Source et copyright à la fin du texte

 

Repris dans Perrenoud, Ph. : La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre V.

 

 

 

Pratiques pédagogiques et métier
d’enseignant : trois facettes

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1991

Sommaire

A. Entre routine et improvisation réglée

B. Transposition didactique

C. Traitement des différences

Un fil conducteur : ne pas sous-estimer la raison pratique

Références


L’une des questions cruciales est de savoir, lorsqu’on pense un dispositif et un curriculum de formation initiale, si l’on se réfère à des pratiques pédagogiques idéales (maîtrise, rationalité, objectifs clairs, transposition intelligente, contrat didactique novateur, pédagogies actives et différenciées, évaluation formative, etc.) ou aux pratiques effectives, celles qu’on pourrait observer dans les salles de classe aujourd’hui.

On admettra qu’à elle seule la formation initiale ne saurait transformer du tout au tout le métier d’enseignant, lever les pesanteurs de la salle de classe et de l’établissement, inverser les mécanismes générateurs d’inégalités ou neutraliser les logiques usuelles d’action des élèves, des collègues, des parents, de l’administration. À l’inverse, former des maîtres nouveaux à l’exemple de leurs collègues en place serait absurde. Il y a sans doute un optimum à trouver entre réalisme conservateur et idéalisme béat (Perrenoud, 1988).

Je me place ici du côté du réalisme novateur, défini comme la juste prise en compte des caractéristiques les plus fondamentales de la pratique pédagogique et du métier d’enseignant, celles qui participent non de la mauvaise volonté, des traditions, des paresses, non du manque de sérieux ou de formation, non du dysfonctionnement occasionnel des systèmes, mais de la nature même du travail des enseignants dans une organisation.

Le réalisme, en pédagogie, ce n’est pas la plus forte pente. Il est constamment neutralisé par :

Je ne puis ici que m’attaquer à ce dernier obstacle. Voir la pratique telle qu’elle est, en prenant de la distance par rapport aux idéalisations, suppose une théorie. Faute de pouvoir la constituer entièrement dans ce cadre, je m’en tiendrai à trois facettes, qui n’épuisent pas la réalité des pratiques (je ne parlerai pas, par exemple, des dimensions relationnelles et communicatives), et moins encore la réalité du métier, qui suppose, au-delà de ce qui se passe en classe, une insertion dans un établissement, un corps professionnel, une carrière et un cycle de vie. Néanmoins, la formation des maîtres risque d’être fort peu convaincante si elle ne se fonde pas, au minimum, sur une représentation construite selon les trois axes suivants :

A. La pratique entre routine et improvisation réglée.

B. La transposition didactique entre épistémologie et bricolage.

C. Le traitement des différences entre indifférence et différenciation.

Selon chacun, je ne pourrais qu’esquisser l’analyse, en renvoyant à d’autres travaux. D’une certaine façon, la reconnaissance de ces perspectives importe davantage que leur explicitation :

Tout n’est pas alors résolu. Mais la rupture est faite avec l’image rationaliste et simpliste de l’action, des savoirs, de l’élève, et c’est l’essentiel.

 
A. Entre routine et improvisation réglée

Une bonne partie des actes d’enseignement ne sont pas, ne sont plus ou n’ont jamais été sous le contrôle de la raison et du choix délibéré.

Pour une part, le métier est fait de routines que l’enseignant fait fonctionner de façon relativement consciente, mais sans mesurer leur arbitraire, donc sans les choisir et les maîtriser vraiment. C’est la part de reproduction, de tradition collective reprise à son compte ou d’habitudes personnelles dont l’origine se perd.

D’autres moments de la pratique sont l’expression de l’habitus, système de schèmes de perception et d’action qui n’est pas entièrement et constamment sous le contrôle de la conscience. En raison soit de l’urgence, soit du caractère inavouable ou impensable de la pratique, le maître fait des choses qu’il ignore ou préfère ne pas voir.

