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n° 104, mars 1996, pp. 166-181. |
Rendre lélève actif cest vite dit !
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1996
I. Activité et projetII. Pédagogies actives et pédagogies différenciées
III. Le projet contre lindividualisation des parcours ?
IV. Construire des savoirs et des compétences
V. Une pédagogie pour les nantis ?
VI. Métier d'élève et routines
VIII. Rendre les élèves actifs : vers une pratique réfléchie
Adoptant le détachement qui sied à lhistorien &endash; mais on ny croira quà moitié &endash; Daniel Hameline nous dira peut-être que, depuis 7000 ans quil y a des hommes, et qui pensent, on nen finit pas de réinventer des utopies dont la seule vertu est de ne pas désespérer les idéalistes, de leur permettre dattendre les lendemains qui chantent. Un siècle plus tard, dans un nouveau langage, dautres rêveront à leur tour, sachant &endash; sils ne sont pas tout à fait ignorants &endash; quils ninventent pas grand-chose, mais croyant que, cette fois, ils ont enfin les moyens davancer.
Si je pensais dabord à ce que diront les historiens de nos naïvetés daujourdhui, je ferais profession de cynisme. Il se peut que dans un siècle, il ny ait plus de planètes, donc plus décole. Il se peut que les neurosciences aient précipité lavènement du meilleur des mondes et que léducation soit laffaire de généticiens réformant nos chromosomes, de chimistes stimulant nos processus de mémorisation et dapprentissage ou dingénieurs en biopsychosociolinguistique instrumentale, reprogrammant nos neurones pour quenfin le participe passé ou les équations du second degré naient plus de mystère pour personne. Il se peut aussi quen 2094, dans une salle ou devant un écran tridimensionnel, quelques idéalistes écoutent des orateurs non moins fous se demander gravement " Les pédagogies actives sont-elles une utopie ? "
Devant de telles incertitudes, la prudence voudrait quon craigne le ridicule. Depuis un siècle, une chose au moins a changé : il devient de plus en plus difficile dêtre naïvement naïf. LAvenir radieux, on connaît. Alors, mieux vaudrait, pour tirer son épingle du jeu, analyser la question plutôt que donner une réponse. Pourquoi ce débat aujourdhui à Genève ? Accident ou signe des temps ? Pourquoi dans ce cercle, qui échappe aussi bien à la pédagogie expérimentale &endash; qui a tenu le haut du pavé &endash; quaux didactiques des disciplines qui investissent aujourdhui lécole ? Je vais pourtant me risquer à entrer dans le fond du débat. Mais en restant critique. À quoi bon redire les espoirs si lon napprend pas de lexpérience ?
Gardons-nous cependant de généraliser : les pédagogies actives ne sont pas une appellation contrôlée, ni protégée. Ce nest pas un concept construit, plutôt une expression qui regroupe de multiples courants de pensée, qui présentent des traits communs et des différences. Quant aux pratiques, elles sont encore plus diverses, et souvent, on trouve dans la même classe des composantes traditionnelles et dautres plus proches des discours de Freinet, de Ferrière ou des Écoles nouvelles.
Sil fallait retenir un dénominateur commun, on pourrait suggérer quune pédagogie active, cest une pédagogie qui cherche avant tout à rendre lélève actif et acteur de sa formation, et réorganise en conséquence, autant quil le faut, la relation pédagogique, lespace de la classe, le métier denseignant et le métier délève, le temps, le contrat didactique, le dialogue avec les familles, lévaluation
Jean-Pierre Chevènement, alors quil était Ministre de lÉducation nationale, se moquait des " disciplines déveil " : " Va-t-on à lécole pour sendormir ? ", ironisait-il. Non, sans doute. Mais on y dort, parfois. De la même façon, connaît-on aujourdhui une pédagogie qui ne se soucierait pas de rendre lapprenant actif ? Pourtant, dans les écoles, les temps morts et les pannes de sens sont le pain quotidien de nombreux élèves. Ce qui signifie que les pédagogies actives ne se jugent pas au regard des intentions, mais des pratiques et du prix quelles acceptent de payer pour rendre lélève actif. Car là est bien le problème : comment réaliser cette idée simple, ne pas endormir et rendre actif pour faire apprendre ?
