|
|
Questions pour une rénovation
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de l'éducation
Université de Genève
1995
Le système de pensée, la culture dune époque se caractérisent par les questions quil paraît sensé et légitime de poser, disait Bourdieu. Il importe certes quune société ou une organisation saccordent sur quelques réponses. Mais elles peuvent vivre avec des questions ouvertes, en suspens, ou des questions controversées, autour desquelles saffrontent diverses sensibilités, diverses idéologies. Peu importe en ce sens que certaines questions posées lors du Forum de novembre 1994 soient dépassées ou que dautres naient pas encore trouvé de réponse satisfaisante. Ensemble, elles délimitent un espace de travail commun, sans doute pour quelques années.
Lévolution même du débat transformera peu à peu ces interrogations, surtout si lon y répond. Chaque clarification appellera de nouvelles questions, à la manière dont un promeneur découvre un nouveau paysage lorsquil parvient au sommet dune colline. Lors de la première réunion des cadres de lécole primaire sur la rénovation, en août 1994, lun deux proposait une autre métaphore : la rénovation, disait-il, ouvre des portes ; ces portes ouvrent à leur tour sur dautres portes. Toutefois, pour apercevoir les secondes, il faut dabord franchir les premières Dans dix ans, nous ne reconnaîtrons plus nos interrogations daujourdhui et dautres, plus pointues, auront pris le relais. Mais ce sont les questions daujourdhui qui rendront possibles celles de demain. Il vaut donc la peine de sy arrêter un instant. Faut-il en proposer une synthèse ? Les titres des ateliers et la liste des questions indiquent assez clairement les grands thèmes qui préoccupaient les enseignants primaires genevois en novembre 1994 et les préoccupent sans doute six mois plus tard, même si les débats de la SPG, les travaux du GPR et du GRI et les discussions autour des projets dinnovation ont fait quelque peu bouger les représentations. Je proposerai donc simplement quelques réflexions sur le statut du débat.
Rien de nouveau sous le soleil ?
Les questions que suscite la rénovation de lécole primaire genevoise nauraient pas été posées il y a vingt ans, car une telle réforme nétait pas concevable à ce moment. Ce nétait pas faute de moyens : on était encore dans leuphorie de la croissance économique. La première crise pétrolière venait dy porter un coup darrêt décisif, mais on ne le mesurait pas encore. Ce nétait pas faute de concepts : cest en 1966 que Pierre Bourdieu stigmatisait lindifférence aux différences et montrait quil suffit dignorer les inégalités initiales devant la culture et la langue valorisées à lécole pour les transformer rapidement en inégalités de réussite. La même année, aux États-Unis, en empruntant dautres chemins, Benjamin Bloom proposait de lutter contre léchec scolaire par une pédagogie orientée vers des objectifs clairs, continûment ajustée à lapprenant au gré des test formatifs et de remédiations individualisées. Les intuitions majeures de la pédagogie différenciée se précisaient, redonnant vie à des idées plus anciennes encore, celle décole sur mesure (Claparède), denseignement individualisé (Dottrens), de centration sur lapprenant, leit motiv de tous les courants décole active et décole nouvelle depuis le début du siècle.
Ce quil y a de neuf, cest quil y a vingt ans, ces questions ne préoccupaient pas grand monde ! Seuls y travaillaient vraiment les militants de lécole active et de la démocratisation des études et les chercheurs en éducation proches de ces mouvements. Comme la montré Viviane Isambert-Jamati, il a fallu attendre les années 1950-1960 pour que léchec scolaire devienne un problème de société et plus longtemps encore pour quon songe à sy attaquer avec des " armes " pédagogiques. Il fallait, semble-t-il, éprouver au préalable les limites des mesures daide financière aux études et des réformes de structures, par exemple la généralisation de la scolarité préobligatoire ou la création dune école moyenne du type du cycle dorientation. Les premières tentatives proprement pédagogiques prenaient la forme de lappui ou du soutien, formules qui paraissaient alors le comble de laudace. Confier à dautres enseignants, voire à dautres professionnels (comme au Tessin) le soin daider les élèves en difficulté, voilà une forme de révolution qui entraînait un accroissement de la division du travail entre enseignants primaires et imposait une coopération entre les titulaires de classes et celles et ceux quon nommerait bien plus tard, à Genève, des GNT (généralistes non titulaires).
