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1996, pp. 181-208, 3e éd. 2001. |
Le travail sur lhabitus dans la
formation des enseignants
Analyse des pratiques et prise de conscience
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et de sciences de
léducation
Université de Genève
1996
I. Une action pédagogique mobilisant lhabitus
Nous ne savons pas constamment ce que nous faisons. Et même si nous en avons vaguement conscience, nous ne savons pas toujours pourquoi nous agissons de la sorte, comme si notre action " allait de soi ", était " naturelle ", nexigeait aucune explication.
Cette inconscience nest pas nécessairement le produit dun refoulement, de mécanismes de défense tels que la psychanalyse les décrit. Cest souvent un " inconscient pratique ", selon la formule de Piaget, le produit soit dun oubli progressif au gré de la formation de routines, soit dune méconnaissance de toujours, un simple effet de limpossibilité et de linutilité dêtre constamment conscient de nos actes et de leurs mobiles.
Nos habitudes et nos automatismes ne concernent pas seulement nos gestes, nos actes concrets, observables. Il sagit aussi de nos perceptions, de nos émotions, de nos fonctionnements mentaux. Sans doute est-il impropre de parler de " raisonnement inconscient ", puisque la notion même suppose limplication du sujet dans ses inférences. En revanche, pourquoi ne pas reconnaître quil nous arrive aussi de traiter linformation, danalyser les situations, de prendre des décisions à laide de schèmes de pensée dont nous napercevons que les effets ?
On connaît la notion piagétienne de schème :
Les actions, en effet, ne se succèdent pas au hasard, mais se répètent et sappliquent de façon semblable aux situations comparables. Plus précisément, elles se reproduisent telles quelles si, aux mêmes intérêts, correspondent des situations analogues, mais se différencient ou se combinent de façon nouvelle si les besoins ou les situations changent. Nous appellerons schèmes daction ce qui, dans une action, est ainsi transposable, généralisable ou différenciable dune situation à la suivante, autrement dit ce quil y a de commun aux diverses répétitions ou applications de la même action. (Piaget, 1973, pp. 23-24).
Ou encore, en suivant Vergnaud :
Appelons " schème " lorganisation invariante de la conduite pour une classe de situations donnée. Cest dans les schèmes quil faut rechercher les connaissances-en-acte du sujet, cest à dire les éléments cognitifs qui permettent à laction du sujet dêtre opératoire (Vergnaud, 1990, p. 136).
Empruntée à Thomas dAquin par Bourdieu (1972, 1980), la notion dhabitus, généralise la notion de schème (Héran, 1987 ; Perrenoud, 1976 ; Rist, 1984). Notre habitus est fait de lensemble de nos schèmes de perception, dévaluation, de pensée et daction. Grâce à cette " structure structurante ", à cette " grammaire génératrice des pratiques " (Bourdieu, 1972), nous sommes capables de faire face, au prix daccommodations mineures, à une grande diversité de situations quotidiennes. Les schèmes permettent au sujet de nadapter que marginalement son action aux caractéristiques de chaque situation courante ; il ninnove que pour tenir compte de ce par quoi elle est singulière. Lorsque ladaptation est mineure ou exceptionnelle, il ny a pas en général dapprentissage, on reste dans la zone de flexibilité de laction. Lorsque ladaptation est plus forte, ou se reproduit dans des situations semblables, la différenciation et la coordination de schèmes existants se stabilisent, créant de nouveaux schèmes. Lhabitus senrichit et se diversifie.
Quelles sont, dans de tels apprentissages, la place, les marges de manoeuvre, les modalités dune action de formation ? Ne sommes-nous pas aux limites dun enseignement ? Comment agir sur lhabitus dun sujet alors quil ne le connaît pas lui-même entièrement et nest pas maître doeuvre de la transformation de ses schèmes de perception, de pensée, dévaluation, de décision, daction ? En a-t-on le droit ?
Les sociétés traditionnelles forment lhabitus à travers des modes de socialisation qui font appel aux sanctions de lexpérience plutôt quà une éducation formelle. Bourdieu explique la genèse de lhabitus par lintériorisation des contraintes objectives, par un apprentissage par essais et erreurs qui sélectionne progressivement des réponses adaptées à lenvironnement physique et social. Cela nexclut nullement une intention éducative, mais elle prend des chemins détournés, organisant lexpérience, façonnant lhabitus à travers récompenses, frustrations, conditionnements et sanctions. Le dressage et les formes élémentaires de socialisation des jeunes enfants font ensuite place aux disciplines décrites par Foucault (1975) dans Surveiller et punir, aux dispositifs qui modèlent les corps et les esprits. On en connaît les exemples emblématiques : les formes les plus rigoristes déducation familiale, le couvent, la prison, les camps de travail, larmée, certains collèges, et notamment les internats religieux ou paramilitaires, certaines entreprises à la fois paternalistes et autoritaires, de même que les milieux initiant aux disciplines sportives ou artistiques les plus rigoureuses, danse, cirque, arts martiaux.
LEcole normale sest peut-être, à ses origines, rapprochée de ce modèle, en normalisant les attitudes et les pratiques par une discipline de fer, par des règles de vie très strictes, un contrôle social de chaque instant, un cadre matériel et des horaires contraignants, la sanction du moindre écart, du plus faible relâchement. Une telle " programmation " devient impensable dans une société postindustrielle, pluraliste et démocratique. Qui pourrait prétendre former de cette façon des professionnels autonomes et responsables, capables dinnover, de construire des stratégies souples en fonction dobjectifs généraux et dune éthique ?
Peut-on, pour autant, en formation des enseignants, se dispenser de dispositifs de formation dun habitus professionnel ? En réalité, ils existent : tout curriculum, visible ou caché, toute institution éducative, par son fonctionnement même, forme et transforme lhabitus, à travers lexercice du métier délève ou détudiant (Perrenoud, 1994 a) et lindividualisation sauvage des parcours de formation (Perrenoud, 1995 a et b). Toutefois, ce nest pas toujours intentionnel et le " curriculum caché " ne produit pas nécessairement des compétences socialement valorisées. Il en va de même de la socialisation au sein du milieu scolaire, durant les stages en formation initiale et les premières années de pratique. Lhabitus se forme, quon le veuille ou non !
La question est plutôt de savoir comment concevoir une formation délibérée de lhabitus professionnel, orientée par des objectifs, et cependant ouverte, respectueuse de la personne, qui ne régresse ni au " dressage disciplinaire ", ni au simple apprentissage par essais et erreurs dans le cadre des stages traditionnels ou dautres " moments de pratique ". Peut-on allier formation de lhabitus et construction de savoirs professionnels explicites ? Ou faut-il saccommoder durablement, voire définitivement, dune sorte de cloisonnement entre une formation universitaire centrée sur des savoirs &emdash; quils soient savants ou issus de lexpérience professionnelle, déclaratifs ou procéduraux - et une formation " pratique " laissant létudiant seul aux prises avec la réalité, à charge pour lui de développer, comme il peut, des schèmes " adaptés " ?
Telles sont les questions dont je vais débattre ici, en mappuyant sur les courants inspirés de la démarche clinique (Cifali, 1991 a et b, 1994) et de la pratique réflexive (Schön, 1983, 1987, 1991 ; Valli, 1992 ; Clift et al., 1990 ; Saint-Arnaud, 1992) mais en me centrant sur la formation de lhabitus. Dans un premier temps, je tenterai de montrer quune partie importante de laction pédagogique est fondée sur des routines ou une improvisation réglée qui font appel à un habitus personnel ou professionnel plus quà des savoirs. Dans un second temps, je discuterai du rôle possible de la prise de conscience et de lanalyse de la pratique dans la transformation des schèmes. Dans un troisième temps, jenvisagerai quelques dispositifs de formation visant spécifiquement à favoriser un travail et une prise de chacun sur son propre habitus. Cet essai peut paraître trop fortement centré sur une dimension des compétences. Il forme simplement une pièce dans un ensemble dautres travaux sur les compétences et les savoirs des enseignants (Perrenoud, 1994 d et i), leur métier et sa professionnalisation hésitante (Perrenoud, 1994 h, 1995 c) ou leur formation (Perrenoud, 1994 b, c, g et j).
Laction pédagogique est constamment sous le contrôle de lhabitus, selon au moins quatre mécanismes :
Reprenons ces quatre mécanismes, au demeurant complémentaires.
1.1 La transformation des schémas daction en routine
Un enseignant ne passe pas vingt à trente heures par semaine au sein dun groupe-classe, il ne prépare pas autant de cours ou dactivités semblables, des années durant, sans construire un nombre impressionnant de routines. En début de carrière, elles ne sont pas encore installées ; lenseignant en formation initiale ou débutant tente encore de mettre en oeuvre des savoirs procéduraux, des recettes, des techniques, des méthodes, des modèles. À ce stade déjà, cependant, lhabitus intervient dans la mise en oeuvre de ces procédures et schémas daction. Peu à peu, la part des routines sous le contrôle de la partie moins consciente de lhabitus saccroîtra.
