Source et copyright à la fin du texte
In Éducateur, n° 10, 1997, p. 13 et 18-19.

 

 

 

L’implicite
est le mode "naturel" de l’existence

Propos recueillis auprès de Ph. Perrenoud par A.-M. Henchoz


Fourrer les cahiers, lever la main, demander pour sortir, ne pas se balancer sur sa chaise, se mettre en colonne par deux, tirer les équipes, ranger le vestiaire, mettre ses pantoufles, dire bonjour à la maîtresse… Petits gestes anodins, paroles quotidiennes. Usages de l’école.

" Pourquoi y a-t-il peu de souvenirs autour de ces petites choses de l’école ? Pourquoi faudrait-il y en avoir ? ", nous demande Philippe Perrenoud.

Il n’y a pas de quoi s’étonner, ce ne sont ni des choses cachées ni refoulées, pour la même raison que le mille-pattes ne pense pas à toutes ses pattes, on ne peut pas tout penser et penser à tout. Ce sont simplement des choses qui existent. Pourquoi faudrait-il donner un nom à une réalité humaine qui ne nécessite pas qu’on la nomme ? On nomme quand il y a conflit, changement, transfert dans une autre culture, on nomme quand il y a problème.

Le fonctionnement de l’être humain est de ne pas penser tout ce qu’il fait. Ne pas mettre de mots sur tout est le mode normal de l’existence, ou ne le faire que quand il y a une raison majeure : lorsque ça coûte, lorsque ça confronte à un doute, à l’avis des autres, parce que c’est alors mieux que dans le non-dit. Que les gens ne se souviennent pas de ces petits gestes quotidiens de l’école, ce n’est pas un mystère. Qu’ils ne disent pas leur colonne par deux, leur tartine retrouvée au fond du sac, leur sentiment d’injustice à devoir ranger toutes les pantoufles du vestiaire, c’est que quelque part, la mémoire est sélective, qu’elle retient peu de choses. On serait complètement submergé, la vie serait impossible si on devait se souvenir de tout.

Même dans la vie des sociétés modernes, rationnelles, il est normal d’avoir plein de conduites du type : on fait comme tout le monde, on fait comme les autres, on fait comme on a toujours fait, et, à la limite, si on ne comprend pas pourquoi on le fait, il est plus économique de le faire que de (se) demander pourquoi

Il se peut que, si de nombreux enseignants ne sont pas sensibles à l’importance du souvenir, c’est qu’ils n’ont pas de raison aujourd’hui de relire leur condition d’élève sous l’angle du qu’est-ce qu’on m’a fait, à moi ? Il y a une sorte d’inconscience des effets du souvenir qui me paraît bien expliquer une sorte de flou, une certaine censure, une amnésie. Il y a deux mécanismes de l’amnésie : l’un banal, qui serait l’absence de raison majeure actuelle et passée d’avoir à donner de l’importance à ces choses-là, l’autre, plus proche du refoulement, de la souffrance que l’on ne veut pas raviver. Peut-être que les gens qui se souviennent le mieux sont ceux qui ont eu une forme de bonheur avouable ? Encore faut-il qu’il soit avouable… Est-ce avouable de se mettre en rangs toujours devant ? Est-ce facile de dire que l’on était fier d’être en tête de colonne, fier de donner la main à la maîtresse ? Il n’y a pas que les souffrances que l’on cache.

Mais on peut aussi refuser de se souvenir, parce que ces " petites choses " peuvent être associées à des humiliations, des frustrations, des souffrances. L’absence de souvenirs révèle alors l’importance des événements. Ces amnésies, ces résistances au souvenir sont peut-être une forme de protection.

 

Pour conclure avec Philippe Perrenoud
…de ces " petites choses " de la classe dans l’école

" Si je ne sais pas comment m’y prendre, je ne sais pas non plus à qui demander de l’aide, je me débrouille toute seule ".
Entre problèmes et silences

Dans le fond, dit Philippe Perrenoud, peut-être y a-t-il quelque chose de positif dans ce non-dit, dans ce non analysé. La sagesse de l’institution est d’instaurer des rituels, de maintenir des règles. Parfois, cela fonctionne d’autant mieux que personne ne l’a voulu, personne ne l’a décidé : percer cette apparence ou penser autrement serait prendre des risques.

