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Les maîtres primaires savent-ils écrire ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1990

Sommaire

I. Les pratiques de production écrite : inventaire

II. Faut-il savoir écrire pour enseigner à écrire ?


Question idiote, n’est-il pas vrai ? Les instituteurs ont été le fer de lance de l’alphabétisation, ce sont eux qui enseignent à lire et à écrire à tous les enfants. Il est donc évident qu’ils dominent l’écrit. Pourtant…

Ici, quelque pédant brandira peut-être une circulaire, une consigne ou un carnet scolaire pour stigmatiser une grossière erreur d’orthographe, montrant qu’en effet, les maîtres ne savent pas écrire correctement leur langue. Là n’est absolument pas la question. D’abord parce que, dans leur majorité, les maîtres primaires maîtrisent certainement l’orthographe beaucoup mieux que la plupart des adultes, y compris ceux qui ont des titres universitaires. Mais surtout parce que la maîtrise de l’orthographe n’est qu’une facette secondaire du savoir-écrire. Et qui le sera d’autant plus que se généraliseront les traitements de textes munis de correcteurs orthographiques. Le problème de l’orthographe d’usage est résolu, celui des accords est en voie de l’être. La rédaction assistée par ordinateur pourra compter sur des correcteurs syntaxiques et stylistiques de plus en plus efficaces : détection de phrases inachevées ou incorrectes, contrôle de la ponctuation, vérification ou proposition de formes verbales, repérage des répétitions de mots ou de formules, suggestion de synonymes ou d’autres constructions de même sens, exploration de champs sémantiques. Les programmes de traitement de textes (au sens large) évoluent vers l’intelligence artificielle, incorporant aux logiciels les savoirs des grammairiens, des lexicologues, mais aussi les savoir-faire et les normes stylistiques des professionnels de l’écriture.

Peut-on dire pour autant que les ordinateurs savent écrire ? Ils savent de mieux en mieux corriger, assister, faciliter le travail de rédaction d’un auteur. En un mot, il savent faire de plus en plus vite, de mieux en mieux, sans fatigue ni défaillance, ce que font les maîtres devant les brouillons de leurs élèves. Par l’absurde, les ordinateurs mettent en évidence une donnée essentielle : savoir corriger et améliorer le texte de quelqu’un d’autre n’exige pas qu’on sache écrire au sens plein du terme.

Qu’est-ce alors que savoir écrire ? C’est savoir construire un texte efficace, qui atteigne son but. Émouvoir, guider, faire rire, informer, insulter, rassurer, convaincre, instruire, amuser, interdire, effrayer, faire rêver, rappeler à l’ordre… On n’en finirait pas d’inventorier les buts que poursuivent les êtres humains à travers l’écrit comme à travers la communication orale. Le classements des actes de parole en quelques catégories bien claires n’est pas inutile, pour ne pas se perdre dans la diversité. À deux conditions toutefois :

Savoir écrire, c’est savoir agir sur autrui à travers l’écriture, savoir influencer ses émotions, ses sentiments, ses représentations, ses connaissances et ses actes à travers un texte écrit. Qu’il ait trois lignes ou cinquante pages, qu’il soit calligraphié sur parchemin ou griffonné sur n’importe quel méchant papier, qu’il soit digne de Pivot ou bourré d’erreurs n’est certes pas indifférent. Mais cela n’importe qu’en regard des effets attendus, non d’une norme scolaire ou lettrée qui s’appliquerait à tous les textes indépendamment d’une situation et d’une intention, d’un contexte et d’un environnement.

Dans cette perspective, la question n’est pas aussi idiote qu’il y paraît : les maîtres primaires savent-ils écrire ? Savent-ils construire des textes capables d’influencer les sentiments, les représentations, les actes d’autrui ? À vrai dire, on ne peut formuler à ce propos que des hypothèses. On ignore en effet largement les pratiques de rédaction des maîtres primaires, dans le cadre de leur métier d’abord, et plus encore dans leur vie personnelle et sociale.