Les savoirs procéduraux (que je considère comme des savoirs sur les procédures et non comme des savoir-faire) évoluent au gré de lavancement dans le cycle de vie professionnel. Les plus explicites subissent divers sorts :
Sauf sil y a fermeture de la personne à toute formation continue et à toute réflexion sur son expérience, dautres savoirs procéduraux sont assimilés ou construits ; ils existent, durant un certain temps, sur le mode du schéma daction explicite, pour subir à leur tour lun des sorts précédents. Je ne dis donc nullement quun enseignant fonctionne sans mobiliser des savoirs procéduraux, mais que certains sont devenus des " connaissances-en-acte ", selon lexpression de Vergnaud, donc des schèmes dont le sujet na plus clairement conscience. En effet, les connaissances-en-acte ne sont pas (ou ne sont plus) des connaissances déclaratives ou procédurales, elles se conservent autrement.
1.2 Le moment opportun
Par ailleurs, la mise en oeuvre de savoirs et de représentations explicites, capables de guider laction, relève dune partie de lhabitus extérieure à ces savoirs et représentations. Un enseignant qui a lu Gordon (1979) sait que lécoute active ou le " message-je " sont efficaces dans la relation pédagogique. Il est potentiellement nanti dune règle de conduite. Face à un élève ou des parents en crise, par exemple, il sait en principe ce quil faudrait faire. Dans un séminaire centré sur les enseignants efficaces selon Gordon, il expliquerait sans doute fort bien quil faut ne pas parler à la place de ses interlocuteurs, leur laisser du temps, les aider à formuler leurs pensées en leur tendant des perches, manifester respect, attention, intérêt, patience, disponibilité, empathie pour quils se sentent en confiance, encouragés à dire ce quils ont sur le coeur. De même, lenseignant qui a assimilé " la méthode Gordon " saura que, face à un élève qui perturbe sa classe, le plus indiqué est dexprimer ce quil ressent plutôt que de rappeler le déviant à lordre ou de lui " expliquer " de façon stigmatisante les raisons supposée de son comportement : " Tu manques de " Ce " message-je " donnera à lélève une chance de se sentir reconnu comme personne, de sortir de son rôle et du cercle vicieux du narcissisme et de la provocation.
En situation daction, lenseignant concerné mobilisera-t-il ces savoirs procéduraux ? Pour cela, il faudrait :
Ces deux conditions ne sont pas données par la simple familiarité avec la " méthode Gordon " : le rapprochement entre ce savoir et une situation concrète est lui-même sous le contrôle de schèmes largement inconscients, formés pour une part dès lenfance, en famille puis durant la scolarité, pour une part " sur le tas " face à des situations comparables. On peut bien sûr imaginer que, non content de lire Gordon, cet enseignant ait suivi une formation analytique lamenant à saisir par exemple quil empêche lautre de sexprimer par goût du pouvoir, désir éperdu de le rassurer avant de savoir de quoi il a peur ou crainte dentendre des choses qui le mettraient dans lembarras ou réveilleraient ses propres angoisses. Ou encore à comprendre que, pour pratiquer lécoute active, il faut se donner le droit dexister comme personne dans une relation professionnelle et de dévoiler certaines de ses propres failles.
Autant de savoirs analytiques qui peuvent se transformer en savoirs procéduraux, portant non plus sur la situation, mais sur sa propre façon dy réagir. Savoirs de second degré, savoirs sur la difficulté de mettre en oeuvre au bon moment, en contrôlant ses pulsions et ses réactions spontanées, des savoirs procéduraux de premier niveau, en loccurrence la " méthode Gordon ". Mais le problème ne fait que se déplacer avec le niveau de contrôle : il arrive toujours un stade où la mobilisation de connaissances et de méthodes passe par autre chose que des connaissances et des méthodes, fait appel à des schèmes de mobilisation des savoirs qui ne sont pas eux-mêmes des savoirs. Même un psychanalyste qui connaît Freud, Lacan et quelques autres par coeur et possède une immense culture théorique dépend en dernière instance, dans la mobilisation de ses savoirs, de ressources cognitives dune autre nature, quon nomme parfois intuition, flair, feeling, sens clinique, insight, autant de façon courante de nommer ce qui, dans lhabitus, fonctionne en partie à notre insu. De la même manière, un sociologue ou un anthropologue qui sauraient tout de la distance ou du conflit culturels, des représentations sociales, des phénomènes de pouvoir et de communication dans les organisations et les groupes, ne peuvent, dans les interactions quotidiennes, se servir de ces savoirs que dans les limites de leur habitus, à la fois sous langle de la " présence desprit " et du contrôle des réactions spontanées.
Comme le rappelle Bourdieu :
Toute tentative pour fonder une pratique sur lobéissance à une règle explicitement formulée, que ce soit dans le domaine de lart, de la morale, de la politique, de la médecine ou même de la science (que lon pense aux règles de la méthode), se heurte à la question des règles définissant la manière et le moment opportun &emdash; kairos, comme disaient les Sophistes &emdash; dappliquer les règles ou, comme on dit si bien, de mettre en pratique un répertoire de recettes ou de techniques, bref de lart de lexécution par où se réintroduit inévitablement lhabitus (Bourdieu, 1972, pp. 199-200).
1.3 La part de lhabitus dans la microrégulation de laction rationnelle
Toute action complexe fait appel à certaines connaissances et à une part de raisonnement, sauf peut-être dans lurgence extrême, qui ne laisse pas " le temps de penser ". Laction délibérée est fortement empreinte de savoirs et de rationalité. Il y a donc, dans lanalyse des compétences des enseignants, une large place pour la " raison pédagogique " (Gauthier, 1993) et les savoirs (Tardif, 1993 a et b). Cela ne veut pas dire que laction rationnelle est étrangère à lhabitus. Dabord parce que la " logique naturelle " dun sujet est un sous-ensemble de ses schèmes, donc une partie de son habitus. Ensuite parce dautres composantes de lhabitus permettent de faire face aux imprévus dans le déroulement des événements, pour concilier laction rationnelle avec ce qui se joue dans le registre relationnel et émotionnel, pour assurer les " microadaptations pragmatiques " qui rendent possible la réalisation du plan le mieux pensé.
Cest ainsi que dans la réalisation de la séquence didactique la mieux planifiée, une partie de laction est sous le contrôle de schèmes de perception, de pensée, de décision qui échappent à lanticipation et même à la conscience claire. Tout simplement parce quil est impossible de codifier une séquence dans ses moindres détails : ni le bon vouloir, ni les processus de pensée des élèves ne sont entièrement maîtrisables, ni même prévisibles ou intelligibles. En classe, lenseignant doit " faire avec " un nombre impressionnant dincidents critiques et de facteurs impossibles à anticiper. Certes, il ne saurait être totalement surpris lorsquune consigne nest pas comprise, lorsquun élève commet une erreur insolite, lorsquune activité tombe à plat ou prend un tour désagréable. Ces imprévus sont paradoxalement prévisibles : ce sont des choses qui arrivent " un jour ou lautre ", nul enseignant expérimenté nignore quun tel incident peut survenir, de la même façon quun skieur sait quune bosse ou une plaque de glace peuvent à chaque instant compromettre sa course. Pourtant, lorsque cela arrive, cest à un moment et sous une forme inattendus.
Face à de tels imprévus, le débutant réagit en fonction dun habitus parfois peu adéquat en situation scolaire. Peu de personnes ont eu, par exemple, avant de se voir confier une classe, lexpérience de la responsabilité dun groupe denfants ou dadolescents. Elles transposent donc à une situation de gestion de classe des schèmes construits dans des interactions différentes, moins complexes. Le maître débutant sétonne lorsque sa réaction à la conduite dun élève altère la dynamique du groupe-classe, souvent dans des proportions sans commune mesure avec le problème initial. Il comprend graduellement quil ne peut traiter un membre du groupe comme un individu isolé, que ce qui arrive à chacun touche les autres élèves, et modifie leur propre rapport à lactivité en cours, voire au maître, et enfin que la centration sur un seul enfant fait perdre le contrôle de lensemble de la situation. Au gré de lexpérience, le maître construira dautres schèmes, mieux adaptés, même et surtout sils paraissent parfois étrangement " laxistes " à lobservateur occasionnel. Cest ainsi quun enseignant expérimenté ignorera " sciemment " un certain nombre de déviances ou derreurs individuelles, parce quil sait ou comprend intuitivement que leur régulation immédiate lui ferait perdre la maîtrise de sa démarche didactique ou de la dynamique du groupe.
Les schèmes permettant de faire face aux incidents critiques sancrent dans une pratique professionnelle toujours plus riche, formant une nouvelle " strate " de lhabitus, dont la genèse ne vient pas de la vie en général, mais dune expérience de la classe. Les schèmes du débutant et ceux de lexpert ont cependant un point commun : ils échappent, pour une part au moins, à la conscience claire de lacteur et se greffent sur ses stratégies didactiques conscientes, comme autant de mécanismes de régulation qui lui permettent de maintenir un cap en tenant compte de la complexité et de la résistance des savoirs, des objets, des personnes.
