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Questions ouvertes
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
Université de Genève
1995
Vers la professionnalisation ?
Il y a toujours quelque arbitraire et quelque facilité à poser des questions. Ne vaudrait-il pas mieux proposer des réponses ? Ne serait-ce pas plus " constructif " ? Ce serait oublier que, comme le souligne Bourdieu (1967), la culture et le système de pensée dune époque se définissent par les questions recevables, celles quil paraît sensé et légitime de poser. Le consensus sur les réponses nest pas nécessaire. Les questions sont lespace commun, elles permettent un débat, quelles soient de vraies questions, encore sans réponse, ou quelles manifestent des doutes, des paradoxes, des ambivalences, des désaccords.
Sans fil conducteur, le débat sur la formation des enseignants ne peut que se perdre dans le dédale des enjeux institutionnels et disciplinaires. Chacun défend alors son territoire, son rapport au savoir, ses intérêts. La marche des institutions se réduit alors à une coexistence plus ou moins pacifique entre des représentations et des stratégies contradictoires. Sans croire naïvement à un consensus, on peut espérer quun travail plus intensif sur des visions communes facilitera le changement et le rendra plus cohérent. Ces vues communes peuvent se traduire dans une politique nationale ou régionale, puis dans des projets détablissement et des plans de formation. En amont, et sans doute à une échelle internationale, il nest pas inutile que sexpriment quelques idées-forces.
Lune delles paraît aujourdhui avoir pris forme en Europe : inscrire la formation des enseignants dans une stratégie de professionnalisation du métier denseignant. Qui dit stratégie dit démarche volontariste et à long terme : la professionnalisation est un processus structurel, une lente transformation du métier, qui sétale sur des décennies et dépasse les moyens dun gouvernement, dun parti ou dun mouvement de réforme ; il ny aura professionnalisation du métier denseignant que si cette évolution est voulue, portée ou soutenue avec continuité par de nombreux acteurs collectifs, par delà les conjonctures et les alternances politiques. Il se peut au contraire que le métier denseignant aille vers davantage de dépendance, de " prolétarisation ", que les maîtres soient de plus en plus définis comme les exécutants de directives émanant dune alliance de lautorité scolaire traditionnelle et de la noosphère, la sphère des spécialistes qui pensent les pratiques, les didactiques, les technologies éducatives, les manuels et autres moyens denseignement, les espaces et les temps scolaires.
Mais de quoi parle-t-on au juste ? Professionnalisation nest pas une expression très heureuse en français, parce quelle suggère quil sagit de faire enfin accéder lactivité denseignement au statut de métier. Or enseigner est à lévidence un métier, sinon depuis des millénaires, du moins depuis un siècle ou deux. Certes, ce métier ne fait que peu à peu lobjet dune véritable formation professionnelle centrée non sur la maîtrise des contenus, mais sur celle des processus denseignement et dapprentissage (Altet, 1994). Développée pour les enseignants primaires dès la création des Écoles normales, cette formation a été et reste plus légère (dans tous les sens du terme) pour les professeurs du secondaire et encore quasi inexistante pour lenseignement supérieur. En ce sens, la professionnalisation du métier denseignant pourrait signifier simplement laccentuation de la composante professionnelle de la formation, au delà de la maîtrise des savoirs ou des pratiques à enseigner.
Ces perspectives ne sont pas absentes du débat nord-américain (Carbonneau, 1993 ; Labaree, 1992 ; Lessard, Perron et Bélanger, 1993) sur la professionnalisation du métier denseignant, mais ce débat est inintelligible si lon ignore une distinction, qui na pas déquivalent en français, entre une profession et un métier ordinaire. Dans les pays anglo-saxons, seuls certains métiers sont considérés comme des professions : médecin, avocat, magistrat, expert, chercheur, architecte, ingénieur, journaliste-éditorialiste, par exemple. La liste nest ni stabilisée et peut être sujette à controverses. Ces exemples correspondent simplement le mieux aux critères que repère Lemosse :
Ce qui peut conduire à dire, de façon plus synthétique encore, quune profession est un métier gouverné par des objectifs (fixés par lemployeur ou un contrat avec un usager) et une éthique (codifiée par la corporation), sans quil soit opportun, ni possible, de dicter aux professionnels, dans le détail, leurs procédures et leurs décisions. Tout simplement parce quils sont - dans ce sens fort - les mieux placés pour savoir " ce quils ont à faire " et comment le faire au mieux. Cela ne signifie pas que tous les professionnels sont constamment à la hauteur de cette exigence. Le degré de professionnalisation dun métier nest pas un brevet de qualité délivré sans examen à chaque praticien. Cest plutôt une caractéristique structurelle, qui reconnaît au professionnel une autonomie statutaire, fondée sur une confiance dans ses compétences et son éthique, en contrepartie de laquelle il assume la responsabilité de ses décisions et de ses actes, non seulement moralement, mais en droit civil et pénal.
