Source et copyright à la fin du texte
Repris dans Perrenoud, Ph. (1997) Pédagogie différenciée : des intentions à l'action, Paris, ESF, chapitre 5, pp. 87-100.
 

 

 

 

Dispositifs d’individualisation des cursus et différenciation des pratiques de formation

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation
Université de Genève
1995

 

Sommaire

I. Cursus, curriculum, histoire personnelle : trois lectures des parcours de formation

II. Une individualisation peu maîtrisée

III. Maîtriser l’individualisation à plusieurs niveaux systémiques

IV. L’individualisation au niveau du plan de formation

V. L’individualisation au niveau des unités de formation

VI. L’individualisation au niveau d’un groupe de formation

VII. Pour une pratique réflexive des formateurs

Références


Une précaution d’abord : l’individualisation des parcours de formation est un terrain encore neuf, dans lequel on ne sait très bien ni penser, ni formuler, ni faire. On balbutie, on se répète, on enfonce des portes ouvertes, on reste souvent dans l’abstraction. C’est hélas l’état de l’art d’aujourd’hui.

Ce thème m’intéresse à un double titre. D’abord parce que, depuis vingt-cinq ans maintenant, j’étudie l’échec scolaire, ses causes et éventuellement ses remèdes (Perrenoud, 1995). Parmi ses causes structurelles, l’indifférence aux différences mise en évidence par Bourdieu en 1966 ou, à la même époque, dans un autre langage, par Benjamin Bloom, lorsqu’il développait aux États-Unis la pédagogie de la maîtrise (mastery learning), appelée en France " pédagogie par objectifs " (PPO). Parmi les remèdes, la pédagogie différenciée, intégrée dans un second temps dans une approche plus systémique en termes d’individualisation des parcours de formation (Bauthier, Berbaum & Meirieu, 1993). Ces deux expressions ne sont pas interchangeables : l’une s’intéresse à l’action pédagogique, l’autre aux cheminements des apprenants, mais ce sont deux facettes d’un même fonctionnement.

Je partage avec tous les formateurs d’enseignants une seconde raison de m’intéresser à l’individualisation des parcours de formation : aucun institut de formation initiale ne reçoit des étudiants ayant les mêmes besoins, les mêmes acquis, les mêmes projets ; il importe donc que la structure et le plan de formation permettent une certaine individualisation des parcours. Pour aller dans ce sens, les instituts de formation des maîtres peuvent sans doute s’inspirer des travaux sur la pédagogie différenciée conduits dans les écoles, collèges et lycées. Mais ils peuvent aussi consentir un détour par la formation des adultes, dont les structures et dispositifs échappent à la tradition scolaire. En l’absence d’un programme national, d’un horaire rigide, d’une évaluation notée, de découpages disciplinaires séculaires, de répartitions immuables des rôles, les formateurs d’adultes ont dû et pu inventer toutes sortes de notions et de dispositifs, comme le bilan de compétences, l’étude indépendante sous contrat, l’organisation de la formation en unités capitalisables.

Enjeux, risques et mises en garde

En formation initiale des enseignants, quel est l’enjeu ? Il est double : a. mieux ajuster les parcours aux besoins des apprenants et à leur façon d’apprendre ; b. les préparer à faire de même dans l’exercice de leur futur métier. Le " Faites comme je dis, mais pas comme je fais ", on le sait, n’est jamais très convaincant. L’individualisation des parcours et la différenciation de l’enseignement seront d’autant plus crédibles, au niveau des écoles, collèges et lycées, que les IUFM auront fait la preuve qu’elles étaient possibles en formation initiale d’enseignants.

Quand on parle d’individualisation, on parle dispositif, cursus, régulation, bilan, contrat, projet personnel ; ces expressions abstraites peuvent fonctionner comme des formes vides, sans référence à des contenus, à des savoirs, à des compétences, à des pratiques, à des champs intellectuels ou sociaux. L’analyse pourrait donc tourner assez vite à une sorte d’ingénierie creuse, on pourrait parler longuement de l’individualisation de parcours sans substance, de différenciation d’une action pédagogique sans objectifs explicites. Or, pour le dire un peu brutalement, il serait tout à fait inutile, voire nuisible d’individualiser une formation qui conduirait à des objectifs sans intérêt ou selon des démarches didactiques sans fondement. Il n’est pas inutile de dégager quelques grands paradigmes transversaux, valables pour diverses disciplines, à divers niveaux du cursus scolaire ou universitaire. Au bout du compte, la différenciation de l’action pédagogique et l’individualisation des parcours de formation se joueront dans le mariage heureux de dispositifs ingénieux avec des didactiques efficaces, des méthodes actives, un rapport stimulant au savoir, des relations intersubjectives et des contrats pédagogiques féconds.

Dans le cadre de la formation initiale des enseignants, l’individualisation des parcours de formation ne saurait être l’affaire d’un unique dispositif, d’un seul moment de la formation. On peut certes envisager que certains modules, certains groupes, certaines phases de la formation contribuent plus que d’autres à l’individualisation des parcours. Mais c’est une caractéristique du système et ces " hauts lieux " de l’individualisation n’auront guère d’effets s’ils ne sont pas l’expression d’un plan et d’une logique de formation globalement orientés vers la différenciation des traitements et l’individualisation des parcours.

Tentons de lever une confusion. Dans certains systèmes, l’individualisation des parcours de formation autorise une réelle diversité des projets ou des objectifs des étudiants : tout le monde ne vise pas les mêmes apprentissages. Dans d’autres systèmes, on propose à tous les mêmes objectifs d’apprentissage, l’individualisation ne porte que sur les rythmes, les cheminements, les méthodes. Ainsi, au sein d’une filière de l’enseignement obligatoire, la marge de choix des objectifs est, dans la plupart des disciplines, relativement restreinte. L’individualisation des parcours est alors limitée à une diversification des cheminements permettant à chacun d’assimiler la même culture.