1. La tentation rationaliste

Pour toutes sortes de raisons, la pratique pédagogique est volontiers présentée comme plus consciente et rationnelle qu’elle ne l’est en réalité :

2. Le risque de cécité

À ne pas voir que l’action pédagogique est en partie une action spontanée improvisée dans l’urgence, ou au contraire engluée dans des routines impensées à force d’être intériorisées, les formateurs courent un risque majeur : n’avoir aucune prise sur ce qui détermine une bonne partie des actes professionnels.

Certes, à court terme, ils font l’économie d’un problème difficile : comment agir sur l’habitus professionnel, l’inconscient, les automatismes. À long terme, si la formation doit optimiser l’enseignement, cette économie est indéfendable, car elle abandonne au hasard une partie des qualifications.

3. L’enseignant englué dans la routine

Dix à vingt-cinq heures par semaine, durant toute l’année scolaire, l’enseignant fait face à un groupe auquel il propose des activités qui suivent un schéma de base (variable selon ses options didactique et la discipline). D’année en année, les programmes évoluent peu, les élèves se ressemblent, les conditions de travail sont relativement semblables.

Si bien que certaines situations se répètent. Pas dans leur détail. Mais les ressemblances sont telles qu’une réponse stéréotypée suffit. Face à l’élève qui n’écoute pas, qui ne se met pas au travail, qui tente de " passer entre les gouttes ", qui affirme ne pas comprendre la consigne, qui dit " Encore ! ", qui s’agite sur sa chaise, qui bafouille au tableau noir, le maître sait que faire sans avoir à se poser longuement la question. Impression de connu, de déjà vu, de déjà fait.

Sait-il ce qu’il fait ? On peut en douter. Certes, devant un incident critique, le maître pourra en général prendre conscience de sa pratique ; interviewé, il saura en partie la verbaliser. Mais au jour le jour, aussi longtemps que ses réponses fonctionnent plus ou moins efficacement, il n’a pas besoin d’en prendre une conscience claire. Donc, par exemple, en temps ordinaire, un maître expérimenté ne sait pas, ne sait plus :

Ces actions passent souvent pas des messages elliptiques ou non verbaux, par une posture ou une mimique dissuasive ou incitative.

4. L’enseignant pris par l’urgence

Toutes les situations d’enseignement ne sont pas stéréotypées. Certaines sont inédites. Ou, à défaut d’être originales, suffisamment complexes ou ambiguës pour que l’action à mener ne saute pas aux yeux. Par exemple :

Dans ce cas, il faut improviser, prendre une décision sans avoir ni le temps, ni les moyens de la fonder rationnellement. L’enseignant puise alors dans sa personnalité, son habitus davantage que dans des raisonnements ou des modèles.

5. L’enseignant qui préserve son image de soi

Hormis la routine et l’urgence, l’enseignant a une troisième raison de ne pas savoir exactement ce qu’il fait en classe : c’est le pressentiment qu’une lucidité totale nuirait à son estime de soi. Aucun enseignant n’aime prendre conscience de ses trucs pour manipuler les élèves, de ses tics, de ses dérapages verbaux, de ses colères, de ses moments de sadisme ou de panique, de ses incohérences, de ses réactions de défense ou d’embarras, de stress ou de doute.

Dans un " métier impossible ", on est nécessairement conduit à faire des choses dont on n’est pas très sûr ou pas très fier. Le savoir constamment serait destructeur.

6. Une théorie réaliste de la pratique

Toute théorie de la pratique enseignante relève pour une part d’une approche psychanalytique, en raison des fortes composantes relationnelles et affectives du métier, mais aussi de la tension entre un idéal de maîtrise, de probité, de cohérence, de compétence et une réalité plus nuancée. Mais il serait réducteur d’identifier la part d’inconscient au refoulé. Piaget a plaidé avant Bourdieu pour un inconscient pratique, lié simplement à une sorte d’économie de fonctionnement.

La notion d’habitus, élaborée par Bourdieu, permet d’articuler conscience et inconscience, raison et autres mobiles, décisions et routines, improvisation et régularités.

