Source et copyright à la fin du texte
In Éducateur, 1996, n° 11, pp. 23-29.

 

 

 

 

L’obligation de compétences :
une évaluation en quête d’acteurs

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1996

Sommaire

Le rêve d’être débarrassé du problème

À qui appartient-il d’évaluer les compétences ?

Sommes-nous dans une impasse ?

Références


Cet essai prolonge un premier article, portant sur la formation continue mise au service du développement de compétences (Perrenoud, 1996 a) et un second plaidant, pour une obligation de compétences (Perrenoud, 1996 b). Il reste à passer d’une idée générale à sa mise en œuvre : une obligation que nul ne peut contrôler n’en est pas une. Si les compétences ne sont pas évaluables, ou seulement à la suite d’une faute professionnelle grave déclenchant une enquête, alors l’institution scolaire est condamnée soit à ne pas évaluer régulièrement le travail des enseignants, soit à choisir entre la peste et le choléra, autrement dit une impraticable obligation de résultats et une obligation de procédure qui fait obstacle à la professionnalisation de l’enseignement.

L’évaluation des compétences rencontre des difficultés conceptuelles et techniques. Pourtant, ce ne sont pas les obstacles principaux. Ils ne seront sérieusement étudiés et surmontés que lorsqu’on saura à qui il revient d’évaluer les compétences des enseignants. Or, à cette question épineuse, les systèmes éducatifs n’apportent pas de réponse bien claire. Ils oscillent de nos jours entre l’espoir un peu magique de voir le problème se résoudre par lui-même et l’hésitation des acteurs à s’engager dans un rôle perçu comme difficile, ingrat et à hauts risques.


Le rêve d’être débarrassé du problème

Deux espoirs vains hantent le débat sur l’évaluation des enseignants :

Sans être absurde, ces idées font preuve d’un bien grand optimisme quant au fonctionnement des organisations et des êtres humains. Voyons pourquoi, même s’il faut, pour cela, écorner quelques images d’Épinal.

Les limites de la certification initiale

Les systèmes éducatifs engagent, autant que possible, des enseignants au bénéfice d’une formation initiale certifiée. Ils peuvent donc espérer qu’ils auront les compétences requises du seul fait qu’ils ont franchi un double obstacle : 1. obtenir un diplôme ; 2. décrocher un emploi. Dans certains systèmes, cependant, ces deux barrières n’en font qu’une, car le diplôme garantit l’emploi. Même lorsqu’il existe un véritable marché du travail, les compétences ne constituent pas nécessairement le critère dominant de sélection.

Dans tous les cas, chaque système voudrait bien que la certification de la formation initiale soit un gage de compétence. Cet espoir, partiellement fondé, se heurte néanmoins à deux mécanismes assez généraux :

Passer entre les mailles du filet

Aucune procédure d’évaluation certificative n’est infaillible. La plupart des institutions de formation initiale combinent en général, pour décider d’une certification, des épreuves classiques de connaissances, de courtes visites d’un formateur ou d’un superviseur en classe et un rapport du " maître de stage ". Il serait bien audacieux de prétendre qu’on a, de la sorte, satisfait aux conditions techniques d’une évaluation rigoureuse et équitable des compétences. Toutefois, le principal obstacle à une certification " pure et dure " n’est pas d’ordre technique. Il tient à une réalité simple : le pouvoir d’évaluer est difficile à assumer dans la société actuelle, parce qu’il oblige l’évaluateur à dire, à certains évalués, des choses difficiles à entendre. Alors que le rapport pédagogique construit à l’école avec des enfants et des adolescents autorise les enseignants à porter des jugements très durs, parfois sans prendre de gants, l’évaluation se fait honteuse dans une partie du monde des adultes, notamment la fonction publique. Cela commence dès la formation initiale, qui se trouve souvent imbriquée au monde du travail, soit parce que c’est une formation en emploi, soit parce que les stages provoquent une immersion partielle dans les établissements.

