Source et copyright à la fin du texte
In Cahiers pédagogiques, Dossier " Formation des enseignants. II. Les pratiques ", n° 338, Novembre 1995, pp. 16-19. Extrait de " La formation des enseignants en question(s) ", Pédagogies, 1994, n° 10, pp. 11-21.

 

 

 

Questions ouvertes

 Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
1995

 

Sommaire

Vers la professionnalisation ?

Pratiques de référence et transposition

Construction des compétences

Former des débutants

Pour en savoir plus


Il y a toujours quelque arbitraire et quelque facilité à poser des questions. Ne vaudrait-il pas mieux proposer des réponses ? Ne serait-ce pas plus " constructif " ? Ce serait oublier que, comme le souligne Bourdieu (1967), la culture et le système de pensée d’une époque se définissent par les questions recevables, celles qu’il paraît sensé et légitime de poser. Le consensus sur les réponses n’est pas nécessaire. Les questions sont l’espace commun, elles permettent un débat, qu’elles soient de vraies questions, encore sans réponse, ou qu’elles manifestent des doutes, des paradoxes, des ambivalences, des désaccords.


Vers la professionnalisation ?

Sans fil conducteur, le débat sur la formation des enseignants ne peut que se perdre dans le dédale des enjeux institutionnels et disciplinaires. Chacun défend alors son territoire, son rapport au savoir, ses intérêts. La marche des institutions se réduit alors à une coexistence plus ou moins pacifique entre des représentations et des stratégies contradictoires. Sans croire naïvement à un consensus, on peut espérer qu’un travail plus intensif sur des visions communes facilitera le changement et le rendra plus cohérent. Ces vues communes peuvent se traduire dans une politique nationale ou régionale, puis dans des projets d’établissement et des plans de formation. En amont, et sans doute à une échelle internationale, il n’est pas inutile que s’expriment quelques idées-forces.

L’une d’elles paraît aujourd’hui avoir pris forme en Europe : inscrire la formation des enseignants dans une stratégie de professionnalisation du métier d’enseignant. Qui dit stratégie dit démarche volontariste et à long terme : la professionnalisation est un processus structurel, une lente transformation du métier, qui s’étale sur des décennies et dépasse les moyens d’un gouvernement, d’un parti ou d’un mouvement de réforme ; il n’y aura professionnalisation du métier d’enseignant que si cette évolution est voulue, portée ou soutenue avec continuité par de nombreux acteurs collectifs, par delà les conjonctures et les alternances politiques. Il se peut au contraire que le métier d’enseignant aille vers davantage de dépendance, de " prolétarisation ", que les maîtres soient de plus en plus définis comme les exécutants de directives émanant d’une alliance de l’autorité scolaire traditionnelle et de la noosphère, la sphère des spécialistes qui pensent les pratiques, les didactiques, les technologies éducatives, les manuels et autres moyens d’enseignement, les espaces et les temps scolaires.

Mais de quoi parle-t-on au juste ? Professionnalisation n’est pas une expression très heureuse en français, parce qu’elle suggère qu’il s’agit de faire enfin accéder l’activité d’enseignement au statut de métier. Or enseigner est à l’évidence un métier, sinon depuis des millénaires, du moins depuis un siècle ou deux. Certes, ce métier ne fait que peu à peu l’objet d’une véritable formation professionnelle centrée non sur la maîtrise des contenus, mais sur celle des processus d’enseignement et d’apprentissage (Altet, 1994). Développée pour les enseignants primaires dès la création des Écoles normales, cette formation a été et reste plus légère (dans tous les sens du terme) pour les professeurs du secondaire et encore quasi inexistante pour l’enseignement supérieur. En ce sens, la professionnalisation du métier d’enseignant pourrait signifier simplement l’accentuation de la composante professionnelle de la formation, au delà de la maîtrise des savoirs ou des pratiques à enseigner.

