Source et copyright à la fin du texte
in Vers le changement… espoirs et craintes. Actes du premier Forum sur la rénovation de l'enseignement primaire, Genève, Département de l'instruction publique, 1995, pp. 101-108.
 
 
 

 

 

Questions pour une rénovation

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
1995

Le système de pensée, la culture d’une époque se caractérisent par les questions qu’il paraît sensé et légitime de poser, disait Bourdieu. Il importe certes qu’une société ou une organisation s’accordent sur quelques réponses. Mais elles peuvent vivre avec des questions ouvertes, en suspens, ou des questions controversées, autour desquelles s’affrontent diverses sensibilités, diverses idéologies. Peu importe en ce sens que certaines questions posées lors du Forum de novembre 1994 soient dépassées ou que d’autres n’aient pas encore trouvé de réponse satisfaisante. Ensemble, elles délimitent un espace de travail commun, sans doute pour quelques années.

L’évolution même du débat transformera peu à peu ces interrogations, surtout si l’on y répond. Chaque clarification appellera de nouvelles questions, à la manière dont un promeneur découvre un nouveau paysage lorsqu’il parvient au sommet d’une colline. Lors de la première réunion des cadres de l’école primaire sur la rénovation, en août 1994, l’un d’eux proposait une autre métaphore : la rénovation, disait-il, ouvre des portes ; ces portes ouvrent à leur tour sur d’autres portes. Toutefois, pour apercevoir les secondes, il faut d’abord franchir les premières… Dans dix ans, nous ne reconnaîtrons plus nos interrogations d’aujourd’hui et d’autres, plus pointues, auront pris le relais. Mais ce sont les questions d’aujourd’hui qui rendront possibles celles de demain. Il vaut donc la peine de s’y arrêter un instant. Faut-il en proposer une synthèse ? Les titres des ateliers et la liste des questions indiquent assez clairement les grands thèmes qui préoccupaient les enseignants primaires genevois en novembre 1994 et les préoccupent sans doute six mois plus tard, même si les débats de la SPG, les travaux du GPR et du GRI et les discussions autour des projets d’innovation ont fait quelque peu bouger les représentations. Je proposerai donc simplement quelques réflexions sur le statut du débat.

Rien de nouveau sous le soleil ?

Les questions que suscite la rénovation de l’école primaire genevoise n’auraient pas été posées il y a vingt ans, car une telle réforme n’était pas concevable à ce moment. Ce n’était pas faute de moyens : on était encore dans l’euphorie de la croissance économique. La première crise pétrolière venait d’y porter un coup d’arrêt décisif, mais on ne le mesurait pas encore. Ce n’était pas faute de concepts : c’est en 1966 que Pierre Bourdieu stigmatisait l’indifférence aux différences et montrait qu’il suffit d’ignorer les inégalités initiales devant la culture et la langue valorisées à l’école pour les transformer rapidement en inégalités de réussite. La même année, aux États-Unis, en empruntant d’autres chemins, Benjamin Bloom proposait de lutter contre l’échec scolaire par une pédagogie orientée vers des objectifs clairs, continûment ajustée à l’apprenant au gré des test formatifs et de remédiations individualisées. Les intuitions majeures de la pédagogie différenciée se précisaient, redonnant vie à des idées plus anciennes encore, celle d’école sur mesure (Claparède), d’enseignement individualisé (Dottrens), de centration sur l’apprenant, leit motiv de tous les courants d’école active et d’école nouvelle depuis le début du siècle.

Ce qu’il y a de neuf, c’est qu’il y a vingt ans, ces questions ne préoccupaient pas grand monde ! Seuls y travaillaient vraiment les militants de l’école active et de la démocratisation des études et les chercheurs en éducation proches de ces mouvements. Comme l’a montré Viviane Isambert-Jamati, il a fallu attendre les années 1950-1960 pour que l’échec scolaire devienne un problème de société et plus longtemps encore pour qu’on songe à s’y attaquer avec des " armes " pédagogiques. Il fallait, semble-t-il, éprouver au préalable les limites des mesures d’aide financière aux études et des réformes de structures, par exemple la généralisation de la scolarité préobligatoire ou la création d’une école moyenne du type du cycle d’orientation. Les premières tentatives proprement pédagogiques prenaient la forme de l’appui ou du soutien, formules qui paraissaient alors le comble de l’audace. Confier à d’autres enseignants, voire à d’autres professionnels (comme au Tessin) le soin d’aider les élèves en difficulté, voilà une forme de révolution qui entraînait un accroissement de la division du travail entre enseignants primaires et imposait une coopération entre les titulaires de classes et celles et ceux qu’on nommerait bien plus tard, à Genève, des GNT (généralistes non titulaires).