Ceux dont le cycle de vie professionnel a traversé ces vingt dernières années mesurent-ils le chemin parcouru ? Pas toujours, parce que nous avons doublement la mémoire courte. Nous perdons vite nos repères sociaux. Il suffit de se plonger dans un journal de 1975 pour percevoir lévolution des mentalités. Mais en vivant au jour le jour cette évolution, nous la saisissons aussi mal que les transformations graduelles de nos proches. Aujourdhui, par exemple, certaines des écoles qui se lancent dans la rénovation voudraient disposer dun ordinateur par classe. Il y a vingt ans, les micro-ordinateurs nexistaient pas, ils ont à peine plus de dix ans ! Dans vingt ans, on sétonnera peut-être quil ait fallu demander un ordinateur par classe alors que chaque enfant en possédera sans doute plus dun avant de savoir lire
Il y a pas que les changements dans le monde des media et de linformatique. Il y a vingt ans, aucune classe ne comptait parmi ses élèves jusquà dix huit nationalités différentes. Parmi les immigrés de huit ou douze ans, on naccueillait quà titre exceptionnel des enfants qui navaient jamais fréquenté lécole. On ne trouvait pas alors dans les classes primaires la diversité des cultures, des langues, des confessions, des valeurs qui sont aujourdhui le pain quotidien des enseignants. Il y a vingt ans, le thème de la violence des jeunes évoquait des films étrangers, Orange mécanique ou Graine de violence. On nimaginait pas quen 1994, en France, les spécialistes de la violence scolaire désigneraient les 10-12 ans comme le groupe à hauts risques. On se préoccupait déjà de la drogue, de la misère du monde, de léducation sexuelle, mais qui prévoyait le crack, le déferlement de réfugiés en provenance du Tiers Monde ou de pays européens déchirés ou encore les ravages du SIDA et la nécessité den parler dès lenfance ?
Notre mémoire est plus courte encore lorsquil sagit de nos propres idées et pratiques. On sait les difficultés des adultes à imaginer comment raisonne un enfant qui na pas encore acquis la soustraction ou le conditionnel, tout simplement parce que certains développements de notre esprit sont irréversibles. Nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve parce nous changeons constamment. Pour qui a vécu intensément le débat pédagogique de ces années-là, il est très difficile de reconstituer les évidences dil y a vingt ans. Le pourrait-on quon y serait réticent : nous voudrions croire à notre lucidité, croire que nous sommes depuis toujours préoccupés par la pollution ou la faim dans le monde.
Il y a vingt ans, cest vrai, une partie des enseignants et des chercheurs travaillaient déjà, notamment à Genève, sur les thèmes de la rénovation. Ils étaient peu nombreux, souvent en rupture avec linstitution, militants utopistes plus que fonctionnaires dociles. Pour risquer une comparaison un peu provocante : à la Libération, en 1945, la France sest trouvée soudainement peuplée dune armée de résistants. Où étaient-ils deux ans auparavant, se sont alors demandés ceux qui, beaucoup moins nombreux, se battaient effectivement dans les maquis ? Chacun est tenté, aujourdhui, de croire quil a, depuis toujours, rêvé de différencier son enseignement. Cest une reconstruction très optimiste du passé récent. Si cétait si vrai, on ne buterait pas aussi laborieusement sur la question des groupes multiâges, de lévaluation formative ou des objectifs-noyaux. Nos balbutiements prouvent bien que nous sommes très loin davoir fait le tour de ces questions. Peut-être y a-t-il plus grave que de sopposer cyniquement à la différenciation : cest de croire quelle va de soi, que chacun y pense spontanément et passe à lacte quotidiennement.
Des alliances surprenantes
Plus sérieusement, ce que révèlent le Forum et plus globalement le débat autour du " petit bleu ", cest la formidable diversité des rythmes dévolution dun corps professionnel. Alors que les plus impatients sénervent parce que nous en sommes encore à nous demander gravement, par exemple, si oui ou non il faut supprimer les notes, dautres trouvent que cela va beaucoup trop vite ; certains ne voient même pas les raisons dune rénovation, sûr quen gros, " tout va bien ". Et il est vrai que nous ne sommes pas dans le trente-sixième dessous, que lécole genevoise est de bon niveau, que ses maîtres sont bien formés et quil sagit non de réparer un désastre, mais de faire mieux encore à partir dun niveau déjà enviable. Non par souci de perfectionnisme, mais parce que nous vivons à la fin du XXe siècle dans une société tertiaire et multiculturelle qui appelle une école à sa mesure.