L’habitus, c’est la " grammaire génératrice des pratiques ", le système de schèmes qui gouvernent aussi bien l’improvisation (dans l’illusion de la spontanéité) que l’action planifiée, l’évidence que le doute méthodique, l’invention de stratégies nouvelles que la mise en œuvre de schémas et de recettes, les conduites inconscientes ou routinières que les décisions.

 
B. Transposition didactique

La genèse des savoirs savants ou des pratiques sociales n’a en général guère de rapports avec leur mode d’appropriation dans le cadre scolaire : l’apprentissage est coupé d’une pratique et de besoins réels, il se fait dans des situations d’apprentissage plutôt que de résolution de vrais problèmes, l’évaluation est externe plutôt que fondée sur la réussite ou l’échec de l’action, la maîtrise théorique et le respect des règles l’emportent sur l’efficacité pratique, la compétition et l’obligation altèrent les rapports sociaux.

Mais surtout, le savoir, pour être enseigné, acquis, évalué, subi des transformations : segmentation, découpage, progression, simplification, traductions en leçons, cours et exercices, enfermement dans des moyens préconstruits (manuels, brochures, fiches).

Il doit en outre s’inscrire dans un contrat didactique gérable, qui fixe le statut du savoir, de l’ignorance, de l’erreur, de l’effort, de l’attention, de l’originalité, des questions et des réponses.

La transposition didactique des savoirs et l’épistémologie qui sous-tend le contrat didactique puisent dans bien autre chose que la maîtrise académique des connaissances.

1. Une séparation irrecevable

Aujourd’hui encore, de façon générale, la structure des formations initiales le confirme, le métier d’enseignant paraît se caractériser par la juxtaposition d’une compétence académique (maîtriser les savoirs) et d’une compétence pédagogique (maîtriser la transmission des savoirs). Rien n’est plus fallacieux.

Enseigner, c’est notamment bricoler les savoirs pour les rendre enseignables, " exerçables " et évaluables dans le cadre d’une classe, d’une année, d’un horaire, d’un système de communication et de travail. C’est ce que Chevallard, après Verret, nomme transposition didactique.

2. La transposition didactique

C’est l’ensemble des transformations que l’école fait subir aux savoirs et plus globalement aux pratiques et aux cultures pour les rendre enseignables. On distingue trois phases :

Les enseignants, collectivement, à travers les associations et d’autres instances, participent à l’élaboration du curriculum formel (programmes, mais aussi méthodologies et moyens d’enseignement qui en sont souvent l’explicitation par l’exemple et l’exercice).

Ils sont les acteurs principaux de la seconde phase.

3. Temps didactique et construction des connaissances

Le bricolage principal consiste à chercher un improbable compromis entre deux logiques :

La première logique permet au maître de retomber sur ses pieds en fin d’année, de progresser régulièrement dans le programme, de découper en leçons, modules, séquences didactiques gérables une matière substantielle.

Mais elle se heurte à la seconde logique, qui passe par des cycles, des retours en arrière, des raccourcis, des chemins de traverse, des temps de latence et des restructurations foudroyantes, des mises en relation et des cloisonnements inattendus.

4. Territoires, objets, découpages du curriculum

Dans la vie, les pratiques et les savoir-faire sont souvent mêlés. Les savoirs savants les plus pointus sont souvent au carrefour de plusieurs disciplines, là où l’on remet en question les paradigmes et les découpages institués du réel.

Dans l’école, pour rendre possible la division du travail entre professeur, la gestion du temps scolaire, la progression des acquis au long du cursus, l’attribution de moyens d’enseignement, on est tenu de respecter des découpages stables, de travailler des objets bien identifié, le théorème de Pythagore, l’accord du participe, le subjonctif, le 17ème siècle, etc.

L’école et les enseignants passent donc une partie de leur temps à définir et à maintenir des séparations qui n’ont de statut et de fonction que dans la transposition didactique.