Si lon suit cette conception anglo-saxonne, on constate que le métier denseignant est au milieu du gué, quon peut le décrire comme une semi-profession, caractérisée par une semi-autonomie et une semi-responsabilité. Pour évoluer vers davantage de professionnalisation de leur métier, il faudrait évidemment que les enseignants acceptent davantage de risques, se protègent moins derrière " le système ", les programmes, les directives. Encore conviendrait-il quils en aient les moyens, et notamment les compétences, et le revenu quon associe aux professions à part entière. Et aussi quon leur donne, en contrepartie dune plus forte responsabilité personnelle, le droit de choisir leurs stratégies didactiques, leurs démarches et modalités dévaluation, leur façon de grouper les élèves et dorganiser le cursus et les dispositifs denseignement-apprentissage. Ce qui passe par une transformation du fonctionnement des établissements et la professionnalisation parallèle des autres métiers de lenseignement : inspecteurs, chefs détablissement, formateurs
La formation nest certainement pas le seul vecteur de professionnalisation du métier denseignant. Jai indiqué ailleurs quil fallait toucher simultanément :
Il reste que la formation, initiale et continue, est lun des leviers qui permettent délever le niveau de compétence. Cest évidemment leur but dans toute hypothèse quant au processus de professionnalisation du métier denseignant. Ce qui change dans cette perspective, cest que la formation contribue non seulement à accroître les savoir et savoir-faire des enseignants, mais à transformer leur identité, leur rapport au savoir, à lapprentissage, aux programmes, leur vision de la coopération et de lautorité, leur sens éthique, bref à faire émerger ce métier nouveau pour lequel plaide Philippe Meirieu (1990).
Lorsquon forme à un métier semi-professionnalisé, on ne sait pas très bien qui définit les pratiques de référence. Quest-ce quenseigner aujourdhui ? Quelle évolution des pratiques peut-on prévoir au cours des décennies à venir ? A qui appartient-il de répondre à ces questions ? Aux gens de métier et aux associations denseignants ? Aux formateurs ? Aux chercheurs et autres experts ? Aux pouvoirs organisateurs ? Au corps dinspection ? Aux chefs détablissement ? Aux usagers ? Aux futurs employeurs des élèves ? Au gouvernement ? A lopinion publique ?
Dans une société pluraliste et développée, chacun se mêle déducation et nul na le monopole de la réponse. On peut simplement souhaiter que les gens de métier prennent de plus en plus de poids dans sa définition, mais séloignent en même temps dune vision purement syndicale : définir le métier nest pas seulement défendre les revenus et les conditions de travail, lemploi et le statut. Cest dabord penser les pratiques qui sont au coeur du travail quotidien et les compétences quelles supposent ; cest aussi anticiper et préparer les évolutions nécessaires, entre réalisme conservateur et utopie béate (Perrenoud, 1994 b). Aujourdhui, les enseignants se rassemblent dans la défense de leurs intérêts, mais se divisent sur la nature du métier et de ses transformations et souvent se taisent pour masquer ces divisions, dont ils pressentent quelles ne servent pas leur image publique. Ils laissent donc la parole aux experts de la noosphère et aux formateurs spécialisés en didactique des disciplines ou en sciences humaines et sociales, nouveaux venus qui ont besoin de prendre leur place et daffermir leur pouvoir symbolique. Ou aux chefs détablissement et autres personnels de direction, dinspection et dencadrement, qui eux aussi sont en mutation et visent la professionnalisation de leurs métiers respectifs. Ou encore aux media qui scrutent la condition enseignante, de Tant quil y aura des profs à Une vie de prof. Dans ce concert discordant de voix et de silences, les institutions de formation des enseignants font ce quelles peuvent, usent de leur autonomie relative pour faire des plans de formation compatible avec les moyens et les formateurs dont elles disposent.
Il nous manque une méthode pour expliciter et confronter des représentations du métier et de son avenir, et plus encore un langage commun pour parler des savoirs et des compétences des enseignants. Le poids donné à la maîtrise des savoirs savants interdit encore, parfois, de reconnaître et de nommer les savoirs et savoir-faire proprement pédagogiques et didactiques. Dons personnels ou fruits de lexpérience, ce sont encore des non dits à certains niveaux de lenseignement. Même lorsquon en parle plus ouvertement, on met laccent sur des savoirs savants - psychologie et autres sciences sociales et humaines, didactiques de disciplines - et on ne sait pas dire grand chose des savoirs professionnels, des savoirs dexpérience, et moins encore compétences précises quon mobilise dans une classe. Dans les plans de formation, les objectifs visés restent souvent assez vagues et le cursus reste ordonné à une logique des contenus à couvrir, des savoirs à transmettre davantage que des compétences à construire.