Autre forme de surgissement de lhabitus : laction pédagogique est orientée par des finalités explicites et des valeurs, mais aussi par des investissements affectifs et des goûts. Certains se rapportent à des savoirs : il y a des mots, des textes, des idées, des règles quun professeur naccepte pas de voir défigurer, parce quils lui tiennent à coeur. Il y a donc, à ses yeux, des erreurs et des ignorances moins pardonnables que dautres, non en raison de leur importance pour lavenir de lapprenant, mais en fonction de lattachement porté aux savoirs ou aux règles en jeu. Dautres investissements affectifs concernent les espaces, lenvironnement matériel, le cadre de vie. Certains professeurs sont attachés à une posture, une façon de se déplacer, doccuper lespace sans rapport avec leur stratégie didactique. Dautres sont blessés par des paroles malsonnantes ou des gestes désinvoltes à lendroit dun livre ou dun jeu.
Pour lessentiel, cependant, les investissements affectifs et les goûts portent sur les personnes et les groupes et participent des relations intersubjectives. Il y a des classes ou des élèves quun professeur aime, dautres quil déteste ou qui le laissent indifférent. La même séquence didactique nest pas menée de la même façon si le maître sennuie ou samuse, se sent bien ou mal dans un groupe ou face à certains élèves. Le sens dune question, dune réponse, dune erreur dépend de la personne dont elle émane, des groupes (famille, sexe, classe sociale, communauté linguistique, confessionnelle ou ethnique) dont elle est issue et des relations que le professeur entretient avec cette personne et ses groupes dappartenance. Ecouter les propos dun enfant ou dun adolescent mobilise certes des savoir-faire didactiques liés à une intention dinstruire, mais aussi des préférences, des préjugés, des sympathies ou antipathies, des solidarités ou des exclusions. On ne conduit pas de la même façon un dialogue didactique avec un enfant aimable ou avec un enfant sale, obèse ou agressif.
Parce quil est le principal vecteur de son action didactique, lenseignant est dépendant de tout ce quil est, de tout ce quil aime ou déteste. Sans doute léthique, la formation professionnelle, lexpérience évitent-elles les interférences les plus criantes. Sans avoir de " chouchou " ou de tête de Turc, sans faire systématiquement " deux poids, deux mesures ", sans mettre les notes ou les punitions " à la tête du client ", sans montrer ouvertement ses attirances et inimitiés, un enseignant nest cependant pas une machine à instruire dépourvue démotions, de préjugés ethnocentriques, de désirs, de comptes à régler avec sa propre enfance (Cifali, 1994 ; Perrenoud, 1997, 1995 c).
Tout cela est banal et en même temps essentiel, dans la mesure où lefficacité de laction didactique dépend largement du climat affectif et des modalités de relation et de communication qui prévalent dans sa mise en oeuvre.
1.4 La gestion de lurgence et limprovisation réglée
Il y a une part dimprévu dans toute action planifiée. Mais limprévu est aussi fait des événements qui surviennent indépendamment de tout plan de lenseignant, du fait des initiatives des autres acteurs. En une journée de classe, un enseignant prend des centaines de petites et de grandes décisions. Certaines sont mûrement réfléchies ou du moins fondées sur des valeurs et des raisonnements mûrement réfléchis. Dautres sont prises dans lurgence et parfois le stress, parce quon ne saurait penser à tout, parce que la situation ne permet pas de tergiverser, de se retirer sous sa tente pour peser le pour et le contre, parce que ne rien faire, cest aussi décider. Lorsquun élève amorce une réponse erronée ou lève la main pour poser une question, il faut décider sur le champ. Trois ou vingt secondes plus tard, la situation aura changé et la décision ne sera plus pertinente. De même lorsquun élève paraît esquisser une tricherie, une désobéissance, une violence, faut-il intervenir, au risque de lui faire un procès dintention ? Ou faut-il laisser faire ? Les situations de désordre, de déviance, de conflit, voire de danger appellent des réactions immédiates plus encore que les situations dinteraction didactique stricto sensu. Lapprentissage est un processus long, qui offre des points de reprise. Rien ne se joue jamais dans un instant sans lendemain. Du point de vue du comportement, en revanche, cest le présent qui compte, même si les enjeux ne sont pas majeurs.
Pour agir dans lurgence, lacteur mobilise parfois des " réflexes ", au sens propre du terme, ou des schèmes qui viennent " il ne sait doù " et ne font guère de place à la réflexion. Il pense alors quon réagit " instinctivement ", " au feeling " ou " spontanément ". Or, Bourdieu a justement insisté sur le fait que nous ne réagissons pas au hasard, mais en fonction de notre habitus, donc dans lillusion de la spontanéité et de la liberté. Un observateur qui aurait bien identifié nos schèmes de perception, de décision, de réaction, pourrait assez souvent prédire que nous allons, dans telle ou telle situation, nous mettre en colère, déprimer, être pris de panique, rire, rester paralysé, rougir, pleurer, fuir dans lactivisme, sombrer dans lapathie, lauto-accusation ou lagressivité. Lacteur est en partie son propre observateur et " se connaît " partiellement de lintérieur. Sil nétait pas aussi impliqué, il pourrait lui aussi " deviner " ce quil va faire, parce quil la déjà fait dans des circonstances comparables, et donc le contrôler. Mais voilà, dans lurgence, il ne se regarde pas agir, ou alors cest avec ce petit décalage qui fait quil se mord les doigts, une seconde trop tard, davoir encore perdu son sang-froid ou trahi ses doutes Lacteur sait confusément quil nimprovise pas, quil ne crée pas une réponse de toutes pièces, mais mobilise un schème intériorisé, quil appellera en général caractère, personnalité, habitude ou intuition. Il peut, au prix dune assez grande vigilance, tenter den prendre conscience et de le maîtriser. Toutefois, dans un premier temps et parfois définitivement, lenseignant, comme tout autre acteur en situation durgence, est agi par son habitus plutôt quil nagit comme sujet autonome. Dans les récits de praticiens - lorsquils ne se sentent pas obligés de jouer constamment la comédie de la maîtrise et de la rationalité -, on trouve régulièrement cette formule " Alors, je me suis entendu dire ". ou " Je me suis vu faire " Façon de reconnaître que dans des situations complexes, chacun est mu par son inconscient personnel ou culturel. Notre plus forte dépendance est à légard de la partie la moins explicite et reconnue de notre propre habitus.
Si lon pouvait, comme en vidéo, faire un arrêt sur image, si lon pouvait, comme au basket-ball, demander un temps mort, suspendre laction le temps de réfléchir, nos actes seraient souvent différents. Le propre de certains métiers est de ne pas donner souvent loccasion de surseoir, parce que la vie continue et nattend pas, parce que le succès dune stratégie dépend de la capacité de maîtriser une succession de microsituations qui senchaînent et senchevêtrent. Le métier denseignant est souvent de ce type.
Même hors de la présence des élèves, le temps manque pour penser tranquillement à tout, dans le détail. Une partie des préparations didactiques se font dans lurgence, à gros traits, et parfois ne se font pas du tout, faute de temps ou dénergie. Pour avoir du matériel, des idées didactiques, des pistes théoriques et des scénarios dintervention pertinents pour chaque minute dune journée de travail en classe, il faudrait y travailler des jours. Même pour lenseignant le plus consciencieux, cest impossible. Il doit trancher dans le vif, choisir tel exercice, tel exemple " en vitesse ", sans avoir le temps dinventorier toutes les alternatives, de peser les avantages et les inconvénients, de revenir aux objectifs et aux principes didactiques. Il faut avancer, parce quaprès demain il y aura un autre jour de classe, avec son lot de travail et de problèmes. Certains didacticiens sétonnent parfois de voir les enseignants mettre en place des activités de façon aussi légère, sans pouvoir justifier leurs choix ni même les expliciter. Se rendent-ils compte quon peut passer des heures à peaufiner une situation didactique exemplaire, alors quune classe en consomme des milliers ? À travailler comme les chercheurs, de façon aussi raisonnée et pointue, en reconstruisant la transposition didactique, en travaillant les savoirs et les processus dapprentissage, un enseignant pourrait en gros préparer une heure de classe par jour Comme il doit en assurer de trois à huit fois plus, selon les jours, les statuts et les ordres denseignement, comment sétonner quil ne planifie que dans les grandes lignes et se contente dactivités qui " tournent " sans trop de surprises ? On aurait tort de croire que lurgence de la classe est compensée par la tranquillité de la préparation. Ce nest pas le même travail, mais le sentiment de précipitation, limpression de " tourner comme une hélice " pour arriver tout juste à surnager sont souvent les mêmes. Lhabitus sinvestit dans la préparation des leçons et la correction des épreuves, autant que dans le temps de classe, même si ce sont dautres schèmes qui entrent en jeu.
1.5 Dr Jekyll et Mr Hyde ?
Le pire serait de voir lenseignant comme une sorte de schizophrène professionnel, par moment Dr Jekyll conscient de ce quil fait, sappuyant sur la science et la raison, à dautres moments Mr Hyde, pris de folie, ne suivant que ses pulsions. En réalité, le Dr Jekyll et Mr Hyde coexistent et coopèrent à chaque instant et chacun reconnaît lexistence de lautre. Les enseignants ne vivent pas deux vies. La plupart de leurs actions relèvent à la fois, dans des proportions diverses, de la pensée rationnelle guidée par des savoirs et de la réaction gouvernée par des schèmes moins conscients, produits de leur histoire de vie aussi bien que de leur expérience professionnelle. Seule lanalyse peut démêler leurs parts respectives.