Les enseignants ont pour tâche d’enseigner à leurs élèves à produire des textes. Il s’agit d’un savoir-faire. On admet généralement que pour enseigner une notion ou une connaissance, il faut la maîtriser, de préférence à un niveau nettement supérieur à ce qu’on attend des élèves au terme de leur apprentissage. Pourquoi en irait-il autrement d’un savoir-faire ? On conviendra donc que pour enseigner à écrire, un maître doit lui-même savoir écrire.

On ne peut prétendre enseigner efficacement à produire des textes sans avoir soi-même, comme adulte, une pratique relativement intensive et diversifiée de production écrite. Or on peut affirmer aujourd’hui :

  1. qu’une connaissance théorique des textes, de leur construction, de leur mode de production ne peut tenir lieu de maîtrise pratique ;
  2. qu’une très grande maîtrise de la lecture et de l’explication de texte n’équivaut pas davantage à une maîtrise pratique de la production écrite ;
  3. que la maîtrise de l’orthographe, de la grammaire, de la conjugaison n’est pas la maîtrise de la production de textes ;
  4. qu’il ne suffit pas que le maître sache produire, en moins de temps, avec moins d’erreurs et des résultats plus lisibles et convaincants, les textes qu’il demande à ses élèves.

Les maîtres ont-ils une pratique diversifiée et intensive de la production écrite ? Le seul fait de poser la question peut être interprété comme un discrédit de plus jeté sur la profession enseignante. Tel n’est pourtant pas le but. Il s’agit plutôt de se demander si la formation des maîtres est cohérente avec ce qu’on attend d’eux dans ce domaine, compte tenu de ce qu’on sait aujourd’hui des mécanismes de production de texte et des options didactiques préconisées dans le cadre de la rénovation de l’enseignement du français.

La question peut se poser pour les professeurs du secondaire qui enseignent le français. Elle vaut aussi pour d’autres savoir-faire. Si on la pose ici à propos des maîtres primaires et en matière de savoir-lire, c’est pour des raisons précises :

Dans ces conditions, il serait absurde de reprocher aux enseignants un manque de qualification. D’autant plus que le problème n’est pas neuf : si la rénovation n’a pas aujourd’hui une pédagogie du texte incontestable à proposer, elle ne fait que mettre en évidence le flou et l’inefficacité des pédagogies traditionnelles.

Il ne s’agit donc nullement de jeter la pierre aux enseignants, mais de se demander si toute pédagogie du texte ne se heurte pas au même obstacle : le fait que l’écriture soit pour beaucoup d’enseignants une pratique peu intensive, assez stéréotypée et surtout vécue comme un pensum ou un risque insupportable : risque d’être jugé, critiqué, en un mot remis dans la situation d’un élève…

Peut-être les recherches qui restent à faire (et qu’il faut faire), infirmeront-elles cette hypothèse. Elle ne relève pas cependant du soupçon a priori :

En cela, les maîtres ne se distinguent guère de la plupart des adultes de formation équivalente. Ce sont des produits de l’école. Ils sont, au gré du cursus, rédigés des portraits, des compositions, des dissertations ; ils ont pris des notes, présentés quelques rapports de laboratoire. Rien dans leur formation scolaire ne les a préparé mieux que la moyenne à la production écrite. À l’École normale ou aux Études pédagogiques, ils n’ont guère reçu de formation plus approfondie à la pratique de la production écrite. À Genève, on offre aux candidats, depuis peu, un Atelier d’écriture, mais c’est une mesure récente et sans doute insuffisante.

Avant d’investir davantage dans la formation initiale et continue, deux vérifications s’imposent :

  1. d’abord, il faut s’assurer que la majorité des maîtres n’ont pas, par d’autres itinéraires, l’occasion de s’engager dans une production écrite relativement intensive et diversifiée ; l’enseignement exige la maîtrise de divers savoir-faire qui ne peuvent être construits exclusivement par la formation professionnelle, ni même par la scolarisation antérieure ; l’important est de créer les conditions d’une expérience formatrice lorsqu’elle ne se présente pas spontanément.
  2. ensuite, il faut explorer de façon plus approfondie les liens entre pratique personnelle du maître et pédagogie du texte ; on ne peut se contenter d’une pétition de principe.