Ceux dont le cycle de vie professionnel a traversé ces vingt dernières années mesurent-ils le chemin parcouru ? Pas toujours, parce que nous avons doublement la mémoire courte. Nous perdons vite nos repères sociaux. Il suffit de se plonger dans un journal de 1975 pour percevoir l’évolution des mentalités. Mais en vivant au jour le jour cette évolution, nous la saisissons aussi mal que les transformations graduelles de nos proches. Aujourd’hui, par exemple, certaines des écoles qui se lancent dans la rénovation voudraient disposer d’un ordinateur par classe. Il y a vingt ans, les micro-ordinateurs n’existaient pas, ils ont à peine plus de dix ans ! Dans vingt ans, on s’étonnera peut-être qu’il ait fallu demander un ordinateur par classe alors que chaque enfant en possédera sans doute plus d’un avant de savoir lire…

Il y a pas que les changements dans le monde des media et de l’informatique. Il y a vingt ans, aucune classe ne comptait parmi ses élèves jusqu’à dix huit nationalités différentes. Parmi les immigrés de huit ou douze ans, on n’accueillait qu’à titre exceptionnel des enfants qui n’avaient jamais fréquenté l’école. On ne trouvait pas alors dans les classes primaires la diversité des cultures, des langues, des confessions, des valeurs qui sont aujourd’hui le pain quotidien des enseignants. Il y a vingt ans, le thème de la violence des jeunes évoquait des films étrangers, Orange mécanique ou Graine de violence. On n’imaginait pas qu’en 1994, en France, les spécialistes de la violence scolaire désigneraient les 10-12 ans comme le groupe à hauts risques. On se préoccupait déjà de la drogue, de la misère du monde, de l’éducation sexuelle, mais qui prévoyait le crack, le déferlement de réfugiés en provenance du Tiers Monde ou de pays européens déchirés ou encore les ravages du SIDA et la nécessité d’en parler dès l’enfance ?

Notre mémoire est plus courte encore lorsqu’il s’agit de nos propres idées et pratiques. On sait les difficultés des adultes à imaginer comment raisonne un enfant qui n’a pas encore acquis la soustraction ou le conditionnel, tout simplement parce que certains développements de notre esprit sont irréversibles. Nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve parce nous changeons constamment. Pour qui a vécu intensément le débat pédagogique de ces années-là, il est très difficile de reconstituer les évidences d’il y a vingt ans. Le pourrait-on qu’on y serait réticent : nous voudrions croire à notre lucidité, croire que nous sommes depuis toujours préoccupés par la pollution ou la faim dans le monde.

Il y a vingt ans, c’est vrai, une partie des enseignants et des chercheurs travaillaient déjà, notamment à Genève, sur les thèmes de la rénovation. Ils étaient peu nombreux, souvent en rupture avec l’institution, militants utopistes plus que fonctionnaires dociles. Pour risquer une comparaison un peu provocante : à la Libération, en 1945, la France s’est trouvée soudainement peuplée d’une armée de résistants. Où étaient-ils deux ans auparavant, se sont alors demandés ceux qui, beaucoup moins nombreux, se battaient effectivement dans les maquis ? Chacun est tenté, aujourd’hui, de croire qu’il a, depuis toujours, rêvé de différencier son enseignement. C’est une reconstruction très optimiste du passé récent. Si c’était si vrai, on ne buterait pas aussi laborieusement sur la question des groupes multiâges, de l’évaluation formative ou des objectifs-noyaux. Nos balbutiements prouvent bien que nous sommes très loin d’avoir fait le tour de ces questions. Peut-être y a-t-il plus grave que de s’opposer cyniquement à la différenciation : c’est de croire qu’elle va de soi, que chacun y pense spontanément et passe à l’acte quotidiennement.