À l’entrée ou au début d’un cursus de formation initiale, une éventuelle élimination repose sur des critères académiques classiques ou des attitudes. Comment pourrait-on évaluer des compétences alors que l’étudiant commence à peine à les construire ? Il semble urgent d’attendre. Toutefois, deux ans plus tard, alors que l’étudiant a progressé dans le cursus, l’évaluation ne paraît pas plus facile, parce que se joue désormais le sort d’une personne qui a investi une partie de sa vie dans une formation professionnelle, s’est forgé une identité de futur enseignant, s’est intégrée à des établissements, a occupé une place dans le dispositif au détriment d’autres candidats, a mobilisé des ressources qui seraient gaspillées si la formation n’allait pas à son terme. Pour interrompre cette trajectoire, il faut, outre de bonnes raisons, un vrai courage. Les formateurs le trouvent lorsqu’il y a contre-indication majeure : le système de certification en fin de parcours barre la route aux étudiants manifestement incapables d’enseigner. Encore faut-il qu’ils ne soient pas trop nombreux, car une trop forte proportion mettrait en cause le système de formation lui-même. Aux étudiants qui ne sont pas radicalement incompétents, on laisse volontiers le bénéfice du doute, on les garde aux études un ou deux semestres de plus, en feignant de croire que cela va les mettre à niveau et on les certifie, en faisant confiance à l’expérience et à la formation continue pour combler leurs lacunes…

Le rôle des maîtres de stage (appelés parfois formateurs de terrain) et des autres formateurs impliqués dans la certification finale est très inconfortable, ils sont pris dans un réel dilemme. Pour empêcher, voire pour retarder, l’accession d’une personne à un métier dont elle rêve, parfois, depuis son enfance, il faut avoir un autre souci, aussi fort : ne pas laisser entrer dans le métier une personne manifestement incompétente, qui ferait des dégâts. Or, s’il est relativement facile d’être catégorique sur des aspects personnels ou relationnels qui représentent des risques, on peut plus facilement minimiser des incompétences pédagogiques et didactiques " rachetées " par un amour indéfectible des enfants et un désir touchant d’enseigner. Si l’on participe à la mémoire collective d’un système éducatif, on sait bien qu’au gré des besoins et des fluctuations démographiques, on s’est montré parfois bien " arrangeant ", en confiant des classes à des gens faiblement ou rapidement formés. Pourquoi faire un malheureux en appliquant impitoyablement une norme qui, en d’autres temps, a paru fort élastique ?

Des scrupules honorables des uns et des autres, il résulte qu’en amont on laisse avancer les gens sous prétexte, justement, qu’ils sont en formation, en espérant qu’il se trouvera bien quelqu’un pour les arrêter le jour où leur incompétence sera tout à fait établie ; et qu’en aval, on se dit qu’on n’aurait pas laissé les étudiants s’avancer autant dans le parcours de formation s’ils avaient un niveau clairement insuffisant ; de toute façon au vu de leur investissement, on pense qu’il n’est plus temps de les éliminer. Les formateurs sont souvent pris au piège des idées qu’ils professent : au nom d’une pédagogie de la réussite, ils laissent aller jusqu’à la certification des personnes qui ne la pratiqueront jamais ! La solution élégante consisterait à pratiquer une évaluation formative et à construire vraiment les compétences manquantes. Hélas, les cursus de formation permettent rarement des solutions aussi souples et différenciées.

Il serait tentant de se draper dans une vertueuse indignation et d’affirmer qu’une formation " digne de ce nom " ne certifie que des enseignants absolument compétents. Toutefois, c’est en entretenant de pareilles fictions qu’on sombre dans la pensée magique. Souvenons-nous plutôt que le pouvoir d’évaluer n’est pas plus facile à exercer durant la carrière professionnelle qu’en formation initiale et que les même dilemmes, parfois de plus graves, guettent ceux qui veulent évaluer les compétences des professionnels en exercice !

En début de carrière, les procédures d’évaluation les plus sérieuses sont en définitive, hélas, les plus dures pour les intéressés : engagement dans un statut précaire et stabilisation si et seulement si les compétences sont dûment attestées après une ou plusieurs années de pratique.