En formation professionnelle d’enseignants, est-ce pareil ou est-ce très différent ? Certes, les objectifs diffèrent d’une discipline à l’autre au second degré, et ceux qu’on assigne aux professeurs d’écoles sont encore distincts, puisqu’ils n’exerceront pas exactement le même métier. Il y a donc diverses filières de formation, mais à l’intérieur du groupe d’étudiants qu’on prépare au même métier (conseiller d’éducation, professeur des écoles, professeur de collège, de lycée ou de lycée professionnel dans une discipline déterminée), y a-t-il véritablement une place pour un projet personnel de formation ? S’agit-il de viser la même maîtrise pour tout le monde ou peut-on imaginer que chacun définisse à sa façon le métier auquel il se prépare et donc les compétences qu’il veut acquérir ? Sur ce point, le débat ne semble pas très vif dans les IUFM. Peut-être est-il simplement raisonnable. L’IUFM de Grenoble affiche par exemple l’intention de former " un bon débutant ". Y a-t-il trente-six façons de définir un bon débutant ? Ne vaut-il pas mieux, au départ, assurer quelques bases communes assez solides ? Sans empêcher tout projet personnel de l’étudiant en formation initiale, un IUFM ne peut sans doute guère s’écarter d’une image relativement instituée du métier d’enseignant et de son cahier des charges. Il s’ensuit qu’en formation initiale, la problématique de la différenciation ou de l’individualisation porte moins sur les compétences visées que sur les façons de les construire. Tous les chemins mènent à Rome. Il reste à préciser où est Rome, autrement dit à expliciter l’image du métier à laquelle renvoie le plan de formation. On voit bien que plus cette image est abstraite et floue, plus se produira une différenciation sauvage, au gré des représentations et des préférences des formateurs et des étudiants. Le thème de l’individualisation des parcours de formation à objectifs constants renvoie donc à la façon de définir les objectifs.

Mais qu’est-ce au juste qu’un parcours de formation ? Ceux des étudiants sont-ils vraiment uniformes ou leur individualisation est-elle simplement sauvage ? Lorsque l’institution tente de l’organiser, à quel niveau agit-elle ? Telles sont les questions dont je vais brièvement débattre.


I. Cursus, curriculum, histoire personnelle :
trois lectures des parcours de formation

On parle de parcours de formation comme si cette métaphore spatiale était limpide. Or, ce langage géométrique nous force à penser la formation comme une suite de trajets, de cheminements, dans un espace plus ou moins structuré. Sans cette structure, en effet, comment pourrait-on décrire les mouvements ou les positions des individus ? Lorsqu’on s’intéresse à l’éducation, quel est l’espace de référence, dans quel système de coordonnées se déplace-t-on ? Je distinguerai trois types de conceptualisation ou trois niveaux de lecture des parcours de formation :

Arrêtons-nous à chacun de ces trois niveaux.

Cursus de formation

Notre mode de pensée est à ce point imprégné de la forme scolaire que, lorsqu’on nous parle d’un parcours de formation, nous imaginons immédiatement une succession de cours, par exemple cours préparatoire, cours élémentaire 1 et 2, cours moyen 1 et 2. La terminologie change d’un pays à l’autre, mais chacun est habitué à l’idée que le cursus est découpé en degrés ou niveaux de programmes, qui se succèdent comme autant de marches ordonnées et nécessaires dans la longue ascension vers le savoir scolaire. Le cursus est ainsi défini comme une succession de paliers, caractérisés chacun, du moins sur le papier, par un programme standard et un niveau d’exigence homogène. Cette succession constitue le cursus " normal ", censés être suivi par la majorité des élèves. Cette façon de représenter la progression dans un cursus est notre seule culture partagée, parce que l’école est notre commune référence. Or, c’est un langage pauvre, réducteur, qui ne dit rien de ce qu’on enseigne et exige effectivement, moins encore de ce que vivent les apprenants. C’est néanmoins un langage commode, qui permet de gérer des flux, de calculer des taux de redoublement, d’abandon ou de réorientation, de comparer des positions homologues dans le temps ou entre systèmes éducatifs de même type, de dresser une statistique des carrières. Pour parler de l’individualisation des parcours de formation, il faut toutefois faire un pas de plus, quitter l’abstraction du cursus, s’intéresser aux contenus effectifs des enseignements et des apprentissages. Certes, le cursus correspond à un parcours prescrit dans le curriculum formel : en consultant les textes, on comprend ce qui est censé être enseigné et appris à chaque étape. Mais, justement, ce n’est qu’une prescription !

Curriculum réel de formation

En " programmant " une série d’enseignements, le système éducatif prétend maîtriser non seulement les flux d’élèves, mais aussi les contenus. La question est de savoir s’il y arrive et quel est le décalage entre le curriculum formel et le curriculum réel. Je définis ce dernier (Perrenoud, 1984, 1994 a) comme une suite de situations et d’expériences formatrices pour des personnes. On se situe alors à la limite entre leur vécu subjectif et les situations qu’ils affrontent, parce que l’idée même d’expérience a une face à la fois objective et subjective (Dubet, 1994).

Qu’est-ce qu’une expérience formatrice ? Etre assis dans une salle, au sein d’un public, pour écouter un orateur qui montre des transparents, est-ce une expérience formatrice ? Certainement pas pour tout le monde. On saisit là l’immense simplification que représente le curriculum formel : c’est une fiction, mais elle permet de traiter comme identiques des apprenants astreints à suivre le même programme. Dès le moment où on considère les situations et les expériences effectivement formatrices, cette fiction vole en éclat : d’un groupe à l’autre, à l’intérieur du même programme, l’enseignement effectivement dispensé diffère selon la façon dont l’enseignant interprète les textes, selon ses intérêts et compétences, selon ses démarches didactiques, selon le niveau de ses élèves et de leur manière de négocier.

Et pourtant, cette diversité en cache une plus grande encore, celle des histoires de formation.