Ces perspectives ne sont pas absentes du débat nord-américain (Carbonneau, 1993 ; Labaree, 1992 ; Lessard, Perron et Bélanger, 1993) sur la professionnalisation du métier d’enseignant, mais ce débat est inintelligible si l’on ignore une distinction, qui n’a pas d’équivalent en français, entre une profession et un métier ordinaire. Dans les pays anglo-saxons, seuls certains métiers sont considérés comme des professions : médecin, avocat, magistrat, expert, chercheur, architecte, ingénieur, journaliste-éditorialiste, par exemple. La liste n’est ni stabilisée et peut être sujette à controverses. Ces exemples correspondent simplement le mieux aux critères que repère Lemosse :

Ce qui peut conduire à dire, de façon plus synthétique encore, qu’une profession est un métier gouverné par des objectifs (fixés par l’employeur ou un contrat avec un usager) et une éthique (codifiée par la corporation), sans qu’il soit opportun, ni possible, de dicter aux professionnels, dans le détail, leurs procédures et leurs décisions. Tout simplement parce qu’ils sont - dans ce sens fort - les mieux placés pour savoir " ce qu’ils ont à faire " et comment le faire au mieux. Cela ne signifie pas que tous les professionnels sont constamment à la hauteur de cette exigence. Le degré de professionnalisation d’un métier n’est pas un brevet de qualité délivré sans examen à chaque praticien. C’est plutôt une caractéristique structurelle, qui reconnaît au professionnel une autonomie statutaire, fondée sur une confiance dans ses compétences et son éthique, en contrepartie de laquelle il assume la responsabilité de ses décisions et de ses actes, non seulement moralement, mais en droit civil et pénal.

Si l’on suit cette conception anglo-saxonne, on constate que le métier d’enseignant est au milieu du gué, qu’on peut le décrire comme une semi-profession, caractérisée par une semi-autonomie et une semi-responsabilité. Pour évoluer vers davantage de professionnalisation de leur métier, il faudrait évidemment que les enseignants acceptent davantage de risques, se protègent moins derrière " le système ", les programmes, les directives. Encore conviendrait-il qu’ils en aient les moyens, et notamment les compétences, et le revenu qu’on associe aux professions à part entière. Et aussi qu’on leur donne, en contrepartie d’une plus forte responsabilité personnelle, le droit de choisir leurs stratégies didactiques, leurs démarches et modalités d’évaluation, leur façon de grouper les élèves et d’organiser le cursus et les dispositifs d’enseignement-apprentissage. Ce qui passe par une transformation du fonctionnement des établissements et la professionnalisation parallèle des autres métiers de l’enseignement : inspecteurs, chefs d’établissement, formateurs…

La formation n’est certainement pas le seul vecteur de professionnalisation du métier d’enseignant. J’ai indiqué ailleurs qu’il fallait toucher simultanément :

Il reste que la formation, initiale et continue, est l’un des leviers qui permettent d’élever le niveau de compétence. C’est évidemment leur but dans toute hypothèse quant au processus de professionnalisation du métier d’enseignant. Ce qui change dans cette perspective, c’est que la formation contribue non seulement à accroître les savoir et savoir-faire des enseignants, mais à transformer leur identité, leur rapport au savoir, à l’apprentissage, aux programmes, leur vision de la coopération et de l’autorité, leur sens éthique, bref à faire émerger ce métier nouveau pour lequel plaide Philippe Meirieu (1990).


Pratiques de référence et transposition

Lorsqu’on forme à un métier semi-professionnalisé, on ne sait pas très bien qui définit les pratiques de référence. Qu’est-ce qu’enseigner aujourd’hui ? Quelle évolution des pratiques peut-on prévoir au cours des décennies à venir ? A qui appartient-il de répondre à ces questions ? Aux gens de métier et aux associations d’enseignants ? Aux formateurs ? Aux chercheurs et autres experts ? Aux pouvoirs organisateurs ? Au corps d’inspection ? Aux chefs d’établissement ? Aux usagers ? Aux futurs employeurs des élèves ? Au gouvernement ? A l’opinion publique ?

Dans une société pluraliste et développée, chacun se mêle d’éducation et nul n’a le monopole de la réponse. On peut simplement souhaiter que les gens de métier prennent de plus en plus de poids dans sa définition, mais s’éloignent en même temps d’une vision purement syndicale : définir le métier n’est pas seulement défendre les revenus et les conditions de travail, l’emploi et le statut. C’est d’abord penser les pratiques qui sont au coeur du travail quotidien et les compétences qu’elles supposent ; c’est aussi anticiper et préparer les évolutions nécessaires, entre réalisme conservateur et utopie béate (Perrenoud, 1994 b). Aujourd’hui, les enseignants se rassemblent dans la défense de leurs intérêts, mais se divisent sur la nature du métier et de ses transformations et souvent se taisent pour masquer ces divisions, dont ils pressentent qu’elles ne servent pas leur image publique. Ils laissent donc la parole aux experts de la noosphère et aux formateurs spécialisés en didactique des disciplines ou en sciences humaines et sociales, nouveaux venus qui ont besoin de prendre leur place et d’affermir leur pouvoir symbolique. Ou aux chefs d’établissement et autres personnels de direction, d’inspection et d’encadrement, qui eux aussi sont en mutation et visent la professionnalisation de leurs métiers respectifs. Ou encore aux media qui scrutent la condition enseignante, de Tant qu’il y aura des profs à Une vie de prof. Dans ce concert discordant de voix et de silences, les institutions de formation des enseignants font ce qu’elles peuvent, usent de leur autonomie relative pour faire des plans de formation compatible avec les moyens et les formateurs dont elles disposent.