5. Gérer des situations didactiques

Il ne suffit pas d’exposer les connaissances pour qu’elles soient assimilées. Mêmes les pédagogies traditionnelles sont des pédagogies actives, en un sens limité : elles créent des exercices, des travaux pratiques, des moments de drill, de mémorisation.

La transposition didactique est aussi une traduction pragmatique des savoirs en activités, en situations didactiques. Situations qu’il faut planifier, introduire, animer, coordonner, conduire à une conclusion.

Ces impératifs pratiques, dans le cadre plus général d’une gestion de classe, obligent à nombre d’accommodements avec le savoir, à transformer en problèmes, tâches, questions, projets, énigmes, etc.

5. Mettre les élèves au travail

Dans le contrat pédagogique, il y a certes des éléments relationnels, des compétitions à gagner, des profits de distinction, des récompenses, des reconnaissances, toutes choses largement étrangères aux contenus de l’enseignement.

Mais le maître tente aussi de s’assurer de la coopération des élèves dans le registre des savoirs. Il tente de créer puis d’entretenir l’intérêt des élèves, au prix d’une certaine mise en scène, d’une dramatisation des apprentissages, d’un suspense, d’une mise en relation avec des expériences de vie ou des projets.

6. Donner un statut aux savoirs dans le contrat didactique

Le contrat didactique règle le statut des savoirs dans la classe Les élèves s’attendent à comprendre grosso modo les leçons et les consignes, ils s’habituent à un traitement explicite des erreurs et de l’ignorance, ils savent quand ils ont droit à être aidés et quand ils doivent se débrouiller seuls, ils s’accoutument à une dose acceptable d’incertitude, ils intériorisent certaines procédures de délimitation des activités et des objets de savoir, d’administration de la preuve logique ou empirique, ils savent quels genres de questions et de réponses peuvent être formulées dans le dialogue maître-élèves.

7. Des savoirs et savoir-faire évaluables

Le contrôle des acquis relève du contrat didactique, mais son importance dans la pratique pédagogique justifie qu’on en traite séparément. Alors que dans la vie la construction des connaissances trouve sa régulation principale dans l’action, donc une forme d’autoévaluation, en classe, le savoir doit être manifesté, le plus souvent, dans des situations artificielles, en l’absence de besoins, projets ou problèmes réels, et dans des formes standardisées qui autorisent l’attribution de notes ou toute autre fabrication de classements.

8. Y a-t-il une bonne transposition ?

Le réflexe de la noosphère, la sphère où l’on pense et prescrit les pratiques pédagogiques, est désormais de rationaliser, d’optimiser la transposition, de la placer sous le contrôle de modèles. Tentation compréhensible, mais qui fait bon marché d’une réalité : la transposition résulte en partie de la résistance du réel, de l’environnement, des élèves. Résistance à jamais irréductible ! Parce qu’elle est incarnée par d’autres acteurs et des processus qui dépassent chacun.


C. Traitement des différences

Quel que soit le degré de sélection préalable, enseigner c’est être confronté à un groupe hétérogène (du point de vue des attitudes, du capital scolaire, du capital culturel, des projets, des personnalités, etc.).

Enseigner, c’est ignorer ou reconnaître ces différences, les sanctionner ou tenter de les neutraliser, fabriquer à travers l’évaluation informelle et formelle de la réussite et de l’échec, façonner des identités et des trajectoires.

Or les didactiques sont généralement muettes sur les différences, elles parlent d’un élève " moyen " ou d’un sujet épistémique, ignorent la difficulté de " faire aimer les mathématiques à une jeune fille qui aime l’ail ".

1. Il n’y a pas d’élève au singulier

Pour deux raisons :

Toute formation qui traite de l’élève au singulier, toute méthodologie qui ne s’intéresse qu’à un sujet épistémique remet à l’enseignant seul la tâche de faire face aux différences. Or ce devrait être l’un des axes majeurs du métier.

