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(Paris), n° 21/22, nov-déc.1996, pp. 3-4. |
Messieurs les Anglais,
tirez les premiers !
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1996
Lorsque les militaires pratiquaient cette courtoisie désuète, ils prenaient des risques, de gros risques. Et dans les westerns, le shérif et les cow-boys rangés du côté de la Loi ne dégainaient jamais les premiers. Les armées et peut-être les polices modernes ont abandonné ces pratiques chevaleresques. Dans les bureaucraties, elles nont jamais eu cours. On invites certes lautre à bouger le premier, mais cest pour mieux lui tirer dessus, comme le chasseur qui veut que sa proie sexpose.
Lécole ne fait pas exception : " Cher Collègues, bougez les premiers ! " est une des clés du statu quo. Chacun, sauf sil est irrémédiablement idéaliste ou naïf, se garde bien de bouger le premier, de crainte de perdre lavantage de lombre. Doù ces cercles vicieux qui bloquent le système : plusieurs aimeraient parler de leur pratique, dire leur doutes, demander de laide, mais pas le premier, pour ne pas dévoiler leur failles ; leurs interlocuteurs font de même, avec le résultat quon connaît. Le cercle vicieux sinstaure fonctionne entre égaux, mais aussi entre enseignants et élèves, enseignants et parents, enseignants et cadres - inspecteurs, chefs détablissement - ou enseignants et formateurs. Chacun de ces acteurs occupe une position différente, ils nont pas la même chose à perdre, mais tous se gardent de savancer en terrain découvert. Cette prudence nest pas dénuée de fondements : chacun se souvient sans doute davoir un jour ou lautre fait confiance à autrui sans être payé de retour, au contraire. Une ou deux expériences cuisantes renforcent une culture de la défiance : tout ce que je dis peut-être utilisé contre moi.
Cela aboutit inéluctablement au silence, à ces réunions pesantes durant lesquelles chacun ne dit rien, mais nen pense pas moins, à ces réprobations feutrées, à ces grognes souterraines, à lamplification des rumeurs faute de " dire les choses en face ", à des demandes implicites qui rencontrent des regards vides. Les muets parlent aux sourds, écrivait Suzanne Mollo à propos du rapport entre élèves et enseignants. La formule convient en partie aux jeux de communication entre adultes dans les organisations. Cela ne signifie pas que chacun en soit conscient, encore moins quil en soit heureux.
Nous utilisons constamment ce quArgyris et dautres observateurs des organisations appellent des routines défensives, des façons de faire qui écartent lembarras et les menaces plutôt que de les affronter. Ces routines relèvent des zones à demi conscientes de laction, nous savons confusément ce que nous faisons, mais sans lexpliciter, sans en chercher les raisons profondes. Parfois avec un vague sentiment de malaise, des instants de lucidité qui nous amènent à percevoir que si chacun fait comme nus, il ne faut pas sétonner que les vrais problèmes soient constamment escamotés et quon tourne en rond.
Suffit-il de faire cette analyse pour que les choses changent ? Peut-être nest-ce pas inutile, à condition que ce soit en situation, de façon peu agressive, peu jugeante, et en se fondant sur des observations précises. Même alors, les routines défensives écarteront lembarras et la menace que leur mise à jour fait peser sur le groupe. Chacun a vécu ces moments où, las de perdre son temps, il " met les pieds dans le plat " et exprime une impatience, un malaise, un ressentiment, croyant se faire le porte-parole de plusieurs participants qui, en coulisse, ont laissé entendre quils partageaient ses impressions. Or, quarrive-t-il ? Le fauteur de trouble se heurte à des dénégations trop polies pour être sincères, ou déclenche au contraire une attaque en règle contre le vilain petit canard.
Suffit-il den appeler à la raison, à la maturité des adultes, au civisme, au courage ? Se protéger nest pas déraisonnable. À moyen terme, on appauvrit son existence professionnelle, mais les bénéfices immédiats sont indéniables. Dire " Nous sommes tous des adultes, que diable ! " na jamais changé les comportements, car ne le disent que ceux qui ont, hic et nunc, le courage de faire ce quils préconisent. Le civisme ne va pas sans contrat social, or, cest justement ce qui fait défaut : personne ne commence, parce que, faute dune garantie de réciprocité, il nest pas sûr que les autres joueront le jeu et se mettront à leur tout en danger.
Du courage, il en faut. " Pour commencer il faut commencer, et pour commencer, il faut du courage ", écrit Jankélévitch. Mais on ne peut décréter le courage, surtout sil sagit du courage de vivre, de dire, de ne pas faire comme si Pourtant, cest peut-être, aussi ténue soit elle, la seule façon de briser le cercle. Que certains se disent : quavons-nous à perdre vraiment ? Et à gagner ? Une enseignante racontait que dans son école, les réunions mensuelles des enseignants avaient un ordre du jour invariable : 1. Divers, 2. Généralités. Le directeur meublait vingt minutes par des propos anodins et tous sen retournaient dans leur coin, sans doute pas très fiers de cette mascarade, mais heureux davoir limité les dégâts, perdu le minimum de temps, évité toute implication, toute explication, toute amorce dun processus déchange et de coopération.
Si cest vraiment ce que chacun veut, si seul lorganisation impose un simulacre de réunion, on peut considérer cette stratégie comme très rationnelle. Comment sempêcher, même alors, de la trouver pourtant mortifère, suicidaire ? Peut-être est-ce en fin de compte la question : que souhaitons nous pour épitaphe ? " A vécu une vie professionnelle sans histoire, na jamais rien dit qui pouvait embarrasser un collègue, na posé aucune question, exprimé aucune opinion, pris aucune initiative et compte bien continue de la sorte au Paradis, pour lÉternité " ? Ou autre chose, de moins lisse ?
Mais une question nest, au mieux, que le début dune solution !
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