Cest vrai, ce serait intéressant de discuter un peu, de faire le point ; mais ça va prendre du temps, ça pourrait bien senliser ou compromettre ma tranquillité ; restons prudents, regardons ce que font les autres, il sera toujours temps de sengager sil se passe quelque chose "
Faut-il entrer en matière ?
Face à ces phénomènes, parfaitement compréhensibles et légitimes, il y a deux stratégies possibles :
Vous laurez compris, la seconde stratégie me semble à la fois plus honnête et plus convaincante. Embarquer des collaborateurs de lécole dans le train dune nouvelle réforme en laissant entendre quil est déjà en marche, quil sait où il va et quil faut monter maintenant sous peine de rester sur le quai, cest une tentation de toute autorité. Mais beaucoup peuvent dire : " On ma déjà fait le coup, je connais la manuvre, cest une forme de manipulation qui ne prend plus ".
Jaurais plutôt tendance à poser le problème de façon radicalement inverse : rien, ni dans la politique du Département, ni dans la situation de lécole genevoise, ni dans lévolution de la société, noblige aujourdhui à sarrêter pour réfléchir sur la formation équilibrée des élèves. On peut se permettre le luxe de ne pas penser pendant pas mal dannées encore, de vivre sur son acquis, sa lancée, en se disant " On verra bien ", ou " Dautres après nous seront confrontés à ces problèmes ". La crise budgétaire rend prudents, du côté de lautorité scolaire, les partisans les plus convaincus du changement. À lheure où ils refusent de nouvelles ressources et amputent certains acquis, ils ne sont pas très à laise pour exiger du corps enseignant une réflexion fondamentale
Cela revient à dire aux acteurs de chaque établissement " Vous êtes libres, libres de prendre ou de laisser ". Avec cependant une mise en garde : lentre-deux est détestable. Ne faites pas semblant de vous poser des questions sur un thème aussi riche et stimulant. Jouez vraiment le jeu ou ne jouez pas du tout ! Et si vous décidez de ne pas jouer, nempêchez pas les autres de se piquer au jeu.
Mais avant de décider, prenez le temps de vous demander : qui a envie de jouer, avec qui, et selon quelles règles ? est-ce une bonne idée ? aurons-nous la force. Dans un parlement, il y a un débat sur lentrée en matière. Si lon fait abstraction du caractère un peu formel dune telle procédure, son bon sens saute aux yeux : la situation nest pas toujours favorable pour débattre de nimporte quoi. La première sagesse dun corps constitué, cest de reconnaître ses limites et didentifier des priorités. Cest pourquoi il est dangereux descamoter le débat sur lentrée en matière.
Certes, à léchelle des instances centrales du Cycle dorientation, le choix est fait. Mais la réflexion ne peut véritablement samorcer que dans les collèges et chacun doit, à son tour, prendre une option claire. On peut concevoir quici ou là un collège juge que la problématique nest pas claire ou quil nest pas prêt à laffronter. Dans une structure partiellement centralisée, il prend certes le risque de sexclure de la réflexion densemble et de devoir éventuellement saccommoder de changements à la genèse desquels il naura pas participé très activement. Cest un risque à considérer. Il ne devrait pas être tel quil oblige un collège à sengager dans une réflexion à laquelle la majorité ne croit pas.
La rivière sans retour
Comme le soulignait Michael Huberman aux Diablerets, une fois quon a décidé de sengager dans une réflexion sur le sens du travail scolaire et sur léquilibre de la formation des élèves, il est difficile de revenir en arrière. Dans toute réforme, la mise en cause des structures existantes affaiblit leur légitimité, si bien quassez rapidement la résignation au statu quo apparaît comme un retour en arrière, voire un échec. Cest plus vrai encore lorsque la réflexion sengage sur le sens des pratiques quotidiennes des maîtres et des élèves. Car par définition, cette réflexion met ce sens en doute et oblige à le reconstruire. Dès le moment où on se demande sérieusement à quoi sert lécole, que font les élèves des savoirs quils accumulent, si lévaluation saisit des compétences fondamentales, si on utilise bien le temps et lénergie investis dans les classes, on ne sort pas indemne de ces interrogations. Sengager dans la réflexion, cest donc envisager, tôt ou tard, de transformer lorganisation du travail et les pratiques pédagogiques, les rapports maîtres-élèves, la place des parents dans lécole, la définition de la culture.
Cest aussi sengager sans très bien savoir où lon va, car contrairement à une réforme de structures, quon peut mettre sur le papier, voire tester à petite échelle, le changement des pratiques dans le sens dune formation plus équilibrée des élèves nest pas codifiable davance. Il peut certes aboutir à des décisions précises concernant la dotation horaire des disciplines, les cloisonnements ou décloisonnements, les objectifs prioritaires. Mais tout cela, à ce stade, sans lesprit et le cheminement qui y conduirait, ne serait quune occasion daffrontements statutaires et territoriaux sans intérêt. Discuter aujourdhui du poids respectif des disciplines artistiques, linguistiques ou scientifiques dans la formation conduirait chacun à un repli sur des positions défensives, faute dun véritable débat sur la conception dune culture générale ou dune compétence de base à lissue de la scolarité obligatoire.