La vie continue

À supposer qu’en fin de formation initiale l’évaluation certificative soit rigoureuse et ne mette sur le marché du travail que des débutants compétents, le problème ne serait qu’à moitié résolu, car au cours du cycle de vie professionnel, les compétences ne restent pas figées, elles se développent ou régressent, s’élargissent ou se rétrécissent (Huberman, 1989 b). Deux processus contradictoires sont à l’œuvre :

Si l’école, ses programmes, son fonctionnement et son public ne changeaient pas, on verrait ces deux tendances s’affronter, et faire pencher la balance dans un sens ou l’autre, en fonction de l’énergie, du rapport au métier, de la propension à se poser une question existentielle : " Vais-je mourir debout, au tableau noir, une craie à la main ? " (Huberman, 1989 a). L’évolution de l’école brouille les cartes et oblige chacun à maints recommencements, parce que les élèves, les familles, la culture, la société ont changé.

Imaginons un enseignant dont la formation initiale a été certifiée en 1976. Il a traversé vingt ans de la vie du siècle et a dépassé la quarantaine. Il a donc encore autant d’années de travail devant soi. Comment accorder quelque crédit à sa lointaine certification ? Tant de choses sont arrivées depuis, dans le système comme dans sa vie personnelle et professionnelle, qu’on ne peut imaginer l’enfermer à jamais dans une image de ses compétences établies 20 ans plus tôt. L’évolution peut aller dans l’un ou l’autre sens : des enseignants jugés très compétents en début de carrière peuvent sombrer dans une pratique minimaliste, frontale, peu inventive et inefficace, alors que des débutants qui survivaient avec peine, à force de travaillé sur leurs difficultés, deviennent des experts, à l’image de ces enseignants qui, par divers accidents de l’histoire, ont été engagés sans véritable formation initiale et figurent parmi les plus compétents de leur génération.

La certification à l’entrée dans le métier n’est donc pas entièrement fiable, mais cela n’a pas nécessairement de conséquences graves, puisque les acquis initiaux ne sont qu’un des déterminants des compétences dix ou vingt ans plus tard. On tend toujours à surestimer l’importance de la formation initiale. Dans un système éducatif et une société en transformation, elle n’est que le point de départ d’une longue histoire, au gré de laquelle bien d’autres facteurs vont influencer les représentations du métier, l’identité de l’enseignant, ses savoirs professionnels et ses compétences.

Les limites de l’autoévaluation et de la coévaluation

Parmi les compétences attendues d’un véritable professionnel, il y a certainement la capacité de s’autoévaluer et de se former dans les domaines où il se sent moins solide, et celle d’évaluer ses collègues et de leur transmettre un message constructif les incitant à se perfectionner ou simplement à réfléchir à leur pratique. Sans mettre en doute l’utilité de ces modes de régulation, on peut douter de leur généralité.

Une improbable autorégulation

Dans le meilleur des mondes, la compétence professionnelle serait garante d’elle-même et il n’y aurait nul besoin d’introduire une évaluation des compétences. Hélas, nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes. Sans doute, pour une partie des professionnels, un système d’évaluation externe des compétences pourrait sembler superflu, dans la mesure où ils portent en eux une forte capacité d’autoévaluation, d’autorégulation et d’autoformation. Ce n’est pas la règle commune. N’affirmons pas trop vite qu’un enseignant " digne de ce nom " s’évalue, se forme et n’a donc nullement besoin qu’on mette en place un système d’évaluation externe. Un peu de réalisme psychosociologique ne saurait nuire : dès l’enfance, nous apprenons tous qu’il faut avoir l’air plus compétents que nous ne sommes pour être aimés, félicités, récompensés, ou tout simplement pour avoir la paix et une certaine liberté. L’école renforce ce curriculum caché et le monde professionnel ne nous enseigne pas autre chose. Chacun serait ravi d’être compétent. Là n’est pas le dilemme. Comme le dit volontiers Philippe Meirieu, tous voudraient savoir, mais chacun n’est pas prêt à apprendre. Construire des connaissances prend du temps et de l’énergie, confronte à soi-même et exige une persévérance et une discipline dont nous ne sommes pas toujours capables ; développer nos compétences promet un éventuel bénéfice à long terme, mais nous prive à coup sûr, dans l’immédiat, de temps libre et d’activités agréables. Potasser son vocabulaire allemand ou regarder la télévision ? faire ses exercices de mathématique ou rejoindre les copains ? Qui, enfant ou adolescent, n’a jamais hésité et choisi parfois la facilité ? Les adultes sont-ils bien différents ?