Histoires de formation

À l’intérieur du même groupe, tous les apprenants ne vivent pas la même expérience. Elle diffère selon leur place, leur niveau, leur disponibilité, leur rapport au professeur et au savoir, etc. Nul n’apprend tout seul, mais son histoire de formation est singulière, parce que deux personnes n’abordent jamais les mêmes situations avec les mêmes attentes, les mêmes atouts, les mêmes limites. Tout au long de notre vie, avec des temps forts et des temps faibles, nous construisons progressivement des savoirs, des compétences, des schèmes de pensée et d’action, des attitudes. Le langage dont nous disposons pour nommer ce en quoi la formation nous transforme n’est pas stabilisé, il dépend des théories et des partis pris idéologiques. C’est ainsi qu’on peut opposer capacité et compétence, savoir et connaissance, ou au contraire traiter ces expressions comme interchangeables. Par-delà les querelles de concepts et de vocabulaire, chacun saisit au moins intuitivement ce qu’est une histoire de formation : la suite de transformations que l’environnement, les événements ou ses propres choix induisent dans la culture, les acquis, les façons de voir, de s’exprimer, de penser, de faire d’une personne. Là est le véritable " parcours de formation ", le cheminement (Dominicé, 1990 ; Josso, 19) par lequel on devient progressivement ce qu’on est tout au long de son existence. C’est donc une partie de l’histoire de vie, celle qui concerne la construction des compétences, des savoir-faire, des représentations.


II. Une individualisation peu maîtrisée

On voit bien qu’entre ces trois niveaux de description des parcours de formation, il y a quelques rapports, mais aussi beaucoup de jeu. Le curriculum formel ne détermine par mécaniquement le curriculum réel, qui ne commande pas à lui seul l’histoire de formation. Or, c’est en dernière instance à ce troisième niveau qu’importe l’individualisation des parcours de formation.

On pourrait imaginer qu’elle est à construire. Au contraire, elles est déjà là : les histoires de formation sont de facto fortement individualisées :

1. A l’intérieur de la même structure, tous les individus appartenant à la même classe d’âges ne suivent pas nécessairement le même curriculum formel, et ne vivent pas, en conséquence, le même curriculum réel et la même histoire de formation ; seuls les systèmes éducatifs centralisés tentent encore de standardiser les programmes sur l’ensemble du territoire d’un pays ou d’une région. Cela va à l’encontre du courant visant une certaine autonomie des écoles dans le cadre de projets d’établissements, autonomie autorisant, dans certaines limites, à ne plus offrir le même programme.

2. Les individus astreints à suivre le même curriculum formel (qu’il soit standardisé à l’échelle d’un établissement, d’une région ou d’un pays) n’en rencontrent pas une traduction identique ; les curricula réels résultent en effet de toutes sortes d’interprétations au niveau des finalités, de la transposition didactique, de diverses négociations avec les étudiants, d’une adaptation aux conditions de travail, aux attentes et aux niveaux des uns et des autres, à ce qui se noue dans un groupe ou un module de formation.

3. Même ceux qui suivent leur scolarité dans la même classe ne vivent pas la même histoire de formation et n’en tirent pas les mêmes acquis. Prenons deux enfants du même âge, nés dans le même quartier, qui entrent à l’école le même jour et ne se quittent pas jusqu’au bac ou même à la sortie de l’IUFM. Cela peut se produire. Ces deux personnes ont, semble-t-il, été confrontées aux mêmes situations pendant une quinzaine d’années ou davantage ; elles n’ont pas pour autant vécu la même chose. Ce peut être, tout simplement, parce que l’une se plaçait systématiquement au premier rang et l’autre au fond de la classe ; les élèves qui sont au fond ne voient pas tout ce qui se passe au tableau, alors que ceux qui sont devant n’en perdent pas une miette ; tous ne vivent donc pas la même situation. On s’en rend compte si l’on prête aux élèves un petit appareil, en leur demandant de photographier, vingt fois dans l’heure, ce qu’ils voient de leur place. On s’aperçoit que certains ne voient qu’une partie des éléments censés donner du sens à la leçon. Si on prend un enregistreur, c’est pareil, certains élèves n’entendent que le quart de ce qui se dit. D’autres n’essaient pas, ou n’essaient plus d’écouter ou de voir !

4. Enfin, même si deux élèves étaient assis côte à côte, entendaient et voyaient en apparence exactement les mêmes choses, recevaient les mêmes tâches, on sait bien que ce qu’ils entendraient, verraient, comprendraient en fait dépendrait ce qu’on appelle en sciences sociales et humaines la part de construction subjective de la réalité et de l’expérience : les personnes confrontées à une situation apparemment identique construisent des expériences subjectives différentes, parce qu’elles investissent dans la situation leurs moyens intellectuels, leur capital culturel, leurs intérêts, projets et attitudes, leurs énergies, leurs stratégies et enjeux du moment. Il s’ensuit que la même réunion n’est pas la même réunion si on se place du point de vue d’un acteur particulier : Fabrice à Waterloo observe sa bataille, à nulle autre pareille ! De la même façon que chacun agit en vertu de sa propre construction de la réalité, chacun apprend selon ce qu’il perçoit, retient, comprend, valorise dans une situation. Il ne suffit donc pas de standardiser les situations didactiques pour standardiser les apprentissages. Toute situation de formation est une auberge espagnole, ou un pique-nique canadien : on y mange à la fois ce qu’on y apporte et ce que les autres apportent, dans un menu assez imprévisible et en fonction des appétits du moment…