Il nous manque une méthode pour expliciter et confronter des représentations du métier et de son avenir, et plus encore un langage commun pour parler des savoirs et des compétences des enseignants. Le poids donné à la maîtrise des savoirs savants interdit encore, parfois, de reconnaître et de nommer les savoirs et savoir-faire proprement pédagogiques et didactiques. Dons personnels ou fruits de l’expérience, ce sont encore des non dits à certains niveaux de l’enseignement. Même lorsqu’on en parle plus ouvertement, on met l’accent sur des savoirs savants - psychologie et autres sciences sociales et humaines, didactiques de disciplines - et on ne sait pas dire grand chose des savoirs professionnels, des savoirs d’expérience, et moins encore compétences précises qu’on mobilise dans une classe. Dans les plans de formation, les objectifs visés restent souvent assez vagues et le cursus reste ordonné à une logique des contenus à couvrir, des savoirs à transmettre davantage que des compétences à construire.

C’est sans doute parce que nous n’avons pas encore un cadre de référence explicite et partagé pour penser les objectifs de formation et la transposition didactique à partir d’une pratique professionnelle. Certes, on voit fleurir des " référentiels de compétences ". On peut débattre à l’infini de leur structuration et des items qui les composent sans se demander à partir de quelles informations, de quelles représentations des pratiques quotidiennes et des compétences sous-jacentes chacun réfléchit. Presque tous les formateurs pensent savoir de quoi le métier est fait et se distinguent surtout sur le plan des orientations épistémologiques, idéologiques ou méthodologiques : approches didactiques ou psychopédagogiques, méthodes traditionnelle ou méthodes actives, évaluation normative ou formative, usage ou mépris des technologies nouvelles, etc. Ces débats peuvent laisser dans l’ombre ou dans l’implicite des pans entiers du métier : le traitements des différences, la part des angoisses des uns et des autres (parents, élèves, enseignants), les phénomène de pouvoir, de déviance, de violence, la communication, la " gestion des conflits ", les relations intersubjectives complexes (amour, haine, séduction, jalousie, identification, etc.), les phénomènes de groupe, la confrontation des cultures, des valeurs et des rapports au savoir, la façon de faire face au flou et à l’ambiguïté, de vivre dans une constante incertitude quant aux résultats réels de son action, de décider quand on ne peut rien décider…

Je plaide donc pour un travail plus méthodique de description des pratiques pédagogiques dans toutes leurs dimensions, d’anticipation de leur évolution prévisible, de choix entre le souhaitable et le possible, d’explicitation des savoirs et des compétences mobilisées ou mobilisables, de définition des objectifs de formation et de transposition didactique sur cette base.


Construction des compétences

Pour ceux qui se sont engagés dans un tel travail, les questions restent nombreuses sur le fond, mais surtout sur les règle du jeu qui permettraient une confrontation de l’ensemble des intéressés. En effet :

A supposer qu’on se mette provisoirement d’accord sur la nature des compétences et qu’on en dresse la liste, d’autres problèmes surgissent :

Ces questions renvoient à l’état incertain des sciences de l’éducation et des didactiques aussi bien qu’à la diversité des idéologies dans le champ des formations professionnelles de haut niveau.


Former des débutants

Chacun s’accorde aujourd’hui à dire que la formation initiale n’est qu’un début, que la formation continue doit la prolonger et accompagner les enseignants tout au long de leur carrière. Mais quel rapport imagine-t-on au juste entre les deux ?