Sur ces deux points, il nous manque des données fiables. Pour préparer les recherches nécessaires, on peut avancer d’ores et déjà dans la construction conceptuelle.


I. Les pratiques de production écrite : inventaire

L’enseignement est un métier intellectuel et de communication ; on y fréquente des textes à longueur de journée ; est-ce l’occasion d’en produire ? Par ailleurs, les maîtres font partie des couches instruites de la population, dont la participation à la vie sociale passe fréquemment par l’écrit. Distinguons donc écrits professionnels et non professionnels.

A. Les écrits professionnels des maîtres

Tous les maîtres primaires ont l’occasion de rédiger des textes destinés aux parents (bulletins scolaires et circulaires). Dès que leurs élèves savent lire, la plupart rédigent des consignes (pour les devoirs, les exercices, les épreuves) et des commentaires plus ou moins succincts en marge des travaux rendus. Il arrive, mais c’est déjà moins généralisé et moins fréquent, qu’un maître rédige un avis à propos d’un élève, en vue de sa promotion, de son orientation, de sa prise en charge par un service social ou médico-pédagogique. Dans certains systèmes scolaires, les maîtres sont astreints ou enclins à rédiger un journal de classe que l’inspecteur ou le directeur pourra consulter à des fins de contrôle.

Là s’arrêtent les textes dont la rédaction est inscrite dans le cahier des charges. Encore faut-il nuancer : les textes destinés aux élèves sont fonction de leur maîtrise de la lecture. Même dans les grands degrés, il s’agit en général de quelques lignes, rédigées selon des modèles très stéréotypés : formulation d’un problème mathématique, d’une question à propos d’une lecture, d’un sujet de composition ou d’une consigne ou de phrases isolées en vue d’un exercice ou d’une recherche, de quelques lignes à travailler à la maison. Quant aux textes adressés aux parents, ils vont en général de quelques lignes à une page manuscrite, en principe quelques fois dans l’année, à la fin des périodes d’évaluation ou en vue d’événements ponctuels : réunion de parents, classe verte, démarches administratives (assurances, inscriptions).

Les autres textes rédigés dans le cadre professionnel ne sont pas inscrits dans le cahier des charges. J’en distinguerai trois destinataires principaux : les élèves, les collègues avec lesquels on travaille, les autres acteurs actifs dans le champ scolaire. Dans ces trois domaines, on peut faire l’hypothèse que les pratiques sont extrêmement variées, qu’elles dépendent de parcours et de choix personnels bien plus que d’une commune appartenance à la profession enseignante.

Écrire pour ses élèves

On pense d’abord aux écrits théoriques : explications, définitions, règles de grammaire, indications de méthodes et marches à suivre, fragments de théorie en mathématique ou sciences naturelles, résumés d’histoire ou de géographie. Tout dépend des choix pédagogiques du maître et du jugement qu’il porte sur les moyens d’enseignement : aujourd’hui, en Suisse romande, on dispose, grâce aux moyens officiels d’enseignement, aux moyens disponibles dans le commerce et aux photocopieuses d’une pléthore de textes tout faits ; un maître peut donc parfaitement se borner à utiliser les textes existants, au besoin en faisant des extraits et des montages ; à l’inverse, rien n’empêche un maître d’écrire des pages et des pages destinées à compléter, à illustrer, à encadrer, voire à remplacer complètement les moyens imprimés. Les technologies actuelles, traitement de texte et programmes graphiques, imprimantes à laser et photocopieuses, permettent toujours davantage à chacun d’être " son propre éditeur " ; mais beaucoup de maîtres n’ont pas attendu ces instruments pour rédiger des " polycopiés " et autres supports et compléments de cours. On ne sait pas grand chose des pratiques des enseignants primaires dans ce domaine. On voit circuler des documentaires d’histoire suisse, des constats de grammaire, des mémentos ad hoc, des monographies. Mais que représentent ces écrits par rapport à ce qui ne circulent pas, ne sort pas de la classe ? Quelle est la proportion des enseignants qui produisent des écrits théoriques, avec quelle fréquence, dans quels buts ? Bien malin qui pourrait affirmer quelque chose à ce sujet.