Il faut aussi accepter lidée quà une question dune telle ampleur, on ne trouvera pas de réponse définitive et consensuelle, quon ne fera au mieux, en quelques années, quavancer un peu vers une autre école, vers une formation plus équilibrée et que cette conquête, aussi limitée soit-elle, sera provisoire, parce que plus encore que toute rénovation, lévolution des contenus et des objectifs de la formation, ou de la relation pédagogique, est une évolution fragile, qui peut perdre son sens dès quon en revient à des routines et à des rituels, comme cest la pente normale de toutes les institutions.
Léquilibre de la formation des élèves est un thème quon ne peut épuiser, sur lequel on ne peut espérer conclure. Cest une des questions avec laquelle lécole devrait apprendre à vivre, avec des temps forts et des temps faibles. La phase qui samorce aujourdhui pourrait être un temps fort, en aucun cas un aboutissement. Ne serait-ce que parce que léquilibre ne se définit jamais dans labsolu, mais en fonction de lévolution de la société et des savoirs. Cest dailleurs la vocation de tout équilibre dans un système vivant : non pas inertie mais résultante dun constant travail de rééquilibration.
La décision à prendre, collège par collège, nest donc pas vraiment confortable : ce qui vous est proposé, cest dadhérer à une démarche ouverte de réflexion et de recherche plus quà un changement déjà défini. Et cest daccepter davance que, malgré dimmenses efforts de concertation et de clarification, on ne puisse arriver à lharmonie totale ou à léquilibre définitif.
Quy a-t-il à gagner dans laventure ? Sans doute rien en termes davantages statutaires et matériels. Pas davantage un plus grand confort ou une plus grande tranquillité desprit. Peut-être un renouveau de la réflexion et de la communication à lintérieur de létablissement et des groupes de discipline. Peut-être une identité professionnelle plus forte, plus centrée sur laction pédagogique. Peut-être aussi du courage ou du plaisir à essayer de fonctionner autrement, avec les adolescents ou avec les adultes. Peut-être encore le charme de laventure. Ou, qui sait, un rapprochement entre les pratiques et certaines utopies auxquelles beaucoup nous ne peuvent ni tout à fait souscrire ni tout à fait renoncer.
Pour les raisons qui viennent dêtre indiquées, je nai aucune envie, en serais-je capable, de vous proposer une conception cohérente et étoffée de la formation équilibrée de lélève. Cette conception, cest à vous de la construire et de la négocier, entre vous et avec dautres, et de la confronter aux résistances du réel.
Ce que je peux faire en revanche, cest esquisser quelques pistes. Non pas celles qui ont été dessinées par la commission Printemps, les divers groupes de travail et le séminaire des Diablerets. Tout cela, vous lavez lu ou vous pourrez le lire dans CO Informations. Dire que le thème de la formation équilibrée est un ensemble flou nest pas dire que personne ne sait de quoi on parle. Au contraire, depuis un certain temps, au Cycle dOrientation, des groupes et des personnes réfléchissent sur cette thématique. La plupart sefforcent de dresser linventaires des buts et des besoins, de confronter les ambitions et les possibilités des diverses disciplines. Ces démarches sappuient sur dautres travaux qui, sils ne parlent pas explicitement de la formation équilibrée, répondent à la même préoccupation. Enfin, dans chaque collège, à leurs façons, certaines facettes du problème ont été explorées : à propos de lhoraire, de léchec, de la discipline, de labsentéisme, des épreuves communes, on parle nécessairement de sens du travail et déquilibre de la vie délève ou de maître.
Je ne puis ici synthétiser ou résumer tous ces apports. Je préfère expliciter ce que jai appelé des doutes constructifs. Jen avais brièvement dressé la liste en vue du séminaire des Diablerets, mais sans avoir le temps de développer et sans quaucune discussion sengage. Dune certaine façon, ce nétait ni le moment ni le lieu. Lenjeu était de dégager des perspectives thématiques et stratégiques suffisamment claires pour que la question soit posée dans les différents collèges. Elle lest désormais.
Or à léchelle dun collège, le plus utile me semble de commencer par les doutes constructifs plutôt que par les définitions rassurantes et les programmes de réforme. Pour les raisons que jai dites plus haut : lurgence consiste à ouvrir la réflexion et à semer le doute beaucoup plus quà avancer rapidement vers une solution praticable. Je ne suis évidemment pas contre les solutions praticables lorsquelles sont possibles. Mais je suis contre les pseudo solutions qui ne règlent rien sur le fond et nont dautre fonction que de rassurer linstitution jusquau moment où elle devra bien constater que les problèmes demeurent et quon a perdu son temps.
Chacun de ces doutes mériterait à lui seul une longue analyse. Ce qui mimporte davantage, dans un premier temps, cest de suggérer létendue du chantier et la complexité des interdépendances. Peut-être cela peut-il susciter une sorte de panique, de mouvement de recul en tout cas. À vrai dire, je ne vois pas lintérêt de sengager dans une réflexion sur la formation équilibrée de lélève en faisant comme si cétait un problème simple. Et encore moins, en faisant comme si cétait un problème qui concerne les élèves seulement. Jy reviendrai dans la conclusion : léquilibre des uns - les élèves - ici et maintenant ou dans ce quils garderont de leurs études, nest pas indépendant de léquilibre des autres, les parents, les enseignants, lensemble des collaborateurs de lécole. Nous faisons tous partie tant du problème que de la solution. Cest une des thèses quentendent étayer les dix doutes que je vais formuler.
