Source et copyright à la fin du texte
In Éducateur, n° 5, juin-juillet 1994, pp. 6-9.

 

 

 

 

 

Responsable, moi ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1994

Sommaire

Rendre des comptes

Négocier avec des usagers en chair et en os

Une lucidité construite à plusieurs

Références


 La professionnalisation du métier d’enseignant est à la mode. Tant mieux. À condition de ne pas se contenter d’élever le niveau de formation et de revenu des enseignants sans " changer l’école ". Revendiquer davantage d’autonomie oblige à prendre de plus grandes responsabilités. Or, pour cela, il ne suffit pas de clamer qu’on se sent responsable. Il faut dire auprès de qui et selon quelles modalités. J’ai parfois l’impression qu’autour de ces thèmes, on agite une soupe idéologique un peu tiède, que l’impatience pousse à présenter la professionnalisation comme la simple reconnaissance de ce qui se fait déjà. De là à attendre des autorités qu’elles traitent déjà les enseignants comme des professionnels, il n’y a qu’un pas, vite franchi. D’où le ton un peu provocateur de ces quelques pages : l’autonomie et la responsabilité, ce n’est pas ce que notre éducation favorise. Il s’agit donc d’apprendre, d’accepter des changements réels et d’y travailler durant quelques décennies.

***

La liberté sans le risque, l’autonomie sans la responsabilité, n’est-ce pas ce dont chacun rêve secrètement ? La peur de la liberté, dont parle Fromm (1963), c’est d’abord la peur d’affronter les conséquences de ses propres décisions, la peur de rendre des comptes, la peur de ne pouvoir, si les choses " tournent mal ", se retourner vers une autorité pour geindre " J’ai fait exactement ce qu’on m’avait dit de faire ou ce qu’indique le règlement… "

Si la déontologie professionnelle ne représente qu’une extension du discours normatif derrière lequel se réfugier, elle n’accroît pas la responsabilité individuelle, elle balise seulement les conduites individuelles. Pourquoi pas ? Dans un métier de l’humain, si l’on ne sait " à quel saint se vouer ", mieux vaut suivre un catéchisme, à condition qu’il soit bien fait, autrement dit qu’il offre, en moyenne, une meilleure ligne de conduite que celle que, livré à soi-même, on adopterait spontanément.

La professionnalisation du métier d’enseignant ne saurait cependant, dans le domaine éthique, être l’application scrupuleuse d’un " code de bonne conduite ". Non qu’un tel code soit inutile. La professionnalisation n’est pas le splendide isolement : devant un dilemme, elle consiste au contraire :

Pour une part, les situations et les enjeux se ressemblent. Pourquoi penser tout seul ? Il est tout à fait utile qu’existe une sorte de sagesse, de jurisprudence, un ensemble de principes ou même des règles, à condition que nul ne puisse entièrement s’abriter derrière ces textes pour justifier ses actes. Il n’est pas sans importance que de tels " garde-fous " émanent des enseignants eux-mêmes plutôt que de l’administration scolaire. Mais aucun code d’éthique, aussi explicite et partagé soit-il, ne dispense chacun de prendre ses responsabilités. En fin de compte, chacun assume ses décisions ou son indécision, et leurs conséquences. La professionnalisation passe justement par cette capacité d’affronter la responsabilité individuelle, donc de forger, lorsqu’il le faut, son propre jugement, qu’il soit technique, scientifique ou moral, en prenant le risque de se tromper et de rendre des comptes.


Rendre des comptes

Cela peut être une disposition de l’esprit : certains s’estiment seuls juges de l’orientation et de la qualité de leur travail, alors que d’autres se sentent constamment comptables de leurs actes auprès de l’élève, des familles ou de l’autorité. Il semble qu’aujourd’hui, la réponse à la question " A qui suis-je censé rendre des comptes ? " admette une réponse formelle, qui ne compte guère, et des réponses plus substantielles, personnelles ou collectives, plus diverses et aussi plus déterminantes au jour le jour. La réponse formelle est assez prévisible, puisqu’elle se borne à reconnaître qu’un enseignant est un salarié, qu’il tient son statut, son revenu et son autorité pédagogique d’un pouvoir organisateur public ou privé qui a, du coup. le droit de lui demander de respecter des objectifs, des programmes, des horaires, des règles diverses. Même le plus anarchiste des enseignants n’affirmera pas, au nom des droits de l’homme ou de la révolte contre l’État, qu’il est payé pour " faire ce qu’il veut ".

