Source et copyright à la fin du texte
in Lurin, J. et Nidegger, C. (dir.) Expertise et décisions dans les politiques de lenseignement, Genève, Service de la recherche en éducation, Cahier n° 3, 1999, pp. 88-103.
Le pilotage négocié du
changement
dans les systèmes éducatifs
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1999
Négocier les réformes : quelques obstacles
Le système éducatif est ingouvernable sans ladhésion dau moins une partie des enseignants et des usagers, parents et élèves. Le " pouvoir organisateur ", comme on dit en Belgique, a certes le droit de réformer les structures et les programmes scolaires de façon autoritaire. On peut douter de la fécondité de telles réformes. Lorsquun corps enseignant et des parents sinclinent devant les nouvelles dispositions, en prennent leur parti, cela peut, dans le meilleur des cas, signifier une adhésion molle. Cela peut aussi cacher une résistance passive, une grande inertie, la conviction que chacun pourra, de toute façon, continuer à faire comme avant.
Tout dépend de lenjeu du changement. Les réformes de structures - changements du premier type - nimpliquent pas de transformations des pratiques du plus grand nombre. Cest ainsi que la création dune nouvelle filière, dun nouveau type décole ou dune nouvelle discipline ne dérange guère les acteurs, sils nont ni à y investir personnellement, ni à lui céder une partie de leurs ressources. Les réformes de curriculum - changements du deuxième type - naffectent souvent que superficiellement les pratiques denseignement, soit parce quon se borne à une modernisation des contenus, soit parce que lautonomie des enseignants et leur pouvoir dinterprétation des textes les autorisent à ne pas modifier grand-chose à leur enseignement sils ne sont pas convaincus par les nouveaux programmes.
Les réformes entrent alors en vigueur, mais ne changent rien, et perdent donc leur sens. La plupart des systèmes éducatifs lont compris et visent désormais ce que jai appelé des changements du troisième type (Perrenoud, 1990), qui concernent directement les pratiques pédagogiques (par exemple autour de lévaluation formative, de lusage des technologies en classe, de la pédagogie différenciée, des méthodes actives, des didactiques). De tels changements ne peuvent se décréter - même sil en faut des textes -, ils passent par une évolution des représentations, des identités, des compétences, des gestes professionnels et de lorganisation du travail. Il est alors indispensable, pour que le changement planifié ne soit pas un faux-semblant, de négocier les réformes ou les rénovations avec les acteurs, pour emporter ladhésion du plus grand nombre. Si on ne le fait pas, on peut être presque sûr que rien de significatif ne changera.
Dans les sociétés développées, les pouvoirs organisateurs et lestablishment politique commencent à comprendre quil est vain dessayer de " dompter " les enseignants. Ils mesurent la nécessité dune négociation, à la recherche dune double, voire dune triple légitimité des politiques de léducation : adhésion des électeurs-contribuables par des voies démocratiques, adhésion des usagers, les élèves et leurs parents et adhésion des enseignants et des cadres scolaires.
Il reste à trouver les méthodes et les doctrines qui produiraient des politiques à la fois négociées et fortes. Lapprentissage est assez lent. Les sociétés développées oscillent - au gré des conjonctures et des alternances - entre des moments de mise à plat de tous les problèmes éducatifs - Livre blanc, États généraux -, qui ne dictent que rarement une ligne politique claire, et des retours sporadiques à des décisions prises de façon assez autoritaire, pour répondre, par exemple, à une crise budgétaire ou à un mouvement social.
Ces fluctuations tiennent en partie au fait que la négociation est vécue comme un mal nécessaire et quelle régresse lorsquun pouvoir organisateur ou un gouvernement pensent avoir les moyens de sen passer. Une politique de léducation faiblement négociée peut se déployer, par exemple, lorsquune nouvelle majorité accède au pouvoir, durant ce quon nomme " létat de grâce ". Sa légitimité toute neuve et des échéances électorales éloignées donnent au gouvernement la force de bousculer les enseignants. Paradoxalement, les derniers mois dune majorité en passe de perdre le pouvoir peuvent aussi favoriser des réformes autoritaires. Le compte à rebours est commencé, il ny a plus grand-chose à perdre et il devient urgent de prendre des décisions irréversibles. En France, après des décennies de gestation et de tergiversation, les lois de 1989 ont créé les cycles dapprentissage et les IUFM, juste avant que les socialistes perdent le pouvoir. La nouvelle majorité nest pas parvenue à se défaire de cet héritage.
