Source et copyright à la fin du texte
Paru dans la Revue de psychologie de la motivation, 1996, n° 21, pp. 116-123.

 

 

 

Le dialogue scolaire,
un échange définitivement inégal ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

 

Sommaire

Un regard normatif et une affaire de pouvoir

Juger la communication, c’est juger les personnes

" Il ne faut pas qu’un ange passe "

La prise de parole et le silence, le fond et la forme

Le mensonge et la sphère privée

Le refus du conflit

La conversation utile ou le mépris du bavardage

L’art de poser de bonnes questions

Un dialogue à très grande vitesse auquel chacun participe peu

L’illusion du communisme linguistique

Le dialogue existe, mais…

Références


 

Les muets parlent aux sourds ", écrivait S. Mollo (1975), pour résumer la substance des discours des enfants sur l’école. " Écris, tais-toi ! ", écrivait D. Fontaine (1974) pour illustrer le statut prééminent de l’écrit à l’école. Sans doute, depuis, la valeur accordée à la parole des élèves s’est elle renforcée grâce à la diffusion des pédagogies nouvelles, à l’insistance croissante sur le rôle de l’interaction dans la construction des savoirs (CRESAS, 1987). Par ailleurs, les didactiques du français ont mis davantage l’accent sur l’oral, l’expression, le débat, l’argumentation (Wirthner, Martin et Perrenoud, 1991). Malgré cette évolution, le dialogue pédagogique reste asymétrique, plus asymétrique sans doute que ne le justifient à eux seuls le rôle du maître et l’étendue de son savoir en regard de l’ignorance des apprenants.

La plupart des enseignants souhaitent certainement ouvrir avec leurs élèves un vrai dialogue, mais ils sont pris dans un tissu de contradictions ou de dilemmes que nul ne peut maîtriser une fois pour toutes (Perrenoud, 1991, 1994). Dans les conditions habituelles du travail scolaire, enseigner un programme défini est une pratique complexe et contraignante, qui ne permet pas d’être constamment disponible, prêt à entrer dans un échange égalitaire. La communication en classe ne peut donc être, à chaque instant, l’expression d’un idéal humaniste. Lorsque " dire c’est faire " (Austin, 1970), ou faire faire, la communication devient une pragmatique, qui se juge à ses effets. C’est un mode de réalisation du curriculum et du contrat didactique, une forme d’exercice du métier d’enseignant et du métier d’élève (Perrenoud, 1995 b), un outil dont l’enseignant se sert pour expliquer, mobiliser, réprimer, séduire, expliquer, bref pour (re) créer les conditions du " rapport pédagogique " (Bourdieu, Passeron et De Saint-Martin, 1965).

Rapporter la communication pédagogique à son contexte institutionnel et à ses contraintes psychosociologiques paraîtra peut-être bien négatif à ceux qui imaginent une école où le dialogue le plus authentique serait la règle. Ce réalisme, loin d’être décourageant, se voudrait au contraire un exercice de lucidité et donc un atout pour maîtriser vraiment, au delà des déclarations d’intention, ce qui se joue dans une classe ou entre la famille et l’école (Montandon et Perrenoud, 1994).

Un regard normatif et une affaire de pouvoir

Face à ses élèves, l’enseignant se sent le chef d’orchestre de la communication, l’initiateur, l’organisateur et le garant des échanges, de leur contenu, de leur niveau, de leur correction, de leur durée, de leur progression vers un but. En classe - comme à l’église, à l’armée ou devant la justice - la communication est gouvernée par un acteur plus responsable et puissant que les autres, à la fois joueur et arbitre. C’est lui qui fixe les règles du jeu, dans le cadre des quelles l’élève est invité se cantonner. Cette asymétrie apparaît dans l’ordre des choses, même si le contrat de communication reste souvent implicite et n’apparaît qu’en creux, à l’occasion des multiples rappels à l’ordre adressés aux élèves qui ne respectent pas les règles. Ainsi, peut. on entendre, ou lire dans les carnets scolaires :

Ne cesse de bavarder.

Élève taciturne, peu communicatif.

Veut toujours avoir le dernier mot.