Cette réponse formelle semble souvent tactique, selon le principe " pas vu, pas pris ". Les enseignants ont, à l’égard de l’institution, comme nombre d’autres salariés, souvent, aux règles communes, le même rapport que les élèves : on reconnaît du bout des lèvres qu’il en faut, mais surtout, qu’il serait imprudent de les ignorer ou de les transgresser ouvertement. L’enseignant qui arrive régulièrement en retard, n’enseigne pas telle partie du programme ou ne respecte pas les procédures d’évaluation se conduit souvent comme n’importe quel conducteur trichant avec le code de la route : parfois vaguement coupable, mais surtout en éveil, et ralentissant devant les radars…

Cela ne veut pas dire que les enseignants ne se sentent pas responsables, mais qu’ils rendent des comptes à leur conscience professionnelle, voire à leur " surmoi ", davantage qu’à l’organisation qui les emploie. Bien entendu, la responsabilité implique une forme de conscience professionnelle, d’éthique, de sens du devoir, d’esprit de justice, produits à la fois de l’histoire de vie, de la formation et de la socialisation professionnelle. On aurait tort de croire, cependant, que l’exercice de la responsabilité n’est, dans le cadre d’une pratique professionnelle, qu’une vertu personnelle, une ligne qu’on se fixe souverainement à soi-même. Une véritable responsabilité ne se développe que dans le cadre d’un contrat social.

On peut imaginer de clarifier le contrat des enseignants avec l’institution scolaire elle-même. C’est dans ce sens que vont les tenants d’une évaluation des maîtres, ou du moins de l’efficacité de leur enseignement. Toutefois, renforcer la dépendance à l’égard de l’administration scolaire n’est pas un signe de professionnalisation du métier d’enseignant, au contraire. Si rien d’autre ne change, l’introduction de diverses formes de " salaire au mérite ", d’évaluation de la " qualité " ou de " bilans de compétences " ne peut que renforcer les stratégies défensives et la dissociation entre responsabilité formelle, assumée tactiquement, et la responsabilité effective, qui engage moralement. Il faut donc introduire dans le jeu d’autres acteurs.


Négocier avec des usagers en chair et en os

Lorsqu’on leur demande, dans un bref sondage, à qui ils pensent devoir rendre des comptes de leurs action pédagogique, la plupart des enseignants répondent " aux élèves " ou " à moi-même ". Les deux réponses ne sont pas aussi distinctes qu’il y paraît, car c’est en général à une idée de l’enfance plus qu’à des élèves concrets. On sait que les adultes ont l’art d’ignorer ou de contrarier les désirs des enfants " pour leur bien " (Miller, 1984). L’enfant auquel on rend compte est un enfant imaginaire, l’enfant qu’on a soi-même été (Cifali, 1994) ou un enfant en devenir, dont le maître pense connaître les intérêts et les besoins sans avoir à le consulter. On peut donc parfaitement imaginer qu’un enseignant se sente terriblement responsable devant ses élèves sans jamais leur demander s’ils sont satisfaits, s’ils ont des préférences ou des suggestions, si les situations d’enseignement et d’apprentissage qu’il leur propose ont du sens pour eux. En somme, l’enfant est un personnage fort dans le dialogue intérieur du maître. Cela ne signifie nullement qu’il n’aime pas ses élèves, ne se soucie pas d’eux, ne communique pas avec eux. On peut avoir une relation très étroite et chaleureuse avec des enfants et des adolescents sans leur rendre des comptes, sans les constituer en interlocuteurs ayant le droit et les moyens d’exprimer leurs attentes et leurs appréciations.