2. La fabrication des hiérarchies d’excellence

Le maître n’est pas libre d’évaluer à sa guise. Mais sa marge d’autonomie est réelle. Il peut s’en servir soit pour renforcer les écarts et la sélection, soit pour les adoucir. Question de niveau d’exigence, d’attentes, de pratiques des travaux écrits et des interrogations orales. Les inégalités s’accentuent ou s’amenuisent donc, dans une certaine mesure, selon la façon dont les maîtres perçoivent et contrôlent leur processus de fabrication.

3. La lutte contre l’échec et la différenciation

Chaque enseignant doit choisir entre fatalisme et révolte contre les inégalités, entre enseignement frontal et pédagogie différenciée, entre évaluation normative et évaluation formative.

Certes, les politiques de démocratisation sont essentielles : on peut difficilement attendre des miracles d’un enseignant isolé. En revanche, dans l’état d’ambiguïté endémique des discours sur l’échec scolaire - pour la différenciation, mais sans heurter de front les bastions du conservatisme - les choix individuels des enseignants deviennent déterminants.

4. La différenciation sauvage

Toute gestion de classe, toute didactique porte en elle un mode de traitement des différences qui contribue ou non à les transformer en inégalités. Plan de travail, autoévaluation, ateliers, séquences didactiques, matériel autocorrectif, didacticiels sont autant de façon d’infléchir les interactions didactiques dans le sens de la discrimination positive. Mais l’interaction se joue à bien d’autres moments, sans être constamment sous le contrôle d’une rationalité, souvent à l’insu du maître, qui fonctionne avec sa personnalité, des habitudes, ses œillères, ses préférences, ses culpabilités, ses automatismes, ses angoisses, toutes choses qui modulent l’intensité, la tonalité, l’authenticité, la fécondité des interactions dans lesquelles il s’engage avec ses élèves.

5. La maîtrise de la distance culturelle

Au-delà des dispositifs didactiques, l’inégalité passe par la communication et la relation entre un enseignant de classe moyenne supérieure et des élèves (et des familles) d’origines sociales diverses. Il ne s’agit pas ici d’individualisation organisée, mais de la maîtrise de la distance culturelle, du conflit, des rejets mutuels. Une partie de l’échec scolaire se jour dans les situations didactiques et leur potentiel de régulation individualisée. Mais on ne saurait sous-estimer la part de la communication (verbale et non verbale), de l’acceptation de l’autre, de l’affectivité, des affinités de goût et de mode de vie. Une fraction des élèves échouent non pas faute de moyens intellectuels, mais parce qu’il ne trouvent pas leur place en classe, n’établissent pas le contact avec les enseignants. 


Un fil conducteur :
ne pas sous-estimer la raison pratique

Le manque de réalisme, qui menace toute conception exigeante de la formation des maîtres, participe d’un mouvement général des sciences de l’éducation et des mouvements pédagogiques novateurs : sous-estimer la force de la raison pratique, ne pas vouloir admettre que la rationalité est souvent :

  1. détournée ;
  2. fantasmée ;
  3. alambiquée.

La rationalité est détournée lorsque les énergies, plutôt que de s’investir dans la régulation des apprentissages, sont mobilisées à d’autres fins : climat, relation, maintien de l’ordre, fonctionnement pacifique, carrière, climat. Le problème est évidemment que l’efficacité de l’action pédagogique passe par de multiples voies et que chacun des enjeux précédents peut être, de bonne ou de mauvaise foi, présenté comme un détour obligé. Si les élèves ne sont pas motivés, si les maîtres ne sont pas heureux, si les établissements ne sont pas tranquilles, si les interactions didactiques ne sont pas sereines, si les populations scolarisées ne sont pas accueillies, orientées, si la sélection n’est pas assumée, si les didactiques et les programmes ne sont pas modernisés, il ne se passera rien de fécond dans l’ordre des apprentissages. De là à affirmer que tous les lièvres que courent les enseignants méritent d’être courus, et cela d’abord dans l’intérêt des élèves… Face au détournement, en appeler à la responsabilité n’est pas très utile : le détournement est inévitable, il est en partie légitime, car les adultes ont aussi des besoins et des droits. Plutôt que de le condamner, mieux vaudrait lui donner un statut, aider à en parler, à maîtriser ses investissements, à analyser les processus de décision. Lorsque des intérêts essentiels des adultes entrent en conflit avec les logiques de l’apprentissage, il y a peu d’espoir. Mais souvent, la multiplicité des enjeux tient en partie à l’absence de cohérence et de lucidité, à la facilité avec laquelle on se convainc que n’importe quel combat - contre les devoirs, pour une modification de l’horaire scolaire, contre tel statut des directeurs d’école, etc. - est un combat pour la culture ou l’égalité…