1. Une nouvelle norme ?
Lidée de formation équilibrée pourrait sentendre comme un avatar du mythe de la formation idéale, du dosage optimal convenant à tout honnête homme. Ne faut-il pas au contraire envisager que la construction des savoirs peut prendre toutes sortes de formes équivalentes, avec des dominantes fortes ou des éclectismes, selon les personnes ?
Nous vivons encore sur une image de la culture générale comme ouverture à toutes sortes de savoirs et de disciplines. En réalité, cette ouverture nest pas illimitée, puisque lécole exclut ou marginalise fortement des pans entiers de la culture, par exemple certaines musiques, tout ce qui se joue autour du sport et des jeux et assez largement le cinéma et la télévision, les arts de la table et du voyage, etc. Léclectisme qui a cours prévaut donc à lintérieur dun sous-ensemble relativement restrictif.
On a lhabitude de souligner les mérites de cette diversité, un peu sur le modèle de léducation alimentaire : goûter de tout pour découvrir en connaissance de cause ce quon aime. Cest défendable du point de vue de lorientation, cela protège contre une spécialisation hâtive et parfois malencontreuse. Cela prépare aussi à un minimum de compréhension et de tolérance envers dautres spécialistes une fois que la division du travail se sera instaurée. Cest parce quon a fait un peu de biologie, quand on devient juriste, un peu de travaux manuels quand on a un métier intellectuel, un peu danalyse de textes quand on devient artisan quon garde une vague idée de ce qui fait courir les professionnels des autres métiers.
Sans nier ces avantages, réfléchissons un instant au coût de ce système de formation : une immense dispersion des centres dintérêts et des efforts intellectuels, une forte fragmentation du temps scolaire, la nécessité de changer de point de vue et de logique pour des raisons purement pratiques et donc arbitraire sous langle de la construction des connaissances. Une superficialité évidente : on survole tout, on napprofondit rien faute de temps. Une pédagogie nécessairement moins active parce quon fait la course aux contenus, aux notions, aux chapitres sans laisser le temps de la découverte, de la recherche, du détour, de la construction dune problématique personnelle.
La question quon devrait se poser est : quelquun qui, dès dix - douze ans, aurait la possibilité de se lancer à corps perdu dans une ou deux disciplines de son choix serait-il nécessairement moins équilibré, plus fermé aux autres composantes du savoir et aux autres personnes ? Ne serait-il pas, en même temps quil est appauvri de la diversité, enrichi de lappropriation réelle de quelques domaines à partir desquels il pourrait entrer en contact, explorer dautres territoires ?
Sur ces questions, il est difficile davoir des opinions démontrables. Cest plutôt le doute qui mintéresse. La réflexion sur léquilibre ne devrait pas conduire nécessairement à un nouveau saupoudrage, et encore moins à un saupoudrage idéal pour tout le monde, indépendamment des styles et des fonctionnements intellectuels, des besoins, des trajectoires.
2. Qui définit léquilibre ?
Il se peut que chacun porte en lui une certaine image de léquilibre, ou plus exactement une capacité de détecter des déséquilibres et dy remédier. Exemple du sommeil, du travail/loisirs, de lalimentation. Pourquoi imposer une définition externe de la formation équilibrée, fut-elle pluraliste ? Pourquoi ne pas viser plutôt à donner à chacun la force et les moyens dévaluer sa formation et de travailler à la rendre cohérente, harmonieuse, équilibrée en fonction de la personnalité, de ses besoins, de ses projets ?
Ce qui constitue la dynamique même des systèmes vivants, et en particulier de lêtre humain, cest une capacité dauto-organisation et déquilibration. Pourtant, sagissant des adolescents, on la sous-estime constamment. Prenons lexemple du sommeil : la plupart des adultes font comme si les enfants et même les adolescents étaient incapables de gérer léquilibre entre temps de veille et temps de sommeil, comme sils allaient à coup sûr compromettre leur santé en refusant de se reposer pour poursuivre des activités plus amusantes. Lorsquon laisse une liberté totale, on saperçoit quassez vite des régulations interviennent, parmi lesquelles la fatigue, mais aussi une certaine réflexion sur ce que ça coûte de dormir de façon anarchique : stress, rencontres manquées, etc.
Il est vrai que léquilibre des savoirs est autrement plus difficile à gérer intuitivement, et quil requiert davantage une formation et un encadrement. Mais on pourrait envisager un système analogue à lhoraire à la carte : les entreprises fixent certaines règles du jeu, des plages où tout le monde doit être présent, des minima et maxima qui simposent à tous. Dans ces limites, chacun utilise les degrés de liberté restants pour aménager le mieux possible son emploi du temps en fonction de ses priorités et de ses besoins.
Tous les cours à option vont bien dans ce sens. Mais on sait bien quils représentent des choix relativement marginaux dans la scolarité une fois quon a choisi une filière. Pourquoi refuser denvisager quà certaines périodes de sa vie un adolescent puisse avoir besoin, pendant des mois ou une année entière, de faire essentiellement de la musique ou du dessin ou du sport, ou au contraire dapprendre à plein temps une langue étrangère et la culture correspondante ?
On voit bien les difficultés de gestion dune telle liberté, les risques encourus par les premiers intéressés mais aussi par les adultes, qui veulent assurer un minimum dacquis pendant la scolarité obligatoire. On ne peut donc pas rêver dun système complètement ouvert et souple. On peut en revanche se demander si la rigidité actuelle des programmes est un facteur déquilibre et sil suffit, au prix de savantes réflexions, de définir un nouvel optimum pour tout le monde. Il vaudrait mieux considérer que jusquà un certain point la recherche de léquilibre est le problème de chacun et que la responsabilité du système scolaire est de faciliter cette quête plutôt que dimposer à tous un modèle uniforme.