Ne tient jamais compte de l’opinion des autres.

Bafouille, incapable d’énoncer deux phrases qui se tiennent.

Ferait mieux de réfléchir avant de parler.

Prend constamment la parole sans la demander.

Incapable d’écouter plus de cinq minutes.

S’enferme souvent dans un silence buté.

Envie maladive de se faire remarquer en disant n’importe quoi.

Se perd dans d’innombrables détails inutiles.

S’exprime de façon confuse et hachée.

Ne dit jamais ce qu’il pense.

Prend un air effronté lorsqu’on lui fait une observation.

Ne cesse de poser des questions hors du sujet.

Ment de façon éhontée dès qu’il est pris en faute.

Ne participe pas aux discussions.

Médisant et blessant à l’endroit de ses camarades.

Manque de confiance en soi, ne s’exprime pas.

Se croit toujours obligé d’ajouter son grain de sel.

Incapable d’expliquer son raisonnement.

 Ces jugements négatifs stigmatisent des conduites, des attitudes, des façons d’être ou de faire comme autant de manquements à une règle ou à un contrat. Les remarques positives - il y en a - parlent elles aussi de la communication sur un mode normatif. En classe, communiquer, c’est bien ou c’est mal, selon qu’on se conforme ou non aux règles du jeu. En classe comme ailleurs, à cette différence près que, dans d’autres cadres, le pouvoir de juger ouvertement n’est pas réparti de façon aussi inégale. Les élèves jugent le maître sur sa façon de parler et de dialoguer, mais ils ne se réclament pas d’une norme légitime.

Juger la communication, c’est juger les personnes

Les jugements des enseignants sur la façon dont communiquent leurs élèves manifestent souvent une certaine confusion :

Comment s’en étonner ? La communication n’est pas facilement détachable du contenu des échanges et de la personnalité des interlocuteurs. En jugeant la façon de communiquer d’une personne, on juge du même coup son caractère (timidité, agressivité, égocentrisme par exemple), son savoir-vivre (patience, disponibilité, discrétion, etc.), son éthique (franchise, respect de la parole donnée ou des secrets confiés), sa motivation à s’engager dans l’interaction. À travers ses jugements, le maître renvoie donc à chaque élève une image plus globale de sa valeur individuelle et sociale.

" Il ne faut pas qu’un ange passe "

Contrôler la communication, tel est l’impératif du professeur, à des fins d’enseignement, mais avant cela pour instaurer la possibilité même d’un fonctionnement didactique, et, en amont encore, pour vivre et survivre dans l’espace clos de la classe. Ce passage d’un entretien rapporté par Derouet montre à quel point un enseignant peut se percevoir comme quelqu’un qui doit conjurer le désordre :

La directrice insiste beaucoup pour que nous ayons une façon de travailler très rigoureuse, avec jamais de flottement, jamais de projet qui avorte… Par exemple pendant un cours, il ne faut pas qu’un ange passe, le temps qu’un ange passe, il y a quatre ou cinq élèves qui sont sur la table… ou debout sur leur chaise ou debout dans la classe. Le brouhaha, ou l’agitation ou le chahut ou le désordre commencent très vite, si un ange passe (cité par Derouet, 1988).

Confrontés à cette affirmation, les enseignants expérimentés, du moins pour la plupart, ne s’identifient pas à ce professeur stressé, anxieux, qui craint à chaque instant d’être débordé. Peut-être reconnaissent-ils tel de leurs collègues, vite dépassé par les événements, ou se souviennent-ils de leurs premiers pas dans le métier. Mais aujourd’hui, affirment-ils, ils n’ont plus besoin de contrôler étroitement la situation, parce qu’ils ont construit avec les élèves une relation qui est à la fois de confiance et d’autorité. Amenés à inventorier ce qu’ils ont à perdre lorsque la communication en classe dysfonctionne, ils énumèrent cependant une quantité impressionnante de peurs.