On ne saurait y parvenir sans toucher aux façons d’enseigner et de faire apprendre, sans faire évoluer les pratiques dans le sens des pédagogies coopératives et actives, sans donner aux élèves la possibilité instituée de construire et de négocier des projets d’activité et de formation. On rejoint là, dira-t-on, le discours toujours recommencé des militants de l’école nouvelle et de l’émancipation. Sans doute. Peut être est-ce l’essence de la professionnalisation du métier : incorporer aux pratiques " banales " des professionnels d’aujourd’hui certains éléments d’utopies séculaires, rapprocher chaque enseignant de Ferrière, Freinet, Montessori, Neil, Oury et quelques autres. Bref, changer en même temps le métier d’enseignant et le métier d’élève (Meirieu, 1989 ; Perrenoud, 1994 a).

L’éducation des adultes a évidemment beaucoup d’avance parce que l’usager est le garant actif de la responsabilité du formateur. Même entre adultes, on n’évite pas toujours les régressions et l’infantilisation. Mais le risque est plus fort avec des enfants et des adolescents, puisque le pouvoir pédagogique s’exerce sur un apprenant qui n’a pas encore tous les moyens d’identifier et de préserver ses intérêts. Il est tentant de considérer que les enfants, voire les adolescents, sont " irresponsables ", raisonnent à court terme, sont dominés par le " principe de plaisir " et ne sont donc pas des interlocuteurs valables. Toute la scolarité obligatoire s’est constituée sur ce credo : " ils ne savent pas ce qu’ils font ". Entre cette logique et son total renversement, pourquoi ne pas chercher une voie médiane, entre idéalisme et réalisme ?

De même pour ce qui concerne les parents. Ils se transforment peu à peu en " consommateurs d’école ", plaçant leurs enfants dans tel établissement ou telle classe, ou les en retirant pour des raisons qu’ils n’explicitent pas plus que celui qui change de marque de voiture. Peut-être cette logique de marché prendrait-elle moins de poids si l’on reconnaissait que les parents sont au moins aussi responsables que l’école de l’éducation de leurs enfants… Non pas dans un affrontement, mais dans un dialogue que la professionnalisation devrait rendre moins impossible (Montandon & Perrenoud, 1987).


Une lucidité construite à plusieurs

Etre responsable n’est pas être coupable. Entre le moralisme culpabilisant &emdash; " Il faut ! " &emdash; et le fatalisme démobilisant &emdash; " Quoique vous fassiez, vous êtes l’agent d’un système qui vous dépasse " &emdash;, les enseignants sont mal pris. Certains sont confits dans une bonne conscience inentamable, fondée sur l’attribution constante de l’échec et des difficultés scolaires de leurs élèves à des facteurs externes. Bourdieu et Passeron (1970) les ont renforcés dans le sentiment " qu’on n’y peut rien ", lorsque le fatalisme sociologique est venu relayer une idéologie du don battue en brèche. D’autres enseignants ne cessent de porter tous les pêchés du monde et de battre leur coulpe parce qu’ils ne peuvent à eux seuls, dans leur classe, rétablir la justice, les droits de l’homme, le respect de l’environnement et l’équilibre des rapports Nord-Sud… Entre ces extrêmes, entre ceux qui sont définitivement innocents et ceux qui se sentent toujours coupables, la moyenne des enseignants oscille entre bonne conscience et culpabilité.