Une individualisation impensée

La différenciation est toujours déjà là. Pourquoi est-elle difficile à maîtriser ? Probablement parce qu’elle n’est pas pensée comme telle. Ce que je viens de rappeler n’a sans doute surpris personne, et en même temps, on n’en tient pas grand compte lorsqu’on planifie, lorsqu’on fait des programmes, lorsqu’on organise des formations. Pour une raison assez simple : c’est que si on devait en tenir compte, on s’arracherait les cheveux et on prendrait la mesure de son impuissance à gouverner au centre les contenus effectifs des formations. On verrait aussi que l’énergie qu’on dépense pour maîtriser les parcours au niveau des textes est souvent sans commune mesure avec les effets de ces textes sur les contenus et les pratiques. Si l’organisation scolaire admettait ouvertement que la diversification effective des parcours de formation se joue largement dans l’interprétation des textes, dans la négociation avec les élèves, les parents, les collègues, dans la réalisation de toutes sortes de projets personnels de formation, dans la diversité des intentions, des valeurs et de rapports aux savoirs des formateurs et des formés, elle devrait reconsidérer ses modes d’incitation et de contrôle. Si elle voulait être réaliste, elle cesserait de peaufiner les programmes de façon obsessionnelle et s’intéresserait au travail d’interprétation, de transposition didactique, ce qui changerait radicalement la gestion des institutions de formation. Mais il est probablement encore un peu tôt pour aller dans ce sens. On reste condamné à entretenir la fiction selon laquelle on maîtrise les formations en écrivant des plans de formation. L’individualisation des parcours de formation est donc pour une part un " impensé ", une réalité que l’institution connaît, mais refuse de prendre en compte.

Il s’ensuit une conséquence considérable : plutôt que d’infléchir les processus d’individualisation existants, on crée des structures nouvelles, par exemple le soutien pédagogique, les cycles ou les modules comme s’ils étaient au fondement de l’individualisation des parcours de formation alors qu’ils tentent " simplement " d’en prendre le contrôle. Ce qui n’est pas inutile, mais peut se révéler dérisoire, voire riche d’effets pervers, au regard des individualisations sauvages.


III. Maîtriser l’individualisation
à plusieurs niveaux systémiques

À l’école primaire, au collège ou au lycée, la maîtrise de l’individualisation des parcours vise surtout à ne pas accroître les inégalités devant la formation. Il s’agit donc de mettre l’accent sur les " discriminations positives ", de favoriser les défavorisés de toujours, alors que l’individualisation sauvage accroît les écarts ou du moins ne contribue pas à leur réduction.

En formation professionnelle, en formation d’adultes, il y a toutes les raisons de penser que les mécanismes de fabrication de l’échec jouent encore, notamment l’indifférence aux différences. Mais, dans la mesure où les formateurs travaillent avec des publics hypersélectionnés, ils peuvent être tentés de se dire que l’accession minimale à la culture n’est plus l’enjeu majeur. L’individualisation n’est pas, comme au primaire et au collège, d’abord au service de la démocratisation, mais plutôt de l’optimisation des ressources de formation en fonction des itinéraires suivis par les étudiants auparavant, des besoins, des modes d’apprentissage des uns et des autres. On dépasse la simple discrimination positive, l’aide, le soutien aux apprenants les moins à l’aise, pour chercher une véritable personnalisation des parcours de formation, compte tenu de l’ensemble des caractéristiques des étudiants. 

L’autorégulation par l’étudiant, hypothèse de base

Maîtriser l’individualisation des parcours et des cursus est une tâche gigantesque. Elle oblige à résoudre un nombre incroyable de problèmes de gestion des populations de formateurs et de formés aussi bien que d’invention de dispositifs, pour que le système tourne de façon sinon cohérente, du moins viable. Cela conduit à affronter beaucoup de contradictions, beaucoup de paradoxes. Il est donc assez normal qu’on balbutie, parce que c’est très complexe.

Une idée simple pourrait guider la réflexion ; en formation initiale des enseignants comme dans toute formation d’adultes, on ne peut pas individualiser à la place des formés. L’autorégulation est donc la règle de base. Les formateurs peuvent aider l’étudiant à clarifier ses projets, à identifier ses besoins, à se donner une image réaliste de sa façon de travailler, ils peuvent l’orienter, le conseiller, lui offrir un soutien. Mais il est, en fin de compte, maître de l’individualisation de son parcours de formation. Renforcer ses capacités d’autorégulation est alors une stratégie majeure de formation. On rejoint ici, en l’élargissant, l’une des intuitions qui se trouve au fondement de la notion d’évaluation formatrice, qui se distingue de l’évaluation formative parce qu’elle enseigne d’abord à l’apprenant à se représenter les objectifs finaux de son action, à le décomposer en tâches, à prendre conscience de ses paradigmes de travail ou de production, puis à s’autoréguler (Nunziati, 1990). On touche alors à ce qu’on appelle maintenant la métacognition, c’est-à-dire une certaine prise de chacun sur ses propres processus de pensée et d’apprentissage. Les idées de suivi individualisé, de projet personnel, de bilan de compétences ne valent rien si les étudiants ne jouent pas le jeu, n’investissent pas un certain nombre d’efforts dans la régulation de leur propre apprentissage. Seul l’étudiant peut dresser les bilans, formuler les besoins et les projets, prendre les décisions qui le mettront constamment ou le plus souvent possible dans des situations formatrices pour lui. Hélas, ce n’est pas ni à l’école, ni au collège, ni au lycée, ni même à l’université qu’on apprend vraiment à réguler son travail intellectuel et sa formation. C’est donc dans les formations d’adultes, et notamment les formations professionnelles, qu’il faut prendre enfin l’énergie et le temps voulus pour que les étudiants apprennent non seulement à travailler, mais à penser leur propre formation.

Cela ne dispense nullement d’aménager en conséquence les dispositifs et les pratiques de formation. Je distinguerai trois niveaux d’organisation auxquels peut se jouer l’individualisation des parcours de formation :

  •  
  • Ces trois niveaux correspondent grosso modo aux trois niveaux de lecture des parcours de formation, mais il s’agit alors de maîtriser l’individualisation :

    Niveau
    On individualise
    1.
    Le plan de formation
    Le cursus
    2.
    L’unité de formation
    Le curriculum
    3.
    Les interactions didactiques en situation
    L’histoire de formation

    Arrêtons-nous plus longuement à chacun de ces trois niveaux.