Des alliances surprenantes

Plus sérieusement, ce que révèlent le Forum et plus globalement le débat autour du " petit bleu ", c’est la formidable diversité des rythmes d’évolution d’un corps professionnel. Alors que les plus impatients s’énervent parce que nous en sommes encore à nous demander gravement, par exemple, si oui ou non il faut supprimer les notes, d’autres trouvent que cela va beaucoup trop vite ; certains ne voient même pas les raisons d’une rénovation, sûr qu’en gros, " tout va bien ". Et il est vrai que nous ne sommes pas dans le trente-sixième dessous, que l’école genevoise est de bon niveau, que ses maîtres sont bien formés et qu’il s’agit non de réparer un désastre, mais de faire mieux encore à partir d’un niveau déjà enviable. Non par souci de perfectionnisme, mais parce que nous vivons à la fin du XXe siècle dans une société tertiaire et multiculturelle qui appelle une école à sa mesure.

Il reste que, pour une fraction du corps enseignant, la rénovation a paru, sinon un tissu de banalités, du moins la simple confirmation de pratiques déjà courantes. Se sont ajoutés à ce constat un agacement et un soupçon :

Ni cet agacement, ni ce soupçon ne sont absurdes. Ils ne sont, néanmoins, pas exempts de paradoxes. Le " petit bleu " reprend certes des idées qui sont dans l’air depuis quelques années et que certaines équipes pédagogiques et certains enseignants défendent et tentent de mettre en œuvre depuis dix à vingt ans. Et il le dit :

Toutes les idées avancées ici s’appuient sur les recherches genevoises et étrangères et surtout sur les expériences menées à Genève et dans d’autres systèmes éducatifs par de nombreuses équipes pédagogiques. La différenciation de l’enseignement et l’individualisation des parcours de formation, les projets d’école et le travail en équipe pédagogique, les didactiques centrées sur l’apprenant et les méthodes actives ne sont plus, à Genève, des idées nouvelles. Pourtant leur mise en œuvre est très variable d’une école à l’autre, et on les trouve rarement toutes réunies. La rénovation vise donc un changement plus systémique ; elle n’invente pas, elle tente plutôt d’intégrer toutes sortes d’idées fécondes et de les implanter à large échelle, dans un cadre unifié, selon un calendrier progressif mais commun à toutes les écoles (Texte d’orientation, p. 7).

Ou encore :

La rénovation ne part pas de zéro. Elle prolonge au contraire de multiples expériences et recherches conduites autour de l’échec scolaire et des pédagogies nouvelles depuis 1975 : Fluidité, RAPSODIE, AQUADE, l’expérience UCE, le projet de Cayla, les expériences de nombreuses équipes pédagogiques, les travaux tant des services de recherche ou de didactique que de l’Université, sans oublier les programmes romands, le développement du soutien pédagogique, la politique d’intégration et l’ensemble des initiatives de la Direction de l’enseignement primaire et de ses partenaires (ibid., p. 24).

Cela ne suffit pas : tout se passe comme si une bonne idée devenait douteuse du seul fait d’être reprise par l’institution. Mais l’institution, en a-t-on une image bien réaliste ? Peut-être faudrait-il cesser de penser qu’elle est toujours du côté du conservatisme et les enseignants toujours du côté de l’innovation… En son for intérieur, chacun sait bien que " c’est plus compliqué que ça " et qu’une partie des personnes qui ont écrit le " petit bleu " y ont mis des idées qu’elles défendent, à des titres divers, depuis très longtemps, bien avant d’accéder aux positions qu’elles occupent actuellement et parce qu’elles ont tenté de les mettre en œuvre dans des classes genevoises. Sans doute ne dit-on jamais assez ce qu’on doit à tous ceux qui partagent les mêmes causes. Nul ne saurait penser seul la lutte contre l’échec scolaire. Sans doute aurait-il fallu expliciter mieux encore les filiations entre le Forum 1993, centré sur le cahier de Walo Hutmacher, et le Forum 1994, qui en examinait les conséquences concrètes, le projet de rénovation. Sans doute une procédure plus lente aurait-elle permis d’associer un plus grand nombre d’acteurs aux orientations plus précises du projet (les axes et leur formulation), fût-ce au risque de s’enliser. Il serait regrettable que, ces péripétie dépassées, les uns ou les autres se trompent d’alliance. La tension entre ceux qui veulent changer l’école et ceux qui défendent le statu quo traverse aujourd’hui tous les corps professionnels, aussi bien que les parents, la classe politique et l’opinion publique. Il est toujours un peu frustrant de n’être pas au centre du mouvement, surtout lorsqu’on s’est battu depuis longtemps, et d’abord à la marge de l’institution, pour qu’il advienne. Il est un peu déconcertant de voir " le système " proposer, voire imposer, ce qu’il a interdit ou dénigré auparavant. On ne peut camper sur ces impressions. Peut-être est-il confortable de se servir de l’Institution comme d’un bouc émissaire, de la voir toujours suspecte de bloquer ou de pervertir le progrès, ce qui dispense de chercher plus loin. Est-ce favorable au changement ?