3. Faut-il nier lidéologie et le conflit ?
Léquilibre est un concept séduisant, qui a des connotations esthétiques, pacifistes, harmoniques. En réalité, dès le moment où sa définition devient un enjeu concret, les camps idéologiques se reconstituent, avec quelques incertitudes initiales liées au flottement sémantique. Que gagne-t-on à jouer avec des mots clés condamnés soit à rester abstraits, soit à être investis des vieux conflits sur la culture et le rôle de lécole ?
Lécole est, sans doute définitivement, obligée de concilier deux logiques : une forme de personnalisme, qui définit la culture en fonction des besoins supposés ou réels des individus dans la société. Et une forme déconomisme, qui considère les individus comme des ressources pour le fonctionnement du système social. On peut sefforcer de rendre les deux logiques aussi peu antagonistes que possible, en privilégiant un modèle de développement nempiétant en principe au moins ni sur la liberté, ni sur le bonheur des individus. Même alors demeure une tension à reconnaître et à gérer.
Léquilibre se comprend dans un premier temps comme un équilibre personnel. Mais assez vite se pose la question des équilibres collectifs, notamment de ladéquation de la formation des générations nouvelles aux besoins de léconomie et plus globalement aux besoins de la société, qui nexige pas seulement des qualifications professionnelles, mais des compétences civiques, sanitaires, familiales, etc.
La contradiction traverse en partie chacun, mais elle sincarne aussi dans des camps et des clivages, entre la gauche et la droite, entre lécole active et le " back to basic ".
Reconnaître la contradiction et le conflit naide pas à les dépasser par magie. Mais on peut au moins travailler sur des compromis, ne pas faire comme si lécole était toute entière tendue vers lépanouissement des élèves alors quen réalité ce nest quune moitié de sa logique.
Sans que cela constitue une solution miracle, il faut avoir conscience dun atout dans la société contemporaine : il se pourrait que léquilibre des personnes devienne la priorité des sociétés. Tout simplement parce que, pour affronter la complexité, le changement, les mutations culturelles, les conflits autour de lintégrisme, de limmigration, de la différence, il suffira de moins en moins de savoir lire, écrire, compter ou davoir " de linstruction ", fut-elle " civique ".
Il fut un temps où les mots dordre dépanouissement, de créativité, de solidarité, de sens critique, nintéressaient que les idéalistes, une partie des pédagogues, des intellectuels et des parents. Il ny avait, dans la société, aucune force réelle pour dire, preuve à lappui, que ces qualités manquaient dans la vie quotidienne, dans le travail et en dehors. Cette situation est en train de changer parce que, dans tous les pays développés, les classes dirigeantes prennent conscience du fait que le développement assis sur une forte productivité, donc des qualifications techniques et scientifiques de pointe, naura plus beaucoup dintérêt dans une planète dominée par la menace de la guerre, de la catastrophe écologique ou des bouleversements perpétuels des frontières et des identités.
La thématique de léquilibre vient donc à un bon moment, cest dailleurs ce qui la rend cette possible et plausible. Reste à construire les liens, à travailler aussi bien à lintérieur de lécole que devant lopinion publique, pour faire comprendre quen favorisant des personnes équilibrées, on travaille autant à préparer lavenir quen insistant sur la maîtrise de la règle de trois ou de laccord du participe.
4. Linégalité devant lécole, cest fini ?
Le problème majeur nest-il pas que, quelle que soit la définition de la culture scolaire, une fraction des élèves en restent exclus ? La formation équilibrée en Pratique ou en Générale, est-ce la même chose quen latino-scientifique ? Linégalité devant lécole ne conduit-elle pas à réserver une formation équilibrée aux privilégiés de toujours ?
Un peu abruptement, on pourrait dire : léquilibre est une préoccupation de nantis, de ceux pour lesquels le souci de soi, de lépanouissement personnel, du bonheur a un sens parce que la survie et un minimum de réussite matérielle sont assurés.
Le thème de la formation équilibrée contient les mêmes pièges : privilégier ceux qui ont une formation, qui savent quelque chose, en se demandant si le poids des différentes composantes est le bon. Cest en effet une question non négligeable de savoir si un adolescent qui va entrer au collège a reçu au C.O. une formation équilibrée. Le fait quil sorte des filières les plus exigeantes nest pas à cet égard une garantie définitive.
Reste que le vrai problème, le plus important, cest léquilibre de ceux qui seront confrontés plus vite au monde du travail, avec moins de ressources intellectuelles et matérielles. Lun des privilèges des études longues, justement, cest quelles sont longues. Cela peut avoir des inconvénients dans lautonomisation des jeunes. Cest aussi un temps de construction de la personnalité, dessais et derreurs, de recherche didentité et donc déquilibre qui est offert à une fraction seulement des générations. Cest vrai, parmi ceux qui y ont suivi leur scolarité obligatoire à Genève, une minorité très faible délèves entrent aujourdhui directement dans le monde du travail. Il est possible aussi que lexpérience dapprenti soit à certains égards plus équilibrante que lenfermement jusquà vingt ou vingt-quatre ans dans des milieux scolaires puis universitaires. Reste que léquilibre, cest un mélange optimum de stimulation et de protection. Et cest aussi, dans le sens indiqué plus haut, une capacité dautoéquilibration, donc en partie dauto-analyse, de prise de décision, de rapport réflexif à soi-même, de clé pour décoder lexpérience, les exigences dautrui, etc.