Plusieurs mécanismes endogènes peuvent équilibrer notre goût de la paresse, par exemple :

Heureusement, ces moteurs ne sont pas rares et portent une partie des professionnels à entretenir et à développer leurs compétences. Même alors, les effets peuvent être très sélectifs et ne pas garantir le niveau de compétence attendu par l’institution. La conscience morale, l’orgueil ou la passion d’apprendre ne vont pas nécessairement de pair avec la lucidité. Un enseignant peut passer des jours entiers à se perfectionner en géographie ou en grammaire, parce que cela l’intéresse ou parce qu’il estime qu’il doit être irréprochable, sans voir que ses failles sont d’ordre didactique ou relationnel. La volonté ou l’envie d’apprendre ne suffisent pas, si elles ne sont pas guidées par une perception précise de ce qu’on sait faire et de ce qu’on devrait savoir faire.

Par ailleurs, pour une partie des professionnels, ces moteurs ne fonctionnent jamais ou tombent rapidement en panne : il arrive un moment de la vie où le sens du devoir s’affaiblit, où le plaisir de la découverte s’estompe, où l’énergie vitale diminue. Il serait bien hâtif de jeter la pierre à quiconque : il y a certes des cyniques, des " fumistes ", des escrocs dans tous les métiers, mais il y a aussi des gens dont la vie privée est difficile, qui ont des problèmes de santé ou d’argent, dont les proches ne vont pas bien ou qui ont, pour d’autres raisons, perdu le goût de vivre ou d’apprendre, se sont repliés sur eux-mêmes ou n’ont plus une identité assez forte pour s’investir dans leur travail.

Nous savons notre infinie capacité à nous illusionner sur nous-mêmes, à nous donner raison, à ne pas voir les failles qu’un observateur un peu expérimenté perçoit au premier coup d’œil. Il n’y a donc pas de régulation automatique. Nous sommes assez habiles pour " arranger " la réalité de sorte qu’elle soit acceptable. Dans tous les métiers, il y a donc à la fois des professionnels compétents et conscients de l’être, d’autres qui se sous-estiment ou se surévaluent, et d’autres encore, qui savent leurs limites, mais n’ont pas pour autant la force, l’orgueil, le courage de se mobiliser.

Une évaluation mutuelle prudente

Pouvons-nous compter sur les autres pour renforcer nos capacités d’autoévaluation ? Seulement jusqu’à un certain point et sous certaines conditions :

On peut espérer que trois processus modifieront progressivement la situation :

L’évolution est amorcée, voire avancée, ici ou là. Même si on peut attendre des progrès dans ces trois directions, ils ne dispenseront pas d’une prise en charge institutionnelle de l’évaluation des compétences.


À qui appartient-il d’évaluer les compétences ?

Une prise en charge institutionnelle n’équivaut pas, ipso facto, à une " inspection par la hiérarchie ". Il s’agit plutôt d’affirmer que l’autoévaluation et la coévaluation spontanées, aussi bienvenues soient-elles, ne suffisent pas à réguler la mise à jour des compétences et qu’il faut donc que " l’institution s’en mêle ".

L’institution est, traditionnellement, assimilée au " pouvoir organisateur " de l’école. Toutefois, plus on va vers la professionnalisation de l’enseignement, plus la responsabilité de l’évaluation des compétences peut être l’effet d’une synergie entre l’administration scolaire et des représentants de la profession. Il importe en tout cas de dissocier le principe d’une évaluation institutionnelle des compétences de ses modalités. L’attribution de tâches et de pouvoirs d’évaluation à des acteurs déterminés est un choix crucial, à peser très soigneusement.