Autre inconnue : la pratique du compte-rendu écrit des activités conduites en classe est-elle l’exception ou la règle ? Combien de maîtres ont-ils l’habitude de mettre en forme, au tableau ou sur papier, le résultat d’une discussion, d’une recherche, les étapes d’une démarche, les paramètres d’une décision ? Il est évident que la présence d’un tableau noir dans toutes les classes, et souvent d’un rétroprojecteur, suggèrent que beaucoup de maîtres recourent à l’écrit pour organiser la communication avec leur classe. D’un classement ou de quelques mots clés à un texte construit, il y a une marge.

On n’en sait pas davantage sur les écrits de fiction produits à l’intention des élèves : sans doute connaît-on quelques maîtres qui écrivent de courtes pièces, des contes, des nouvelles, des énigmes, des poèmes. Est-ce une pratique très commune ? On peut en douter.

Enfin, on ne sait guère mieux quelle est la part du maître dans les textes rédigés par les élèves. Les pédagogies modernes de l’expression écrite conseillent aux maîtres des petits degrés de transcrire les récits d’enfants trop jeunes pour rédiger, aux maîtres des grands degrés d’engager leurs élèves dans des activités-cadres de production de texte parfois ambitieuses : monographie documentaires, romans ou contes, pièces de théâtres, rapports d’enquête, correspondances scolaires. Les enquêtes romandes suggèrent que ces pratiques sont encore loin d’être majoritaires. Lorsqu’elles existent, quelle est la part du maître dans l’écriture proprement dite ? On se doute qu’il anime, incite, organise, corrige, infléchit la démarche. Est-il coauteur du texte, implicitement ou explicitement ? On peut se demander, sachant la difficulté de l’écriture collective et le poids des normes, combien de production de classes sont en fait des écrits du maîtres entouré de ses élèves…

Écrire pour ses collègues proches

L’incertitude est tout aussi grande en ce qui touche aux écrits professionnels liés à la marche des établissements, au fonctionnement des équipes pédagogiques et à la formation continue.

Pendant longtemps, les écoles primaires ont fonctionné sur la base d’écrits administratifs venus d’en haut, que ce soit du ministère ou de l’inspecteur. Ces textes n’appelaient pas en général de réponses. Au mieux les maîtres avaient-ils à remplir des formulaires ou des questionnaires à choix multiples, Les journaux de classe ou les rapports d’activité éventuels étaient et restent en partie des textes rituels, sans destinataire certain. Le fonctionnement de l’école change cependant :

Cette évolution a été préparée souvent par l’émergence d’équipes pédagogiques dont la création et la survie passaient par une négociation avec l’institution et les collègues, par des écrits consignant des objectifs, des tâches, des fonctionnements, des évaluations.

Enfin, le développement de la formation continue peut donner des occasions de formuler des projets ou des besoins, de participer à des travaux de didactique ou à des groupes de recherche, avec un recours plus intensif à l’écrit pour décrire sa pratique, transmettre des notes à des collègues, exprimer une demande de formation, satisfaire à une évaluation. Le fait qu’un fraction des enseignants poursuivent en parallèle des études universitaires va dans le même sens.

Dans tous ces cas de figure, l’évolution du système semble favoriser l’expression écrite dans les rapports de travail entre collègues. Reste à savoir si cet espace de communication écrite est réellement utilisé et par qui.

Écrire pour le système

Le destinataire est alors beaucoup plus diffus. On ne s’adresse plus à des gens qu’on connaît, qu’on fréquente presque chaque jour ; l’écrit n’est plus le complément et la mémoire de la conversation, mais son substitut. Les pratiques sont alors beaucoup plus disparates encore, car s’il est difficile de s’isoler complètement des dynamiques locales, à l’échelle de l’établissement, rien n’oblige un maître à s’impliquer dans le fonctionnement du système scolaire à une plus large échelle.