Labsence de négociation ne bloque donc pas constamment les décisions, mais elle finit toujours par les vider de leur sens Il importe que les systèmes apprennent à négocier intelligemment les réformes, même lorsque cela napparaît pas indispensable au vu du rapport de forces. Du moins si lon attend des réformes du système éducatif quelles le changent
Le pilotage négocié du changement reste un art difficile, qui se heurte à des obstacles et passe par linvention de formes institutionnelles originales.
Négocier les réformes : quelques obstacles
Comment négocier les réformes, leur contenu, leur calendrier, leur mise en uvre, sans que la montagne accouche dune souris ? Tous les pays développés sont en quête de modèles de changement conciliant pertinence et efficacité, démocratie politique et prise en compte des acteurs. Cela ressemble à la quadrature du cercle. Je vais examiner quelques-uns des obstacles. Jen distinguerai cinq :
Un conflit de légitimité entre démocratie et participation
En démocratie, léducation scolaire est régie par des lois et des budgets publics. Elle tombe, de ce fait, sous le contrôle plus ou moins direct du parlement et du gouvernement. Lenseignement public est confié à une administration qui tient sa légitimité dun exécutif national, régional ou communal. Lenseignement privé est dépendant dun pouvoir organisateur qui peut être associatif, coopératif, commercial ou ecclésiastique. Tout semble donc prévu pour quà la question " Qui maîtrise lécole ? " (Perrenoud et Montandon, 1988), il existe une réponse formelle et univoque. Pourtant, dans la réalité des fonctionnements, rien nest aussi simple aujourdhui.
Les enseignants sont des salariés des organisations scolaires. À ce titre, ils revendiquent le droit de participer aux décisions qui les concernent. Dans le privé, cette forme de démocratie interne se heurte à lautorité légale des actionnaires ou à un pouvoir organisateur de type associatif ou confessionnel. Dans les administrations publiques, la participation des salariés se heurte à la démocratie constitutionnelle, qui donne au parlement et au gouvernement le droit de déterminer lois, budgets et politiques de léducation.
En cas de divergence, qui doit lemporter ? Juridiquement, ce sont les autorités formelles, même lorsque la loi reconnaît aux salariés le droit dêtre informés et consultés. Sociologiquement, tout dépend des rapports de force : les pouvoirs organisateurs doivent souvent, pour parvenir à leurs fins, marchander ladhésion des enseignants. Comme Huberman (1982) la montré, le marchandage est souvent la condition dune innovation. Cette dernière poursuit des fins idéalistes et sattaque à de vrais problèmes, mais elle est aussi, paradoxalement, " garante de léquilibre " (Nouvelot, 1988) ou source dune mobilisation qui évite le désenchantement et la régression (Perrenoud, 1996). Autrement dit, les pouvoirs organisateurs ne sont pas véritablement libres de renoncer à linnovation " si les enseignants nen veulent pas " ou sils doivent la négocier plus âprement quils ny sont disposés. Personne ne maîtrise toutes les règles du jeu.
La négociation la plus classique porte sur lemploi, les conditions de travail, les revenus et autres éléments de léquilibre entre contributions et rétributions. Une partie des associations professionnelles veulent en outre négocier les programmes, les réformes, les orientations de la politique de léducation, pour défendre des intérêts matériels, mais aussi des valeurs ou des orientations idéologiques. Les choses sont fréquemment liées : lutter contre léchec scolaire, cest aussi maintenir ou créer des emplois ; lutter contre le démantèlement des acquis sociaux est toujours, pour les fonctionnaires, un combat à la fois civique et corporatiste.
Consulter les enseignants et négocier avec leurs représentants est une forme de reconnaissance, tant de leurs compétences en matière de changement planifié que de leur droit de participer aux décisions qui les concernent. Les parents et les élèves ne peuvent prétendre à être consultés au titre de leur expertise, mais ils se réclament du droit des usagers et, pour les parents, de leurs responsabilités éducatives. Aucun système ne peut ignorer la force des usagers. Les mouvements lycéens, comme les résistances des associations de parents, peuvent ruiner aujourdhui nimporte quelle politique de léducation. Sans doute, cadres, enseignants, parents, étudiants et lycéens sont-ils aussi des électeurs, mais ils nacceptent ni de limiter leur influence sur lécole à cette seule voie, ni de se plier aux décisions dune majorité politique dont toutes les composantes ne sont pas concernées par lécole au même titre.
Les gouvernements naviguent aujourdhui à lestime entre les attentes de " lopinion publique ", représentée au parlement et dans les médias, et les attentes des gens décole et des usagers, certes moins légitimes, formellement, mais plus pressantes et pointues. Négociation il y a, mais les règles du jeu sont floues, constamment redéfinies au gré des rapports de force, parce que les démocraties ne peuvent, sans saffaiblir comme telles, ni pleinement légitimer, ni totalement ignorer les groupes de pression.