Parmi les peurs évoquées, on trouve par exemple :

Chacun n’éprouve pas constamment toutes ces peurs. La crainte de perdre le contrôle de la communication est cependant rarement absent. En pédagogie, il n’est pas facile de parler ouvertement du pouvoir. Cela jette un voile sur les vrais enjeux de la communication en classe. Le maître s’abrite derrière son rôle institutionnel (" Vous savez bien que je n’ai pas le choix "), les élèves ne parlent qu’entre eux de leurs façons respectives de se protéger de l’autorité et des exigences de l’institution ou du maître. Pourtant, la communication est fondée sur des rapports de pouvoir et elle les renforce en retour.

La prise de parole et le silence, le fond et la forme

En classe, toute prise de parole doit être autorisée. Les jeunes élèves apprennent à leurs dépens à " demander la parole ", pour permettre un échange ordonné, dit le maître, mais son enjeu est aussi de faire reconnaître son pouvoir comme chef d’orchestre des échanges. Le bavardage dans le réseau clandestin de communication et les prises de paroles sauvages dans le réseau officiel (Sirota, 1988) sont donc doublement proscrits : 1. ils perturbent le fonctionnement ; 2. ils effritent l’autorité du maître. Quant au silence, il est réputé nécessaire pour travailler et laisser les autres travailler. Ce qui n’empêche pas le maître de le rompre à sa guise, par exemple pour compléter ses consignes ou réprimander un élève. À d’autres moments, le silence devient intolérable. Il est le signe d’une résistance, d’une absence, d’un doute, d’une dérision, d’un manque d’intérêt, toutes choses menaçantes, sur lesquelles l’enseignant n’a pas prise. L’enseignant prétend donc avoir le privilège à la fois d’imposer le silence et de le rompre.

La conversation en classe est donc comme un train qui s’arrête et qui repart sans que les voyageurs aient la moindre prise sur ce mouvement. Un train dont on ne peut descendre qu’à la fin du trajet, sauf à se faire éjecter en cours de route pour " Bavardage intempestif ". L’élève apprend donc assez vite que, comme les prévenus, " tout ce qu’il dira peut être utilisé contre lui ", mais que, contrairement à eux, cela ne lui donne pas le droit de garder le silence. Il arrive même qu’on réprimande un élève pour avoir dit quelque chose qu’il n’est pas encore censé savoir (" Nous apprendrons cela l’année prochaine ").

Dans la communication entre maîtres et élèves, la correction de la forme prend souvent le pas sur l’efficacité du message. L’important n’est pas d’abord d’être compris, mais de respecter les formes et les normes. L’expérience de beaucoup d’élèves est d’être interrompus pour être repris sur la forme (" On ne dit pas… "), ce qui leur fait perdre le fil de leur propos. Même les adultes ont du mal à prendre la parole lorsqu’elle les expose d’abord à un jugement de pure forme.

Le mensonge et la sphère privée

La transparence est une valeur majeure des éducateurs. Le mensonge d’un enfant est facilement interprété comme un signe de perversité ou d’immaturité. Un enfant devrait s’offrir comme un " livre ouvert ". Les adultes savent, mais refusent souvent d’accepter, que les enfants ou les adolescents soient des acteurs comme les autres, ayant de bonnes raisons de ne pas tout dire ou d’enjoliver la réalité.

Pour la même raison, les enseignants ne respectent pas la sphère privée des mineurs autant que celle d’autres adultes. Ils y entrent " par nécessité " ou " pour leur bien ". Intervenir dans une conversation privée, demander ironiquement de la mener à haute voix (" Mais, ça nous intéresse, ce que vous dites "), intercepter un billet qui circule, mettre un élève en demeure de dire ce qu’il pense, le pousser dans ses retranchements, interrompre sa rêverie (" Alors, encore dans la lune ? "), tout cela n’est pas, dans une classe, considéré comme une atteinte aux libertés individuelles. L’élève n’a pas systématiquement droit à son for intérieur.