Auparavant, posons un postulat : l’évaluation institutionnelle ne devrait intervenir que pour suppléer aux limites de l’autoévaluation ou de l’évaluation mutuelle. Si des processus spontanés de régulation sont à l’œuvre, l’institution et la corporation se borneront à les soutenir. Le rôle d’une évaluation externe ne devient irremplaçable que lorsque ces processus sont absents ou trop hésitants.

Qui doit alors intervenir ? Trois modèles connus sont en concurrence :

Chacun de ces modèles a des points forts et des points faibles.

L’évaluation par un corps d’inspection

Ce modèle, le plus classique, a les défauts de ses qualités. Il est, du moins sur le papier, sans ambiguïté ; les inspectrices et inspecteurs ont un statut d’autorité, qui leur donne le droit d’entrer dans les classes, d’observer, d’évaluer, de dire ce qu’ils pensent et de donner des directives incitant fermement le praticien à affiner ou moderniser ses pratiques, au besoin en suivant une formation. Cette clarté du rôle a une conséquence paradoxale : assignés à être observés et évalués, les enseignants ne se sentent nullement obligés à la transparence, ils cherchent plutôt, très normalement, à faire bonne impression. Dans les systèmes qui connaissent la notation, l’enjeu de l’inspection est d’être " juste assez bon " pour ne pas se voir refuser une notation correcte. Dans les autres systèmes, c’est de ne pas attirer l’attention. On se trouve dans le jeu classique du chat et de la souris, qui n’est pas un jeu coopératif. Si l’inspecteur a beaucoup de temps et de persévérance, il peut aller au-delà des apparences, car il est difficile de faire illusion plus de quelques heures. Dans plusieurs systèmes scolaires, leurs autres tâches et le nombre d’enseignants dont ils sont responsables, semblent obliger les inspecteurs à ne faire que des visites éclairs, très espacées, au cours desquelles ils ne peuvent détecter (ou confirmer) que des dysfonctionnements majeurs. Même lorsqu’ils voient des choses plus subtiles, le temps leur manque pour les vérifier et faire partager leur analyse à l’intéressé.

Plusieurs facteurs plus récents rendent cette forme d’évaluation encore moins efficace :

Ces constats appelleraient mille nuances. Il existe certainement des inspectrices et des inspecteurs respectés, sûrs d’eux et de leur conception du métier et assez courageux pour oser évaluer les compétences des enseignants, dire quand ça ne va pas et assumer le rôle ingrat et délicat de celui qui avance une critique forte et met l’enseignant en demeure de se former. Si cela fonctionnait à large échelle, le problème de l’obligation de compétence et de son contrôle serait résolu, et cela se saurait…

On peut faire la même analyse pour les chefs d’établissements lorsque leur mandat leur confère des fonctions d’inspection ou d’évaluation des personnels dont ils ont la charge. Proviseur d’un lycée français, chargé d’évaluer ses professeurs, Michel Mazeran en témoigne :

Il est des moments dans la vie d’un chef d’établissement, où même l’individu le plus imbu de l’importance de sa mission peut être gagné par le doute : c’est la période de la notation des personnels. Chacun d’entre nous déploie alors des trésors d’habileté pour confectionner les formules les plus vides de sens, encore qu’il soit vrai qu’un sens codé, accessible aux seuls initiés de ce langage ésotérique, auprès duquel la langue de bois est d’une limpidité durasienne, se cache parfois dans les replis de phrase apparemment passe-partout.

Ainsi, il est courant que " donne satisfaction " signifie qu’en fait celui dont on parle est bien médiocre, mais meilleur, tout de même, que celui qui " donne globalement satisfaction ", car sous ce constat, anodin en apparence, se cache la dénonciation de l’incurie la plus totale. J’ai pour ma part averti les enseignants de mon établissement que je n’écris pas ce que je ne pense pas, ce qui ne signifie pas, ils l’ont bien compris, que ce que je pense puisse toujours être écrit. On joue donc chaque année à ce que Célimène exposait si bien dans le Misanthrope, de même que " la malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée " devenait, transformée par le regard amoureux, une " beauté négligée ". L’incapable, celui à qui vous ne confieriez pour rien au monde votre enfant, devient, par la grâce de la muse de la prose administrative, un " enseignant consciencieux ". Le terroriste, dont la pédagogie tient plus du maintien de l’ordre que de l’ouverture à la culture, est " soucieux de faire progresser ses élèves ", pendant que les nombreux enseignants que vous souhaiteriez remercier, d’un éloge sincère, pour le travail remarquable qu’ils accomplissent sont obligés de se contenter de deux lignes qui tiennent plus de la notice nécrologique dans le journal local que de l’expression de votre gratitude (Mazeran, 1995, p. 2).