Quelles sont les activités débouchant sur une expérience de rédaction ? Il y en a plusieurs :

Dans ces divers domaines, la pratique intensive de la rédaction est semble-t-il le fait d’une minorité. Le rédacteur en chef d’une revue syndicale fait en quelque sorte un double métier, instituteur et journaliste. D’autres participations sont plus épisodiques. Dans nombre de commissions techniques (didactique, évaluation, horaire scolaire, programmes), ce sont souvent des permanents (chercheurs, spécialistes, inspecteurs) qui prennent la plume.

Le système scolaire a toujours offert à une partie des enseignants des possibilités d’engagement en dehors de leur classe. Ces possibilités semblent s’accroître, en raison tant d’un climat favorable à la participation que de la multiplication des dossiers exigent études et concertations. Reste à savoir si beaucoup de maîtres trouvent dans ces ouvertures l’occasion de rédiger.

B. Les écrits non professionnels

Une observation attentive du fonctionnement des établissements et des systèmes scolaires donne une idée des pratiques professionnelles possibles et dominantes des enseignants en matière d’écriture. Les pratiques non professionnelles sont plus faciles à imaginer, puisqu’elles ne distinguent pas les enseignants de tous les autres adultes dans leur rapport à l’écrit. En revanche, elles relèvent de la sphère privée et on le connaît moins bien encore que les pratiques professionnelles.

Certains enseignants collaborent avec la presse sur des thèmes sans rapport avec l’école. D’autres écrivent des romans, des essais, des livres pour enfants, des bandes dessinées, des poèmes, des biographies, des ouvrages documentaires ou scientifiques. Ces textes sont pour une part publiés, parfois à compte d’auteur ou dans des périodiques de diffusion limitée. Il ne semble pas que les enseignants primaires soient légions à pratiquer le journalisme ou l’édition à côté de leur métier.

Cela signifie-t-il que les autres n’écrivent pas en dehors de leur métier ? Nullement. Il existe d’autres formes d’écriture, moins publiques :

Dans quelle proportion et avec quelle intensité les maîtres primaires d’aujourd’hui sont-ils engagés dans de telles activités ? On ne le sait guère, faute d’enquêtes orientées dans ce sens.


II. Faut-il savoir écrire pour enseigner à écrire ?

Il faut être un peu musicien pour enseigner la musique, savoir vaguement dessiner pour enseigner le dessin. De même pour les activités créatrices sur textile, les travaux manuels, l’éducation physique. On exige des maîtres spécialisés une véritable formation de praticiens d’un art ou d’un sport, des maîtres généralistes une certaine aisance.

Dans les arts et métiers, il est évident que la formation doit être confiée à des professionnels. Traditionnellement, le maître sait faire tout ce qu’il enseigne à l’apprenti.

Ces évidences se fissurent dès qu’on parle des savoir-faire intellectuels. Dans les écoles secondaires, les professeurs qui enseignent la biologie, la mathématique, l’histoire ou le français n’ont souvent pour seule pratique de leur discipline que celle qu’ils doivent à leurs études. Est-ce suffisant pour enseigner des savoir-faire ? On fait comme si, du moins jusqu’au niveau de la maturité. Aucun professeur de français ne doit témoigner d’une pratique du journalisme ou de la création littéraire, aucun scientifique ne doit faire état de travaux personnels de recherche au-delà de la licence.

C’est une caractéristique de l’enseignement général par rapport aux enseignement pratiques et professionnels : l’expérience et la maîtrise pratiques des maîtres sont, en moyenne, moins fortes.

Il y a à cela des raisons évidentes, du moins en apparence : la formation initiale et continue de physiciens ou d’historiens créatifs, ayant l’expérience de la recherche et de la communication scientifique, coûterait certainement plus cher que la formation de professeurs de physique ou d’histoire. L’école publique ne peut ou ne veut assumer ni ce coût ni les difficultés d’organisation qui iraient de pair avec d’autres exigences.

Le problème n’est en réalité jamais posé en ces termes, parce que la formation universitaire paraît largement suffisante pour enseigner les connaissances et savoir-faire de base. À l’école secondaire, on ne forme pas des historiens ou des physiciens, on donne des notions et des techniques élémentaires. Il n’apparaît donc pas nécessaire que les enseignants en sachent davantage.