Or, ces oscillations doivent davantage au tempérament et à l’histoire personnelle de chacun plus qu’à une juste appréciation des marges de manœuvre laissée par l’institution. Etre responsable, c’est assumer ce qu’on a fait alors qu’on pouvait s’abstenir ou faire autre chose, ou ce qu’on n’a pas fait alors qu’on pouvait agir. C’est donc rendre des comptes sur sa marge de manœuvre, ni plus ni moins. Encore faut-il la connaître. Il est très difficile de savoir ce qui se serait passé si… Chaque cas est singulier, on ne répète aucune décision exactement dans les mêmes termes. De plus, l’acteur n’est jamais neutre dans son appréciation des marges de manœuvre. Qui aime se culpabiliser n’a qu’à céder aux fantasmes de toute-puissance et tomber régulièrement de haut. Qui veut se rassurer n’a qu’à se penser comme un pion sur l’échiquier, mu par des forces qui le dépassent. Face à leurs dilemmes, à leurs tentations de s’accuser ou de se disculper, beaucoup d’enseignants sont seuls, ils ne parlent parfois qu’avec leurs proches, hors du milieu professionnel.

La professionnalisation du métier d’enseignant appelle un exercice plus collectif de la lucidité et donc de la responsabilité. Pour cela, il faut agir collectivement, en fonction d’un projet commun, et évaluer ensemble. Ou au moins formuler et donner à voir un projet personnel et ses effets, accepter d’être interrogé, parfois mis en question. Je ne désigne pas ici cette solidarité corporative qui, en période de menace sur l’école, succède au dénigrement des collègues qui laissent voir des failles. Il ne s’agit pas avant tout de " remonter " ou de " scier " le moral des autres, ni d’en attendre de bons ou de mauvais points. C’est plutôt d’une construction collective qu’il est question : construction des finalités et des projets, des stratégies et des démarches, des bilans et des régulations. " L’efficacité des établissements ne se mesure pas : elle se construit, se négocie, se pratique et se vit " (Gather Thurler, 1994 b) Il en va de même de l’efficacité de toute action individuelle. Mieux vaudrait qu’elle soit construite par les intéressés plutôt qu’appréciée par l’administration ou des experts. Mais l’institution ne fera réellement confiance à l’autoévaluation des enseignants que si leur lucidité est au-dessus de tout soupçon. Le travail en équipe pédagogique est un pas en avant dans ce sens, même s’il arrive qu’une équipe s’enferme collectivement dans l’autosatisfaction ou l’autodénigrement. En général, le débat, s’il se déroule dans des conditions de confiance telles que chacun ne se sent pas immédiatement obligé de se justifier, amène à plus de lucidité. Il permet aussi de faire la différence entre les marges de manœuvre à court terme, dans l’état de l’institution, et ce qui exige des changements structurels pour lesquels on peut militer, sans en être seul juge.

Plus globalement, la professionnalisation passe par une rupture avec l’individualisme qui caractérise encore largement la culture enseignante (Gather Thurler, 1994 a). Ne plus se sentir " combattant solitaire ", mais membre d’une équipe solidaire, c’est inventer d’autres relations professionnelles, de nouveaux contrats entre gens de métier. Donc, aller vers une autre gestion des établissements, qui reconnaisse une véritable autonomie aux écoles, assortie de responsabilités réelles.


Références

Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1970) La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Ed. de Minuit.

Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.

Fromm, E. (1963) La peur de la liberté, Paris, Buchet-Chastel.

Gather Thurler, M. (1994 a) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de l’individualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.

Gather Thurler, M. (1994 b) L’efficacité des établissements ne se mesure pas : elle se construit, se négocie, se pratique et se vit, in M. Crahay (dir.) Problématique et méthodologie de l’évaluation des établissements de formation, Université de Liège, sous presse.

Gather Thurler, M. & Perrenoud, Ph. (1990) L’école apprend si elle s’en donne le droit, s’en croit capable et s’organise dans ce sens !, in Société Suisse de Recherche en Education (SSRE), L’institution scolaire est-elle capable d’apprendre ?, Lucerne, Zentralschweizerischer Beratungsdienst für Schulfragen, pp. 75-92.

Meirieu, Ph. (1989) Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, Ed. ESF.

Miller, A. (1984) C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Paris, Aubier Montaigne.

Montandon, Cl. & Perrenoud, Ph. (dir.) (1987) Entre parents et enseignants : un dialogue impossible ?, Berne, Lang.

Perrenoud, Ph. (1994 a) Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1994 b) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan.

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