Il reste que, pour une fraction du corps enseignant, la rénovation a paru, sinon un tissu de banalités, du moins la simple confirmation de pratiques déjà courantes. Se sont ajoutés à ce constat un agacement et un soupçon :
Ni cet agacement, ni ce soupçon ne sont absurdes. Ils ne sont, néanmoins, pas exempts de paradoxes. Le " petit bleu " reprend certes des idées qui sont dans lair depuis quelques années et que certaines équipes pédagogiques et certains enseignants défendent et tentent de mettre en uvre depuis dix à vingt ans. Et il le dit :
Toutes les idées avancées ici sappuient sur les recherches genevoises et étrangères et surtout sur les expériences menées à Genève et dans dautres systèmes éducatifs par de nombreuses équipes pédagogiques. La différenciation de lenseignement et lindividualisation des parcours de formation, les projets décole et le travail en équipe pédagogique, les didactiques centrées sur lapprenant et les méthodes actives ne sont plus, à Genève, des idées nouvelles. Pourtant leur mise en uvre est très variable dune école à lautre, et on les trouve rarement toutes réunies. La rénovation vise donc un changement plus systémique ; elle ninvente pas, elle tente plutôt dintégrer toutes sortes didées fécondes et de les implanter à large échelle, dans un cadre unifié, selon un calendrier progressif mais commun à toutes les écoles (Texte dorientation, p. 7).
Ou encore :
La rénovation ne part pas de zéro. Elle prolonge au contraire de multiples expériences et recherches conduites autour de léchec scolaire et des pédagogies nouvelles depuis 1975 : Fluidité, RAPSODIE, AQUADE, lexpérience UCE, le projet de Cayla, les expériences de nombreuses équipes pédagogiques, les travaux tant des services de recherche ou de didactique que de lUniversité, sans oublier les programmes romands, le développement du soutien pédagogique, la politique dintégration et lensemble des initiatives de la Direction de lenseignement primaire et de ses partenaires (ibid., p. 24).
Cela ne suffit pas : tout se passe comme si une bonne idée devenait douteuse du seul fait dêtre reprise par linstitution. Mais linstitution, en a-t-on une image bien réaliste ? Peut-être faudrait-il cesser de penser quelle est toujours du côté du conservatisme et les enseignants toujours du côté de linnovation En son for intérieur, chacun sait bien que " cest plus compliqué que ça " et quune partie des personnes qui ont écrit le " petit bleu " y ont mis des idées quelles défendent, à des titres divers, depuis très longtemps, bien avant daccéder aux positions quelles occupent actuellement et parce quelles ont tenté de les mettre en uvre dans des classes genevoises. Sans doute ne dit-on jamais assez ce quon doit à tous ceux qui partagent les mêmes causes. Nul ne saurait penser seul la lutte contre léchec scolaire. Sans doute aurait-il fallu expliciter mieux encore les filiations entre le Forum 1993, centré sur le cahier de Walo Hutmacher, et le Forum 1994, qui en examinait les conséquences concrètes, le projet de rénovation. Sans doute une procédure plus lente aurait-elle permis dassocier un plus grand nombre dacteurs aux orientations plus précises du projet (les axes et leur formulation), fût-ce au risque de senliser. Il serait regrettable que, ces péripétie dépassées, les uns ou les autres se trompent dalliance. La tension entre ceux qui veulent changer lécole et ceux qui défendent le statu quo traverse aujourdhui tous les corps professionnels, aussi bien que les parents, la classe politique et lopinion publique. Il est toujours un peu frustrant de nêtre pas au centre du mouvement, surtout lorsquon sest battu depuis longtemps, et dabord à la marge de linstitution, pour quil advienne. Il est un peu déconcertant de voir " le système " proposer, voire imposer, ce quil a interdit ou dénigré auparavant. On ne peut camper sur ces impressions. Peut-être est-il confortable de se servir de lInstitution comme dun bouc émissaire, de la voir toujours suspecte de bloquer ou de pervertir le progrès, ce qui dispense de chercher plus loin. Est-ce favorable au changement ?