Mazeran l’affirme " la cérémonie désuète de l’inspection doit céder la place à un dialogue fructueux consécutif à une visite et mettant en lumière les écarts entres les compétences déjà acquises et les autres " (ibid, p. 3). Mais s’il y a cérémonie, n’est-ce pas pour conjurer la difficulté d’une évaluation formative inscrite dans un rapport d’autorité ?

L’évaluation par un corps de conseillers pédagogiques

Comment intervenir auprès d’un enseignant qui n’a rien demandé ? Tel est le dilemme du conseiller pédagogique sans autorité hiérarchique, tel qu’il est connu au Québec ou dans le canton de Vaud. Même si l’institution lui donne le droit et le mandat de se rendre dans les classes, il hésitera à user de cette prérogative s’il ne se sent pas le bienvenu. On peut donc comprendre qu’un conseiller pédagogique soit porté, au fil des années, à travailler en priorité avec ceux qui le sollicitent et l’impliquent dans leurs projets d’innovation, et de moins en moins avec ceux qui n’ont qu’un désir : se faire oublier.

Ici encore, un conseiller pédagogique particulièrement consciencieux et téméraire peut s’aventurer dans des classes en forçant un peu la porte. S’il est très compétent et si l’enseignant n’est pas totalement sur la défensive, cela peut élargir le cercle des enseignants entrant en dialogue avec lui. On peut douter que cette fonction permette d’atteindre et de faire bouger individuellement les enseignants qui en auraient le plus besoin. C’est pourquoi elle s’oriente assez souvent vers des tâches - au demeurant fort utiles - de développement et d’animation pédagogiques, au niveau de l’établissement ou du système éducatif, en abandonnant le terrain des visites de classes et du dialogue singulier avec un enseignant à propos de sa pratique. Tout se passe comme si les systèmes éducatifs, lorsqu’ils élaborent des cahiers des charges, faisait preuve d’un volontarisme irréaliste et sous-estimaient l’extrême difficulté de faire usage de toutes les prérogatives d’un rôle professionnel, quel qu’il soit. Les transactions entre acteurs, dont dépend leur coexistence pacifique, exigent en effet, informellement, que chacun ne pousse pas systématiquement son avantage aussi loin que les textes l’y autorisent.

L’évaluation par des collègues expérimentés et mandatés

Dans un tel dispositif, c’est en général à un collègue d’une autre école qu’il convient d’ouvrir sa classe. Celui-ci ne vient pas de son propre chef, mais dans le cadre d’un mandat pour lequel il s’est porté volontaire. Ce mandat est donné par l’institution, mais son principe gagne à être concerté avec les associations professionnelles.

Il y a alors extériorité de l’évaluateur en même temps qu’égalité de statut hiérarchique. Cela rend-il la relation plus confiante ? Tout dépend des enjeux. Si l’évaluation reste purement formative, on peut imaginer qu’une partie des enseignants acceptent la visite d’un collègue et ses commentaires " critiques mais constructifs ", à condition que cela reste entre eux. Si l’évaluation débouche sur des conclusions destinées à être communiquées à d’autres niveaux de l’organisation scolaire et surtout sur des injonctions, il est peu probable que le statut de collègue suffise à rendre acceptable ce qui ne l’est pas venant d’un inspecteur ou d’un conseiller pédagogique.