Pour le dire en un mot : les intuitions des fondateurs nont pas pris une ride. Lurgence nest pas de les reformuler, mais danalyser au plus près ce qui empêche de les réaliser, à commencer par nos propres ambivalences.
Rendre lélève actif, cela ne suffit pas ! On peut être actif sans rien apprendre. Sans doute ny a-t-il pas dapprentissage sans activité dun sujet, confronté à une situation. Mais le contraire nest pas vrai. Nos activités quotidiennes sont, dans leur ensemble, peu formatrices parce quelles se bornent à faire fonctionner des schèmes acquis de perception, de réflexion, de jugement, de décision, daction, à solliciter des connaissances et des savoir-faire stabilisés. Certes, tout exercice les consolide, les rend plus sûrs, plus rapides, plus efficaces. Deux situations ne sont jamais exactement semblables, chacune induit donc un peu plus de différenciation et de coordination de nos schèmes ou de nos connaissances, donc dinfirmes apprentissages. Cependant, pour favoriser la construction de nouveaux schèmes ou de nouveaux savoirs, les activités de routine ne suffisent pas. Pour apprendre, le sujet doit être stimulé dans sa " zone optimale de développement " et confronté à des obstacles : en labsence de défi nouveau, il fait face à la situation sans rien construire dinédit. À lautre extrême, si la situation " le dépasse ", il napprend pas, son impuissance engendre sentiment déchec ou stratégie de fuite.
Il ne suffit donc pas de rendre les élèves actifs en multipliant les projets, les situations, les incitations, les sollicitations de lenvironnement. Ni de penser que, confronté à cette diversité, chacun va constamment chercher et trouver un défi à sa mesure. Nul naspire sans répit à la difficulté. Il est gratifiant déprouver un sentiment de maîtrise, reposant de faire fonctionner des certitudes et des routines, humain de ne pas se mettre à chaque instant en déséquilibre. Or, apprendre, cest se mettre pour un temps en déséquilibre, affronter ses limites, la peur de ne pas savoir, le risque de dépenser de lénergie en pure perte. On sait le nombre dadultes qui " se promettent " dapprendre une langue étrangère, un art ou une technique, puis abandonnent, trouvant en fin de compte plus simple de se cantonner dans ce quils savent déjà faire. Pourquoi les enfants ou les adolescents seraient-ils différents ?
Rendre les élèves actifs, si lon vise des apprentissages ambitieux, ne revient donc ni à enrichir globalement leur environnement, ni même à les impliquer dans des projets dans lespoir que chacun découvrira par lui-même les défis qui le feront progresser. Pratiquer une pédagogie active, cest donc proposer des situations qui confrontent chacun des objectifs-obstacles spécifiques (Martinand, 1986 ; Meirieu, 1989) qui lui conviennent. Cest donc aussi différencier, sinon les situations de départ, du moins ce quelles permettent de travailler. Toute cela est très difficile. Il nest pas évident de transformer une école et une classe en un lieu où lon peut faire naître des projets et encourager des activités soutenues. La tentation est forte, pour lenseignant qui y parvient, dinvestir presque toutes ses forces dans la gestion de classe et lanimation et dêtre déjà fort content que tout cela " tourne " dans la bonne humeur et une certaine effervescence.
Il reste un dilemme de taille, qui traverse toutes les pédagogies actives : faut-il pousser lélève à se donner un projet personnel à long terme, projet dapprendre (Etienne et. al., 1992) ou de réussir dans la vie, et pour cela dapprendre ? Ou faut-il parier sur des projets daction, individuels ou collectifs, qui trouvent leur sens dans le temps et lespace de la classe, et dont lapprentissage serait en quelque sorte le " sous-produit ", une sorte de bénéfice secondaire, le but principal étant de faire réussir lentreprise ? Quel doit être le statut de lactivité dans une pédagogie " active " ? Est-ce un prétexte pour apprendre ou détour nécessaire pour atteindre un autre objectif ? Lapprentissage est-il, dans lesprit de lapprenant, le moteur principal de lactivité ou un bénéfice secondaire ? Peut-on tout apprendre en jouant, en faisant, en réalisant des projets concrets ? Ou napprend-on, en fin de compte, que si lon veut non seulement savoir, mais payer le prix dun travail de transformation intérieure ?