Cest sans doute parce que nous navons pas encore un cadre de référence explicite et partagé pour penser les objectifs de formation et la transposition didactique à partir dune pratique professionnelle. Certes, on voit fleurir des " référentiels de compétences ". On peut débattre à linfini de leur structuration et des items qui les composent sans se demander à partir de quelles informations, de quelles représentations des pratiques quotidiennes et des compétences sous-jacentes chacun réfléchit. Presque tous les formateurs pensent savoir de quoi le métier est fait et se distinguent surtout sur le plan des orientations épistémologiques, idéologiques ou méthodologiques : approches didactiques ou psychopédagogiques, méthodes traditionnelle ou méthodes actives, évaluation normative ou formative, usage ou mépris des technologies nouvelles, etc. Ces débats peuvent laisser dans lombre ou dans limplicite des pans entiers du métier : le traitements des différences, la part des angoisses des uns et des autres (parents, élèves, enseignants), les phénomène de pouvoir, de déviance, de violence, la communication, la " gestion des conflits ", les relations intersubjectives complexes (amour, haine, séduction, jalousie, identification, etc.), les phénomènes de groupe, la confrontation des cultures, des valeurs et des rapports au savoir, la façon de faire face au flou et à lambiguïté, de vivre dans une constante incertitude quant aux résultats réels de son action, de décider quand on ne peut rien décider
Je plaide donc pour un travail plus méthodique de description des pratiques pédagogiques dans toutes leurs dimensions, danticipation de leur évolution prévisible, de choix entre le souhaitable et le possible, dexplicitation des savoirs et des compétences mobilisées ou mobilisables, de définition des objectifs de formation et de transposition didactique sur cette base.
Pour ceux qui se sont engagés dans un tel travail, les questions restent nombreuses sur le fond, mais surtout sur les règle du jeu qui permettraient une confrontation de lensemble des intéressés. En effet :
A supposer quon se mette provisoirement daccord sur la nature des compétences et quon en dresse la liste, dautres problèmes surgissent :
Ces questions renvoient à létat incertain des sciences de léducation et des didactiques aussi bien quà la diversité des idéologies dans le champ des formations professionnelles de haut niveau.
Chacun saccorde aujourdhui à dire que la formation initiale nest quun début, que la formation continue doit la prolonger et accompagner les enseignants tout au long de leur carrière. Mais quel rapport imagine-t-on au juste entre les deux ?
La conception la plus courante de la formation continue insiste sur sa fonction de mise à jour (aggiornamento, dit-on en italien) des connaissances et compétences acquises. Sans doute est-ce une vision correcte dans un métier dont le degré de professionnalisation est stable : il sagit de moderniser régulièrement ses outils de travail, pour tenir compte du développement des savoirs et des technologies.
Si la formation des enseignants doit contribuer à la professionnalisation de leur métier, ce nest pas suffisant, puisque lidentité professionnelle, le niveau de qualification, dautonomie et de responsabilité doivent eux-mêmes évoluer. Il importe donc de travailler ouvertement dans ces registres, de prévoir des modules de formation centrés sur la personne de lenseignant, le travail déquipe, les problèmes éthiques, les transformations identitaires, le rapport au savoir et non seulement des modules techniques ou didactiques. Il serait encore plus satisfaisant dintégrer ces dimensions générales aux modules qui traitent de la construction des épreuves, de la didactique de telle notion ou de lusage de lordinateur en classe. Car cest dans la façon de sapproprier ces connaissances et ces outils, dans la capacité de reconstruire en conséquence une gestion de classe et un contrat didactique, que se joue la professionnalisation.
Il reste à clarifier ce quil faut viser en formation initiale ? Quest-ce quun " bon débutant " ? Sans doute faut-il considérer deux aspects parfois peu conciliables :
Un bon débutant nest pas un bon remplaçant ! Il ne suffit pas quil " sen tire " sans faire de dégâts. On pourrait viser une voie médiane, rejeter à la fois une expérience tellement déstabilisante quelle éloigne du métier et une expérience tellement cadrée quelle invite à ne plus changer une fois dominés les problèmes immédiats et dépassées les premières paniques, surcharges et autres crises des commencements. Doù limportance dune analyse et dune connaissance aussi bien de ce qui se joue dans " la première classe " que des régularités observées dans le cycle de vie professionnel des enseignants.
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