    IV. L’individualisation au niveau
    du plan de formation

    L’idéal serait de faire un bilan de compétences tout au début de la formation initiale, d’établir sur cette base un projet de formation personnalisé et de le réaliser étape par étape, en offrant à chacun un parcours " sur mesure ". Il devrait être redéfini au gré de la progression de l’étudiant, car un bilan de compétences, aussi fondé soit-il, ne repose en début de formation sur aucune expérience. C’est pourquoi la définition d’un projet personnel de formation ne peut être que progressive. Progressive parce que l’étudiant ne découvre que peu à peu qui il est, quel rapport il entretient au savoir et à la pratique, quels sont ses besoins prioritaires de formation. Cela ne peut certainement pas se faire dans le premier mois d’études. C’est un processus continu et qui doit être négocié.

    Les contraintes financières et la lourdeur des institutions empêchent en général une telle flexibilité. On peut au mieux prévoir des cursus différenciés, si possible avec une orientation en plusieurs phases, qui tienne compte des impasses, des chemins de traverse, des retours en arrière, des échecs, des raccourcis, bref de la complexité des processus d’apprentissage et de formation.

    En pratique, au niveau du plan de formation, on pense d’abord l’individualisation comme la possibilité de cheminer de façon individualisée entre des modules ou des unités de formation instituées. L’individualisation permet de faire l’économie de tel ou tel module, ou de les enchaîner dans l’ordre qui convient le mieux à tel étudiant. Les modules de formation sont alors relativement stabilisés dans leur contenu et leur fonction, sans faire partie d’un parcours imposé. Les étudiants fréquentent les unités de formations dont ils ont besoin et de préférence au moment où ils en ont besoin. C’est une formation " à la carte ", par exemple sous forme d’unités capitalisables, de crédits. Cette forme d’individualisation n’est nullement négligeable, mais on ne saurait limiter à cette flexibilité le rôle du plan de formation.

    Il lui revient aussi de mettre en place des unités et des dispositifs soutenant les orientations individuelles. On pense bien sûr au conseil et à d’autres dispositifs de suivi personnel des étudiants. Mais on peut aussi parier sur les capacités d’autorégulation des étudiants et les renforcer, par exemple en créant des modules d’intégration et de mise en relation des autres éléments de la formation, des cours " métis " et des cours " méta ", comme disent les responsables d’un programme belge de formation de chefs d’établissements. Cours " métis " qui organisent des rencontres entre des discours ordinairement cloisonnés, par exemple approches des didactiques disciplinaires et approches " transversales " (centrées sur l’évaluation, la gestion de classe, l’échec scolaire, etc.). Cours " méta " qui portent sur l’expérience de formation elle-même et la façon dont les étudiants la vivent, l’intègrent, lui donnent du sens. De telles unités de formation de régulation, axées sur la mise en relation des diverses composantes de la formation, sont favorables à une individualisation autorégulée des parcours, parce qu’elles permettent à chacun de mieux comprendre ce qui lui arrive, de cerner ce qui l’intéresse et ce dont il a besoin, de décider de son orientation ou de construire ses projets en connaissance de cause.

    Le plan de formation peut aussi instituer des unités de formation propices à la prise en compte des différences. Par exemple, il peut donner un statut, une légitimité, une place, à des unités de formation dont l’individualisation de la formation est la logique principale, qui ne sont pas définies d’abord par un programme standard, mais par leur rôle d’approfondissement de certains contenus en fonction des besoins et des projets des étudiants. Dans le parcours que nous construisons à Genève pour la formation des professeurs d’école en sciences de l’éducation, nous avons, par exemple, prévu en dernière année un temps considérable de formation " à la carte ", dans des unités de formation dites de " consolidation différenciée ". Ces unités de formation n’ont pas d’intitulé thématique substantiel. En principe, leur contenu se négocie chaque année avec des groupes d’étudiants. À eux de savoir, au seuil de leur pratique autonome, de quoi ils ont besoin, ce qu’il leur reste à faire ; à eux d’évaluer, dans le temps qui reste, quels sont les apprentissages à consolider en priorité. Cela paraît relever du simple bon sens. Pourtant, en proposant de telles unités, qui figurent une sorte de " no man’s land " dans la grille-horaire et le curriculum, on paraît arracher les yeux à certains formateurs, pour lesquels ces unités représentent justement le temps qui leur manque pour couvrir décemment leur programme. Ces plages représentent donc un temps qu’il faut protéger avec détermination, sans quoi il diminuera comme peau de chagrin, parce qu’il y aura toujours quelqu’un pour le convoiter et l‘hypothéquer, en le considérant comme un prolongement in-dis-pen-sable de modules spécialisés. Inclure systématiquement de tels modules ouverts, à négocier avec les étudiants, est une façon de favoriser l’individualisation des parcours au niveau des plans de formation, au moins aussi importante que la structure modulaire du cursus ou le caractère facultatif ou négocié des offres de formation. Cependant, tout ne saurait se jouer dans le plan.


    V. L’individualisation au niveau
    des unités de formation

    Instituer une unité de formation relève du plan de formation, qui définit un espace de travail entre un ou des formateurs et des formés, esquisse les bases du contrat entre eux, leur attribue des temps et des lieux de travail, et surtout des objectifs spécifiques. Par son contenu et la nature des dispositifs et des démarches qu’elle met en place (cours, cours-séminaire, atelier, TP, groupe d’analyse de la pratique), une unité de formation, telle qu’elle figure dans le programme, donne souvent au lecteur l’impression qu’il sait d’avance ce qui s’y passera et comment elle va fonctionner. Comme si le degré d’individualisation était donné par l’intitulé, comme s’il était évident qu’on peut individualiser fortement dans un atelier-mémoire et qu’on ne peut le faire que faiblement dans un cours. Peut-être aurait-on au contraire intérêt à concevoir une unité de formation comme un cadre ouvert, défini par ses objectifs, en laissant ouvertes les modalités de travail, notamment sous l’angle de leur contribution spécifique à l’individualisation des parcours de formation.