Quant au soupçon, il est compréhensible. La lutte contre l’échec scolaire est, " traditionnellement ", une idée de gauche. Qu’une " ministre " libérale y adhère semble inconcevable à ceux qui ont vécu Mai 1968. Cela bouleverse toute leur science politique. Peut-être faudra-t-il admettre qu’ici aussi, les schémas simples ne rendent plus compte de la complexité des sociétés. Les classes dirigeantes ont en fait toujours été divisées entre ceux qui veulent conserver les privilèges des nantis, fût-ce en courant à l’abîme, et ceux qui veulent maintenir un certain type de société et sont prêts pour cela à payer le prix de la modernité. Séparer des filières précocement, sélectionner de façon drastique, limiter l’accès aux élites pour asseoir leur pouvoir et ne pas mettre les enfants de la bourgeoisie en compétition trop dure avec ceux des autres classes sociales, voilà qui existe encore. Mais cette position conservatrice coexiste, dans les mêmes classes dirigeantes, avec des attitudes qui, au nom parfois des mêmes valeurs et du même modèle de société, préparent plus intelligemment l’avenir. A quoi il faut ajouter la sensibilité et les valeurs personnelles des responsables politiques, leur droit à la différence au sein de leur parti et l’équilibre fragile qui s’établit entre un contrôle tatillon qui stériliserait leur action et une trop large confiance qui les mettrait hors d’atteinte de ceux qui les ont portés au pouvoir.

Lorsque les stéréotypes ne fonctionnent plus, on se trouve devant deux types d’erreurs. La première serait d’enfermer l’autre dans son image, de ne pas vouloir croire qu’il pourrait s’écarter de ce qu’on en attend d’ordinaire. La seconde erreur serait d’être trop naïf. Nul ministre ne fait à lui seul la pluie et le beau temps. Il doit passer des compromis pour obtenir des appuis nécessaires à toute réforme. S’il s’éloigne trop de ses proches sans convaincre ses adversaires, il risque de se retrouver bien seul et impuissant. L’avenir dira dans quel scénario nous sommes au juste jusqu’à la fin du siècle à Genève. Dans l’intervalle, pourquoi n’envisager que le pire ? Pourquoi ne pas juger sur pièces ? Pourquoi ne pas faire crédit et accroître les chances d’un vrai changement ? Les sociologues ont montré la force de ce que Merton a nommé self fullfilling prophecy, autrement dit la prophétie qui crée par son existence même les conditions de sa réalisation. On connaît l’exemple célèbre d’une banque dont on murmure qu’elle va faire faillite, et qui, parce que cette prophétie est prise au sérieux, fait effectivement faillite, tous ses créanciers accourant pour retirer leurs fonds avant la catastrophe attendue… Et si ce mécanisme diabolique jouait aussi contre les réformes scolaires ?

Individualisation : un malentendu persistant

Transformer un système éducatif passe par la mobilisation du plus grand nombre. Cela ne va pas sans simplifications. Comment espérer qu’une notion aussi récente que l’individualisation des parcours ne se confonde pas, dans beaucoup d’esprits, avec des notions plus anciennes, comme l’individualisation de l’enseignement, voire le culte de l’individualisme ?

De tels malentendus sont explicables, normaux, comme il est normal de les combattre jusqu’à ce que le vrai débat s’engage. Le premier axe de la rénovation plaide pour l’individualisation des parcours de formation, en affirmant que chaque élève suit son propre chemin dans la construction des savoirs. En faire une affaire de rythme est très réducteur : les élèves sont différents dans leur façon d’apprendre, de comprendre, de mémoriser, d’établir des relations, de résoudre les problèmes, d’organiser leurs savoirs. Il est vrai que, parmi ceux qui empruntent le même chemin ou des chemins très semblables, certains progressent plus vite que d’autres. L’individualisation, à l’école primaire, ne porte pas sur les objectifs. Dans cette phase fondatrice, tous sont censés acquérir les mêmes maîtrises, donc, pour prendre une métaphore connue, gravir le même sommet. En admettant qu’il y a des voies directes et d’autres plus détournées, et, à degré égal de rapidité, des voies qui ne font pas appel aux mêmes atouts : les unes favorisent les grimpeurs appliqués, méthodiques, d’autres les artistes qui inventent des raccourcis fulgurants, puis s’arrêtent pour rêver…