La conception la plus courante de la formation continue insiste sur sa fonction de mise à jour (aggiornamento, dit-on en italien) des connaissances et compétences acquises. Sans doute est-ce une vision correcte dans un métier dont le degré de professionnalisation est stable : il s’agit de moderniser régulièrement ses outils de travail, pour tenir compte du développement des savoirs et des technologies.

Si la formation des enseignants doit contribuer à la professionnalisation de leur métier, ce n’est pas suffisant, puisque l’identité professionnelle, le niveau de qualification, d’autonomie et de responsabilité doivent eux-mêmes évoluer. Il importe donc de travailler ouvertement dans ces registres, de prévoir des modules de formation centrés sur la personne de l’enseignant, le travail d’équipe, les problèmes éthiques, les transformations identitaires, le rapport au savoir et non seulement des modules techniques ou didactiques. Il serait encore plus satisfaisant d’intégrer ces dimensions générales aux modules qui traitent de la construction des épreuves, de la didactique de telle notion ou de l’usage de l’ordinateur en classe. Car c’est dans la façon de s’approprier ces connaissances et ces outils, dans la capacité de reconstruire en conséquence une gestion de classe et un contrat didactique, que se joue la professionnalisation.

Il reste à clarifier ce qu’il faut viser en formation initiale ? Qu’est-ce qu’un " bon débutant " ? Sans doute faut-il considérer deux aspects parfois peu conciliables :

Un bon débutant n’est pas un bon remplaçant ! Il ne suffit pas qu’il " s’en tire " sans faire de dégâts. On pourrait viser une voie médiane, rejeter à la fois une expérience tellement déstabilisante qu’elle éloigne du métier et une expérience tellement cadrée qu’elle invite à ne plus changer une fois dominés les problèmes immédiats et dépassées les premières paniques, surcharges et autres crises des commencements. D’où l’importance d’une analyse et d’une connaissance aussi bien de ce qui se joue dans " la première classe " que des régularités observées dans le cycle de vie professionnel des enseignants.


Pour en savoir plus

Altet, M. (1994) La formation professionnelle des enseignants, Paris, PUF.

Baillauquès, S. & Breuse, E. (1993) La première classe. Les débuts dans le métier d’enseignant, Paris, ESF.

Baillauquès, S. & Louvet, A. (1990) Instituteurs débutants, faciliter l’entrée dans le métier, Paris, INRP.

Bourdieu, P. (1967) Systèmes d'enseignement et systèmes de pensée, Revue internationale des sciences sociales, pp. 367-388.

Bourdoncle, R. (1991) La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines, Revue française de pédagogie, n° 94, pp. 73-92.

Bourdoncle, R. (1993 b) La professionnalisation des enseignants : les limites d’un mythe, Revue française de pédagogie, n° 105, pp. 83-119.

Bourdoncle, R. & Louvet, A. (dir.) (1991) Les tendances nouvelles dans la formation des enseignants : stratégies françaises et expériences étrangères, Paris, INRP.

Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.

Clerc, F. & Dupuis, P.-A. (éd.) (1994) Rôle et place de la pratique dans la formation initiale et continue des enseignants, Nancy, Éditions CRDP de Lorraine.

Develay, M. (1994) Peut-on former les enseignants, Paris, ESF.

Lemosse, M. (1989) Le "professionnalisme" des enseignants : le point de vue anglais, Recherche et formation, n° 6, pp. 55-66.

Lessard, C, Perron, M. & Bélanger, P.W. (dir.) (1993) La professionnalisation de l’enseignement et de la formation des enseignants, numéro thématique de la Revue des sciences de l'éducation (Montréal), vol. XIX, n° 1.

Meirieu, Ph. (1990) Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, ESF.

Paquay, L. (1994) Vers un référentiel des compétences professionnelles de l’enseignant ?, Recherche et Formation , n° 16, pp. 7-38.

Perrenoud, Ph. (1994 a) Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1994 b) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan.

Perrenoud, Ph. (1994 c) La formation continue comme vecteur de professionnalisation du métier d’enseignant, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation.

Perrenoud, Ph. (1994 f) Former les enseignants primaires dans le cadre des sciences de l’éducation : le projet genevois, Recherche et Formation , n° 16, pp. 39-60.

Perrenoud, Ph. (1994 k) Le métier d'enseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement, in Société suisse de recherche en éducation, Le changement en éducation, Bellinzona, Ufficio studi e ricerche, pp. 29-48 (Actes du Congrès 1993 de la SSRE).

Perrenoud, Ph. (1995) La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF.

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