    L’essentiel, dans une unité de formation, est de jouer sur tous les paramètres disponibles pour gérer l’hétérogénéité des étudiants, toujours plus forte qu’on ne croit, même s’ils sont " censés " avoir le même niveau ou les mêmes besoins. Pour faire face à cette hétérogénéité, qui évolue au gré de la formation, les formateurs disposent d’un certain nombre de moyens, de modes de groupement et de régulation, de dispositifs d’autoformation et de formation mutuelle, de possibilités de mobiliser des ressources externes. Au niveau de l’unité de formation, on gère non pas un dispositif, mais une gamme de dispositifs possibles, mobilisables en complémentarité ou en alternance dans les limites du temps, des moyens et des compétences disponibles. Ainsi pourrait-on souhaiter que, dans un groupe de formation professionnelle comme dans n’importe quelle unité de formation, on ne soit pas lié par contrat, par statut ou par habitude, à un dispositif standard, mais qu’on se pose au contraire chaque année et en cours d’année la question de savoir quels dispositifs on va adopter, successivement ou parallèlement, pour favoriser l’individualisation des parcours de formation.

    Gérer l’hétérogénéité au niveau d’une unité de formation, c’est notamment mettre en place et faire évoluer des dispositifs :

    Il ne suffit pas d’offrir des options. Lorsqu’on donne le choix, par exemple, entre douze ateliers, dont le chant et l’informatique, on sait très bien que ceux qui connaissent bien l’informatique choisiront souvent l’atelier correspondant et que ceux qui savent chanter opteront pour l’atelier de chant. Pourquoi se rend-on dans l’atelier le moins utile pour compléter ses connaissances ? Parce que c’est là que le risque d’échec est le plus faible. Les étudiants font souvent des choix à courte vue, imposés par les conditions d’exercice de leur métier. L’autorégulation ne fonctionne qu’au prix d’une sorte de lucidité sur l’équilibre entre les envies et les besoins, lucidité que les formateurs ont mission de favoriser. Il ne suffit donc pas d’offrir des activités à option, il importe de contribuer à des choix efficaces, fondés sur une autoévaluation réaliste et une stratégie cohérente de formation.


    VI. L’individualisation au niveau
    d’un groupe de formation

    Dans le cadre d’une même unité de formation, il reste donc d’importants degrés de liberté quant au groupement des étudiants. Mais on finit par retrouver des groupes plus ou moins stables et nombreux réunis autour d’un ou plusieurs formateurs. Si ces groupes sont constitués sur la base de projets, de besoins, de difficultés spécifiques, ils sont déjà des outils d’individualisation. Cela ne signifie pas qu’elle s’arrête au moment où un groupe est constitué. Dans le cadre d’un groupe de formation, qu’il constitue l’entier ou un sous-système d’une unité de formation, l’hétérogénéité demeure et l’individualisation des parcours peut et doit se poursuivre.

    Il appartient aux formateurs d’utiliser avec tous les degrés de liberté que leur cahier des charges et la situation ménagent pour de différencier leur action dans le cadre des groupes qu’on leur confie, autrement dit pour faire en sorte que chaque apprenant soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui. Que ces situations soient individuelles ou collectives importe peu. La question est pragmatique : comment faire pour que chacun soit, la plupart du temps, dans une situation qui lui " profite ", qui ait du sens, qui le fasse progresser ? Cela ne va pas de soi, même en formation d’adultes, même en fondant de grands espoirs sur l’autonomie des apprenants. Une interrogation lancinante surgit : faut-il privilégier la dynamique, le climat de l’ensemble, au détriment de la formation des personnes ? Ou au contraire tout centrer sur les besoins et les démarches des personnes en acceptant une forme d’anomie, de désorganisation du groupe ? Ce dilemme, vécu par nombre de formateurs, n’est pas un faux problème, mais il devrait être celui du groupe, le débat et la réponse du moment s’inscrivant dans sa culture et ses institutions internes. Il importerait donc que formés et formateurs prennent le temps de réfléchir sur les pédagogies de groupe (Meirieu, 1989 a et b), et prennent conscience, notamment, du fait qu’il y a deux façons d’individualiser dans un groupe de formation :

    1. Considérer le groupe comme un mal nécessaire, une contrainte institutionnelle, chacun rêvant d’un tutorat dans une relation duale. Schéma en étoile : formateur malheureux, étudiants frustrés.

    2. Considérer le groupe comme une ressource de formation mutuelle, c’est de l’interaction que naît la formation. Schéma en réseau : formateur-pivot, étudiants responsables.

    Il y a des credo différents. Les uns aimeraient bien n’avoir que des relations duales, ils considèrent que le groupe est une fatalité, une contrainte économique ou institutionnelle à l’intérieur de laquelle ils essaient de reconstituer autant de contrats singuliers, chacun avec un seul étudiant, éventuellement quelques-uns. Ces formateurs sont forcément malheureux, ce partage du temps ne peut pas donner des résultats satisfaisants : trop peu de temps pour chacun et faible utilisation des forces du collectif et de sa diversité. C’est comme si on voulait transformer une psychothérapie de groupe en autant de thérapies individuelles de courte durée, chacun recevant une fraction équitable du temps du thérapeute.

    D’autres formateurs considèrent, au contraire, que le groupe est une ressource de formation mutuelle. Ils ne fonctionnent pas dans un schéma en étoile, mais dans un schéma en réseau, le formateur agissant dans les coulisses pour optimiser le fonctionnement du réseau. Cela exige un savoir-faire d’animation, de négociation de contrats, de suggestions et de mobilisation d’autres ressources.