Ces questions traversent les pédagogies actives. Sans doute se posent-elles en termes différents à lécole maternelle ou en lycée professionnel. Peut-être la réponse dépend-elle du temps quon se donne, des risques que lon veut prendre. Lapprentissage " naturel ", qui se fait presque " malgré soi ", échappe par définition à une stricte planification. Mais à recentrer lapprenant sur un projet dapprentissage, lécole active ne retrouve-t-elle pas tous les travers du métier délève (Perrenoud, 1995 b) ? Tout projet est fragile, sa force est dêtre lexpression de la personne et de son identité (Boutinet, 1993). Sil devient obligatoire, et doit nécessairement porter sur lassimilation dun corps défini de savoirs et savoir-faire, on peut se demander ce qui sépare lécole active de lécole tout court, sinon le souci de faire émerger un véritable projet personnel plutôt que de feindre de croire quil existe parce quil semble " raisonnable " aux adultes
Certains courants décole active ont partie liée avec la lutte contre léchec scolaire et la démocratisation de lenseignement. Cest évident pour le mouvement Freinet et la mouvance du Groupe français déducation nouvelle ou des Cahiers pédagogiques. Dautres courants, dinspiration antiautoritaire ou centrés sur la personne, ont un ancrage plus élitiste et sadressent parfois aux élèves des beaux quartiers, aux familles de classes moyennes et supérieures, qui choisissent les écoles actives non comme levier dune réussite sociale dores et déjà assurée ou presque, mais comme " supplément dâme ", condition optimale de socialisation libertaire et dépanouissement personnel. Il faut donc y regarder à deux fois avant de mettre toute lécole active dans le camp de la démocratisation de lenseignement.
Même lorsque les intentions démocratisantes sont fortes, il nest pas facile de concilier pédagogie active et pédagogie différenciée. La première valorise la liberté, la négociation, la place de la personne. En poussant cette logique à lextrême : chacun apprend ce quil veut, quand il veut. Le cas échéant, il décide de ne pas apprendre. Une pédagogie différenciée ouverte, dinspiration plus constructiviste que " behavioriste ", peut suivre cette voie un certain temps. Il arrive cependant un moment où il faut décider de lusage optimal du temps qui reste, jusquà la fin de la matinée, de la semaine, de lannée scolaire, du cycle détudes, de la scolarité obligatoire Il apparaît alors, en général assez clairement, quau train où vont les choses, si chacun continue à apprendre ce quil veut à son rythme, on peut sattendre, à lheure du bilan, à des acquis très hétérogènes, à des niveaux de maîtrise très inégaux. Que faire ?
Dans le meilleur des mondes, le détour par les pédagogies du projet et les méthodes actives devrait permettre de parvenir aux apprentissages voulus à peu près au même âge que dans les pédagogies traditionnelles, en renforçant par-dessus le marché lidentité et lautonomie des apprenants et en favorisant un rapport plus libre et critique au savoir. Ce schéma convient sans doute à deux catégories délèves :
Pour dautres, les difficultés dapprentissage ont dautres causes, elles sont liées au développement, au capital culturel, au sens des savoirs, à limage de soi, à mille facteurs quon ne peut neutraliser que par une prise en charge plus personnalisée. On parle aujourdhui dindividualisation des parcours de formation, à ne pas confondre avec un enseignement individualisé. Il sagit de permettre à chacun davancer à son rythme et selon un cheminement qui lui est propre. Non pas en solitaire, mais sans être astreint à un calendrier faisant progresser à la même allure dans le texte du savoir (en cours dannée) et dans le cursus (en cours de carrière). Doù lémergence périodique, au niveau des systèmes éducatifs, dune idée ancienne : casser la structuration en degrés, créer des cycles pédagogiques permettant des parcours diversifiés par leur vitesse, mais aussi leur mode dapprentissage et dencadrement (Perrenoud, 1994 c).
Paradoxalement, les écoles actives peuvent à la fois épouser très facilement cette idée et résister à ses conséquences pratiques. Lidée que chacun suit son propre chemin dapprentissage est banale, pour les militants de lécole active et des pédagogies différenciées. Comme chacun se fraye-t-il ce chemin ? " Lavenir est un fleuve dont les berges ne sont pas encore tracées ", nous dit Albert Jacquard. Ce qui est vrai de lavenir des sociétés, lest aussi des personnes. Le chemin dun apprenant se construit de proche en proche, en fonction de ses acquis, de ses projets, de ses énergies, de son insertion dans un réseau dinteraction qui donne du sens à son apprentissage et le soutient. Dune façon ou dune autre, ce chemin se construira. Mais si on le laisse se dessiner sans intervenir, il aboutira, pour une fraction des enfants puis des adolescents, à léchec, au dégoût dapprendre, à la marginalisation plus ou moins volontaire.
Certes, en offrant un milieu stimulant, chaleureux, respectueux des personnes, on évite sans doute le pire. On ne garantit pas ipso facto la construction de connaissances et de compétences de haut niveau. Il faut pour cela intervenir, cest-à-dire infléchir les situations éducatives et les contraintes de lapprenant, pour forcer à la confrontation avec le problème ou le projet. Il faut donc exercer un pouvoir, voire une forme de violence symbolique. Alors que lécole " traditionnelle " exerce ce pouvoir sans remords, en se protégeant souvent derrière le rituel " Cest pour ton bien ! ", les militants des pédagogies nouvelles sont beaucoup plus écorchés. Ils voudraient nêtre que des personnes-ressources, des conseillers, des inspirateurs, sans avoir à faire pression, à brimer, à interdire.
Les pédagogies actives se heurtent à un autre dilemme : que faire lorsque lindividualisation des parcours de formation sopère au détriment du sens de lactivité ? Prenons un exemple de projet ambitieux : écrire un roman en classe, léditer, le vendre. Dans une classe de fin de cycle primaire (élèves de 12 ans), à raison dune demi-journée par semaine, parfois une journée (en plusieurs moments), cela peut sétaler sur une année scolaire entière (Wyler et Perrenoud, 1988). Un tel projet donne plus de sens à la langue et à lécriture, il mobilise des élèves ordinairement réticents ou " bourrés de complexes ", parce que la dynamique romanesque rend moins arbitraires, donc moins décourageants, les obstacles de lécriture. Ce nest pas plus facile, mais chacun sait au moins où cela mène et se sent partie prenante dun projet collectif.
On peut, bien entendu, questionner la pertinence dun tel projet ou émettre des doutes sur limplication véritable dune partie des élèves. Ce qui importe ici, cest didentifier les contradictions très concrètes qui surgissent entre le projet et la prise en compte des besoins des élèves. Lécriture collective est un formidable analyseur des difficultés, mais aussi des points forts et des modes de fonctionnement des élèves. Elle favorise des observations très riches et renouvelées, qui mettent sur la voie dun " diagnostic différencié ". Par exemple, la difficulté de maîtriser le récit romanesque met en évidence des rapports au temps, à lespace, au texte qui mériteraient quon sy arrête. On se heurte à un paradoxe : les activités qui dévoilent les difficultés interdisent de les " creuser " : pas le temps et, pour une part, pas le droit ! La logique du projet commande de tenir des délais, datteindre des objectifs qui ne sont pas définis en termes dapprentissages dabord, mais de réalisation dune uvre, dun montage, dune exposition, etc.
La pédagogie traditionnelle peut se permettre de passer des heures sur un petit problème décontextualisé : il ny a pas denjeu, " Ça ou autre chose " Dans un projet, plus on implique les élèves, moins on peut revenir au modèle scolaire, avec " arrêt sur image " ou parenthèse savante. Ce nest pas impossible, mais il y faut de lingéniosité et un prudent dosage. Sinon, le soufflé retombe, le projet apparaît un attrape-nigaud pour faire des leçons collectives, ou un prétexte pour percer les défenses des élèves et identifier leurs points faibles.