Il ny a pas de raison didentifier purement et simplement le thème de léquilibre à celui de léchec scolaire et de linégalité devant lécole. Tous les élèves ont droit à léquilibre, il faut sassurer que les formations les plus exigeantes le respectent aussi, par exemple en sécartant du " modèle japonais ". Inversement, léchec scolaire a toutes sortes de facettes, il nest pas toujours synonyme dabsence déquilibre.
Léquilibre le plus serein et le plus construit nefface pas toutes les autres inégalités. Reste une forte interpénétration entre les deux thématiques, quun discours psychologisant et humanisant trop abstrait, sans dimension sociologique, pourrait faire oublier.
5. Peut-on ignorer les disciplines ?
On sait le risque des conflits territoriaux. Mais fera-t-on illusion longtemps sans prendre le problème des disciplines à bras le corps ? Comment parler de léquilibre un peu concrètement sans parler de la langue, de lart, de lhistoire, des sciences, de la mathématique, du sport, de linformatique ? Le langage des savoir-faire est-il un substitut ou un complément ?
À lécole secondaire, chacun sait que le partage du gâteau - entendez du temps des élèves - entre les disciplines est un problème explosif. Pour mettre la pagaille dans un établissement secondaire, il suffit de laisser entendre quon pourrait enlever une heure à nimporte quelle discipline pour faire place à une nouvelle branche, donner cette heure à une autre discipline ou simplement alléger lhoraire des élèves. On peut donc comprendre que la réflexion sur la formation équilibrée choisisse de ne pas buter immédiatement sur des défenses de territoire. Mais on ira pas très loin en adoptant la politique de lautruche.
Cest une réalité sociologique incontournable : lécole secondaire sest bâtie, depuis le début, comme une forme de coexistence pacifique entre des groupes de pression qui défendent des statuts et des dotations horaires. On peut parfaitement imaginer que dans quelques lieux protégés, en tout angélisme, chacun contribue à fabriquer une belle utopie tout en finissant par conclure, au moment de sortir de la salle " Mais pas question quon touche à mes heures ! "
On peut sans doute, dans la situation genevoise, donner des garanties sur lemploi. Mais si lon veut repenser la formation des élèves sans toucher si peu que ce soit à la division du travail entre les professeurs, au partage actuel du territoire, mieux vaut arrêter tout de suite. Un changement où personne ne renonce à rien, ça nexiste pas. Ce quon peut viser, et cest déjà beaucoup, cest un changement équitable dans la répartition des renoncements et des pertes, une stratégie de changement qui évite de disqualifier ou de marginaliser qui que ce soit et enfin un effort particulier pour retrouver du sens, du plaisir, de lidentité même dans une division du travail modifiée ou des décloisonnements plus poussés.
Chacun est capable, dans des lieux privilégiés, de parler en tant que pédagogue aimant les enfants et les adolescents. Donc de taire son identité professionnelle principale qui est dêtre professeur de mathématique, de français, de chimie, de sciences naturelles ou de dessin. Dans le débat sur la formation équilibrée, il vaudrait mieux que ces identités saffirment suffisamment clairement et fortement, sans que chacun se retranche derrière une barricade.
On peut imaginer, comme dans beaucoup de domaines, deux seuils : en deçà dune certaine tranquillité desprit, dune certaine certitude denseigner quelque chose dimportant, on ne peut pas discuter avec un minimum découte et douverture. À lautre extrême, lorsquon devient totalement sûr de soi, sûr de détenir la meilleure part de la culture, la clé pour lunivers contemporain, lorsquon ne peut même pas imaginer quon puisse être un être complet sans savoir le latin ou la physique, ou sans être un peu musicien ou sportif, cest quon est tout aussi fermé au débat, tout aussi peu préparé à relativiser. Les identités disciplinaires, il ne faut pas les gommer, mais tenter de les concilier avec dautres logiques, notamment celles qui se centrent sur lélève et lintégration de ses apprentissages, ou encore sur lusage des compétences indépendamment de leurs sources disciplinaires.
6. Les objectifs niés par lévaluation ?
Lhistoire de lécole est faite de discours ambitieux sur la culture. Mais ce qui détermine les contenus effectifs de lenseignement, cest bien davantage les exigences de lévaluation : du souhaitable à lévaluable, qui maîtrise la déperdition ?
Lécole na pas fini de payer son tribu à lévaluation. Tout ce quelle gagne dans la modernisation intelligente des programmes, elle le reperd souvent parce que les objectifs les plus neufs, les plus intelligents, les plus ambitieux sont rebelles aux formes traditionnelles dévaluation papier - crayon, dépreuves communes, de notation par points et par stanines. Dans labstrait, tout le monde saccordera sans doute à dire que le raisonnement, limagination, la compétence de communication, importent davantage que des acquis notionnels ponctuels, des algorithmes, des techniques, des connaissances encyclopédiques. Reste que ces derniers apprentissages sont évaluables de semaine en semaine. En les privilégiant, on peut à bon compte se donner limpression quon a fait quelque chose, avancé dans le programme, ajouté une brique à lédifice. Travailler au développement, à lépanouissement, à la capacité danticiper, de décider ou de communiquer, cest manier des compétences bien plus fondamentales, mais moins saisissables au jour le jour. On peut à la rigueur imaginer des tests formatifs, des épreuves standardisées qui permettent de suivre lévolution des élèves en longue période. On ne voit pas comment fonder des décisions de sélection ou des sanctions disciplinaires sur lévolution de telles compétences, alors quon a moins de scrupules à faire doubler ou à réorienter un élève parce quil ne maîtrise pas lorthographe, le vocabulaire allemand ou la résolution des équations du 2e degré.