Le refus du conflit

À l’école, le conflit n’est pas, en général, vécu positivement. Même ceux qui valorisent le " conflits sociocognitif " en ont souvent une image aseptisée : ce doit être un conflit tranquille, sans passion, sans implication des personnes, sans vainqueurs ni vaincus, un conflit fait sur mesure pour susciter des apprentissages, et rien de plus. Comme si les seuls désaccords intellectuels pouvaient exclure d’emblée les partis pris, la violence verbale, la mauvaise foi, les enjeux de pouvoir, la compétition. Certes, la communication pourrait aider à verbaliser et à régler de véritables conflits, tels qu’il en existe en classe, entre élèves ou entre eux et les enseignants. Mais on se sert plutôt de la parole pour nier la dimension conflictuelle des rapports sociaux, pour étouffer les paroles agressives : " Tu n’as pas le droit de dire ces choses là ", " Tu n’as pas honte ? ", " Ne critique pas tout le temps ". La communication scolaire est associée à l’ordre, voire une harmonie préétablie, plutôt qu’à la négociation et aux rapports de force.

La classe et les lieux qui l’entourent sont le théâtre d’émotions et d’affects constants et forts, positifs ou négatifs (Cifali, 1994 ; Imbert, 1994). Il est difficile de les nier, mais la communication scolaire ne favorise pas leur expression, faute sans doute de savoir que faire de ce qui surgit dans la classe lorsque les souffrances ou les fantasmes se disent. Favoriser une médiation, quel beau programme, mais correspond-il à la formation actuelle des enseignants ?

La conversation utile ou le mépris du bavardage

Alors que la conversation est fondamentale dans la vie humaine, en classe elle devient du bavardage dès qu’elle échappe au contrôle de l’enseignant. La seule communication acceptable est celle qu’il organise, sur le sujet légitime dont il a choisi de parler et de faire parler. Tout le reste est du " bruit ", au sens de la théorie de l’information, autrement dit ce qui brouille la communication principale. La " bonne communication " est centrée sur un thème, ordonnée, elle fait avancer le débat ou la leçon, elle est donc essentiellement fonctionnelle et rigoureuse. Or, en la limitant de la sorte, on ne fait appel qu’à une part très marginale des raisons qui poussent les êtres humains à communiquer.

" Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrive aisément " : on vit dans l’école, assez souvent, sur une dissociation entre pensée et expression. L’idée que le savoir se construit dans l’interaction, la coopération, la négociation n’est pas courante. C’est pourquoi chacun est fermement invité à " travailler pour soi ", dans le silence, pour ne faire part qu’ensuite de ses conclusions. La didactique en usage n’est pas fondamentalement constructiviste et se fonde sur une image trop rationnelle de l’apprentissage aussi bien que de la communication. Il n’y a pas d’espace pour penser à haute voix, se tromper, hésiter.

L’art de poser de bonnes questions

L’école exerce un contrôle aigu sur les questions. Elles doivent n’être posées que lorsque le maître les sollicite, en demandant la parole. Elles doivent être " dans le sujet ". Plus fondamentalement, elles doivent permettre de faire avancer la leçon, autrement dit participer du scénario pensé par le maître. Pas de chemins de traverse, d’errances cognitives : pas le droit de raconter sa vie, de revenir en arrière, d’anticiper, de sortir du jeu.

Le métier d’élève (Perrenoud, 1995 b) consiste notamment à connaître les moments judicieux et les façons orthodoxes de poser des questions en classe. Kubanek et Waller (1995) concluent leur étude de la façon suivante : " Avoir l’impression de pouvoir poser des questions, poser des questions et obtenir des réponses, voilà trois éléments qui ont été au centre des observations des étudiantes qui ont réussi leurs études […] Par contre, ne pas avoir le droit de poser des questions, faire rire de soi ou obtenir des réponses inadéquates, sarcastiques ou condescendantes ont été décrits comme autant d’expériences décourageantes qui ont amené les étudiantes à obtenir des résultats médiocres, à changer de programme ou à doubler des classes ". L’étude montre que ces expériences décourageantes sont le lot de nombreux élèves, auquel ce dialogue faussement socratique a enseigné surtout à ne plus ouvrir la bouche…