Des temporalités divergentes entre le politique et les autres acteurs
Les magistrats, comme les députés les plus actifs, ne font souvent que passer dans le champ de léducation. Ils souhaiteraient, sitôt élus, faire rapidement le tour des problèmes, prendre des options fortes et les mettre en uvre immédiatement, pour obtenir des effets visibles durant la même législature. Ils insistent donc, lorsquils arrivent aux affaires, pour que des décisions soient prises et mises en uvre rapidement. Les gens décole, leurs syndicats et les associations de parents (sinon leurs membres) sont " installés " dans le système pour longtemps. Le nouveau ministre découvre des problèmes que cadres et gens du terrain connaissent depuis longtemps ; il leur propose des solutions quils rejettent, parfois par peur du changement ou désaccord idéologique, souvent parce quils ont mieux repéré les impasses ou pressentent, au vu de leur expérience, sachant les résistances du terrain, que ces réformes flamboyantes ne sattaqueront pas aux " vrais problèmes ".
Qui a raison ? Qui a tort ? Il est certain que toute évolution suppose une schématisation des enjeux, une forme de simplification, donc de violence faite à la réalité. À linverse, à vouloir gérer toutes les contradictions et intégrer tous les points de vue, le système se condamne à la paralysie, il sapparente à la société bloquée décrite par Crozier (1971). Pour le dire plus cyniquement : peut-être faut-il être naïf pour espérer réformer le système éducatif. Seul un pouvoir neuf peut lêtre assez pour croire quune réforme spectaculaire constitue, à elle seule, un progrès décisif. En quelques années de marchandage avec les associations, les syndicats, ses propres cadres, un ministre perd cette naïveté et la force quelle donne. Il devient un élément du système, ayant appris que le bon sens et la détermination ne suffisent pas à le transformer.
Une réforme conçue et réalisée en quatre ou cinq ans - le temps dune législature parlementaire - ne peut être que structurelle ou curriculaire, condamnée à rester sans effets durables sur les pratiques pédagogiques si les textes ne sont pas complétés par un dispositif ambitieux dinnovation et de formation. À linverse, une réforme denvergure à laquelle on ne fixerait aucune échéance risquerait dêtre différée encore et encore : les acteurs, face aux contradictions du système, ont la tentation compréhensible détaler le processus de décision. Doù limportance de structures de négociation qui se donnent des calendriers politiques de lordre dune dizaine dannées, un temps plus long quune législature, mais fini, ce qui suppose une continuité du pilotage par-delà les péripéties électorales
Une construction opportuniste des problèmes
Toute réforme prétend répondre à un problème. On oublie que les problèmes nexistent pas à létat naturel (Becker, 1966), comme Viviane Isambert-Jamati (1985) la montré à propos de léchec scolaire dans les années 1950. Les problèmes sont doublement construits par les acteurs, dans la mesure où ils dénoncent un décalage entre létat et lévolution du système dune part, leurs attentes et exigences dautre part. Il faut donc, pour que les acteurs puissent trouver un consensus sur lexistence et limportance dun problème, quils partagent :
Quil ny ait pas consensus sur les finalités et les exigences est indissociable du pluralisme. Cest ainsi que lexigence dégalité des chances ou de formation de base pour chacun nest pas partagée par toutes les forces politiques, tous les enseignants, tous les parents. Certains défendent des intérêts, dautres des principes de justice. Certains obtiennent déjà ce quils veulent, si bien que le statu quo leur convient ; dautres sont exclus ou parlent au nom des exclus.
Sur létat des lieux, il est normal aussi que le consensus soit difficile. On pourrait néanmoins rêver dune société plus consciente du fonctionnement effectif de son école, de ses coûts et de ses effets réels. Le développement dune économie, dune sociologie, dune démographie de léducation ont éclairé des domaines jadis peu explorés ; des appareils statistiques et des indicateurs du système éducatif se mettent en place ; pour savoir ce qui se passe sur le terrain, on déclenche aujourdhui de grandes enquêtes nationales, comme celle que la France a conduit en 1998 sur les lycées, voire internationales, comme les études de lIEA ou TIMSS ; on se préoccupe dévaluer lefficacité et la qualité de léducation scolaire.
Malgré ces progrès, il reste difficile de fonder les propositions de réformes sur des données pertinentes et incontestables. Mauvaise foi, envie de ne pas savoir, faible formation méthodologique et manque de données pertinentes au moment où se prennent les décisions - et pas trois ans plus tard - se conjuguent pour maintenir un certain flou sur létat effectif du système denseignement, donc sur lopportunité de telle ou telle évolution. En labsence de méthodes concertées et de données fiables, les acteurs qui ont le plus dappuis et de talents médiatiques monopolisent la parole sur létat du système.