Favoriser une formation équilibrée, cest à mon sens favoriser les apprentissages de haut niveau taxonomique, les acquis les plus transposables, les plus puissants, donc ceux qui exigent le plus de temps et sont le moins contrôlables au jour le jour, voire de trimestre en trimestre.
On ne bute pas alors sur lévaluation seulement. On met en question la façon de faire la classe, de progresser dans le programme, de tourner la page, de mettre les élèves au travail. Mais il est sûr que lévaluation est le verrou institutionnel le plus fort et le plus commun.
Penser une formation équilibrée, cest donc aussi penser une évaluation équilibrée et une évaluation de léquilibre.
7. Les formateurs incarnent-ils léquilibre ?
Les professeurs sont-ils des modèles déquilibre, eux qui ignorent souvent presque tout de la culture de leurs collègues des autres disciplines et ne leur parlent pas beaucoup ? Lécole ne donne-t-elle pas limpression que laboutissement du cursus, cest la possibilité doublier sans conséquences et définitivement 3/4 de ce quon a appris auparavant ?
Je nenvisage pas ici de plaider pour une société de généralistes formant des généralistes. La complexité des savoirs dans les sociétés développées et toute lorganisation de la production et de la recherche exigent des spécialisations comme prix de la qualification.
Il reste dans le monde contemporain quelques personnages dexception qui maîtrisent plusieurs sciences, la littérature, différentes formes de sport et dartisanat. Cest plutôt rare et ça ne pourrait certainement pas être la norme pour lensemble du corps enseignant.
De là à navoir aucune compétence dans dautres domaines, aucun intérêt, aucune curiosité, aucun contact, aucune idée de ce qui se passe, il y a un pas. Est-il franchi ? On peut se poser la question. En fait, on ne sait pas grand chose sur la culture générale des enseignants dix ou vingt ans après leur maturité. La question nest pas tant de savoir sils ont de beaux restes, si le professeur de mathématique peut dire à coup sûr si " Le Cid " est de Racine ou de Corneille ou encore si le professeur de français a quelques vagues souvenirs lorsquon lui parle dun nombre complexe ou dune dérivée. Ce qui serait plus intéressant, cest de savoir si, au-delà des souvenirs, il y a une pratique de louverture à dautres champs de connaissance ou de savoir-faire. Par exemple, divers magazines ou journaux, comme Le Monde, publient régulièrement des articles de vulgarisation assez complets sur la médecine, les technologies, les sciences humaines aussi bien que naturelles. Les enseignants secondaires lisent-ils ce genre de textes ? A-t-on vu un professeur de français demander à un collègue de lui expliquer ce qui se passe à propos de la couche dozone, ou un biologiste demander à un géographe ou à un historien de lui donner quelques clés pour comprendre ce qui se passe dans le Golfe persique ou en Europe de lEst ?
Les écoles secondaires représentent des concentrations incroyables de savoirs et savoir-faire différents. Les professeurs sen doutent-ils ? se servent-ils de la collectivité enseignante comme ressource culturelle, non pas pour leurs élèves, mais pour eux-mêmes, comme adultes ? On pourra rétorquer quils ne sont pas payés pour ça, quon ne vit plus dans luniversité médiévale ni dans un collectif de savants de disciplines diverses, que chacun fait sa vie comme il veut ou comme il peut. Lidée nest pas dinscrire léchange interdisciplinaire dans le cahier des charges, comme obligation morale ou pédagogique. Mais on peut se demander quelle image les adultes donnent aux élèves de la culture, de la complémentarité des savoirs, de leur commune nécessité en même temps que des limites de chacun.
Lune des expériences dun adolescent, cest dêtre confronté à des enseignants qui prétendent tout connaître ou presque sur un secteur de la réalité, mais avouent très tranquillement, apparemment sans complexe et parfois même avec fierté, quen dehors de cela " ils ny connaissent rien ". Il y a les schémas connus : affirmer hautement quon na pas la " bosse des maths " ou lesprit de géométrie pour faire croire quon a lesprit de finesse, avouer un total manque dintérêt et de compétence pour linformatique pour laisser entendre quon est un grand humaniste, afficher son mépris des sciences humaines pour faire croire quon est un scientifique sérieux, dévaloriser les disciplines maniant des valeurs esthétiques ou morales pour leur opposer la neutralité et lobjectivité des véritables sciences. Au-delà de ces attitudes, en partie solidaires des stratégies des groupes de pression disciplinaires et de défense de territoire, il y a limage quon donne aux élèves de lintellectuel, de lenseignant, de celui qui aurait les moyens de comprendre beaucoup de choses mais qui choisit, parfois pour des raisons incompréhensibles, de se limiter.