Un dialogue à très grande vitesse
auquel chacun participe peu

Dans une classe, selon Astolfi (1995), maîtres et élèves échangent 300 répliques à l’heure. C’est ce qu’il appelle " l’effet TGV " ! Beaucoup de ces répliques sont courtes. Entre deux répliques des élèves, l’enseignant reprend en général le contrôle de la conversation, si bien qu’il s’attribue une large part du temps global de parole. Les élèves interviennent sporadiquement et très inégalement, en s’adressant principalement à l’enseignant. L’apparente densité de la conversation cache le fait qu’elle donne très peu de place à chaque élève : imaginons 300 répliques en 45 minutes, 150 pour le maître (en tout 30 minutes de temps de parole) et 150 pour les élèves (à eux tous 15 minutes de temps de parole). Cela fait en moyenne, dans une classe de 25 élèves, 6 interventions par élève, de 6 seconde chacune en moyenne ! On voit que, même si l’on n’observe pas une seule seconde de silence, chacun parle peu. Beaucoup de répliques n’ont d’autre fonction que de rendre la leçon plus " vivante ". Ce rythme effréné exclut en effet qu’on puisse véritablement entendre chaque élève et s’intéresser à ce qu’il dit d’inattendu. Comme le prêtre des enfants de chœur, le maître attend surtout des élèves les " réponds " adéquats. De fait, à l’école primaire, comme le montre Sirota (1988) ce sont les enfants de classe moyenne qui sont les plus " coopératifs ", ceux dont les stratégies de participation et de prise de parole s’inscrivent le mieux dans la forme de dialogue pédagogique et dans le registre de communication instaurés par l’enseignant.

L’illusion du communisme linguistique

Les conversations en classe doivent se dérouler dans la langue scolaire, dont on feint de croire qu’elle est la langue commune. Or, il est rare que la langue scolaire corresponde à la langue maternelle de tous les enfants. Même lorsque la langue parlée dans la famille est apparemment la même qu’à l’école, son usage diffère. Selon Bourdieu (1982) et les sociolinguistes, " ce que parler veut dire " n’a pas le même sens selon les classes sociales, les communautés ethniques ou linguistiques, et même selon les familles dans un milieu social homogène. Le sens de la prise de parole et du silence ne sont pas identiques, les fonctions de la conversation varient, par exemple, selon que parler est un jeu ou une chose grave, une affirmation de soi ou une marque de solidarité, une " seconde nature " ou une conduite rare, une forme de leadership ou un geste de soumission à l’ordre établi, une recherche de distinction (Bourdieu, 1979) ou un acte d’humilité. Faire de la maîtrise de la langue nationale standard un objectif majeur de la scolarisation ne peut que contribuer à fabriquer de l’échec lorsque les élèves sont aussi inégaux devant cette forme d’excellence (Perrenoud, 1995 a et c).

L’inégalité devant la langue se manifeste déjà par des formes d’écoute et de prise de parole très différenciées. La conversation que le maître orchestre n’a ni le même sens ni la même pertinence pour tous les élèves. Les uns y retrouvent un jeu familier, d’autres ont peur de s’y engager ou n’en voient pas l’intérêt. C’est ainsi que l’école insiste pour que les éléments de contexte soient verbalisés, pour que l’on s’exprime de sorte à être compris par quelqu’un qui ne vit pas la situation de l’intérieur et ne décode donc pas les implicites du genre " Il est venu et il le lui a pris ". Face à un tel énoncé, l’enseignant dira " Qui, quoi, à qui ? ", alors que chacun dans la classe aura compris. L’usage scolaire de la langue est très diversement éloigné des usages familiaux. Il relève du code élaboré décrit par Bernstein (1975), code que maîtrisent mieux les enfants des classes instruites.

Le dialogue existe, mais…

Aujourd’hui encore, lorsque les muets osent prendre la parole, nombre d’enseignants ont intérêt à n’entendre que ce qu’ils peuvent accepter sans être complètement déstabilisés. Ils participent à cet égard à la cécité ou à la surdité du monde des adultes : lorsque les enfants demandent pourquoi, ne vaut-il pas mieux répondre, brutalement ou subtilement, " C’est comme ça ? ". En ajoutant de préférence : " C’est pour ton bien ! ". Toute réponse plus ouverte peut déclencher un séisme…

Le dialogue authentique représente un risque, il invite à entendre ce que l’autre a à dire, et à en tenir compte. Le thérapeute, le chercheur, le journaliste qui mènent des entretiens en face à face peuvent se protéger, soit par des règles strictes, soit par le fait qu’ils s’engagent dans des interactions de brève durée. L’enseignant ne peut s’abriter derrière des conventions, ni fuir la situation. Il reste là, il fait avec. Il a donc des raisons de ne pas ouvrir complètement le dialogue.