Demander aux enfants de se mettre en colonne par deux n’est pas une décision de l’enseignant, celui-ci est tout aussi soumis que ses élèves. Le dispositif fait que ça fonctionne comme ça et permet à chacun de s’en réclamer. Le dispositif libère les acteurs de dire à l’autre ce qu’il doit faire et de la responsabilité. Dans ce non-dit, il y a une forme de sagesse : ne pas savoir pourquoi on fait ce qu’on fait aussi longtemps qu’on n’a pas les moyens de faire autre chose, de reconstruire un nouvel ordre. Tant que l’on ne se demande pas pourquoi il faut enlever ses souliers en classe, pourquoi il faut se regarder dans les yeux pour se saluer, pourquoi il faut enlever son chapeau, l’ordre ne s’effondre pas. Renégocier de nouveaux gestes, reconstruire de nouvelles conduites sur la base d’un accord ou d’un libre consentement prendrait des années, exigerait un énorme travail.

Ces conduites-là, apparemment, ne fonctionnent que si on y souscrit et on y souscrit que si on y trouve son compte. Si on fait fonctionner la tradition, c’est parce que la tradition arrange. Elle a été faite pour tenir les élèves à l’écart d’un certain nombre de choses, pour contrôler leur comportement, pour éviter les débordements.

Dans les écoles, il y a plein de choses comme ça, qui se font avec une très grande tranquillité. Elles sont renvoyées à une sorte de personne n’a décidé ca : sorte de haut commandement lointain et inaccessible qui vient de la nuit des temps, c’est le système.

C’est assez normal que les enseignants ne puissent pas s’autoriser à comprendre tout seuls, qu’ils éprouvent un sentiment de solitude. Il faut être autorisé par le groupe ou l’institution pour faire exister un domaine de la réalité. Lorsque l’on travaille avec les étudiants en formation sur : qui entre dans la classe le premier ? Est-ce que les élèves doivent être debout ou assis ? Est-ce que c’est un rituel ? Personne ne nie l’importance de ces gestes, de ces conduites. Entré dans le sujet, la conversation montre que tout le monde a quelque chose à dire et que personne n’est insensible à ce genre de chose. Une fois franchi le pas de l’échange, osée la parole, il y a une sorte d’évidence intime dans laquelle chacun se retrouve.

Mettre ses pantoufles, ranger le vestiaire, ne pas sortir pendant la pause : des trucs pas toujours très nets.

…de la théorie et de ces " petites choses " de l’école

Par rapport à ces conduites, ces petites choses de l’école, les enseignants nous ont dit : " C’est bien qu’on n en parle pas, qu’il n’y ait pas de théorie là-dessus, on perdrait notre liberté ".

Cette position renvoie à un imaginaire intéressant de la formation : dès qu’on parle de théorie, les gens croient que c’est pour énoncer des préceptes et limiter leurs libertés. L’apport de la théorie peut être vu comme une préparation à une pratique réflexive qui donnerait aux enseignants la maîtrise de ce qu’ils font, mais pas comme un modèle à suivre. Je comprends que les gens résistent, mais ils résistent sur la base d’une perception, de ce que pourrait être une formation. Il y a formation et formation. Ce qui est intéressant, ce n’est pas d’en parler sur le mode se mettre en rangs, arranger les tables : c’est comme ça. Il vaut mieux inviter les gens à se demander comment ils font plutôt que de leur dire ce qu’il faut faire. D’une certaine manière, il faut être très lucide pour savoir pourquoi on se met en colère lorsque les pantoufles ne sont pas alignées. Cela renvoie à une partie de soi qui n’est pas très avouable, à des sentiments parfois disproportionnés. Prendre conscience de ce qu’on fait ou dit réellement peut être plus difficile à vivre qu’une norme.

Une pratique réflexive qui met des mots, non pas seulement sur des conduites et des normes, mais sur leurs raisons d’être peut faire peur, parce que, dans un premier temps, elle déstabilise jusqu’à ce qu’on retrouve ses marques. Par exemple, le geste d’un enseignant qui salue tous ses élèves quand ils sortent de classe en se mettant sur le seuil, en les regardant dans les yeux, en leur serrant la main, peut être lu comme une exigence de bonne éducation. Une seconde lecture permet de percevoir un rapport de force dans lequel se trouve cet enseignant. Peut-être empêche-t-il certains élèves, furieux contre lui, de sortir de classe sans le regarder ou en l’ignorant. L’analyse d’un tel geste montre que, sous couvert d’une bonne exigence éducative, cette pratique n’est peut-être rien de moins qu’une conduite autoritaire, laissant peu d’espace à l’autre.