Dans l’enseignement primaire, ce raisonnement est encore plus commun puisqu’il s’agit d’une formation élémentaire. On exigera des maîtres qu’ils sachent et sachent faire, mieux et plus sûrement, ce qu’ils exigent de leurs élèves. Sans doute trouverait-on anormal qu’un enseignant ne sache pas lire une carte, construire un triangle rectangle ou conjuguer un verbe au subjonctif. Il doit être un modèle irréprochable, ce qui n’a rien à voir avec un praticien confirmé.

Reste à savoir si on peut continuer à raisonner aussi sommairement alors même que les rénovations :

Pourquoi faut-il que le maître ait une pratique personnelle relativement diversifiée et intensive de la production de textes. Pour plusieurs raisons.

A. Mettre la main à la pâte

Écrire est fort difficile même pour des adultes entraînés. Il est absurde de penser qu’on apprend mieux en étant confronté seul à l’ensemble des difficultés de la tâche. Une pédagogie du texte ne saurait considérer l’écriture comme une épreuve individuelle. La classe offre un environnement privilégié pour une écriture coopérative. De cette coopération, il n’y a aucune raison d’exclure le maître sous prétexte qu’il n’est pas là pour apprendre.

Bien entendu, il ne faut pas qu’il écrive tout, ni même qu’il contrôle tout. Mais rien n’empêche qu’il contribue fortement au travail collectif. Contrairement à son rôle dans d’autres domaines (discutable d’ailleurs), il n’a aucune raison de rester figé dans le rôle de celui qui observe, juge et corrige. Aucune pédagogie du texte si le maître ne manifeste pas le goût d’écrire, s’il ne s’expose pas à la lecture et à la critique de ses élèves.

L’important n’est pas d’incarner un modèle, mais de contribuer à une production, ce qui est tout à fait différent. Lorsqu’un maître construit un décor, il fait avec ses élèves. La production écrite collective n’est pas d’une autre nature. Il s’agit de résoudre des problèmes les uns après les autres, d’organiser, d’anticiper, de bricoler, d’améliorer au moment où on trouve une nouvelle idée.

L’engagement du maître dans la production écrite va de soi dans les petits degrés, lorsqu’il aide l’élève à organiser son texte et le met par écrit à sa place. Les maîtresses de première et deuxième primaires qui interviennent de la sorte n’ont pas l’impression d’empêcher leurs élèves d’apprendre ; elles sentent bien, au contraire, qu’elles créent les conditions pour que la tâche soit accessible, que l’élève ne se décourage pas et ait l’impression d’arriver à un produit conforme à ce qu’il a en tête.

La nature de l’assistance évolue sans doute au file des années, mais pas son principe. Il s’agit moins de transcrire que de soutenir le travail de rédaction, qu’il soit individuel ou collectif. À l’école, on ne gère pas de droits d’auteurs et seule l’évaluation sommative traditionnelle peut justifier qu’on laisse un élève seule devant sa feuille blanche. Le vrai problème n’est pas de savoir s’il faut intervenir, mais comment le faire à bon escient.

Seule une pratique personnelle de la production de texte peut conduire le maître à adhérer vraiment à cette option didactique. Sans expérience de l’écriture, il gardera une vision normative et théorique du travail d’écriture. Il interviendra comme lecteur plus ou moins exigeant, non comme coauteur dans une situation de résolution de problèmes.

B. Un rapport pragmatique à l’écrit

Comme lecteur instruit, pétri de grammaire, convaincu que le plus important est de n’oublier aucune négation et de ne pas répéter un mot dans le même paragraphe, le maître n’est d’aucune aide à l’élève. Il fait plutôt obstacle, car il ne sait pas vraiment ce qu’écrire veut dire, il se fixe sur la correction de la forme, la richesse du vocabulaire, l’élégance du style, alors que la régulation devrait être d’ordre pragmatique. Un texte est bon s’il atteint son but. Encore faut-il qu’il ait un but. Parfois ce sera un " vrai " but : les élèves seront acteurs dans une " vraie " situation où l’écrit est un instrument. Mais rien n’empêche de " faire comme si ". Ce qui est déterminant, c’est le degré auquel il est évident pour le maître que la production de texte est une activité stratégique.