La rationalité est fantasmée lorsqu’on feint de croire que des processus aussi complexes que la pensée, l’apprentissage, la relation peuvent être intégralement maîtrisés, sans aucune irruption les valeurs, de la subjectivité, de l’affectivité, sans aucune dépendance à l’égard des intérêts, des préjugés, des incompétences des uns et des autres. Trop souvent, la formation suggère que l’on peut tout maîtriser si l’on est un bon professionnel, alors que dans un métier impossible, comme l’appelait Freud, le professionnel " fait de son mieux ", ni plus ni moins, et accepte avec une certaine humilité de ne pas maîtriser tous les processus, de faire la part du hasard ou de l’intuition, des réussites et des échecs.

La rationalité est alambiquée lorsque, de compromis en oublis, de déformations en interprétations, personne ne sait plus très bien pourquoi on fait les choses, si elles ont encore un sens ou si elles perdurent par pure inertie. Au départ, la plupart des méthodes, des objectifs, des programmes, des technologies éducatifs, des dispositifs didactiques ont été pensé assez rationnellement, en regard des connaissances disponibles. C’est avec le temps que les choses se dégradent, que les acteurs réinvestissent leurs préférences et leurs intérêts, qui composent avec les choix du système un compromis humainement acceptable, souvent fonctionnel, mais dont la logique devient obscure.

Si l’on sous-estime les aventures et mésaventures de la raison théorique lorsqu’elle doit guider les pratiques, on se retrouve bien étonné qu’une formation et des modèles aussi intelligents se trouvent régulièrement pervertis et vidés de leur sens dans le terrain. Si les modèles de la noosphère intégrait avec moins de réticence la part de l’inconscient, de l’improvisation, du bricolage, de l’autonomie, de la différence, de la négociation avec l’autre, des enjeux personnels avouables et inavouables, les formations seraient moins naïves…


Références

Il est très difficile de donner une bibliographie complète sur autant de sujets. Je renvoie donc à quelques publications classiques en français et à une partie de mes travaux, qui donnent d’autres indications de lecture.

Allal, L., Cardinet J. & Perrenoud, Ph. (dir.) (1979) L’évaluation formative dans un enseignement différencié, Berne, Lang (6e éd. 1991).

Bernstein, B. (1975) Langages et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Ed. de Minuit.

Bernstein, B. (1975) Classe et pédagogies : visibles et invisibles, Paris, OCDE.

Bourdieu, P. (1966) L’inégalité sociale devant l’école et devant la culture, Revue française de sociologie, n° 3, pp. 325-347.

Bourdieu, P. (1972) Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz.

Bourdieu, P. (1979) La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Ed. de Minuit.

Bourdieu, P. (1980) Le sens pratique, Paris, Ed. de Minuit.

Bourdieu, P. & Passeron, J.C. (1964) Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Ed. de Minuit.

Bourdieu P. & Passeron, J.C. (1970) La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Ed. de Minuit.

Chevallard, Y. (1985) La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée sauvage Éditions.

CRESAS (1978) Le handicap socio-culturel en question, Paris, Ed. ESF.

CRESAS (1981) L’échec scolaire n’est pas une fatalité, Paris, Ed. ESF.

Favre, B. & Perrenoud, Ph. (1985) L’enseignement de la lecture : de la méthode unique à une pédagogie différenciée, Perspectives, vol. XV, n° 1, pp. 97-112.