Les difficultés sont donc en partie les mêmes. C’est cependant l’une des voies les moins explorées et qui mérite donc d’être envisagée, même s’il ne faut pas en attendre des effets miraculeux. Si un évaluateur suscite de l’hostilité, cela peut tenir à son statut, et de ce point de vue un collègue est moins menaçant qu’un supérieur hiérarchique ou un spécialiste qui n’a pas de classe. Cela ne devrait pas masquer l’essentiel : nul n’aime être observé et évalué s’il sent que cela peut tourner à son désavantage, que ce soit dans des domaines très concrets (notation, stabilisation, avancement, revenu) ou dans un registre plus symbolique. Un acteur a du mal à ne pas traiter comme un adversaire, voire un ennemi, celui qui a le pouvoir de l’évaluer et, s’il ne répond pas aux exigences, de lui compliquer la vie et de lui infliger une blessure narcissique. Le crédit dont bénéficie a priori un pair réputé bienveillant peut faire place à une conduite défensive dès le moment où il joue un rôle d’évaluateur. On peut même, au moment où les choses tournent mal, regretter de ne pas avoir à faire à quelqu’un qui " n’y connaît pas grand chose ". Un enseignant sévèrement jugé par sa hiérarchie parvient en effet à maintenir intacte son estime de soi en déniant toute compétence à son juge. Il est difficile de se défendre aussi facilement contre le jugement d’un collègue jouissant de l’estime de la corporation.


Sommes-nous dans une impasse ?

Sommes-nous devant une mission impossible ? Il se peut - la lucidité commande d’envisager cette éventualité - qu’il n’y ait aucune réponse vraiment satisfaisante au problème du contrôle des compétences, dans l’état présent des mentalités et des rapports de force, du moins dans le cadre de la fonction publique. On se trouve en effet dans une situation de transition où le corps enseignant revendique une autonomie qu’il n’assume pas vraiment, où l’autorité n’est plus assez légitime pour incarner la norme et entamer souvent une épreuve de force, où la professionnalisation est assez avancée pour " délégitimer " toute forme de contrôle externe, mais pas assez pour que les professionnels prennent le relais.

Ce pessimisme quant à la recherche d’une solution vraiment convaincante n’empêche pas de travailler à un progrès. Chacune des formules passées en revue, en dépit de ses limites, accomplit une partie de la tâche. On pourrait viser à les améliorer et à les compléter. Plutôt que de chercher un système unique, mieux vaudrait faire coexister plusieurs modalités et plusieurs réseaux d’évaluation externe.

On pourrait aussi tenter de poser le problème en d’autres termes. Jusqu’ici, le contrôle des compétences a été placé implicitement dans le cadre d’une rencontre - et parfois d’un duel - entre l’évaluateur et l’évalué, avec un enjeu institutionnel, une forme de certification des compétences à l’égard de tiers. Et si l’on concevait plutôt un dialogue formatif ? Il pourrait s’établir à la fois :

Cela supposerait une évolution des modes de gestion du système éducatif, amorcée, mais encore bien fragile, et l’émergence de rôles et de contrats nouveaux. Est-ce une voie d’avenir, du point de vue de l’obligation de compétences et de son contrôle ? ou une façon nouvelle de " noyer le poisson " ? Pour le savoir, il faut s’avancer un peu plus loin dans la description de dispositifs alternatifs. Ce sera l’objet d’un nouvel article.


Références

Huberman (1989) Survol d’une étude de la carrière des enseignants. Vais-je mourir debout au tableau noir une craie à la main ?, Journal de l’enseignement secondaire, n° 6, avril, pp. 5-8.

Huberman, M. (1989) La vie des enseignants. Évolution et bilan d’une profession, Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé.

Mazeran, M. (1995) Gestion et évaluation des personnels enseignants, La Revue des Échanges (AFIDES), Vol. 12, n° 1, pp. 2-13.

Perrenoud, Ph. (1996 a) Formation continue et développement de compétences professionnelles, L’Éducateur, n° 9, pp. 28-33.

Perrenoud, Ph. (1996 b) L’évaluation des enseignants : entre une impossible obligation de résultats et une stérile obligation de procédure, L’Éducateur, n° 10, pp. 24-30.

Perrenoud, Ph. (1996 c) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.

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