Réfléchir à ces gestes de l’école, en prendre conscience, revient à dire : pourquoi je fais ça, pourquoi je l’exige, au nom de quoi, pour quelles raisons ? Et creuser ces pourquoi débouche sur des choses pas très nettes, des trucs qui parlent pouvoir, maîtrise, obsession du contrôle, déviance.

Sur ces petites choses, où finalement les enseignants n’ont pas construit d’argumentation, il leur est difficile de parler ; ils se sentent tout nus, tout seuls, ne pouvant s’abriter derrière de grandes théories, de grands noms, de grandes traditions… Se balancer sur sa chaise, manger du chewing-gum, il n’y a pas de raisons d’argumenter pour ou contre. Etre un peu lucide sur ces choses-là permet de voir que l’on peut soutenir une position et son contraire avec autant de bonne foi, obligeant à penser que celui qui a une norme un peu différente n’est pas plus fou que l’autre. Sur ces questions, il y a de la fragilité. Pour la dépasser, il importe que la réflexion s’installe un certain temps, qu’elle offre des outils pour s’accepter comme quelqu’un de pas tout à fait rationnel, qui ne maîtrise pas tout et qui a besoin de petits trucs comme tout le monde pour faire son métier.

Développer un savoir analysé et un rapport au savoir sur ces choses-là est important. Réfléchir quelques minutes sur être en colonne par deux permet un transfert de connaissances à des situations analogues et travailler sur les exemples issus de la pratique construit quelque chose de l’ordre de l’acceptation de ce registre d’analyse de soi et de son rapport aux autres. Penser le singulier et le particulier permet de comprendre les mécanismes qui font partie de l’habitus, ceux qui appartiennent aux constructions mentales conscientes ou inconscientes, qui nous font agir régulièrement de la même façon, selon la même logique.

Une formation réflexive ne nie pas le premier mouvement, qui est égocentrique et défensif, mais elle le dépasse en l’acceptant. Une fois passé le cap de la crainte, les barrières tombent, les choses qui paraissaient impossibles, qui mettaient en danger, ne deviennent pas faciles mais pensables, simplement parce qu’on les a pratiquées quelquefois et qu’on peut apprendre à trouver un bénéfice à travers une peur, une résistance.

Il vaut mieux inviter les gens à se demander
comment ils font plutôt que de leur dire ce qu’il faut faire.

Les propos de tous les entretiens ont été recueillis par C. Monnard et A.-M. Henchoz.

 

Et du côté des familles ?

Nombre d’adultes pensent que, s’il y est habitué dès son plus jeune âge, un enfant trouvera " naturel " de se brosser les dents, d’arriver à l’heure, d’être poli, de faire son travail, de prendre soin de ses affaires, de respecter les consignes. À long terme, la conformité des conduites semble donc passer par une éducation morale, au sens le plus large. Les maîtres estiment, en général, qu’elle incombe en priorité à la famille durant les premières années, jugées très importantes, elle paraît le seul milieu susceptible d’exercer une influence éducative continue. L’école intervient plus tard, certains diront " trop tard ", et elle poursuit de nos jours bien d’autres objectifs, qui prennent l’essentiel de son temps. Parmi d’autres tâches, la famille doit, notamment, du point de vue de l’école et des enseignants, éduquer ses enfants pour qu’ils deviennent capables et désireux de faire correctement leur métier d’élève. On demandera en particulier aux enfants d’être capables de vivre pacifiquement en groupe, de respecter l’autorité des enseignants et des autres adultes de l’école et les multiples règles d’une vie communautaire dans la classe et dans l’établissement scolaire, de consentir un travail régulier, des efforts soutenus de concentration, d’attention, de réflexion, de respecter des horaires, des frontières, la propriété et l’intégrité des choses qui appartiennent à l’école ou aux autres individus qui la fréquentent, de maîtriser leur corps, leurs émotions, leur agressivité, leurs pulsions sexuelles ou encore faire preuve d’un minimum d’hygiène et de soin, tant pour leur propre apparence corporelle que pour les choses qui les environnent. Toutes ces attentes s’expriment dans l’évaluation des conduites (Perrenoud, 1982,1084).

Texte tiré de Entre parents et enseignants : un dialogue impossible
(C. Montandon et Ph. Perrenoud, Berne, Peter Lang, 1994)

 

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