Quant au soupçon, il est compréhensible. La lutte contre léchec scolaire est, " traditionnellement ", une idée de gauche. Quune " ministre " libérale y adhère semble inconcevable à ceux qui ont vécu Mai 1968. Cela bouleverse toute leur science politique. Peut-être faudra-t-il admettre quici aussi, les schémas simples ne rendent plus compte de la complexité des sociétés. Les classes dirigeantes ont en fait toujours été divisées entre ceux qui veulent conserver les privilèges des nantis, fût-ce en courant à labîme, et ceux qui veulent maintenir un certain type de société et sont prêts pour cela à payer le prix de la modernité. Séparer des filières précocement, sélectionner de façon drastique, limiter laccès aux élites pour asseoir leur pouvoir et ne pas mettre les enfants de la bourgeoisie en compétition trop dure avec ceux des autres classes sociales, voilà qui existe encore. Mais cette position conservatrice coexiste, dans les mêmes classes dirigeantes, avec des attitudes qui, au nom parfois des mêmes valeurs et du même modèle de société, préparent plus intelligemment lavenir. A quoi il faut ajouter la sensibilité et les valeurs personnelles des responsables politiques, leur droit à la différence au sein de leur parti et léquilibre fragile qui sétablit entre un contrôle tatillon qui stériliserait leur action et une trop large confiance qui les mettrait hors datteinte de ceux qui les ont portés au pouvoir.
Lorsque les stéréotypes ne fonctionnent plus, on se trouve devant deux types derreurs. La première serait denfermer lautre dans son image, de ne pas vouloir croire quil pourrait sécarter de ce quon en attend dordinaire. La seconde erreur serait dêtre trop naïf. Nul ministre ne fait à lui seul la pluie et le beau temps. Il doit passer des compromis pour obtenir des appuis nécessaires à toute réforme. Sil séloigne trop de ses proches sans convaincre ses adversaires, il risque de se retrouver bien seul et impuissant. Lavenir dira dans quel scénario nous sommes au juste jusquà la fin du siècle à Genève. Dans lintervalle, pourquoi nenvisager que le pire ? Pourquoi ne pas juger sur pièces ? Pourquoi ne pas faire crédit et accroître les chances dun vrai changement ? Les sociologues ont montré la force de ce que Merton a nommé self fullfilling prophecy, autrement dit la prophétie qui crée par son existence même les conditions de sa réalisation. On connaît lexemple célèbre dune banque dont on murmure quelle va faire faillite, et qui, parce que cette prophétie est prise au sérieux, fait effectivement faillite, tous ses créanciers accourant pour retirer leurs fonds avant la catastrophe attendue Et si ce mécanisme diabolique jouait aussi contre les réformes scolaires ?
Individualisation : un malentendu persistant
Transformer un système éducatif passe par la mobilisation du plus grand nombre. Cela ne va pas sans simplifications. Comment espérer quune notion aussi récente que lindividualisation des parcours ne se confonde pas, dans beaucoup desprits, avec des notions plus anciennes, comme lindividualisation de lenseignement, voire le culte de lindividualisme ?