Les nouvelles pédagogies du texte mettent l’accent sur des écrits sociaux, considérés comme des actes dans ses situations où il y des enjeux. Fort bien. Reste à savoir si un maître qui n’a pas l’expérience personnelle de l’écriture comme action communicative peut-il réellement prendre au sérieux les notions de destinataire, contexte, stratégie discursive, actes de paroles. Avec un peu de bonne volonté, il pourra retenir des définitions et organiser des exercices d’analyse. Pour animer une activité de production de texte, il faut davantage.

C. Le sens de l’occasion

Lorsqu’on aura remplacé une liste de notions par une liste d’activités langagières programmées, sera-t-on bien avancé ? L’une des difficultés d’une pédagogie du texte est de saisir des occasions, de réagir à des événements. Pour cela, il faut une attitude pédagogique ouverte à l’imprévu, une capacité d’improvisation, une organisation souple du travail en classe. Mais il faut aussi identifier les occasions. On peut bien sûr imaginer une interminable " check-list ". Le seul dispositif fiable, c’est l’intuition du maître face à l’événement, intuition qu’il se passe quelque chose et qu’il vaut la peine de s’y intéresser ; pas nécessairement pour " faire un texte ", mais pour en discuter, prendre parti, s’informer et déboucher parfois sur une production. Il est sûr que l’expérience personnelle est une façon de développer une telle intuition. Celui qui écrit des histoires repérera facilement l’incident, l’anecdote dont on part pour inventer une histoire ; celui qui milite dans un cadre ou un autre saura à quel moment l’écrit permet d’atteindre son but ; celui qui a l’habitude, comme adulte, de rédiger des comptes-rendus, des observations, des projets, des articles, transposera facilement à sa classe.

D. La pensée, l’oral, l’écrit

Les nouvelles pédagogies du texte insistent sur la phase de pré écriture, la phase où se construisent les représentations et les intentions qui sous-tendent la " mise en mots ". Cette phase peut être solitaire. Elle est souvent plus productive s’il y a interaction, même si l’écriture est ensuite individuelle.

Quiconque a une pratique personnelle de la production de textes sait d’expérience que l’écriture se prépare autrement que le nez collé sur une feuille blanche, que la rédaction est le prolongement d’un processus intellectuel et social amorcé en général dans un autre cadre, souvent avant même qu’on décide d’écrire. On sait alors qu’on ne perd pas son temps en bavardages si l’on discute avant d’écrire. On sait que la structure du discours peut s’articuler sur certaines phrases clés, mais qu’elle passe plutôt par une organisation théorique ou une stratégie argumentative qui prennent forme bien avant d’être mises en phrases, parfois inconsciemment, voire pendant le sommeil. On sait que la langue et la pensée ont des rapports complexes, que ce n’est pas toujours la même qui entraîne ou qui bloque l’autre. On sait que l’écrit et l’oral sont souvent deux façons de poursuivre le même but. Tout cela, comment en être convaincu sans expérience personnelle. Est-ce communicable à travers un discours théorique ?

***

Une pédagogie du texte est inséparable de représentations de la langue, de la communication, de l’apprentissage, des mécanismes qui sous-tendent la lecture aussi bien que la production écrite. Psycholinguistique et sociolinguistique avancent dans le sens de représentations réalistes des processus en jeu. On sait de mieux en mieux ce qui se passe vraiment dans une conversation ou une opération textuelle. Ce savoir abstrait suffit-il ? On pourrait soutenir qu’il aide plutôt à nommer et à légitimer ce dont on a l’expérience directe. Il ne remplace pas la pratique personnelle. Pour celui qui n’écrit jamais, les notions de contexte, d’organisateur, de stratégie, d’acte de parole pourraient bien n’être que des concepts à transmettre aux élèves de la même façon que les notions grammaticales, par l’alternance de définitions et d’exercices de repérage. Rendre les maîtres savants en théorie du texte pour que leurs (bons) élèves brillent en grammaire du texte, est-ce l’avenir ?

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