Bien entendu il ne sagit pas dinviter le corps enseignant à donner, à des fins purement pédagogiques, une représentation idyllique de linterdisciplinaire. Personne ne serait dupe. Limage du savoir, de son unité et de ses découpages échappe en partie à la manipulation. Les élèves ont largement le temps, tout au long de ces années, de percer les façades à jour et de se faire une idée assez juste de ce qui intéresse vraiment, dans la vie, les adultes quils ont en face deux.
8. Léquilibre, pondération ou interaction ?
Suffit-il de doser divers types de savoirs ou de savoir-faire pour que la formation soit équilibrée ? Léquilibre, nest-ce pas la résultante dun incessant travail de reconstruction, de mise en relation, dintégration ? Comment les élèves intérioriseraient-il ce travail si les adultes ne le font pas et vivent dans le cloisonnement et la juxtaposition ?
Dans les systèmes physiques, il y a des équilibres stables, du moins tant que les conditions locales ne se transforment pas trop. Pour les systèmes vivants, cest différent : léquilibre nest jamais linertie, la conservation immobile ; cest toujours une reconstruction, le produit dun constant travail de compensation des déséquilibres qui ne cessent de samorcer.
Autre façon de dire que léquilibre nest quune limite, un passage, un état autour duquel le système vivant fluctue. Ce qui compte, ce sont les mécanismes de régulation, la capacité de retrouver léquilibre, voire de le redéfinir qualitativement à chaque moment de son histoire.
Si lon souscrit à cette conception, on devient très sceptique face à toute tentation dassimiler léquilibre à un dosage optimal dingrédients. Un diététicien vous dira naturellement quil est plus simple de conserver un équilibre physiologique en respectant dans son alimentation un certain nombre de proportions. Mais il sait en même temps parfaitement que le respect de telles proportions ne garantit pas léquilibre absolu, que les proportions changent dune personne à lautre et pour la même personne dun moment à lautre de sa vie, et enfin que léquilibre dépend de la capacité didentifier des risques ou des amorces de déséquilibre et de les neutraliser par une action appropriée.
On ne peut évidemment transposer facilement tout cela aux savoirs, qui ne sassimilent pas de la même façon. Reste lidée générale : léquilibre cest dabord une capacité daction et de rétroaction sur soi-même. Ce qui a des conséquences pédagogiques évidentes : développer léquilibre, cest développer des facultés dauto-analyse, de connaissance de ses propres fonctionnements. Cest ce quun sportif de haut niveau apprend à faire, se connaître très bien pour détecter à temps les baisses de régime, les montées dangoisse, les phases obsessionnelles et tout ce qui peut compromettre sa forme, qui est une incarnation de léquilibre.
Si lon conquiert son équilibre, on ne le fait pas nécessairement tout seul. Les autres peuvent y aider ou au contraire lempêcher. Une mère qui veut constamment suralimenter ses enfants par désir de bien faire, pour quils ne manquent de rien ou paraissent en bonne santé, leur interdit des équilibrations élémentaires, par exemple de sauter certains repas, davoir moins faim certains jours ou certaines semaines et dêtre un peu plus boulimiques à dautres moments. La coopération des autres est donc une ressource importante. Elle peut être passive, autrement dit laisser faire : si on ne me dit pas constamment de quoi jai besoin pour vivre, je pourrai en décider. La coopération peut être plus active, notamment au sens où les autres peuvent me proposer des modèles, des instruments dauto-analyse, des philosophies, des disciplines pour prendre ou respecter des décisions.
Favoriser la formation équilibrée, cest donc favoriser un certain type dinteraction entre maîtres et élèves et entre les élèves eux-mêmes. Ce qui renvoie à un certain climat de coopération et de confiance. Si la seule question quun professeur accepte de se poser, cest de savoir si les élèves maîtrisent ou non le programme, sil refuse de se demander pourquoi ils travaillent ou ne travaillent pas, sisolent ou investissent le groupe, sont agressifs ou passifs, il na évidemment aucune chance de contribuer à leur équilibre. Léquilibre, même si on le définit en termes dacquis cognitifs, passe évidemment par une dynamique plus large, relationnelle, affective, physiologique. Favoriser léquilibre dune personne, cest la traiter comme un système complet, cest refuser den nier une part sous prétexte " quon nest pas là pour ça ". Lécole nest pas un lieu de vie familiale, ni de thérapie, ni de dynamique de groupe ; cela ninterdit pas denvisager un certain élargissement des échanges, une prise en compte plus constante de tout le reste de lexistence des élèves, une implication plus personnelle des maîtres dans le métier.
Il est évident quune partie des professeurs vont déjà dans ce sens, vont parfois très loin. Il est non moins évident quil subsiste, dans lenseignement secondaire bien plus que dans le primaire, une tendance à mettre des limites et à ne pas faire entrer dans le rapport pédagogique toutes sortes de facettes des personnes, élèves ou maîtres.
9. Peut-on ignorer les lois de la transposition didactique ?
Enseigner, surtout au secondaire, cest progresser dans un " texte du savoir ", agencer et enchaîner des " objets " enseignables et évaluables. Cette logique peut-elle composer avec celle de léquilibre ? Ne conduit-elle pas à la segmentation, à lencyclopédisme, à laccumulation sans vue densemble, du seul fait que le savoir paraît alors gérable ? Est-ce le seul modèle ?