Il ny a aucune raison de rejeter lhabitus du côté des pulsions, du " ça " freudien ; ni du surmoi. Notre moi et notre part de raison mettent aussi en jeu des schèmes de pensée, dinférence, de mise en relation, de jugement dont nous navons pas une conscience aiguë. De tels schèmes ont simplement une autre genèse et un autre mode de conservation que la peur de lautre ou la fuite devant le conflit : les opérations qui forment notre " logique naturelle " sont régies par des lois de composition qui assurent la régulation et léquilibre dun système de schèmes opératoires, ce qui nest pas vrai de schèmes daction ou de pensée moins intégrés.
Lhabitus ne soppose pas aux savoirs comme linstinct sopposerait à la raison. Il traduit simplement notre capacité de fonctionner " sans savoir ", dans une routine économique ou pour faire face aux urgences du quotidien. Cela ne signifie nullement que nous fonctionnons sans savoirs, sans représentations de la réalité passée, actuelle, virtuelle, souhaitable, sans théories des phénomènes auxquels nous sommes confrontés et que nous souhaitons maîtriser. Dans toute action complexe, même en situation durgence ou dans le cadre dune routine, nous manipulons des informations, des représentations, des connaissances personnelles, des savoirs sociaux. Dans tous les métiers, même les plus manuels, on utilise des informations et des connaissances. Lenseignant, comme le chercheur, le vulgarisateur, le journaliste, lexpert, ne cessent en outre de traiter, créer, enregistrer, comparer, intégrer, différencier, communiquer, analyser des informations et des savoirs. Mais cest lhabitus qui gouverne ces traitements.
Reconnaître la part de lhabitus dans laction pédagogique est à coup sûr faire un pas vers le réalisme dans la description de la façon dont les enseignants exercent leur métier. Mais se pose alors un problème de taille : comment les former dans les registres où leur action dépend largement de schèmes inconscients ? Deux stratégies complémentaires semblent possibles :
1. Transformer les conditions de leur pratique, pour induire une évolution de leur habitus.
2. Favoriser la prise de conscience de leurs fonctionnements et le passage de certaines actions sous le contrôle de connaissances procédurales et de la raison.
Ces deux stratégies ne sont distinctes que du point de vue de lanalyse. Dans les faits, une altération délibérée des conditions de la pratique induit souvent, à la fois, des changements inconscients et certaines prises de conscience et régulations intentionnelles.
2.1 Altérer les conditions de la pratique
Laltération des conditions de la pratique se produit pour toutes sortes de raisons qui, sans être fortuites, ne répondent à aucune logique de formation : changement des programmes et des méthodes, des structures (par exemple création de cycles dapprentissage), des attentes des familles, du niveau et des stratégies des élèves. Au fil des années, les enseignants changent détablissement, de classe, denvironnement matériel, culturel et social. Même sils restent en place, le monde change autour deux, et notamment les enfants ou les adolescents scolarisés.
Peut-on, à des fins de formation, altérer intentionnellement les conditions de la pratique ? En formation continue, on ne peut que suggérer des essais, des expériences, des contraintes inhabituelles, des observations mutuelles ou un travail en team teaching. Lenseignant est un praticien autonome sur lequel la formation a une prise limitée, ne serait-ce que parce quil doit assurer son service sans défavoriser les élèves. Il en va différemment en formation initiale, sauf dans les stages en responsabilité, lors desquels létudiant fonctionne à la façon dun professionnel. Lorsquil nest pas responsable de la classe et travaille en tandem avec un formateur de terrain, on peut imaginer davantage de souplesse : lui confier certaines tâches, le décharger de certaines autres, lui attribuer la responsabilité intensive dun ou quelques élèves, lui créer des situations-problèmes en associant éventuellement les élèves à la démarche.
Suivant le principe selon lequel " on apprend à nager en nageant ", on se limite en général à mettre en place des situations dexercice de certaines compétences. Certes, on joue sur la responsabilité partielle, en ne demandant pas au stagiaire de résoudre demblée tous les problèmes en même temps durant une longue période. Mais on reste dans la logique du compagnonnage et des essais et erreurs : le maître fait, puis dit à lapprenti " A ton tour ! "
De la sorte, on forme lhabitus, mais de façon traditionnelle. Pourrait-on le former de façon plus pointue, différenciée, maîtrisée ? On perçoit les limites pratiques et éthiques de telles démarches. La psychologie sociale expérimentale place souvent des volontaires dans des situations insolites, qui les déconcertent. Placer des enseignants dans de telles situations pourrait être formateur : par exemple le mettre régulièrement devant un groupe inconnu ; le priver régulièrement des moyens de réaliser ses intentions ; perturber régulièrement ses plans en introduisant des éléments imprévus ; lobliger régulièrement à affronter la résistance ou des comportement inattendus des élèves ; créer artificiellement des conditions de stress ou dincertitude. Dans certaines formations, celles des espions, des militaires, des cosmonautes, des pilotes, des policiers, des secouristes, on sait que le succès dépendra de réactions immédiates en situation durgence et de stress. On sautorise donc, pour mieux les préparer à leur " métier ", à leur faire vivre sans ménagements des situations très éprouvantes. Je ne suggère pas de former les enseignants comme des commandos, mais dêtre conséquent : si lhabitus se transforme en réponse à de nouvelles situations-problèmes, la formation consiste à les créer et à empêcher les stagiaires de prendre la tangente.
On sen doute, de telles stratégies exigeraient dabord une représentation claire de lhabitus, de ses diverses composantes, de leur genèse ; ensuite, de limagination didactique ; enfin, des conditions optimales de coopération avec des formateurs de terrain et même les élèves. Elles exigeraient encore, pour des raisons pratiques aussi bien quéthiques, le plein accord des étudiants. On ne se situerait donc pas très loin de la seconde stratégie : la prise de conscience de lhabitus, ou du moins lahésion volontaire à une démarche de formation susceptible de transformer lhabitus dans ses couches les moins conscientes, et donc aussi de le rendre plus visible.
2.2 Conditions et effets de la prise de conscience
Prendre conscience de ce quon fait ne va pas de soi. Parfois en raison de résistances, dangoisses, de mécanismes de défense décrits par la psychanalyse : certaines attitudes, certaines façons de faire en classe sont difficiles à reconnaître, parce que la prise de conscience réveillerait un passé douloureux, des émotions enfouies, des problèmes non réglés de lenfance, de ladolescence ou de lâge adulte. Ainsi, tel enseignant peut accorder une attention excessive à des élèves qui font revivre en lui une culpabilité ou une jalousie anciennes, ou qui exercent sur lui une forme de fascination ; un maître peut être particulièrement allergique à certaines manières dentrer en relation, de chercher lintimité, de dissimuler, de nier ses erreurs, de rejeter la responsabilité sur autrui, de se sentir persécuté ou mal aimé dès quon nest pas au centre de lattention. Cela ne veut pas dire que tous les schèmes relationnels prennent leur racine dans des traits névrotiques profondément refoulés. Entre la lucidité et le refoulement forcené, il y a mille niveaux intermédiaires de résistance. On ne craint pas toujours la crise majeure, on se protège simplement de lémotion, de la nostalgie, de la tristesse, de lembarras.
On sauvegarde aussi son image de soi. Nombre de prises de conscience sont inhibées non parce quelles réveilleraient directement un passé enfoui, mais parce quelles mettraient à jour des comportements et des attitudes peu avouables en regard de ce quon pense ou voudrait être. Dans quelle relation pédagogique ny a-t-il pas, par instants au moins, une part de séduction ? dagressivité ? de sadisme ? de voyeurisme ? dinjustice ? darbitraire ? de toute-puissance ? de violence ? ou simplement de peur ou de mépris de lautre ? Pour lobservateur (Cifali, 1994), tout cela est inévitable et il serait vain de le nier. Mieux vaut en avoir conscience et travailler à maîtriser ce qui, dans ce qui, dans notre habitus, à un moment donné de notre histoire, inflige des souffrances à lautre ou nous blesse nous-mêmes. Même sil en tombe daccord dans labstrait, aucun éducateur ne se voit volontiers comme il est, car il craint daltérer son image de soi, davoir honte et peut-être, sil veut comprendre pourquoi il va à lencontre de ses propres valeurs, de plonger dans son passé.
Dautres prises de conscience sont moins douloureuses. Aucune nest anodine, le refoulement ou loubli ont toujours un sens. Notre culture nous pousse à valoriser la lucidité. Notre aveuglement nous blesse le jour où nous comprenons qui nous sommes vraiment. Lorsque je découvre que, depuis des années, à mon insu, je me gratte loreille ou fais telle grimace dans telle circonstance, je nen meurs pas, mais mon amour-propre en souffre un peu. Comme si une personne adulte se devait dêtre constamment maîtresse delle-même et avertie de sa façon dêtre. Cest pourquoi tant de personnes réagissent aussi violemment à tout enregistrement audio ou vidéo de leur parole ou de leurs gestes. " Cest moi, cette voix, cette posture, ce regard ? ", se dit-on, surpris, déçu, refusant de se reconnaître.