Rendre possible des parcours individualisés n’équivaut ni à généraliser le préceptorat, ni à couper l’enfant d’un groupe d’appartenance pour l’isoler devant un écran. Ce n’est pas l’enseignement qu’on individualise, mais l’orientation des élèves vers de nouvelles situations d’apprentissage. Le CRESAS nous le rappelle : on n’apprend pas tout seul ! Pour progresser, un élève se retrouve donc souvent avec d’autres, pour des activités impliquant coopération ou conflits cognitifs, en tout cas interaction et communication. Si la différenciation pédagogique consiste à mettre l’élève, aussi souvent que possible, dans la situation d’apprentissage la plus féconde pour lui, il ne cheminera durablement qu’avec ceux qui lui ressemblent, qui partagent un temps les mêmes possibilités et les mêmes besoins. Tout voyageur, sans être jamais seul, ne se trouve pas toujours flanqué des mêmes compagnons. Il croise des gens qui suivent quelques temps la même route. Il arrive que se forment des projets communs, puis, un jour, chacun s’en va de son côté. Les chemins divergent lorsque, pour diverses raisons, la prochaine étape ne saurait convenir à tous. Les groupes de voyageurs se recomposent au gré de décisions qui, elles, sont prises par ou pour chaque personne. L’individualisation des parcours de formation est de cette nature. Elle n’implique aucunement la solitude, seulement la personnalisation de l’itinéraire.

C’est pourquoi la création de cycles d’apprentissage n’est pas un but en soi, seulement une façon de gérer les parcours individualisés sur plus d’une année scolaire, ce qui permet à la fois des itinéraires plus diversifiés et des regroupements plus pertinents ! Quant à la nécessité d’appartenir à un groupe pour construire une identité, se sentir en sécurité et apprendre à vivre en société, il faudrait être idiot pour la nier !

Autre malentendu fatal : la question des rythmes. Meirieu dit " Je ne respecte pas les différences, j’en tiens compte ". Cela vaut pour les différences de rythmes d’apprentissage ou de développement. Il est absurde de vouloir faire apprendre la même chose au même rythme à des enfants très différents. Est-ce à dire qu’on laissera chacun apprendre et se développer comme il l’entend ? Pas du tout. L’école est par nature interventionniste, c’est son unique sens, sa seule justification : aider mais aussi inciter les élèves à assimiler ce qu’ils n’apprendraient pas spontanément, ou seulement partiellement ou bien plus tard. Cela n’autorise pas à exercer une violence pour forcer les apprentissages, au mépris de la personne et de ses possibilités de développement et d’implication dans les tâches scolaires. L’ambition d’une rénovation orientée vers l’individualisation des parcours est d’affaiblir les écarts, non de les creuser. L’attentisme serait aussi coupable que l’excès de pression. L’un et l’autre extrême se confondent dans la pensée magique : il est aussi peu fondé de penser que tout s’apprend spontanément que de croire que l’on apprend sous la menace.

Mettre l’enfant au centre : rien de nouveau sous le soleil ?

Je passe du premier au troisième axe, pour revenir au second in fine. Il est en effet assez logique de lier l’individualisation des parcours à la didactique, à la question du sens des savoirs et du travail scolaires.

Mettre l’apprenant au centre de l’action pédagogique ", disent les enseignants, nous l’avons toujours fait. Rien de nouveau sous le soleil ! Roorda, dans son célèbre pamphlet (Le pédagogue n’aime pas les enfants) doutait déjà de l’amour universel de tous les éducateurs pour tous les enfants. Mais c’était au début du siècle, la vie était dure pour tout le monde, l’enfant roi n’était pas né. Gardons-nous de croire que cette époque est entièrement révolue. En 1978, le Mouvement populaire des familles publiait L’école en question, le recueil d’un millier de témoignages de parents sur l’école que vivaient leurs enfants. Ces témoignages sont accablants : angoisse de la note, punitions, humiliations, souffrances, stress. C’était en Suisse romande, il y a moins de vingt ans. Albert Jacquard n’avait pas écrit L’éloge de la différence, Alice Miller C’est pour ton bien, Claude Duneton Je suis comme une truie qui doute. Les enfants de Barbiana ne nous avaient pas encore ouvert les yeux. Nous avons tendance à oublier que la dureté des adultes n’en finit pas l’égard de l’enfance. Ce sont les Occidentaux qui glorifient le sentiment de l’enfance, mais eux aussi qui achètent en toute bonne conscience les produits bon marché du travail des enfants de dix ans dans le Tiers Monde, parmi eux qu’on trouve les amateurs de pornographie enfantine ou de corps nubiles dans les bordels du Sud-Est asiatique…