Par ailleurs, il a autre chose à faire qu’à dialoguer à partir des intérêts des uns et des autres. Il a un programme à respecter, des comptes à rendre, des apprentissages à favoriser, un groupe à faire fonctionner dans un établissement qui définit les horaires, les espaces, les normes de comportement. Qui ne voudrait enseigner comme Socrate ? Toutefois, la maïeutique n’est qu’une vision romantique du métier d’enseignant dans les systèmes éducatifs, en particulier dans l’enseignement obligatoire. Le rapport pédagogique n’est que rarement un pur contrat entre des sujets entièrement libres de leurs engagements. Le dialogue y est donc, on l’a rappelé, soumis à de fortes contraintes.

Sans doute peut-on travailler à s’en libérer et une partie des enseignants y parviennent-ils, parfois à leurs risques et périls. N’est-ce pas parce qu’il a instauré un vrai dialogue avec ses élèves qu’on renvoie le professeur du " Cercle des poètes disparus " ? On peut espérer que les établissements scolaires et les corps professionnels sont aujourd’hui moins fermés à la diversité et aux contradictions, sans lesquelles il n’y a pas de dialogue ouvert.

 

Références

Astolfi, J.-P. (1991) Perdre du temps pour apprendre, in Éducation-Formation (Université de Liège), n° 225.

Austin J. L. (1970) Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil.

Bernstein, B. (1975) Langages et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Ed. de Minuit.

Bourdieu, P. (1979) La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Ed. de Minuit.

Bourdieu, P. (1982) Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.

Bourdieu, P., Passeron J-.C. et De Saint-Martin, M. (1965) Rapport pédagogique et communication, Paris, Mouton.

Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.

CRESAS (1987) On n’apprend pas tout seul ! Interactions sociales et construction des connaissances, Paris, ESF.

Derouet, J.-L. (1988) Désaccord et arrangements dans les collèges : vingt collèges face à la rénovation, Revue française de pédagogie, n° 83.

Fontaine, D. (1974) Écris, tais-toi. L’enseignement du français, Paris, Cerf.

Imbert, F. (1994) Médiations, institutions et loi dans la classe, Paris, ESF.

Kubanek, A,-M, W et Waller, W. (1995) Poser des questions avec assurance, in Goulet, J.-P. (dir.) Enseigner au collégial, Montréal, Association québécoise de pédagogie collégiale, pp. 223-244.

Mollo, S. (1975) Les muets parlent aux sourds. Les discours de l’enfant sur l’école, Paris, Casterman.

Montandon, Cl. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1994) Entre parents et enseignants : un dialogue impossible?, Berne, Lang, 2ème édition augmentée.

Perrenoud, Ph. (1991) Ambiguïtés et paradoxes de la communication en classe. Toute interaction ne contribue pas à la régulation des apprentissages, in Weiss, J. (dir.) L’évaluation : problème de communication, Cousset, DelVal-IRDP, pp. 9-33.

Perrenoud, Ph. (1994) La communication en classe : onze dilemmes, Cahiers pédagogiques, n° 326, pp. 13-18.

Perrenoud, Ph. (1995 a) La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation, Genève, Droz, 2e éd. augmentée.

Perrenoud, Ph. (1995 b) Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF, 2e éd.

Perrenoud, Ph. (1995 c) La pédagogie à l’école des différences, Paris, ESF.

Schoeni, G., Bronckart, J-P. et Perrenoud, Ph. (éd.) (1988) La langue française est-elle gouvernable ? Normes et activités langagières, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé.

Sirota, R. (1988) L’école primaire au quotidien, Paris, PUF.

Wirthner, M., Martin, D. et Perrenoud, Ph. (dir.) (1991) Parole étouffée, parole libérée. Fondements et limites d’une pédagogie de l’oral, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé.

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