Que la prise de conscience passe par un travail sur soi et oblige à surmonter des résistances plus ou moins fortes, voilà qui impose simplement des précautions, une méthode et une éthique. Il importe de favoriser la prise de conscience, sans jamais faire violence aux personnes (ou du moins sans en avoir lintention). On peut espérer y parvenir à travers des dispositifs de formation quon examinera tout à lheure. Reste au préalable une question centrale : la prise de conscience est-elle un facteur de changement ? Suffit-il, pour fonctionner autrement, de savoir, par exemple, pourquoi et comment on se met en colère, on panique, on sénerve, on sennuie, on simpatiente, on agresse lautre, on se replie sur soi ?
On sait bien que non. Même lorsque la prise de conscience nest pas trop fugitive, devient une véritable connaissance de soi, elle ne change pas ipso facto des modes de faire gouvernés par lhabitus, pas plus quune connaissance théorique venue dailleurs ne modifie laction si elle nest pas mobilisée en situation au bon moment. Supposons quun enseignant prenne conscience - ce qui natteint pas les profondeurs visées par la psychanalyse - quil laisse peu de place aux élèves, et moins encore lorsquil manque de temps ou ne maîtrise guère les savoirs ou savoir-faire enseignés. Le reconnaître nexige pas une révision déchirante de son image de soi. On peut imaginer quune telle découverte nenclenche pas un mécanisme de refoulement, que lenseignant puisse se dire assez tranquillement " Je sais, lorsque , je laisse de moins en moins de place aux élèves ". Cela laide-t-il à agir différemment ? Seulement si la connexion sopère en temps réel. Autrement dit si la prise de conscience se répète ou si son souvenir sactualise, lenseignant étant capable de " se prendre en flagrant délit " et de se contrôler. " Ah oui, se dit-il, je suis encore en train de ". Intervient alors leffort volontariste de ne pas suivre sa plus forte pente, de faire taire ses angoisses, de " se dominer ".
La prise de conscience change lhabitus parce quelle le combat en temps réel et en situation. Lorsque ce combat se répète, le contrôle sautomatise et prend à son tour la forme de ce quon pourrait appeler un " contre-schème ". Notre habitus est constitué de strates successives de schèmes dont les plus récents inhibent, de façon dabord volontaristes, puis moins consciente, la mise en oeuvre de schèmes antérieurs. Le couplage entre un schème daction et un schème inhibiteur forme peu à peu un schème nouveau. On sait cependant que " le naturel peut revenir au galop " dans certaines circonstances. Notamment lorsque le stress et lémotion font régresser aux réactions primitives en inhibant linhibition
Il sensuit que, plus encore que la prise de conscience, la transformation dun habitus est un travail de longue haleine, à lissue incertaine et parfois fragile, même lorsque les risques de mésestime de soi ou de déstabilisation sont limités. Lorsque la prise de conscience porte sur des conduites moins anodines, la transformation demande encore plus de temps et sans doute de soutien externe. Il est en général plus difficile de dépasser son sexisme, son racisme, sa violence, son goût du pouvoir que ses façons dexpliquer, de corriger les cahiers ou de rétablir lordre en classe. Encore que Ainsi, lorsquil prend conscience de la façon dont il annote les travaux ou exige un ordre sans faille des feuilles, cahiers, livres et instruments de travail des élèves, un enseignant peut se trouver maniaque, obsessionnel, tatillon, et décider de faire un effort pour devenir un peu plus souple. Il peut alors découvrir que cela lui demande un immense travail sur soi et que combattre son perfectionnisme le rend tendu, agressif, mal dans sa peau. La prise de conscience est alors annulée, ou simplement suspendue dans ses effets. " Cest vrai, je suis obsédé par lordre et la précision. Mais je suis comme ça. On ne se refait pas ! " On voit les limites du changement : lorsque la prise de conscience incline à devenir une autre personne, il y a résistance et maintien du statu quo, dans linconfort ou dans le refoulement, selon la capacité quon a, très inégale, de supporter les contradictions et la dissonance cognitive.
Quels sont les dispositifs susceptibles de favoriser la prise de conscience et les transformations de lhabitus ? Jen distinguerai dix, envisagés dans le cadre du projet genevois de formation des enseignants primaires (Perrenoud, 1994 j) :
Reprenons brièvement chacun de ces dispositifs, en disant demblée quils sont étroitement complémentaires et font appel à des mécanismes assez semblables.
1. La pratique réflexive
Cest ce que Schön (1983, 1987, 1991) appelle " reflective practice ", ce que Saint-Arnaud (1992) traduit par " connaissance dans laction ". Dautres parleraient de conscience de soi, de métacognition, dépistémologie de laction ou simplement de lucidité. Quel que soit le vocabulaire, il désigne une forme de réflexivité : le sujet prend sa propre action, ses propres fonctionnements mentaux pour objet de son observation et de son analyse, il tente de percevoir et de comprendre sa propre façon de penser et dagir.
Bien entendu, nimporte quel être humain est capable de réflexivité ; cest une condition de régulation de son action. Cependant, cela ne devient un véritable levier de formation que si ce fonctionnement réflexif est valorisé, modélisé, instrumenté. Tous les dispositifs de formation interactifs, et toutes les formes de coopération et de travail déquipe peuvent non seulement stimuler une pratique réflexive, mais y préparer, par intériorisation progressive de démarches dexplicitation, danticipation, de justification, dinterprétation dabord inscrites dans un dialogue.
On peut aussi envisager une préparation directe à lauto-observation et à lauto-analyse, en proposant des grilles et des méthodes. Les travaux sur les budgets-temps demandent par exemple aux sujets de noter toutes les cinq minutes ce quils font. Cet instrument denquête, le seul, en labsence dune observation directe, qui puisse reconstituer un emploi du temps avec une réelle précision, pourrait devenir un outil de formation. Autre outil : tenter régulièrement de reconstituer, de mémoire, un dialogue avec la classe ou un élève, voire lenregistrer. Ou prendre lhabitude de noter ses intentions et dévaluer leur degré de réalisation. Bien entendu, être constamment en train de sobserver nest ni possible, ni souhaitable. Mais un ensemble de petits rituels et doutils légers peut aider à la prise de conscience sans paralyser. Ainsi, on peut se donner pour tâche, en fin de journée, de donner un feed-back substantiel à un élève, tiré au sort ou choisi davance, sur son travail et son attitude. Ce rituel permet dabord de constater quon na strictement rien à dire de certains élèves, comme sils nétaient pas venus en classe Cette découverte, troublante, et lenvie davoir quelque chose à dire de chacun induisent une vigilance plus grande à propos des élèves, mais aussi de la relation et de laction pédagogique.
2. Léchange sur les représentations et les pratiques.
Toute confrontation de représentations et de pratiques favorise la prise de conscience. Chacun mesure alors que ce qui lui paraît le bon sens même ne va pas de soi pour autrui, que les évidences ne sont pas partagées, que le " sens commun " nest pas aussi large quon le croit. La phénoménologie, et notamment Alfred Schütz (1987) ont insisté sur la part du " taken for granted " (pris pour acquis) dans notre construction de la réalité. Nous mobilisons des schèmes, des routines, ce que les ethnométhodologues appellent justement des " méthodes " pour apprivoiser le réel, le rendre familier (Garfinkel, 1967). Cest en découvrant dautres cultures quon comprend que sourire, hocher ou baisser la tête, tourner le dos ou croiser les bras nont pas la même signification dans toutes les sociétés. Inutile, pourtant, daller très loin pour rencontrer des différences comparables. Pour lun, mâcher du chewing-gum est un signe dinsolence, de provocation ou dabsence déducation ; or, tel collègue ny prête aucune attention, le fait lui-même sans y penser et, si on lui demande comment il supporte ce comportement chez ses élèves, répond quil lui importe avant tout quils soient disponibles, et que si le chewing-gum les y aide À linverse, tel enseignant complètement indifférent à la façon dont ses élèves rangent leurs cahiers ou leurs chaussures découvrira que le désordre quil ne voit même pas peut rendre malade un de ses collègues. Et, seconde découverte, quil ny a pas besoin, pour attacher de limportance à ces choses, dêtre visiblement rigide, maniaque, coincé ou dune autre génération. Tel qui sépuise à corriger scrupuleusement le moindre exercice sera effaré de constater quun collègue y passe dix fois moins de temps. Tel autre comprendra que sa façon de construire les barèmes nest pas la seule possible, et que dautres sont tout aussi sensées.
Encore faut-il, pour que ces prises de conscience sopèrent, quon crée un climat qui permette de raconter ce quon fait sans craindre le ridicule, la désapprobation ou lenvie. Les équipes pédagogiques peuvent jouer ce rôle lorsque lintolérance militante ne pousse pas à censurer tout ce qui nest pas " dans la ligne ". En formation initiale, les groupes danalyse de la pratique ont cette fonction. Encore faut-il que le temps, lespace, les règles du jeu, les compétences et léthique de lanimateur autorisent la libre expression sans danger.