    Même si le choix personnel du formateur est clair, il fonctionne dans un groupe qui a une dynamique propre et doit tenir compte des représentations et des attentes des étudiants, qui, eux aussi, ont une vision d’un groupe de formation : on ne peut entraîner dans une thérapie de groupe des personnes qui rêvent d’une analyse personnelle ; et inversement.

    Quelle que soit la tendance dominante, nul n’échappe complètement à l’un des dilemmes de l’individualisation : si le formateur s’intéresse trop aux personnes, le groupe va à vau-l’eau, perd sa culture, son climat, sa dynamique ; si le formateur se concentre trop sur les phénomènes de groupe et la construction d’une identité collective, les individus risquent de disparaître - symboliquement - ou au moins de ne plus être traités pour ce qu’ils sont, mais comme des membres, des acteurs d’un collectif. Ce dilemme, on le vit dans une classe de maternelle comme dans un groupe de formation d’adultes ; il traverse toutes les pédagogies de groupe. On ne peut le dépasser par la pensée, il faut simplement le vivre en cherchant constamment à rester sur la ligne de crête…

    Autre paradoxe : plus on va vers des pédagogies qui minimisent le rôle de l’enseignant comme acteur tenant le devant de la scène et le transforment en metteur en scène, ou en " ingénieur de réseau ", si l’on préfère l’analogie informatique, plus sont ouvertement ou secrètement frustrés ceux qui sont devenus enseignants ou formateurs, justement, pour occuper le devant de la scène. Pour aller dans le sens de l’individualisation des parcours, un formateur d’adultes doit faire l’équivalent des deuils que la pédagogie différenciée impose aux professeurs d’école ou de collège (Perrenoud, 1995), notamment le deuil d’une position centrale de chef d’orchestre et de rhétoricien ou de comédien au milieu d’un groupe. Ce narcissisme n’épargne aucun formateur, mieux vaut le reconnaître et y travailler.

    Pour affronter ces dilemmes, peut-être faut-il distinguer les trois fonctions d’un groupe de formation.

  • 1. Le groupe comme cadre d’interactions duales.

    2. Le groupe comme marché.

    3. Le groupe comme espace de parole et de travail collectif.

  • Si le groupe est d’abord conçu ou pratiqué comme le cadre d’interactions duales, le formateur devient avant tout une personne-ressource pour chacun. L’enseignement de la lecture, jusqu’au XVIIe siècle, était organisé selon ce modèle. On regroupait les élèves dans un même local, mais le maître s’occupait de chacun tour à tour ; pendant ce temps, les autres jouaient, chahutaient et ne travaillaient guère ; cet aimable désordre signifiait qu’ils étaient là en attente. Par moments, dans une classe d’aujourd’hui, le fonctionnement par " plan de travail " peut induire les mêmes effets. Tout le monde est censé travailler, contrairement à l’enseignement de la lecture au 18e, mais en réalité, le professeur ne contrôle, à un moment donné, que ceux qui travaillent véritablement avec lui ; les autres s’occupent, passent d’une tâche ou d’un atelier à l’autre, sans qu’on sache exactement si leur activité est bénéfique. En formation d’adultes, le risque est sans doute moins grand, parce que les gens sont plus autonomes, plus responsables, plus conscients de travailler dans leur propre intérêt. Mais on sait aussi que même les adultes volontaires ont de temps en temps des défaillances… Par ailleurs, même lorsqu’ils sont fortement impliqués dans la tâche, les apprenants livrés à eux-mêmes n’ont pas toujours les moyens de faire du travail utile. Aujourd’hui, le groupe comme cadre d’interactions duales n’est défendable que s’il est simultanément le cadre de dispositifs de travail autonome, individuel ou petits groupes.

    Si le groupe est conçu comme un marché, il devient le lieu où se rencontrent des offres et des demandes de formation mutuelle. Le formateur n’est pas la principale source du savoir. Il fait office de régulateur du marché (transparence, respect des contrats), il renforce les offres fragiles, il compense certaines lacunes, il est le soutien et le conseiller des étudiants lorsqu’ils deviennent à leur tour formateurs, une sorte d’expert qu’on peut consulter sur les contenus ou les démarches de formation mutuelle.

    Si le groupe est un espace de parole et de travail collectif, il importe que chacun y trouve assez de place et de reconnaissance pour exister comme sujet et apprendre ce qui lui importe. Le formateur anime et structure des échanges dans lesquels chacun trouve son compte, en fonction de ses projets et de ses besoins. Ce fonctionnement peut se dégrader, tendre à reconstituer des relations duales entre le formateur et un étudiant, les autres devenant des spectateurs moyennement intéressés, chacun attendant son tour pour poser une question ou faire réagir le formateur sur un thème qui lui tient à coeur.

    Individualiser les parcours de formation ne consiste pas à isoler les étudiants, à les couper les uns des autres. Chacun peut suivre son cheminement en travaillant dans un groupe. Cependant, le formateur devrait prendre en compte la face subjective de l’individualisation, autrement dit les sentiments de solitude, de singularité, de déviance ou de rupture d’une solidarité, qui peut accompagner un traitement différencié ou un parcours individualisé. Si le but est d’organiser les activités et les interactions de sorte que chaque apprenant soit, aussi souvent que possible, confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui, on se gardera de demander à des étudiants d’apprendre seuls s’ils ont besoin de " s’autoriser de la tribu ". On ne considérera pas pour autant la solidarité comme une donnée intangible et inanalysable. Elle fait partie du contrat didactique et de la culture de l’organisation et peut être aménagée, négociée, à condition qu’on reconnaisse, parmi d’autres, le sentiment d’appartenance à un groupe comme une condition d’apprentissage.


    VII. Pour une pratique réflexive des formateurs

    Il est assez important d’accepter qu’en matière d’individualisation et peut-être en matière de didactique, en général, rien ne marche du premier coup, rien ne marche sans compromis avec la réalité et avec les étudiants, avec les institutions et les autres formateurs. Et rien ne marche durablement, ne serait-ce que parce que tout s’use assez vite, que les étudiants considèrent volontiers comme du déjà vu et déjà fait, des démarches de formation impensables dix ans plus tôt.