De tels malentendus sont explicables, normaux, comme il est normal de les combattre jusquà ce que le vrai débat sengage. Le premier axe de la rénovation plaide pour lindividualisation des parcours de formation, en affirmant que chaque élève suit son propre chemin dans la construction des savoirs. En faire une affaire de rythme est très réducteur : les élèves sont différents dans leur façon dapprendre, de comprendre, de mémoriser, détablir des relations, de résoudre les problèmes, dorganiser leurs savoirs. Il est vrai que, parmi ceux qui empruntent le même chemin ou des chemins très semblables, certains progressent plus vite que dautres. Lindividualisation, à lécole primaire, ne porte pas sur les objectifs. Dans cette phase fondatrice, tous sont censés acquérir les mêmes maîtrises, donc, pour prendre une métaphore connue, gravir le même sommet. En admettant quil y a des voies directes et dautres plus détournées, et, à degré égal de rapidité, des voies qui ne font pas appel aux mêmes atouts : les unes favorisent les grimpeurs appliqués, méthodiques, dautres les artistes qui inventent des raccourcis fulgurants, puis sarrêtent pour rêver
Rendre possible des parcours individualisés néquivaut ni à généraliser le préceptorat, ni à couper lenfant dun groupe dappartenance pour lisoler devant un écran. Ce nest pas lenseignement quon individualise, mais lorientation des élèves vers de nouvelles situations dapprentissage. Le CRESAS nous le rappelle : on napprend pas tout seul ! Pour progresser, un élève se retrouve donc souvent avec dautres, pour des activités impliquant coopération ou conflits cognitifs, en tout cas interaction et communication. Si la différenciation pédagogique consiste à mettre lélève, aussi souvent que possible, dans la situation dapprentissage la plus féconde pour lui, il ne cheminera durablement quavec ceux qui lui ressemblent, qui partagent un temps les mêmes possibilités et les mêmes besoins. Tout voyageur, sans être jamais seul, ne se trouve pas toujours flanqué des mêmes compagnons. Il croise des gens qui suivent quelques temps la même route. Il arrive que se forment des projets communs, puis, un jour, chacun sen va de son côté. Les chemins divergent lorsque, pour diverses raisons, la prochaine étape ne saurait convenir à tous. Les groupes de voyageurs se recomposent au gré de décisions qui, elles, sont prises par ou pour chaque personne. Lindividualisation des parcours de formation est de cette nature. Elle nimplique aucunement la solitude, seulement la personnalisation de litinéraire.
Cest pourquoi la création de cycles dapprentissage nest pas un but en soi, seulement une façon de gérer les parcours individualisés sur plus dune année scolaire, ce qui permet à la fois des itinéraires plus diversifiés et des regroupements plus pertinents ! Quant à la nécessité dappartenir à un groupe pour construire une identité, se sentir en sécurité et apprendre à vivre en société, il faudrait être idiot pour la nier !
Autre malentendu fatal : la question des rythmes. Meirieu dit " Je ne respecte pas les différences, jen tiens compte ". Cela vaut pour les différences de rythmes dapprentissage ou de développement. Il est absurde de vouloir faire apprendre la même chose au même rythme à des enfants très différents. Est-ce à dire quon laissera chacun apprendre et se développer comme il lentend ? Pas du tout. Lécole est par nature interventionniste, cest son unique sens, sa seule justification : aider mais aussi inciter les élèves à assimiler ce quils napprendraient pas spontanément, ou seulement partiellement ou bien plus tard. Cela nautorise pas à exercer une violence pour forcer les apprentissages, au mépris de la personne et de ses possibilités de développement et dimplication dans les tâches scolaires. Lambition dune rénovation orientée vers lindividualisation des parcours est daffaiblir les écarts, non de les creuser. Lattentisme serait aussi coupable que lexcès de pression. Lun et lautre extrême se confondent dans la pensée magique : il est aussi peu fondé de penser que tout sapprend spontanément que de croire que lon apprend sous la menace.
Mettre lenfant au centre : rien de nouveau sous le soleil ?
Je passe du premier au troisième axe, pour revenir au second in fine. Il est en effet assez logique de lier lindividualisation des parcours à la didactique, à la question du sens des savoirs et du travail scolaires.