On ne peut raconter, même dans un rapport dabsolue confiance, que ce quon sait. Cest une des limites de léchange sur les pratiques. Une animation active sans être agressive permet néanmoins de faire dire à chacun un peu plus quil ne pourrait savouer dans son for intérieur, parce quil est sollicité, pris dans un jeu, une réciprocité, une curiosité.
3. Lobservation mutuelle
Cest évidemment un complément à léchange sur les pratiques. Se voir mutuellement fonctionner en classe permet un questionnement réciproque qui va bien au delà de ce quon peut demander à autrui dans un groupe danalyse des pratiques, notamment parce quil sappuie sur une réalité partagée, que la personne observée ne contrôle donc pas totalement. Ainsi, dans un groupe danalyse de la pratique, il est peu probable quun enseignant raconte spontanément des situations où les élèves lont mis dans lembarras. Comment expliquer avec aisance quun adolescent vous a fait rougir en vous demandant à quel âge vous avez fait lamour pour la première fois ou si vous utilisez des préservatifs ? Comment oser dire quun élève éveille en vous des pulsions érotiques ou sadiques ? Alors quen partageant la réalité dune classe, certaines choses peuvent à la fois se voir et se dire plus facilement. On mesure mieux, chez soi et chez lautre, lécart entre ce quon fait et ce quon croit faire. Lexpérience peut être assez dure : lorsquune enseignante qui noccupe jamais son pupitre - parce quelle ne veut pas exercer de fonction magistrale - entre en rage lorsquun élève sassoit à sa place, elle ne voit pas nécessairement la contradiction. Sauf si quelquun lobserve, linterroge, ou simplement sourit ou prend lair étonné. Lorsquun enseignant qui se croit efficace sentend demander pourquoi il passe tellement de temps à faire de petites choses sans importance, lorsquun autre qui simagine adhérer aux pédagogies actives se voit questionner sur son intervention lourde dans les projets et les propos des élèves, sa première réaction est de se défendre et de réagir agressivement. Il importe donc que lobservation mutuelle soit garantie par des règles du jeu acceptées dun commun accord et qui définissent les buts de lobservation et les modalités du feed-back. Rien nest pire que de se sentir observé sans pouvoir sexpliquer. Il importe donc davoir accès aux représentations de lobservateur tout en comptant sur sa neutralité, voire sa bienveillance.
Lobservation entre pairs nest pas facile à mettre sur pied, ni en formation continue, ni en formation initiale, dans un métier où toute la culture professionnelle prépare plutôt à travailler porte fermée. Lorsquelle se réalise, elle présente limmense avantage de la réciprocité et de légalité de statuts. Bien entendu, dune visite sans lendemain au team teaching, léventail est large. Mais dans tous les cas, lobservé devient à son tour observateur.
En formation initiale, lobservation nest pas symétrique ; le stagiaire observe le formateur de terrain qui laccueille et ce dernier observe le stagiaire ; mais ils nont pas les mêmes droits, la même légitimité, les mêmes buts ; cependant, dans un stage accompagné, en dépit de lasymétrie des rôles, chacun a maintes occasions dobserver lautre dans des situations quil ne maîtrise pas constamment ou qui altèrent sa sérénité. Encore faut-il avoir le courage den parler et de définir entre stagiaire et formateur de terrain un contrat qui ne soit pas à sens unique, où chacun soit prêt à apprendre de lautre (Perrenoud, 1994 c).
Il nest pas toujours nécessaire que lautre donne explicitement un feed-back. Lorsquon enseigne ensemble, lobservation accompagne laction, mais nest pas la raison dêtre de la situation, On ne se dit pas tout, par prudence et parce quon a autre chose à faire. Mais on se sent nécessairement observé, voire exposé ; et cela oblige à sobserver ; sans doute, lenjeu est-il dabord de mesurer ce quon donne à voir (donc de se voir dans les yeux de lautre) et de mieux se contrôler, pour faire bonne figure. Mais la situation incite à prendre conscience plus lucidement de son fonctionnement. De même, le spectacle de lautre aux prises avec les élèves pousse inévitablement à se demander : " A sa place, quaurais-je fait, dit, décidé ? " Jai soutenu ailleurs que travailler en équipe, cest partager sa part de folie (Perrenoud, 1994 e). Sobserver mutuellement en classe nest guère moins menaçant dans une culture individualiste (Gather Thurler, 1994). Cest pourquoi cest un exercice à la fois très difficile à accepter, et très formateur si lon franchit le pas.
4. La métacommunication avec les élèves
Même de très jeunes élèves nont pas " les yeux dans leur poche ". Ils sont particulièrement sensibles à des conduites apparemment sans importance de leurs enseignants, pour deux raisons :
Ainsi, les élèves savent mieux que lenseignant quand et pourquoi il crie, comment il se déplace, ce quexpriment ses mimiques, comment il manifeste son agacement, son insécurité, sa mauvaise humeur. ce qui le rend injuste, brusque ou distant. Pour les entendre, et plus encore les questionner activement, il faut naturellement que la relation pédagogique soit globalement positive et que le contrat permette de tels échanges. Peut-être serait-ce un axe de toute formation denseignant : shabituer à inviter les élèves à dire ce quils observent et ressentent. On sait avec quelle justesse ils font parfois le portrait dun collègue, dun remplaçant, de leurs parents, du directeur, dun surveillant des restaurants scolaires ou des activités parascolaires. Pourquoi ne pas mettre leur perspicacité à contribution ?
Il serait certes assez douteux ou démagogique de leur demander directement une évaluation ou une analyse de leur professeur, de les instituer en voyeurs, témoins ou censeurs. En revanche, lorsquon fait parler les élèves de ce quils ressentent, du climat, du sens des activités, de leur rapport au savoir, des moments où ils se sentent acceptés ou rejetés, intelligents ou idiots, de leurs joies et de leurs révoltes, ils disent beaucoup de choses qui renvoient à lenseignant, sil veut bien entendre, une image pointue et dérangeante de la façon dont il fonctionne, traite les erreurs, les déviances, les désordres, les imprévus, les conflits, les incertitudes, les contradictions, les questions et propositions qui lembarrassent, les problèmes de justice, bref tout ce par quoi se révèle la face la plus cachée de lhabitus.
5. Lécriture clinique
Gervais (1993) montre limportance du concret en formation des enseignants, et donc la légitimité des formateurs qui assurent la médiation entre le terrain et luniversité. Eux parlent de la vraie vie. Pour dépasser ce clivage et montrer que lon peut former à partir dhistoires vécues sans raconter sa propre histoire, les ateliers décriture sont des lieux privilégiés.
Ecrire sur sa pratique : cest une autre façon de se parler à soi-même ou de sadresser à dautres. Il y a mille formes décriture : tenir un journal, raconter des incidents critiques, tenter délucider des réactions déconcertantes. Lécriture permet de mettre à distance, de construire des représentations, de constituer une mémoire, de se relire, de compléter, davancer des interprétations, de préparer dautres observations. Je renvoie sur ce point aux travaux de Mireille Cifali (1995 a, 1996) et dImbert (1994).
On peut imaginer une écriture privée, proche du carnet de bord ou du journal intime, sans lecteur autre quimaginaire. Cela peut suffire à stimuler réflexion et pratique réfléchie, tout simplement parce que leffort de formulation structure les représentations, met des mots sur des sentiments flous, suscite des questions et des hypothèse, dévoile des incohérences.
On peut aussi écrire à et pour " quelquun ". Sans doute pourrait-on suggérer à deux étudiants qui sentendent bien de sécrire régulièrement ou dans certaines phases difficiles de leur formation, même sils se voient chaque jour. Lencadrement dune tâche décriture par des formateurs est un autre cas de figure. On instaure alors un contrat didactique qui induit et exige une activité décriture, avec des attentes, un rythme, des garde-fous éthiques et méthodologiques, parfois un modèle. Ainsi, pendant une vingtaine dannée, Michael Huberman et son équipe de la Faculté de psychologie et des sciences de léducation de Genève ont-ils demandé aux enseignants en formation initiale de tenir un journal durant leur première année, notamment durant les stages et remplacements, pour revenir " à froid ", lannée suivante, sur ces matériaux, de façon plus analytique et méthodique, en dégageant des thèmes principaux. Dautres formateurs proposent dautre pratiques.
Cela ne va jamais sans résistances : " Pourquoi les faire écrire alors quils veulent parler ? ", se demande Richard Etienne (1995) à propos du mémoire professionnel en IUFM. Sans doute parce que lécriture impose une discipline et une forme dobjectivation et de contrôle des émotions qui produisent dautres prises de conscience que lauto-observation ou léchange oral. Mais il est vrai que, sauf exception, le rapport scolaire à lécriture est assez inhibiteur, parce quil oblige souvent à mettre par écrit, sans raison apparente, ce quon pourrait aussi bien raconter de vive voix. Les résistances tiennent aussi, on sen doute, à une double peur : peur de percevoir et de comprendre qui on est ; et peur dêtre mis à nu devant un lecteur et, pire encore, jugé sans pouvoir se défendre.