Lidentification et lorganisation des acteurs concernés
Avec qui faut-il négocier ? La constitution et la loi énoncent des règles qui, une fois admises, donnent un parlement et au gouvernement des mécanismes de décision légitimes. Il en va de même de pouvoirs organisateurs privés, dans lentreprise ou le monde coopératif. Un système légitime de vote permet de dégager des majorités, simples ou qualifiées, évitant la paralysie.
Il ny pas de règles aussi simples et légitimes pour dire qui il faut inviter à la table de négociation, ni de combien de gens ou dorganisations représentatives il faut obtenir le soutien pour quune réforme ait une base solide.
Certains systèmes éducatifs ont mis en place des " machines " représentatives complexes, qui proposent des procédures et des critères de consultation et dassociation aux décisions. Que ce fonctionnement soit codifié ou non, on y fait assez généralement la part belle aux corps les plus organisés, aux syndicats les mieux implantés, aux catégories statutaires les plus remuantes ou prestigieuses.
Ces forces sont-elles les plus représentatives ? Pas toujours. Cest ainsi que, dans les pays développés, les immigrants, dont les enfants constituent une part importante du public scolaire, sont faiblement représentés par les associations de parents, qui émanent plutôt des classes moyennes. De leur côté, les syndicats denseignants ne représentent pas à part égale tous les enseignants. Dans plusieurs pays, les taux de syndicalisation décroissent, une partie importante des enseignants nadhèrent à aucune organisation syndicale. Cela ne les empêche pas davoir un avis et de bloquer des changements dautant plus facilement quils ont " choisis " de ne pas participer à la phase de concertation.
De plus, une partie des enseignants sont des maîtres auxiliaires, des suppléants, des remplaçants, main duvre importante, qui rend possible la gestion des fluctuations démographiques et des absences des titulaires. Ces catégories restent faiblement représentées. Les enseignants-stagiaires en formation ne sont guère mieux entendus, alors que les réformes dessinent lavenir du système éducatif quils devront assumer. Les femmes sont majoritaires dans lenseignement, mais plutôt minoritaires parmi les cadres aussi bien quau sein des directions syndicales.
Quant aux élèves, seuls les plus âgés peuvent être entendus et, faut-il sen étonner, lorsque les élèves ou les étudiants se mobilisent, ce sont ceux des filières générales qui tiennent le haut du pavé, on nentend guère les élèves fréquentant les formations professionnelles courtes ou les étudiants des filières techniques. Linstitution peut tenter de mettre en place des structures de participation ad hoc, qui donnent une représentation aux acteurs les moins organisés, mais de telles structures sont en général combattues ou investies par les groupes de pression et les associations qui tiennent à conserver le monopole de la représentation des enseignants ou des usagers.
Il nest donc pas sûr que la négociation avec les groupes de pression constitués, qui brouille les règles de la démocratie formelle, élargisse toujours, pour autant, la démocratie réelle
Une négociation sans fin, où rien nest jamais acquis
Aucune réforme ne peut être menée comme une entreprise entièrement rationnelle. On peut rêver dune phase de conception si bien négociée quelle donnerait la garantie dune mise en uvre sans surprise. Même dans la construction immobilière et les travaux publics, il y a des dépassements de devis et des obstacles inattendus, qui obligent à reconsidérer ou à redimensionner les projets. En matière de réformes scolaires, nul ne peut mesurer demblée toutes les implications, ni prévoir tous les aléas. La négociation se poursuit donc tout au long de la mise en uvre, avec des alliances changeantes, des acteurs qui disparaissent provisoirement de la scène, parce quils ont obtenu gain de cause, dautres qui surgissent inopinément, parce quils ont enfin compris quils étaient concernés, voire menacés.
Un parlement peut revenir sur ses décisions ou être désavoué par un vote populaire, mais les institutions politico-administratives garantissent une certaine continuité, par-delà même les alternances politiques les plus explicites, ne serait-ce que parce que le système juridique a son inertie propre. Dans le champ de la négociation avec les acteurs sociaux, la mémoire collective est plus courte, lactualité lemporte sur la fidélité au projet, tout le monde navigue à vue.
Les systèmes éducatifs passent donc de longues périodes dans un état dincertitude : y a-t-il encore une réforme en cours ? est-elle abandonnée ? réorientée ? en passe dêtre supplantée par de nouveaux textes ? Les élections amènent parfois une clarification, mais la confusion et le marchandage se réinstallent assez vite. Une réforme se joue dans les têtes, plutôt que dans les textes : ce nest pas un objet stable, les représentations de ses fondements, de ses conditions, de son calendrier, de ses effets attendus ne cessent dévoluer.