Favre, B. & Perrenoud, Ph. (1985) Organisation du curriculum et différenciation de l’enseignement, in Plaisance, E. (dir.) " L’échec scolaire " : Nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, Paris, Ed. du CNRS, pp. 55-73.

Haramein, A., Hutmacher, W. & Perrenoud, Ph. (1979) Vers une action pédagogique égalitaire : pluralisme des contenus et différenciation des interventions, Revue des sciences de l’éducation (Québec), n° 2, pp. 227-270.

Huberman, M. (1989) La vie des enseignants. Évolution et bilan d’une profession, Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé.

Jackson, Ph. W. (1968) Life in Classrooms, New York, Holt, Rinehart & Winston.

Perrenoud, Ph. (1970) Stratification socio-culturelle et réussite scolaire. Les défaillances de l’explication causale, Genève, Droz, 77 p.

Perrenoud, Ph. (1976) De quelques apports piagétiens à une sociologie de la pratique, Revue européenne des sciences sociales, n° 38-39, pp. 45l-470.

Perrenoud, Ph. (1979) Des différences culturelles aux inégalités scolaires : l’évaluation et la norme dans un enseignement indifférencié, in Allal, L., Cardinet J. & Perrenoud, Ph. (dir.) L’évaluation formative dans un enseignement différencié, Berne, Lang, pp. 20-55.

Perrenoud, Ph. (1982) L’évaluation est-elle créatrice des inégalités de réussite scolaire ?, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 17.

Perrenoud, Ph. (1982) L’inégalité quotidienne devant le système d’enseignement. L’action pédagogique et la différence, Revue européenne des sciences sociales, n° 63, pp. 87-142 (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995, 2e éd. 1996, chapitre 2, pp. 59-105).

Perrenoud, Ph. (1983) La pratique pédagogique entre l’improvisation réglée et le bricolage, Éducation et Recherche, n° 2, pp. 198-212 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre I, pp. 21-41).

Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation. Genève, Droz (2e éd. augmentée 1995).

Perrenoud, Ph. (1985) Comment combattre l’échec scolaire en dix leçons…, Genève, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1985) Enseigner ou l’ivresse de la dispersion. Fragments d’une sociologie des pratiques pédagogiques, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994, chapitre II, pp. 43-62).

Perrenoud, Ph. (1985) La différenciation rêvée, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995, 2e éd. 1996, chapitre 1, pp. 38-42).

Perrenoud, Ph. (1985) La place d’une sociologie de l’évaluation dans l’explication de l’échec scolaire et des inégalités devant l’école, Revue européenne de sciences sociales, n° 70, pp. 165-186.

Perrenoud, Ph. (1985) Les pédagogies nouvelles sont-elles élitaires ? Réflexions sur les contradictions de l’école active, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF, 1995, 2e éd. 1996, chapitre 3, pp. 105-118).

Perrenoud, Ph. (1986) De quoi la réussite scolaire est-elle faite ?, Education et recherche, n° 1, pp. 133-160.

Perrenoud, Ph. (1986) Différencier tout de suite !, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1986) Vers une lecture sociologique de la transposition didactique, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1987) Anatomie de l’excellence scolaire, Autrement, pp. 95-100.

Perrenoud, Ph. (1987) Vers un retour du sujet en sociologie de l’éducation ? Limites et ambiguïtés du paradigme stratégique, in Van Haecht, A. (dir.) Socialisations scolaires, socialisations professionnelles : nouveaux enjeux, nouveaux débats, Bruxelles, Université Libre, pp. 20-36.

Perrenoud, Ph. (1988) Formation à l’évaluation : entre réalisme conservateur et idéalisme béat, in Gather Thurler, M. & Perrenoud, Ph. (dir.) Savoir évaluer pour mieux enseigner. Quelle formation des maîtres ?, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 26.

Perrenoud, Ph. (1988) La formation des maîtres ou l’illusion du " Deus Ex Machina ". Réflexion sur les rapports entre l’habitus et la pratique, in Séminaire des sciences de l’éducation de l’Université de Neuchâtel, La formation des enseignants en Suisse romande. Actualités, perspectives, Cousset, DelVal, pp. 47-71.