" Mettre lapprenant au centre de laction pédagogique ", disent les enseignants, nous lavons toujours fait. Rien de nouveau sous le soleil ! Roorda, dans son célèbre pamphlet (Le pédagogue naime pas les enfants) doutait déjà de lamour universel de tous les éducateurs pour tous les enfants. Mais cétait au début du siècle, la vie était dure pour tout le monde, lenfant roi nétait pas né. Gardons-nous de croire que cette époque est entièrement révolue. En 1978, le Mouvement populaire des familles publiait Lécole en question, le recueil dun millier de témoignages de parents sur lécole que vivaient leurs enfants. Ces témoignages sont accablants : angoisse de la note, punitions, humiliations, souffrances, stress. Cétait en Suisse romande, il y a moins de vingt ans. Albert Jacquard navait pas écrit Léloge de la différence, Alice Miller Cest pour ton bien, Claude Duneton Je suis comme une truie qui doute. Les enfants de Barbiana ne nous avaient pas encore ouvert les yeux. Nous avons tendance à oublier que la dureté des adultes nen finit pas légard de lenfance. Ce sont les Occidentaux qui glorifient le sentiment de lenfance, mais eux aussi qui achètent en toute bonne conscience les produits bon marché du travail des enfants de dix ans dans le Tiers Monde, parmi eux quon trouve les amateurs de pornographie enfantine ou de corps nubiles dans les bordels du Sud-Est asiatique
Admettons quil y a vingt ans déjà et aujourdhui plus encore, la plupart des enseignants respectent et aiment leurs élèves. Est-ce suffisant pour les reconnaître comme sujets, comme acteurs ? Est-ce suffisant pour adhérer vraiment à lidée que les connaissances se construisent, que nul ne peut apprendre à la place de lautre, mais seulement faire surgir ou renforcer un projet personnel ? Est-ce suffisant pour penser vraiment lenseignement comme lorganisation de situations dapprentissage ? Si Astolfi publie en 1993 Lécole pour apprendre, si Develay écrit un an auparavant De lenseignement à lapprentissage, si Meirieu, Imbert et bien dautres, et tous les didacticiens, insistent encore et encore sur lactivité de lapprenant, les situations-problèmes, le sens de la tâche, le rôle de lerreur, enfoncent-ils des portes ouvertes ? Ou réaffirment-ils des évidences au demeurant assez récentes, qui restent assez souvent abstraites et dont nous navons pas tiré toutes les conséquences pratiques ?
Avoir le souci du bien de lenfant néquivaut pas à le mettre au centre de laction pédagogique, pas plus que lamour des parents ne garantit une éducation à lautonomie. Ce nest pas une question de sentiment, mais de rapport au savoir et à lapprentissage. Peut-être pense-t-on quon met toujours lenfant au centre du dispositif parce quon nimagine pas quelle révolution copernicienne il faut opérer pour le faire vraiment.
Apprendre à mieux travailler ensemble, quel beau programme !
Quil faille sy engager si ce nest déjà fait, qui pourrait en douter. Et qui pourrait nier la difficulté de la véritable coopération professionnelle. Sur ce point, les écoles en innovation, par le seul effort consenti pour imaginer, négocier et rédiger un projet, ont déjà pris de lavance. Cest, paradoxalement, lun des problèmes quil faut anticiper pour dans quelques années. Il est probable que les écoles en innovation et les écoles en réflexion, à partir des expériences acquises et des projets en chantier, vont permettre aux autres écoles de gagner du temps sur le plan de lorganisation pédagogique et didactique requise par lindividualisation des parcours. On peut aussi sattendre à laccumulation dune certaine expérience, partiellement transmissible, en matière de gestion de projets, de régulation du travail en équipe et de fonctionnement plus autonome des établissements. Il reste que travailler ensemble ne sapprend quen travaillant ensemble et quil serait dangereux quune partie de lécole primaire considère que cela va de soi alors quune autre saccroche à la culture professionnelle la plus individualiste, faute davoir " plongé dans la piscine ".
Je voudrais soulever un autre problème : travailler ensemble, ce nest pas seulement sentendre à léchelle dune équipe ou dune école, cest construire la rénovation à léchelle de lenseignement primaire et dans une certaine mesure du système scolaire genevois. Depuis lété 1994, un immense travail a été accompli dans ce sens, notamment par la SPG et par le GRI. Il se poursuivra dans les forums et le groupe inter-projets. Il concerne aussi les inspecteurs, qui forment un réseau important, implanté dans tout le territoire, les services, qui entrent en contact avec de nombreux enseignants, les formations initiale et continue, qui participent à lélaboration dune culture commune. A cette échelle, tout le monde est déjà impliqué. Les écoles en rénovation ne sont que la partie émergée de liceberg.
Il importerait que les questions du Forum restent celles de lensemble des enseignants primaires. Pour cela, il faut tisser des liens entre les écoles en rénovation et les autres, partager les questions et les débuts de réponses, pour éviter une école à deux vitesses non pour les élèves, mais pour les écoles et les professionnels.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1995/1995_05.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1995/1995_05.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans laccord écrit de l'auteur et dun éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver lintégralité du texte, notamment les références bibliographiques.
Autres textes : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |