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Limplicite
est le mode "naturel" de lexistence
Propos recueillis auprès de Ph. Perrenoud par A.-M. Henchoz
Fourrer les cahiers, lever la main, demander pour sortir, ne pas se balancer sur sa chaise, se mettre en colonne par deux, tirer les équipes, ranger le vestiaire, mettre ses pantoufles, dire bonjour à la maîtresse Petits gestes anodins, paroles quotidiennes. Usages de lécole.
" Pourquoi y a-t-il peu de souvenirs autour de ces petites choses de lécole ? Pourquoi faudrait-il y en avoir ? ", nous demande Philippe Perrenoud.
Il ny a pas de quoi sétonner, ce ne sont ni des choses cachées ni refoulées, pour la même raison que le mille-pattes ne pense pas à toutes ses pattes, on ne peut pas tout penser et penser à tout. Ce sont simplement des choses qui existent. Pourquoi faudrait-il donner un nom à une réalité humaine qui ne nécessite pas quon la nomme ? On nomme quand il y a conflit, changement, transfert dans une autre culture, on nomme quand il y a problème.
Le fonctionnement de lêtre humain est de ne pas penser tout ce quil fait. Ne pas mettre de mots sur tout est le mode normal de lexistence, ou ne le faire que quand il y a une raison majeure : lorsque ça coûte, lorsque ça confronte à un doute, à lavis des autres, parce que cest alors mieux que dans le non-dit. Que les gens ne se souviennent pas de ces petits gestes quotidiens de lécole, ce nest pas un mystère. Quils ne disent pas leur colonne par deux, leur tartine retrouvée au fond du sac, leur sentiment dinjustice à devoir ranger toutes les pantoufles du vestiaire, cest que quelque part, la mémoire est sélective, quelle retient peu de choses. On serait complètement submergé, la vie serait impossible si on devait se souvenir de tout.
Même dans la vie des sociétés modernes, rationnelles, il est normal davoir plein de conduites du type : on fait comme tout le monde, on fait comme les autres, on fait comme on a toujours fait, et, à la limite, si on ne comprend pas pourquoi on le fait, il est plus économique de le faire que de (se) demander pourquoi
Il se peut que, si de nombreux enseignants ne sont pas sensibles à limportance du souvenir, cest quils nont pas de raison aujourdhui de relire leur condition délève sous langle du quest-ce quon ma fait, à moi ? Il y a une sorte dinconscience des effets du souvenir qui me paraît bien expliquer une sorte de flou, une certaine censure, une amnésie. Il y a deux mécanismes de lamnésie : lun banal, qui serait labsence de raison majeure actuelle et passée davoir à donner de limportance à ces choses-là, lautre, plus proche du refoulement, de la souffrance que lon ne veut pas raviver. Peut-être que les gens qui se souviennent le mieux sont ceux qui ont eu une forme de bonheur avouable ? Encore faut-il quil soit avouable Est-ce avouable de se mettre en rangs toujours devant ? Est-ce facile de dire que lon était fier dêtre en tête de colonne, fier de donner la main à la maîtresse ? Il ny a pas que les souffrances que lon cache.
Mais on peut aussi refuser de se souvenir, parce que ces " petites choses " peuvent être associées à des humiliations, des frustrations, des souffrances. Labsence de souvenirs révèle alors limportance des événements. Ces amnésies, ces résistances au souvenir sont peut-être une forme de protection.
Pour conclure avec Philippe
Perrenoud
de ces " petites choses " de la classe dans
lécole
" Si je ne sais pas comment my prendre, je ne sais pas non plus à qui demander de laide, je me débrouille toute seule ".
Dans le fond, dit Philippe Perrenoud, peut-être y a-t-il quelque chose de positif dans ce non-dit, dans ce non analysé. La sagesse de linstitution est dinstaurer des rituels, de maintenir des règles. Parfois, cela fonctionne dautant mieux que personne ne la voulu, personne ne la décidé : percer cette apparence ou penser autrement serait prendre des risques.
Demander aux enfants de se mettre en colonne par deux nest pas une décision de lenseignant, celui-ci est tout aussi soumis que ses élèves. Le dispositif fait que ça fonctionne comme ça et permet à chacun de sen réclamer. Le dispositif libère les acteurs de dire à lautre ce quil doit faire et de la responsabilité. Dans ce non-dit, il y a une forme de sagesse : ne pas savoir pourquoi on fait ce quon fait aussi longtemps quon na pas les moyens de faire autre chose, de reconstruire un nouvel ordre. Tant que lon ne se demande pas pourquoi il faut enlever ses souliers en classe, pourquoi il faut se regarder dans les yeux pour se saluer, pourquoi il faut enlever son chapeau, lordre ne seffondre pas. Renégocier de nouveaux gestes, reconstruire de nouvelles conduites sur la base dun accord ou dun libre consentement prendrait des années, exigerait un énorme travail.
Ces conduites-là, apparemment, ne fonctionnent que si on y souscrit et on y souscrit que si on y trouve son compte. Si on fait fonctionner la tradition, cest parce que la tradition arrange. Elle a été faite pour tenir les élèves à lécart dun certain nombre de choses, pour contrôler leur comportement, pour éviter les débordements.
Dans les écoles, il y a plein de choses comme ça, qui se font avec une très grande tranquillité. Elles sont renvoyées à une sorte de personne na décidé ca : sorte de haut commandement lointain et inaccessible qui vient de la nuit des temps, cest le système.
Cest assez normal que les enseignants ne puissent pas sautoriser à comprendre tout seuls, quils éprouvent un sentiment de solitude. Il faut être autorisé par le groupe ou linstitution pour faire exister un domaine de la réalité. Lorsque lon travaille avec les étudiants en formation sur : qui entre dans la classe le premier ? Est-ce que les élèves doivent être debout ou assis ? Est-ce que cest un rituel ? Personne ne nie limportance de ces gestes, de ces conduites. Entré dans le sujet, la conversation montre que tout le monde a quelque chose à dire et que personne nest insensible à ce genre de chose. Une fois franchi le pas de léchange, osée la parole, il y a une sorte dévidence intime dans laquelle chacun se retrouve.
Mettre ses pantoufles, ranger le vestiaire, ne pas sortir pendant la pause : des trucs pas toujours très nets.
Par rapport à ces conduites, ces petites choses de lécole, les enseignants nous ont dit : " Cest bien quon n en parle pas, quil ny ait pas de théorie là-dessus, on perdrait notre liberté ".
Cette position renvoie à un imaginaire intéressant de la formation : dès quon parle de théorie, les gens croient que cest pour énoncer des préceptes et limiter leurs libertés. Lapport de la théorie peut être vu comme une préparation à une pratique réflexive qui donnerait aux enseignants la maîtrise de ce quils font, mais pas comme un modèle à suivre. Je comprends que les gens résistent, mais ils résistent sur la base dune perception, de ce que pourrait être une formation. Il y a formation et formation. Ce qui est intéressant, ce nest pas den parler sur le mode se mettre en rangs, arranger les tables : cest comme ça. Il vaut mieux inviter les gens à se demander comment ils font plutôt que de leur dire ce quil faut faire. Dune certaine manière, il faut être très lucide pour savoir pourquoi on se met en colère lorsque les pantoufles ne sont pas alignées. Cela renvoie à une partie de soi qui nest pas très avouable, à des sentiments parfois disproportionnés. Prendre conscience de ce quon fait ou dit réellement peut être plus difficile à vivre quune norme.
Une pratique réflexive qui met des mots, non pas seulement sur des conduites et des normes, mais sur leurs raisons dêtre peut faire peur, parce que, dans un premier temps, elle déstabilise jusquà ce quon retrouve ses marques. Par exemple, le geste dun enseignant qui salue tous ses élèves quand ils sortent de classe en se mettant sur le seuil, en les regardant dans les yeux, en leur serrant la main, peut être lu comme une exigence de bonne éducation. Une seconde lecture permet de percevoir un rapport de force dans lequel se trouve cet enseignant. Peut-être empêche-t-il certains élèves, furieux contre lui, de sortir de classe sans le regarder ou en lignorant. Lanalyse dun tel geste montre que, sous couvert dune bonne exigence éducative, cette pratique nest peut-être rien de moins quune conduite autoritaire, laissant peu despace à lautre.
Réfléchir à ces gestes de lécole, en prendre conscience, revient à dire : pourquoi je fais ça, pourquoi je lexige, au nom de quoi, pour quelles raisons ? Et creuser ces pourquoi débouche sur des choses pas très nettes, des trucs qui parlent pouvoir, maîtrise, obsession du contrôle, déviance.
Sur ces petites choses, où finalement les enseignants nont pas construit dargumentation, il leur est difficile de parler ; ils se sentent tout nus, tout seuls, ne pouvant sabriter derrière de grandes théories, de grands noms, de grandes traditions Se balancer sur sa chaise, manger du chewing-gum, il ny a pas de raisons dargumenter pour ou contre. Etre un peu lucide sur ces choses-là permet de voir que lon peut soutenir une position et son contraire avec autant de bonne foi, obligeant à penser que celui qui a une norme un peu différente nest pas plus fou que lautre. Sur ces questions, il y a de la fragilité. Pour la dépasser, il importe que la réflexion sinstalle un certain temps, quelle offre des outils pour saccepter comme quelquun de pas tout à fait rationnel, qui ne maîtrise pas tout et qui a besoin de petits trucs comme tout le monde pour faire son métier.
Développer un savoir analysé et un rapport au savoir sur ces choses-là est important. Réfléchir quelques minutes sur être en colonne par deux permet un transfert de connaissances à des situations analogues et travailler sur les exemples issus de la pratique construit quelque chose de lordre de lacceptation de ce registre danalyse de soi et de son rapport aux autres. Penser le singulier et le particulier permet de comprendre les mécanismes qui font partie de lhabitus, ceux qui appartiennent aux constructions mentales conscientes ou inconscientes, qui nous font agir régulièrement de la même façon, selon la même logique.
Une formation réflexive ne nie pas le premier mouvement, qui est égocentrique et défensif, mais elle le dépasse en lacceptant. Une fois passé le cap de la crainte, les barrières tombent, les choses qui paraissaient impossibles, qui mettaient en danger, ne deviennent pas faciles mais pensables, simplement parce quon les a pratiquées quelquefois et quon peut apprendre à trouver un bénéfice à travers une peur, une résistance.
Les propos de tous les entretiens ont été recueillis par C. Monnard et A.-M. Henchoz.
Et du côté des familles ?
Nombre dadultes pensent que, sil y est habitué dès son plus jeune âge, un enfant trouvera " naturel " de se brosser les dents, darriver à lheure, dêtre poli, de faire son travail, de prendre soin de ses affaires, de respecter les consignes. À long terme, la conformité des conduites semble donc passer par une éducation morale, au sens le plus large. Les maîtres estiment, en général, quelle incombe en priorité à la famille durant les premières années, jugées très importantes, elle paraît le seul milieu susceptible dexercer une influence éducative continue. Lécole intervient plus tard, certains diront " trop tard ", et elle poursuit de nos jours bien dautres objectifs, qui prennent lessentiel de son temps. Parmi dautres tâches, la famille doit, notamment, du point de vue de lécole et des enseignants, éduquer ses enfants pour quils deviennent capables et désireux de faire correctement leur métier délève. On demandera en particulier aux enfants dêtre capables de vivre pacifiquement en groupe, de respecter lautorité des enseignants et des autres adultes de lécole et les multiples règles dune vie communautaire dans la classe et dans létablissement scolaire, de consentir un travail régulier, des efforts soutenus de concentration, dattention, de réflexion, de respecter des horaires, des frontières, la propriété et lintégrité des choses qui appartiennent à lécole ou aux autres individus qui la fréquentent, de maîtriser leur corps, leurs émotions, leur agressivité, leurs pulsions sexuelles ou encore faire preuve dun minimum dhygiène et de soin, tant pour leur propre apparence corporelle que pour les choses qui les environnent. Toutes ces attentes sexpriment dans lévaluation des conduites (Perrenoud, 1982,1084).
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© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
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