Il nest pas impossible dorganiser un va-et-vient entre le travail sur le projet et la reprise de difficultés quil a mises en évidence. Admettons seulement que cela ne va pas de soi et quun projet peut absorber toutes les énergies ou tout simplement être, dans son esprit et sa dynamique, incompatible avec un travail plus scolaire. Un projet dune certaine ambition dicte un usage optimal des compétences déjà construites : comme le dit Philippe Meirieu, on ne confie pas le premier rôle de la pièce à un élève qui bafouille, les décors à un maladroit, la mise en scène à un élève sans leadership.
Cest lambition initiale des pédagogies actives. Elles nont jamais tourné le dos aux savoirs. Plus elles sorientent vers la démocratisation de lenseignement, plus elles valorisent lappropriation des savoirs sociaux par les plus démunis, comme moyen de libération et de négociation. Cest très clair chez Freinet.
Ces racines ne protègent pas de toute dérive. En se centrant sur lapprenant, son implication, ses projets, le sens du travail scolaire, on peut donner limpression dêtre du côté de la personne, de la relation, du développement, des " objectifs non cognitifs ". De même, limportance du jeu, du plaisir, de la liberté est source de confusion. Cela explique en partie le malentendu qui perdure entre une fraction des parents et les militants de lécole active.
Est-ce pur malentendu ou ny a-t-il pas, dans tel ou tel courant décole active, la tentation de rompre avec certaines finalités " traditionnelles " de lécole ? Nul ne plaide pour lignorance, mais lorsquil y a conflit &endash; de temps, de moyens, dattitude &endash; entre lépanouissement de la personne et lextension de ses savoirs, entre la relation interpersonnelle et la construction des compétences, de quel côté les enseignants proches de lécole active penchent-ils ? Faux dilemme, diront les idéalistes. Cest par le souci de la personne et à travers la relation quon sapproprie des savoirs et que lon construit des compétences. Il ny a pas de contradiction, au contraire. Cest vrai, en doctrine. Les militants " orthodoxes " de lécole active ont toujours voulu ne pas choisir et ont su souvent concilier les deux logiques. Il nest pas sûr quon trouve autant de cohérence et de talent chez les praticiens pour lesquels lécole active est plutôt un choix pédagogique et personnel, sans lien avec un projet de société et une option politique. Les écoles qui se réclament des pédagogies actives représentent, pour certains enseignants, un refuge contre le social. Non pas une " planque ", un endroit tranquille, bien au contraire. Mais une oasis, une île, un " lieu où renaître ", pour les enfants comme pour les adultes, à labri de la sélection, des programmes, de lévaluation, de la concurrence, de la discipline
Ici encore, ce nest pas une fatalité, seulement un risque. Lorsquon donne une importance démesurée à " lécole du fun " (lécole du plaisir, au Québec, il y a quelques années), lorsque certains suggèrent quapprendre nest pas au centre de lidentité de lécole, ils alimentent les critiques les plus imbéciles des pédagogies nouvelles, qui crient à la baisse du niveau et à la démission des maîtres.