6. La vidéoformation
En formation des enseignants, le microenseignement nest plus le dernier cri, mais ce nest pas la vidéo qui est démodée, cest plutôt lespoir de pouvoir entraîner des comportements sans faire un détour par lanalyse. En ce sens, les expériences de vidéoformation développées en France sous limpulsion de Gérard Mottet et dont Nadine Faingold (1993) a rendu compte me paraît une démarche prometteuse pour faciliter la prise de conscience plutôt que pour modéliser les conduites. Faut-il insister sur la force de limage pour nous faire comprendre nos façons de parler, de bouger, découter lautre, de linterrompre, de signifier par des signes non verbaux ladhésion ou la critique, lintérêt ou lennui ? Pour prendre conscience, par exemple, des dilemmes de la communication en classe (Perrenoud, 1994 f), une vidéo est plus efficace que tout discours. Mais cest une rude épreuve et on comprend la résistance initiale de beaucoup détudiants. Doù, autant que pour lobservation mutuelle ou lécriture clinique, limportance de principes éthiques et de rapports de confiance.
Comme le montre Nadine Faingold, la vidéoformation exige un curriculum assez souple, ménageant des temps groupés de préparation, réalisation et analyse. Elle exige aussi des formateurs à la fois assez pointus et polyvalents pour se servir de loutil vidéo sans se mettre à son service, pour accepter de travailler de nombreuses dimensions sans tomber dans lanecdote, pour se laisser surprendre sans vouloir tout exploiter dans des images et des séquences dont il faudrait des heures pour faire le tour.
7. Lentretien dexplicitation
Dans la ligne des travaux de Vermersch (1994), qui a créé un instrument clinique, on pourrait développer des entretiens de formation moins exigeants, mais praticables par de nombreux formateurs, y compris les formateurs de terrain. Le fondement de la démarche repose sur le postulat que nous en savons plus que nous ne croyons, mais nous navons quune conscience confuse, implicite, intuitive de certains de nos actes et de leurs motifs. Dans sa thèse, Nadine Faingold (1993) analyse le cas dune institutrice qui, un jour, sous le coup dune " inspiration subite ", intègre un enfant à un groupe de lecteurs plus avancés. Dans linstant, elle sen mord immédiatement les doigts, sûre quil ne sera pas à la hauteur. Pourtant, la suite lui donne tort et donne raison à son " intuition ". Lentretien dexplicitation la pousse à reconstituer la suite dimpressions qui, au fil des jours précédents, lont à son insu conduite à " savoir " (sans savoir quelle le sait) que cet enfant est capable de changer de niveau. Poussée par linterviewer, elle retrouve des souvenirs, des indices qui, a posteriori, rendent sa décision subite parfaitement fondée. Lhabitus a joué son rôle, produisant un choix " dans lillusion de limprovisation ". Pour retrouver les enchaînements qui y ont conduit, il faut faire verbaliser, expliciter de petits faits, à la manière dont un policier sollicite un témoin, persuadé quil en a vu plus quil ne le croit
On peut rêver de transformer peu à peu le rapport entre stagiaire et formateur de terrain dans le sens dun entretien croisé dexplicitation. Ce qui suppose que chacun ait le droit de questionner lautre avec une certaine insistance, pour lamener à reconstituer la " grammaire génératrice " de ses paroles et de ses gestes. Lexplicitation est formatrice dans les deux sens : lorsque cest le formateur de terrain qui interroge, à partir dun vécu commun, il aide directement le stagiaire à prendre conscience de son propre fonctionnement. Lorsque cest le stagiaire qui interroge le formateur de terrain, il accède à une forme dexpertise, à un habitus consolidé par lexpérience, ce qui peut à la fois lui indiquer un chemin et lui faire mesurer, par contraste, la façon dont il réagit lui-même dans des situations comparables.
Lentretien dexplicitation peut prendre la forme dune relation duale, mais il peut aussi devenir un travail de groupe : le travail que fait le Groupe de pédagogie institutionnelle animé par Imbert (1994) en est un bon exemple. La démarche allie analyse des pratiques, explicitation et écriture. Leffort porte sur lintelligibilité de ce qui arrive aux apprenants, mais le caractère systémique de la relation pédagogique oblige souvent lenseignant à expliciter des choses fort enfouies, par exemple la fascination quon éprouve pour un enfant ou lenvie de lui être indispensable. Tout groupe danalyse de la pratique, tout séminaire déthique conduit à un travail dexplicitation.
8. Lhistoire de vie
On se tourne là vers une mémoire à plus long terme, qui aide à reconstituer lorigine de certaines réactions, à en revivre en quelque sorte la genèse, avant quelles ne sautomatisent. Peut-être est-ce à six ou huit ans quun futur enseignant sest habitué, avant dentrer dans une boutique ou daffronter des inconnus, à se construire un scénario, dans lespoir, chaque fois démenti, mais toujours renaissant, quainsi on maîtriserait mieux la situation. Ce qui permet de comprendre pourquoi, vingt ou trente ans plus tard, il entre encore en classe prisonnier dun scénario détaillé, et se trouve toujours aussi déconcerté lorsquil ne se déroule pas comme prévu On peut aussi comprendre doù vient chez tel autre lenvie de répondre le premier à toutes les questions, ou encore comment il sest habitué à ne pas faire confiance à autrui, à penser magiquement que tout finit toujours par sarranger, à traiter lerreur comme une faute, à soupçonner partout une injustice ou un complot, à se mettre en rage face au moindre gaspillage, à détester les gens trop sûrs deux
Lhistoire de vie peut prendre lallure dune psychanalyse plus ou moins sauvage et la dimension analytique nen est jamais absente, mais on peut lorienter vers une approche plus sociologique ou anthropologique, qui révèle lappartenance à une communauté familiale ou sociale plus que lhistoire intime dune personne. On peut même, comme Régine Sirota à lIUFM de Paris, faire reconstituer aux étudiants lhistoire de leur famille, pour les aider à saisir quils sont le produit dune lignée, dune classe sociale, dune culture familiale et que certaines de leurs réactions trouvent leurs racines il y a plusieurs générations.
9. La simulation et les jeux de rôles
Largement utilisée dans dautres formations, la simulation reste marginale en formation des enseignants. Pourtant, elle permet de se mesurer à la complexité dans une situation réaliste, mais fictive, donc avec un détachement plus grand, la possibilité de se regarder faire avec curiosité. Lorsquon se trouve précipité dans un jeu qui crée de fortes inégalités et oblige chacun à défendre ses intérêts, on se surprend à aller à lencontre de ses valeurs égalitaristes. On prend de la sorte conscience de son rapport au pouvoir, au savoir, à la compétition, à lincertitude, simplement en utilisant des jeux conçus pour sensibiliser à linégalité ou au sous-développement.
En sinspirant de certaines facultés de médecine ou des business schools, on pourrait concevoir des simulations plus spécifiques, qui confrontent en temps réel à tous les paramètres dune situation complexe. Pour prendre conscience de la façon dont on travaille avec autrui, traite linformation, prend des décisions, apprécie des risques, rien nest plus instructif. Mais ces situations-problèmes sont révélatrices aussi de phénomènes moins cognitifs : susceptibilité, peur de se tromper, dépendance à légard dautrui ou de règles, etc.
Les jeux de rôles ne font pas appel à autant dinformations, ils obligent à improviser à partir dune situation à peine esquissée, en jouant le rôle de lun des personnages impliqués. Sans jouer son propre rôle, on met nécessairement beaucoup de soi dans limprovisation. Le caractère ludique de la démarche autorise les mises en situation les plus insolites. Ainsi, dans un jeu de rôles simulant un entretien entre un enseignant et des parents délève, les interventions inattendues de ce dernier, joué par un enseignant, déstabilisent les adultes et mettent à jour leur fonctionnement autoritaire, qui dément leur discours centré sur lenfant.
10. Lexpérimentation et lexpérience
Le mot peut effrayer. Il ne sagit pas de transformer les élèves en cobayes pour que les futurs enseignants puissent expérimenter nimporte quoi. Mais pourquoi sinterdire dinnocentes variations susceptibles de faire mieux percevoir certains fonctionnements. Lorsque Korczak propose aux enseignants dautoriser les élèves à se battre en classe à condition de lannoncer vingt-quatre heures à lavance, il introduit une règle du jeu qui na lair de rien, mais déstabilise les conduites et met lhabitus en crise. Pourquoi ne pas chercher léquivalent pour les professeurs en formation ?
Qui ne connaît La caméra invisible ou Surprise sur prise ? Le principe de ces émissions de télévision est très simple : placer le sujet dans une situation insolite, qui devient révélatrice de ses réactions les moins calculées. Que fait un professeur lorsquappelé au téléphone durant un cours, il retrouve la salle de classe vide ? ou peuplée délèves inconnus ? ou occupée par un autre professeur ? Il mesure, à son incrédulité et à son désarroi, la force de ses évidences et la nature de ses peurs. La notion dexpérimentation évoque le laboratoire. Cela peut faire peur. On connaît les expérience de Milgram (1974) sur lautorité. Henri Verneuil, dans son film I comme Icare, en a donné une image saisissante : mis sous pression et légitimé par une autorité scientifique, un sujet inoffensif peut infliger des tortures à quelquun quil ne connaît pas et qui ne lui a rien fait. Il serait sans doute salutaire que tout futur enseignant vive une telle expérience et quelques autres, que la psychologie sociale expérimentale, très inventive, a multiplié pour explorer les mécanismes dinfluence, dattribution, de discrimination, etc. On voit les limites pratiques et éthiques dune telle démarche de formation. Les instituts de formation des maîtres niront jamais bien loin dans cette direction. Mais, pour réfléchir sur lhabitus, je propose de ne pas abandonner immédiatement le registre des situations insolites En sappliquant à les concevoir, sans intention de passer à lacte, on dévoilerait tout un imaginaire, des savoirs dexpérience, des théories de lhabitus et du comportement.
