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n° 10, pp. 32-33. |
Laisser vivre les idées ou les " étouffer dans luf " ? Le choc de deux cultures dans lécole
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1996
Dans le cadre dun colloque sur les IUFM, le rapporteur dun atelier a formulé en plénière une proposition ingénieuse pour sortir de qui paraît à beaucoup une impasse, à savoir la place du concours de recrutement dans la fonction publique*. Je ne sais ce que lavenir réservera à cette proposition. Ce qui ma frappé, cest le choc, à son propos, de deux cultures intellectuelles. Les uns ont élevé objection sur objection pour prouver, dans linstant, que cétait impossible. Avec un peu plus de temps, la liste des objections " fatales " aurait pu sallonger, chacun des sceptiques faisant profession dun réalisme dévastateur. Dautres intervenants disaient : sans doute une partie de ces objections sont-elles recevables et méritent-elles examen, mais " laissons courir lidée, elle vient de germer, elle va faire son chemin ".
Jaimerais souligner limmense sagesse de cette attitude, du moins pour qui veut laisser une chance au changement et son caractère transposable à la plupart des débats sur lécole. On le sait, dans une séance de brainstorming, la règle est dajouter des idées les unes aux autres, sans entrer immédiatement en dialogue critique avec les suggestions émises par autrui. Les travaux sur la créativité nous rappellent que, pour inventer, il faut pouvoir penser à haute voix, rêver, si possible collectivement, se laisser faire par des images, des intuitions, des hypothèses naissantes. La raison, trop souvent, nous souffle dans un premier temps " Cest impossible " ou même " Cest impensable ". Dans le jeu social, il y a, dans les cultures francophones en tout cas, un profit de distinction immédiat à trouver, plus vite que les autres, le défaut de la cuirasse, à jouer les Cassandre.
" Vous ny pensez pas ! "
Personne ne plaide pour des passages à lacte irréfléchis. Il faut, pour agir sur les institutions, " voir plus loin que le bout de son nez ", anticiper les effets pervers et les résistances, peser le pour et le contre. Cette raison critique devient destructrice lorsquelle interdit de penser. Il ny a pas une innovation importante qui nait commencé par paraître fantaisiste, utopique ou en tout cas improbable. Le premier obstacle à linnovation, cest notre construction pessimiste de lunivers des possibles, notre tendance à intérioriser lordre des choses, à sous-estimer à la fois les degrés de liberté et les possibilités de changement des représentations. Certes, on se heurte à des rapports de force, à des intérêts, à des " compromis historiques " difficiles à ébranler. Mais dans de nombreux domaines, notamment dans le champ des innovations scolaires, le blocage surgit déjà au stade de la conception. Une école sans degrés ? sans programme ? sans notes ? sans horaires fixes ? Cest impensable !
" Vous ny pensez pas ! ", dit-on volontiers pour répondre à une proposition farfelue ou scandaleuse. A-t-on jamais mesuré la force de cet impératif faussement indicatif ? " Vous ny pensez pas ! " veut dire " Ny pensez plus, cest idiot, irréaliste ou hétérodoxe ! ". Que la construction du changement comme " impossible " soit une tactique de toute force conservatrice, nul ne sen étonnera. Il est plus surprenant de voir que même ceux qui souhaitent une évolution sinterdisent souvent dimaginer des alternatives un peu folles. On peut se lamenter sur le règne de la pensée unique ou suggérer que les gens décole se (re) plongent dans des contes de fée ou des romans de science-fiction pour lever leurs obstacles intérieurs. On peut les convier à des formations à la créativité ou à la pensée divergente. On peut aussi, plus simplement, organiser les débats de sorte que les réalistes naient pas toujours le droit, au nom de la raison, de " clouer le bec " des rêveurs.
Le droit de rêver
Une semaine avant ce colloque, dans une autre journée de travail sur la formation des enseignants, en Suisse cette fois, les organisateurs avaient prévus trois ateliers parallèles, non pas sur des thèmes différents, mais en invitant à des postures différentes : une posture comparative, amenant à examiner le rôle de la pratique professionnelle et du terrain dans la formation à dautres métiers ; une posture réformiste, amenant des propositions réalisables à moyen terme ; et une posture utopique, autorisant et encourageant à rêver ensemble, sans trop se limiter à la question des moyens et des droits. Cette dernière démarche na pas effrayé les participants, ils ont joué le jeu et ont produit plusieurs idées stimulantes, sans doute irréalisables demain, mais qui pourraient préparer après-demain, par exemple lidée dun " simulateur de formation " plaçant lenseignant débutant en situation dapprendre comme le pilote sentraîne en simulateur de vol, avec des crashes qui ne coûtent rien et ne mettent personne en danger À lheure de la réalité virtuelle et des systèmes experts, peut-être cette idée a-t-elle juste un peu davance sur les possibilités technologiques daujourdhui. On peut en tirer une conclusion provisoire : si les formateurs ne travaillent pas sur une telle hypothèse dès maintenant, il arrivera un moment où une telle simulation sera techniquement plausible, mais où nos modèles de laction éducative seront trop simplistes pour en faire quelque chose. Pour que cette idée germe, sans être aussitôt étouffée par les efforts conjugués des réalistes - " Cest de la science-fiction " - et des humanistes - " Simuler des enfants, quelle horreur ! " -, il a fallu " autoriser lutopie " et mettre la règle du côté de ceux qui prennent le risque de penser, voire de délirer à haute voix.
Il ny a pas de modèle pour aller dans ce sens, seulement une forme de sensibilité, quon pourrait, par exemple, conseiller à tout animateur dun groupe de tâche, à tout chef de projet ou dentreprise : laisser courir les idées, se dire quil sera toujours temps de " fusiller " les moins réalistes, quà le faire trop tôt, on se rassure, on se sent peut-être très intelligent, mais on passe, parfois, à côté dune avancée décisive !
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