Cest un thème que jai déjà abordé à propos de lévaluation. Cest là quon saisit le plus clairement le conflit possible entre léquilibre des élèves et celui des maîtres. Car favoriser léquilibre des élèves, cest accepter une part daventure, dimprovisation, de réorganisation incessante des savoirs et des activités. Cest rompre avec les routines, les automatismes dans la progression et le travail scolaire, les repères confortables.
Dans une pensée utopique, on peut être tenté de mettre cette flexibilité et cette ouverture sur le compte dune attitude personnelle, plus ou moins généreuse, plus ou moins tournée vers lécole active et le souci des personnes.
Sans nier cette facette, jinsisterai plutôt sur le poids des programmes et de la structuration des savoirs. Comme le montre très bien Yves Chevallard, une fois les plans détudes et les manuels établis, il reste une assez large part dinterprétation quant aux détails des contenus, quant au poids des notions. En revanche, les lois de la transposition didactique laissent peu de degrés de liberté aux enseignants quant à la nature des leçons et des exercices quils vont donner pour " faire passer " un certain programme.
Linstitution ne saurait donc se borner à encourager " simplement " les maîtres à être plus souples, plus aventureux, plus à lécoute des élèves, plus soucieux de partir du vécu et des personnes. Il faut que les plan détudes soient réécrits dans cet esprit, quon saffranchisse de la liste impressionnante de passages obligés quils contiennent au détriment dune pédagogie de loccasion et de la négociation.
ça ne revient pas à donner carte blanche à chaque enseignant en lui disant " Faites au mieux ". Il faut tenter de doser autrement la part de la codification et la part de lautonomie, viser à substituer au contrôle par les textes une sorte dautocontrôle ou de contrôle mutuel, en favorisant par exemple le fonctionnement en équipes pédagogiques.
Sur ces thèmes, il faudrait beaucoup plus de temps pour approfondir. Ce que je retiendrai surtout, cest limpossibilité de dire : " Enseignez exactement la même chose quaujourdhui, dans le même ordre, avec les mêmes exigences et, par surcroît, favorisez léquilibre chez vos élèves ". Cest le type même de linjonction paradoxale, donc paralysante.
10. Léquilibre donne-t-il plus de sens aux savoirs ?
Y a-t-il des raisons de penser quune formation plus équilibrée réconcilierait les élèves avec le savoir et lécole. Le problème nest-il pas ailleurs, dans la nature du travail scolaire, du contrat didactique, de la relation pédagogique, du climat ?
Cest le doute le plus important et jaurais dû peut-être me limiter à lexpliciter. Il équivaut en somme à se demander si on ne sest pas trompé de thème et dobjet, à suggérer que cest moins léquilibre de la formation qui fait problème que son sens, dans lacception la plus forte du terme. Cest la réponse à la question implicite ou explicite : " A quoi ça sert tout ce travail, à quoi ça sert toutes ces connaissances quon doit assimiler puis manifester tout au long du parcours scolaire ? "
Toute réorganisation des programmes qui naffronterait pas clairement cette question pourrait aboutir à des formulations beaucoup plus séduisantes, voire " équilibrées " sur le papier, mais sans aucune incidence sur le terrain, par absence totale de modification du rapport au savoir et du sens du travail scolaire dans la tête des élèves, voire des maîtres.
Ce qui donne du sens, ce nest pas le dosage savant, cest la prise sur son propre sort, la démarche négociée, lexplicitation des buts et des contrats didactiques, lautonomie dans lorganisation du travail personnel, toutes sortes de dispositifs connus qui relèvent de ce quon appelle souvent école active et pédagogie coopérative.
Ce qui oblige le débat sur la formation équilibrée à puiser dans le fond commun des mouvements décole moderne.
Les pédagogues entretiennent entre eux une fiction commode : cest que les adultes sont, dans lécole, entièrement mus pas le souci des élèves. Certes, ils saffrontent, parfois durement, sur la conception de la culture et des programmes, sur lordre, le poids des diverses disciplines, les méthodes, les horaires. Mais cest toujours " pour le bien des élèves ".
Si elle ne parvient pas à rompre avec cette fiction, la réflexion sur la formation équilibrée des élèves nira pas très loin. Il faut absolument larticuler à une réflexion sur le sens du travail et le besoin déquilibre des adultes, et envisager sereinement la possibilité et même la probabilité dun conflit dintérêts entre adultes et adolescents, maîtres et élèves.
Dune certaine façon, tout le monde le sait ou le pressent. Reste à avoir le courage de mettre cartes sur table. Cest la seule façon par exemple de faire le départ, du côté des maîtres, entre des conforts et des conservatismes inacceptables et des besoins parfaitement légitimes de sécurité, de stabilité, de calme, de séparation entre vie professionnelle et vie privée, de responsabilité limitée.
Cest dire aussi que le conflit traverse le corps enseignant, quil oppose ceux qui nont aucune envie de changer et ceux qui veulent changer sans payer les pots cassés ou se retrouver demain dans des situations plus difficiles encore. Contrairement aux apparences, les camps ne sont pas figés. Ils se dessineront tôt ou tard. La position des uns et des autres dépendra en fin de compte de la façon dont ils auront compris les enjeux, pesé les risques et les chances. Limportant serait que chacun ne soit pas renvoyé à sa conviction première et solitaire, quil y ait un travail collectif, que les plus convaincus aient loccasion et le temps dexpliquer pourquoi, à leurs yeux, la formation équilibrée nest pas nécessairement une chimère
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