Admettons qu’il y a vingt ans déjà et aujourd’hui plus encore, la plupart des enseignants respectent et aiment leurs élèves. Est-ce suffisant pour les reconnaître comme sujets, comme acteurs ? Est-ce suffisant pour adhérer vraiment à l’idée que les connaissances se construisent, que nul ne peut apprendre à la place de l’autre, mais seulement faire surgir ou renforcer un projet personnel ? Est-ce suffisant pour penser vraiment l’enseignement comme l’organisation de situations d’apprentissage ? Si Astolfi publie en 1993 L’école pour apprendre, si Develay écrit un an auparavant De l’enseignement à l’apprentissage, si Meirieu, Imbert et bien d’autres, et tous les didacticiens, insistent encore et encore sur l’activité de l’apprenant, les situations-problèmes, le sens de la tâche, le rôle de l’erreur, enfoncent-ils des portes ouvertes ? Ou réaffirment-ils des évidences au demeurant assez récentes, qui restent assez souvent abstraites et dont nous n’avons pas tiré toutes les conséquences pratiques ?

Avoir le souci du bien de l’enfant n’équivaut pas à le mettre au centre de l’action pédagogique, pas plus que l’amour des parents ne garantit une éducation à l’autonomie. Ce n’est pas une question de sentiment, mais de rapport au savoir et à l’apprentissage. Peut-être pense-t-on qu’on met toujours l’enfant au centre du dispositif parce qu’on n’imagine pas quelle révolution copernicienne il faut opérer pour le faire vraiment.

Apprendre à mieux travailler ensemble, quel beau programme !

Qu’il faille s’y engager si ce n’est déjà fait, qui pourrait en douter. Et qui pourrait nier la difficulté de la véritable coopération professionnelle. Sur ce point, les écoles en innovation, par le seul effort consenti pour imaginer, négocier et rédiger un projet, ont déjà pris de l’avance. C’est, paradoxalement, l’un des problèmes qu’il faut anticiper pour dans quelques années. Il est probable que les écoles en innovation et les écoles en réflexion, à partir des expériences acquises et des projets en chantier, vont permettre aux autres écoles de gagner du temps sur le plan de l’organisation pédagogique et didactique requise par l’individualisation des parcours. On peut aussi s’attendre à l’accumulation d’une certaine expérience, partiellement transmissible, en matière de gestion de projets, de régulation du travail en équipe et de fonctionnement plus autonome des établissements. Il reste que travailler ensemble ne s’apprend qu’en travaillant ensemble et qu’il serait dangereux qu’une partie de l’école primaire considère que cela va de soi alors qu’une autre s’accroche à la culture professionnelle la plus individualiste, faute d’avoir " plongé dans la piscine ".

Je voudrais soulever un autre problème : travailler ensemble, ce n’est pas seulement s’entendre à l’échelle d’une équipe ou d’une école, c’est construire la rénovation à l’échelle de l’enseignement primaire et dans une certaine mesure du système scolaire genevois. Depuis l’été 1994, un immense travail a été accompli dans ce sens, notamment par la SPG et par le GRI. Il se poursuivra dans les forums et le groupe inter-projets. Il concerne aussi les inspecteurs, qui forment un réseau important, implanté dans tout le territoire, les services, qui entrent en contact avec de nombreux enseignants, les formations initiale et continue, qui participent à l’élaboration d’une culture commune. A cette échelle, tout le monde est déjà impliqué. Les écoles en rénovation ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Il importerait que les questions du Forum restent celles de l’ensemble des enseignants primaires. Pour cela, il faut tisser des liens entre les écoles en rénovation et les autres, partager les questions et les débuts de réponses, pour éviter une école à deux vitesses non pour les élèves, mais pour les écoles et les professionnels.

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