    Il faut mobiliser au moins trois ressources lorsqu’on est formateur :

    1. L’imagination didactique et une certaine audace pour essayer des " trucs " même si personne ne les a faits ou si ça paraît risqué.
    2. Une certaine lucidité pour observer les effets et pour apprendre de l’expérience. On le fait assez peu dans l’enseignement : on y essaie beaucoup de choses, mais on établit rarement un bilan communicable. L’observation des organisations scolaires suggère qu’elles ont la mémoire courte, que leur cohérence se défait constamment (Perrenoud, 1988). Dans un lycée ou un collège, deux ans après un temps fort du projet d’établissement, on ne trouve parfois plus que quelques personnes qui peuvent en parler ; elles n’en ont d’ailleurs que des souvenirs vagues et il n’y a guère de traces écrites. Dans l’école, on apprend assez peu à partir de sa propre expérience et moins encore à partir de celle d’autrui.
    3. Des capacités de régulation et de négociation des dispositifs et pratiques de formation (avec les étudiants, les autres formateurs, l’institution).

    Ces trois points renvoient à ce qu’on peut appelle maintenant une pratique réflexive (Schön, 1983, 1987, 1991), c’est-à-dire une disposition à remettre constamment sur le métier ses façons de faire et les dispositifs dont elles participent. Si l’individualisation des parcours de formation est une quête plutôt qu’un résultat consolidé, si aucun dispositif n’est une réponse définitive et stable, on voit bien que la ressource principale des formateurs est leur capacité de se reposer constamment la question, de préférence en équipe, d’évaluer et de faire évoluer les dispositifs et les pratiques.

    Pour éviter à chacun de réinventer la roue dans son coin, on peut souhaiter aussi que se développe des réseaux d’échanges entre institutions de formation, qui franchissent résolument les frontières entre les métiers et entre formation initiale et continue. La formation initiale des enseignants pourrait faire rapidement quelques pas vers une plus forte individualisation des parcours en s’inspirant de ce qui se fait dans d’autres domaines…


    Références

    Bauthier, E., Berbaum, J. & Meirieu, Ph. (éd.) (1993) Individualiser les parcours de formation, Lyon, Association des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation (AESCE).

    Boutinet, J.-P. (1993) Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2e édition.

    Dominicé, P. (1990) L’histoire de vie comme processus de formation, Paris, L’Harmattan.

    Dubet, F. (1994) Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil.

    Develay, M. (1995) (éd) Savoirs scolaires et didactiques des disciplines, Paris, ESF.

    Gather Thurler, M. (1992) Les dynamiques de changement internes aux systèmes éducatifs : comment les praticiens réfléchissent à leurs pratiques, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

    Meirieu, Ph. (1989) Itinéraires des pédagogies de groupe. Apprendre en groupe ? I, Lyon, Chroniques sociales, 3e éd.

    Meirieu, Ph. (1989) Outils pour apprendre en groupe. Apprendre en groupe ? II, Lyon, Chroniques sociales, 3e éd.

    Meirieu, Ph. (1990) L’école, mode d’emploi. Des " méthodes actives " à la pédagogie différenciée, Paris, Ed. ESF, 5e éd.

    Nunziati, G. (1990). Pour construire un dispositif d’évaluation formatrice, Cahiers pédagogiques, n° 280, pp. 47-64.

    Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation, Genève, Droz.

    Perrenoud, Ph. (1988) La pédagogie de maîtrise, une utopie rationaliste ?, in M. Huberman (éd.), Assurer la réussite des apprentissages scolaires. Les propositions de la pédagogie de maîtrise, Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 198-233.

    Perrenoud, Ph. (1992 a) Différenciation de l’enseignement : résistances, deuils et paradoxes, Cahiers pédagogiques, n° 306, pp. 49-55 (repris dans Perrenoud, 1995).

    Perrenoud, Ph. (1992 b) La triple fabrication de l’échec scolaire, in Pierrehumbert, B. (éd.), L’échec à l’école : échec de l’école, Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 85-102.

    Perrenoud, Ph. (1993 a) L’école face à la complexité, Genève, Service de la recherche sociologique & Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

    Perrenoud, Ph. (1993 b) Vers des démarches didactiques favorisant une régulation individualisée des apprentissages, in L. Allal, D. Bain & Ph. Perrenoud (éd.) Evaluation formative et didactique du français, Neuchâtel & Paris, Delachaux & Niestlé, pp. 31-50.

    Perrenoud, Ph. (1993 c) Organiser l’individualisation des parcours de formation : peurs à dépasser et maîtrises à construire, in E. Bauthier, J. Berbaum & Ph. Meirieu (éd.), Individualiser les parcours de formation, Lyon, Association des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation (AESCE), pp. 145-182 (repris dans Perrenoud, 1995).

    Perrenoud, Ph. (1993 d) Curriculum : le réel, le formel, le caché, in J. Houssaye (éd.), La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF, pp. 61-76.

    Perrenoud, Ph. (1994 a) Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF.

    Perrenoud, Ph. (1994 b) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan.

    Perrenoud, Ph. (1994) Du maître de stage au formateur de terrain : formule creuse ou expression d’une nouvelle articulation entre théorie et pratique ?, in F. Clerc & P.-A. Dupuis (éd.) Rôle et place de la pratique dans la formation initiale et continue des enseignants, Nancy, Editions CRDP de Lorraine.

    Perrenoud, Ph. (1995) La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF.

    Schön, D. (1983) The Reflective Practitioner, New York, Basic Books (trad. française : Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Montréal, Les Editions Logiques, 1994).

    Schön, D. (1987) Educating the Reflective Practitioner, San Francisco, Jossey-Bass.

    Schön, D. (1991) Cases in reflective practice, New York, Teachers College Press.

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