Lévaluation est un bon indice de cette ambivalence : rejeter les notes et les classements est une chose, refuser dévaluer en est une autre. Les courants structurés décole active se donnent des instruments très sophistiqués et parfois très lourds dévaluation formative. Lorsque ces idées se diffusent, on assiste parfois à une curieuse inversion : au nom du respect de la personne et de ses rythmes, on peut en arriver à soutenir quil vaut mieux ne rien cerner de ce quelle sait et de la façon dont elle apprend ! Les objectifs, les didactiques, les grilles dévaluation sont dénoncés comme des symptômes daliénation technocratique plutôt que traités comme des outils de travail
Dans Les pédagogies nouvelles sont-elles élitaires ? Réflexions sur les contradictions de lécole active (Perrenoud, 1985), je mettais notamment en évidence des similitudes entre pédagogies actives et idéologie des nouvelles classes moyennes :
Je mettais aussi en évidence une organisation souple, peu codifiée, différenciée, fluctuante, négociée de cas en cas, donc peu visible :
Ces deux groupes de facteurs, et quelques autres, ne condamnent nullement les pédagogies actives à lélitisme, mais ils obligent à considérer au moins lhypothèse et le risque que ce type de pédagogie soit en affinité avec des valeurs et des modes de faire éloignées de ceux qui prévalent dans les classes populaires. Il faut envisager que les pédagogies actives puissent ne pas convenir aux enfants habitués à une autorité sans partage, à des règles non négociables mais stables, à des sanctions automatiques, à un pouvoir autoritaire, aux ruses classiques du métier délève pour " avoir la paix "
Les pédagogies actives ont " réinventé " le métier délève :
La volonté de faire agir et interagir lenfant avec les savoirs semble conduire lenseignant à :
Peut-être faut-il mesurer à quel point le métier délève devient alors plus exigeant :
Dans de telles classes, le métier délève amène et dans une certaine mesure oblige à :
Cela suffit-il à donner chaque jour du sens au travail scolaire ? Nest-ce pas la caractéristique de tout métier que de sombrer dans des routines économiques, mais qui finissent par faire perdre de vue les finalités ? Même les métiers les plus créatifs ny échappent pas : si lon se retrouve tous les jours à heure fixe devant son écran ou dans son laboratoire pour avoir des idées, tiendra-t-on la distance ? En regard des coutumes de lécole traditionnelles, les pédagogies actives sont souvent en rupture, du moins au départ. Mais ne deviennent-elles pas prisonnières de leurs propres rituels ?
Face à linstitution scolaire, lenseignant est lui-même, assez souvent, du côté de la ruse et du double discours, parce quil ne peut survivre en respectant à la lettre, chaque seconde, les horaires, les programmes, les procédures dévaluation et les règles de sécurité. Il peut donc comprendre que lélève nadhère pas entièrement au " système ". Il en va autrement lorsquil rejette des " institutions internes " qui sont le fruit de limagination et du travail dun enseignant ou dune équipe pédagogique. Il est alors plus difficile daccepter, sans être blessé, que certains élèves ne fassent pas la différence entre institutions officielles et institutions internes. Ignorer ou railler le conseil de classe, limprimerie ou les projets, cest mettre en cause la pédagogie active et lidentité de lenseignant. Il se peut donc que, dans les pédagogies actives, le métier délève soit plus contraignant, parce quil est défini à échelle humaine et que son exercice se déroule sous le regard denseignants qui lont conçu et investi de beaucoup despoirs.
On peut envisager aussi que, dans de telles pédagogies, le métier délève soit plus lourd parce que la distance entre le rôle et la personne est moins bien tolérée que dans une classe traditionnelle, parce quil faut simpliquer, sexposer, prendre des risques, et justement " être actif ". Si lon ne reconnaît pas à lélève, par moments, le droit dêtre inactif, peu participatif, peu curieux, mentalement absent, voire négatif, cynique, stupide, on risque de lenfermer dans une image idéale La plupart des adultes ont survécu à dix ou vingt ans décole parce quils ont pu " passer entre les gouttes ", rêver, vivre leur vie Il importe de laisser aux élèves un espace de jeu, la possibilité dun rapport stratégique, voire cynique ou utilitariste, aux pédagogies nouvelles comme aux autres (Perrenoud, 1988).
Pourquoi choisit-on denseigner selon les méthodes actives ? Cest un métier épuisant, de rompre avec lenseignement frontal, la progression planifiée dans un programme, lévaluation et les tâches standardisées. On ne peut vivre pleinement les pédagogies actives que sur le mode de la passion, surtout si lon reste fidèle aux inspirations premières et quon affronte en même temps les dilemmes décrits plus haut. Doù une question : comment durer ?
Certains militants sont, comme Obélix, " tombés dans le chaudron " durant leur enfance. Ils nont plus besoin de potion magique pour renouveler leurs forces. Mais les autres ? Certains se fatiguent et se détachent. Dautres aménagent les pédagogies actives pour en faire des lieux plus tranquilles. Pour durer, faute de pouvoir puiser en soi une foi et une énergie sans limites, on a besoin dune équipe pédagogique. Et aussi de nêtre pas chaque jour en butte aux tracasseries administratives dun système qui ne supporte pas la différence et le risque.