Sans aller aussi loin, soulignons le rôle formateur de lexpérience provoquée dans le cadre de la classe ou de létablissement, de lexpérience-pour-voir, de la " petite recherche ". Lexpérience spontanée, bien entendu, est elle aussi formatrice, lorsquelle spontanément nourrit une pratique réfléchie. Lexpérience provoquée va au delà de ce qui se donne spontanément à voir ou à imaginer. On pourrait encourager les futurs enseignants à mettre leur formation initiale à profit pour créer volontairement des situations " intéressantes ". Cela peut être très simple et inoffensif : demander aux élèves de préparer une leçon, de corriger un travail, daider un camarade revient déjà à se donner un miroir. Demander à un élève dobserver une activité sans sy impliquer et de formuler ensuite ses remarques et questions apporte un point de vue différent de celui des acteurs impliqués, maître compris. Se lancer volontairement dans une démarche de résolution de problème sans avoir aucune idée de la solution peut mettre à jour des raisons majeures de résister aux pédagogies du projet et à certaines didactiques. Expliquer une notion à la moitié de la classe, en labsence des autres élèves, et demander ensuite à chacun de mettre un camarade absent au courant fait surgir des modèles magistraux qui laissent songeur. On pourrait multiplier les exemples. Il est plus judicieux de laisser cet effort dimagination aux stagiaires, et de les inviter simplement à une démarche curieuse. À cette fin, une formation en sciences humaines est une ressource décisive. Une culture psychanalytique, anthropologique, psychosociologique, sociolinguistique suggère mille façons de dévoiler les implicites dans les institutions et les interactions sociales, donc les habitus qui en assurent le fonctionnement régulier.
Ce travail reste exploratoire, sur le plan à la fois des concepts et des dispositifs. La notion même dhabitus, forgée par les sociologues, demanderait à être confrontées aux approches les plus récentes de la psychologie cognitive. Le rôle de lexpérience dans la genèse de lhabitus, imaginé à partir dune perspective anthropologique, devrait être analysé à la lumière des travaux sur les processus dapprentissage. Quant à la prise de conscience, elle exigerait la mise en relation de travaux relevant de la psychanalyse, des sciences cognitives et métacognitives, de la linguistique, de lanthropologie, de la didactique, de la sociologie de la connaissance. En tenant compte de lapport des chercheurs qui, comme Schön ou des spécialistes de la formation dadultes, se penchent de façon plus empirique sur la construction des compétences, les processus de formation, le cycle et lhistoire de vie, lépistémologie des praticiens, la connaissance dans laction, la pratique réfléchie, la formation des savoirs dexpérience.
Nul ne saurait prétendre maîtriser tous ces domaines. Le présent essai est donc dabord un appel au débat à partir dun postulat de base : la pratique nest pas uniquement sous le contrôle de savoirs, et il ne suffit pas de faire la part dhabitudes et de " skills " de bas niveaux pour combler lécart. Cest le sens dune théorie de lhabitus : les schèmes participent à légal des savoirs de la complexité de lesprit et des actions humaines.
Un mot encore : jai pris assez souvent des exemples dans le registre des relations, du sens, du fonctionnement des institutions et des acteurs, en faisant une part assez congrue aux savoirs et aux méthodes denseignement. Est-ce pour suggérer que lhabitus importe surtout pour comprendre la gestion de classe et la relation pédagogique, les dynamiques de groupe et les petits événements de la vie quotidienne, mais que les actions denseignement et dévaluation sont, elles, sous le contrôle de savoirs savants et de savoirs didactiques ? Nullement. Dans chaque champ de savoir savant, à lintérieur de chaque didactique dune discipline, il y a place pour lhabitus sous ses faces les plus cachées : dans le rapport au savoir, à lerreur, à lincertitude, à la diversité des point de vue, à largumentation. à linformation, à la cohérence, chacun mobilise non seulement sa logique naturelle, mais bien dautres schèmes qui, même sils traitent de savoirs, sancrent aussi dans une histoire, des relations, des goûts, des affects. Pour comprendre pourquoi certains enseignants de français veulent à tout prix pouvoir classer nimporte quelle phrase dans une catégorie grammaticale prédéfinie et ne supportent pas lambiguïté ou le doute, une explication par lhabitus semble plus pertinente quune hypothèse sur leurs savoirs linguistiques ou didactiques. De même sil sagit de comprendre pourquoi un enseignant empêche systématiquement les élèves de commettre une erreur sous ses yeux
Il ny a pas de domaine séparé, protégé. Il se trouve seulement que certains traits de lhabitus sont mobilisés dans une grande variété de situations, parce quils portent sur des processus assez généraux dans un groupe denseignement, alors que dautres schèmes nont de pertinence que dans un registre très particulier de fonctionnement, le dessin artistique, la lecture de carte, le calcul mental ou lexplication de textes.
" La lucidité est la blessure la plus proche du soleil ", écrit René Char. On sait ce quelle nous coûte et parfois ce que nous lui devons. Dans les métiers de lhumain, loin dêtre un luxe personnel, la lucidité est une compétence professionnelle. Peut-on espérer la développer de façon méthodique, linscrire dans lhabitus ? Rien ne sert en effet de décider in abstracto dêtre lucide. Nous en convenons avec nous-mêmes tous les matins. Ce qui nous manque, cest sans doute le courage, et aussi une forme de vigilance, ce quon appelle en anglais awareness, une disposition à rester en alerte, à saisir toute occasion de comprendre un peu mieux qui nous sommes.
Il est utile que des savoirs psychanalytiques, sociologiques, philosophiques et même didactiques nous préparent à accueillir des intuitions, à ne pas nous rebeller, nous défendre, bref à " nous écouter ", non pour geindre sur notre sort, mais pour ne pas ignorer ce qui nous permettrait den savoir un peu plus sur nous-mêmes. Il est utile aussi que des dispositifs de formation, tels que ceux que jai décrit, encouragent la prise de conscience. On voit bien cependant quil y a là un enjeu de formation qui dépasse tout dispositif particulier. La prise de conscience dépend de la construction dun " savoir analyser " transposable à diverses situations (Altet, 1994), mais aussi dun " vouloir analyser ", dune disposition à la lucidité, du courage de retourner parfois le couteau dans la plaie. Cette disposition, qui pousse au bon moment à mobiliser ses outils danalyse et à surmonter ses paresses et ses résistances relève elle aussi de lhabitus. Et lon perçoit alors que la meilleure formation de lhabitus consiste à linfléchir dans le sens dune capacité dautorégulation à travers la prise de conscience, lanalyse, la mise en question, bref lexercice de la lucidité et du courage.
On pourrait rêver dune éducation familiale et scolaire mettant sur le qui-vive sans mettre sur la défensive, valorisant lawareness et la lucidité, avec juste ce quil faut dangoisse " supportable ", comme mode de vie, mode de relation aux autres et à la réalité, habitude de " travail sur soi ". Les familles et les écoles étant ce quelles sont, une part importante du chemin reste à faire en formation professionnelle ! Cet apprentissage ne passe pas par des discours sur la lucidité - même sil en faut - et ne peut davantage être délégué à quelques dispositifs " cliniques " quon tolérerait à la marge des institutions, sil y a quelques psychanalystes ou sociologues qui y trouvent leur bonheur. Lensemble des formateurs, quils le veuillent ou non, consciemment ou à leur insu, plaident constamment pour ou contre la lucidité comme compétence professionnelle.
Cest dautant plus vrai en formation denseignants, puisquil y a forte homologie entre le travail des formateurs dadultes et le travail des enseignants quils forment. Si les formateurs ne manifestent jamais aucun trouble, aucun doute, aucun état dâme, sils présentent une façade lisse, comment apprendre quenseigner nest pas une activité entièrement rationnelle ? Sils ne disent jamais rien de la façon dont ils planifient, animent, évaluent leurs propres cours, comment mesurer quils ne sont pas toujours sûr de leur savoir ou de leur didactique ? Sils navouent jamais être à court didées, las, désenchantés, sils cachent leur envie, parfois, dêtre ailleurs, ou pire encore, sils manifestent ces sentiments, mais ne les reconnaissent pas ouvertement, ils nouvrent aucune porte, ne donnent dautre exemple que mythique.
Travailler sur son habitus nest pas confortable. Cest accepter dêtre confronté à la part de soi quon connaît le moins et quon naime guère lorsquelle émerge. Qui pourrait assumer ce risque sil nen voit pas les profits, si cette démarche nest pas thématisée, encouragée, montrée, sil se sent seul avec sa lucidité, comme un imbécile dans un monde ou chacun affiche ses certitudes ?
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