Perrenoud, Ph. (1988) La pédagogie de maîtrise, une utopie rationaliste ?, in Huberman, M. (dir.) Assurer la réussite des apprentissages scolaires. Les propositions de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux et Niestlé, pp. 198-233 (repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 4, pp. 87-108).

Perrenoud, Ph. (1988) Nouvelles didactiques et stratégies des élèves face au travail scolaire, in Perrenoud, Ph. et Montandon, C. (dir.) Qui maîtrise l’école ? Politiques d’institutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Réalités sociales, pp. 175-195 (repris dans Perrenoud, Ph., Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 1994, 3e éd. 1996, chapitre 5, pp. 99-114).

Perrenoud, Ph. (1989) Échec scolaire : recherche-action et sociologie de l’intervention dans un établissement, Revue suisse de sociologie, n° 3, pp. 471-493.

Perrenoud, Ph. (1989) La triple fabrication de l’échec scolaire, Psychologie française, n° 34/4, pp. 237-245 (repris in B. Pierrehumbert. (dir.) L’échec à l’école : échec de l’école, Paris, Delachaux et Niestlé, 1992, pp. 85-102).

Perrenoud, Ph. (1989) Vers une sociologie de l’évaluation, Bulletin de l’Association des enseignants et chercheurs en sciences de l’éducation, n° 6, pp. 19-31.

Perrenoud, Ph. (1991) Perrenoud, Ph. (1991) Ambiguïtés et paradoxes de la communication en classe. Toute interaction ne contribue pas à la régulation des apprentissages, in Weiss, J. (dir.) L’évaluation : problème de communication, Cousset, DelVal-IRDP, pp. 9-33 (repris dans Perrenoud, Ph., L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998, chapitre 8, pp. 147-167).

Perrenoud, Ph. (1991) Le soutien pédagogique, une réponse à l’échec scolaire ?, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1991) Pour une approche pragmatique de l’évaluation formative, Mesure et évaluation en éducation, vol. 13, n° 4, pp. 49-81 (repris dans Perrenoud, Ph., L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998, chapitre 7, pp. 119-145).

Perret, J.-F. & Perrenoud, Ph. (dir.) (1990) Qui définit le curriculum, pour qui ? Autour de la reformulation des programmes de l’école primaire en Suisse romande, Cousset (Fribourg), Delval.

Plaisance, E. (dir.) (l985) " L’échec scolaire " : Nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, Paris, Ed. du CNRS.

Schubauer-Leoni, M.L. (1986) Le contrat didactique : un cadre interprétatif pour comprendre les savoirs manifestés par les élèves en mathématique, Journal européen de psychologie de sciences de l’éducation, 1, n° 2, pp. 139-153.

Schubauer-Leoni, M.L. (1986) Maître-élève-savoir : analyse psychosociale du jeu et des enjeux de la relation didactique, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (thèse).

Schubauer-Leoni, M.L. & Perret-Clermont, A.N. (1988) Interactions sociales dans l’apprentissage de connaissances mathématiques chez l’enfant, in Mugny, G. (dir.) Psychologie sociale du développement cognitif, Berne, Lang, pp.

Sirota, R. (1988) L’école primaire au quotidien, Paris, Presses universitaires de France.

Testanière, J. (1967-68) Chahut traditionnel et chahut anomique dans l’enseignement du second degré, Revue française de sociologie, N° spécial Sociologie de l’éducation, pp. 17-33.

Verret, M. (1975) Le temps des études, Paris, Honoré Champion, 2 vol.

Wyler, M. et Perrenoud, Ph (1988) Le roman d’un roman. Journal d’une activité-cadre dans une classe RAPSODIE, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 24.

Sommaire


Source originale :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1991/1991_07.html

Téléchargement d'une version Word au format RTF :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1991/1991_07.rtf

© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l’accord écrit de l'auteur et d’un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l’intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

Début 

Autres textes :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html

Page d'accueil de Philippe Perrenoud :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/

Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life