Sans chercher de modèles, il serait intéressant den savoir plus sur les militants des pédagogies actives. Peut-être trouverait-on dans leur histoire de vie, quelques ingrédients qui pourraient inspirer la formation de tous les enseignants. Il importe certes que, dans chaque génération, on retrouve suffisamment de rêveurs pragmatiques pour reprendre le flambeau. Cest grâce à cette continuité quon peut parler décole active depuis plus dun siècle, alors que nombre des idées pédagogiques sombrent dans loubli en moins de vingt ans. Mais cela suffit-il à changer lécole, le système ?
Lenjeu est à lévidence de " démocratiser les pédagogies actives " sans les dénaturer. Quelques réformes scolaires majeures ont repris certains thèmes ou certaines pratiques &endash; par exemple les pédagogies renouvelées du français &endash; mais sans mesurer lécart entre ce quon proposait et les attitudes et compétences des enseignants en place (Favre, Perrenoud et Dokic, 1986 ; Favre, 1988 ; Perrenoud, 1991 a et b).
Les systèmes éducatifs modernes laissent vivre les pédagogies actives à leur marge. Ils leur empruntent des idées et parfois des personnes-ressources, mais ne font rien de très concret pour que les générations successives denseignants soient mieux informées et formées dans ce domaine. Les didactiques des disciplines confirment et prolongent sans doute des intuitions fondamentales des pédagogies nouvelles, mais sans trop le dire, comme si laspect militant, intuitif et parfois désordonné des secondes pouvait menacer le statut scientifique revendiqué par les premières. Entre les pédagogies relationnelles ou institutionnelles et les pédagogies centrées sur lappropriation efficace des savoirs, les pédagogies actives sont pourtant la juste voie médiane. Plutôt que de les honorer tous les dix ou vingt ans, peut-être ferait-on mieux den incorporer plus méthodiquement les apports à la formation des enseignants (Perrenoud, 1994 a), aux rénovations de curriculum mais aussi au fonctionnement des établissements scolaires. On ne peut en effet se borner à emprunter des techniques décontextualisées. Les pédagogies actives impliquent dautres attitudes, un autre rapport au savoir et au pouvoir, une autre gestion du temps et des espaces, une nouvelle culture professionnelle dans les établissements (Gather Thurler, 1993, 1994).
Les méthodes actives sont mal nommées, car ce sont plus que des méthodes. Toute méthode pour rendre lélève actif sépuiserait rapidement, car aucune ne saurait garantir sans cesse le sens des situations et des apprentissages. Ou alors, la méthode se confond avec le dispositif, la relation, lattitude, la gestion de classe, le contrat didactique, la nature des tâches et des interactions.
Il importe de ne pas réinventer la poudre et de sinspirer des façons de faire qui ont fait leurs preuves. Mais il importe tout autant de réinventer la poudre, de recréer pour un groupe spécifique, dans une situation singulière, des raisons dadhérer, de réfléchir, dapprendre. Rien nest jamais acquis, rien ne marche à coup sûr, il nest jamais temps de se reposer : chaque enfant est une énigme, chaque situation un défi. Lattitude de recherche et de doute est plus importante que le respect dune orthodoxie. Que faire pour que tel enfant, dans tel domaine, se mette ou reste en mouvement ? Cette question tient lenseignant en vie. Il na pas toujours la réponse, mais il la cherche, ne savoue jamais battu et tente, au gré de son expérience, de saisir de mieux en mieux les mécanismes subtils du projet, de la volonté, de lintérêt, de limplication. Pédagogie active et pratique réfléchie sont les deux faces de la même médaille.
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Perrenoud, Ph. (1996 b) En finir avec les vieux démons de lécole, est-ce si simple ? Antidote sociologique à la pensée positive, in Des idées positives pour lécole. Actes des journées du Cinquantenaire des Cahiers pédagogiques, Paris, Hachette, pp. 85-130.
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Wyler, M. et Perrenoud, Ph (1988) Le roman dun roman. Journal dune activité-cadre dans une classe RAPSODIE, Genève, Service de la recherche sociologique, Cahier n° 24.
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