De la concertation au " pilotage négocié "
Faut-il se résigner à la politique du pire, renoncer à tout pilotage à long terme ? Ou peut-on tenter de mettre en place des dispositifs qui permettraient de surmonter certains des obstacles qui viennent dêtre évoqués ? Le problème est dactualité : les sociétés développées sont à la recherche de mécanismes stabilisateurs des politiques de léducation, car elles ont compris, à leurs dépens, quune succession de réformes sans lendemain ne tenait pas lieu de réponse aux problèmes endémiques du système éducatif.
La question examinée ici à propos des politiques de léducation se pose depuis plus longtemps pour les politiques économiques et de lemploi. De nombreuses démocraties ont fait émerger des institutions de type " Conseil économique et social ", sorte de " parlement socioprofessionnel " où sont représentés, plutôt que les partis, les divers acteurs économiques, patronaux et syndicaux. Sur ce modèle, on peut envisager et certains pays ont mis en place des " Conseils nationaux de léducation ". De telles instances, représentatives de tous les partenaires sociaux, en général consultatives, permettent la concertation et la confrontation de lensemble des forces structurées et parfois la mise en uvre denquêtes nationales ou dÉtats généraux de léducation.
Aux côtés de ces instances globales, on trouve des structures propres à des ordres ou secteurs denseignement spécifiques. Ces instances participatives jouent souvent un rôle dans la préparation des réformes, éventuellement leur suivi ou leur évaluation. Le Cycle dOrientation genevois avait institué une " Commission de réforme permanente ", dont le titre même indiquait quune fonction essentielle des instances participatives est aujourdhui de débattre du changement planifié.
Tout lieu de concertation institué est investi par les groupes de pression les mieux organisés et tend à devenir un appareil bureaucratique de plus. Il y a donc des raisons de penser que de telles instances sont à la fois nécessaires et périssables, quil faut donc les réinventer périodiquement, pour leur insuffler une nouvelle jeunesse et mobiliser de nouvelles générations. De plus, aussi utiles et vivantes soient-elles, elles ne conviennent pas au pilotage de réformes spécifiques, même si elles peuvent conférer une forme de légitimité à des instances de pilotage plus spécialisées et éphémères.
Le pilotage négocié, tel que je lentends ici, déborde ces lieux de concertation permanente sur les politiques de léducation. Une instance de pilotage négocié est liée à une réforme éducative particulière. Elle est constituée au moment de sa genèse, avec mission de la piloter sur cinq à dix ans, cycle de vie raisonnable dune réforme ambitieuse. Le principe dune réforme, ses finalités, ses orientations, son calendrier global sont fixés par les autorités qui mandatent linstance de pilotage. Elle ne peut donc les abandonner sans renoncer à son rôle, ce qui nexclut pas des assouplissements. La négociation porte sur tut ce que ce cadrage laisse ouvert, ce qui nexclut pas, bien entendu, une négociation de la réforme et du mandat de linstance de pilotage en amont de sa mise en place. Le dispositif disparaît lorsque la réforme " quitte la scène ", dans le meilleur des cas parce quelle a abouti, le plus souvent parce quelle senlise ou cède la place à une autre politique.
Les expressions comme " groupe de pilotage " sont devenues banales, dans la culture des organisations, ce qui masque le peu de représentations communes de ce dont on parle. Bouvier (1997) a tenté de montrer que le pilotage sopposait à lévaluation. Cette dernière a besoin dune affirmation claire des finalités, puis de mesures consolidées et instrumentées des effets, pour proposer des régulations fondées sur des données et des analyses " sérieuses ". Lennui, cest que la boucle de régulation est trop longue : lorsque les conclusions des spécialistes deviennent disponibles, les mandataires ont changé, les finalités ont évolué et le paysage a changé.
Piloter une réforme, cest naviguer à lestime en se servant dune intelligence collective (Lévy, 1997) qui, sans exclure le recours à des méthodes plus lourdes, tente de comprendre ce qui se joue par tous les moyens du bord, en assemblant le maximum dindices. Le pilotage est dabord une prise dinformation à la fois rapide et fiable, ce qui suppose la mise en synergie de tous les acteurs qui détiennent des éléments dappréciation et dinterprétation, à charge pour eux de les assembler de façon coopérative et den tirer des décisions stratégiques.
Lintelligence collective ne fonctionne que si chacun est prêt à faire confiance aux informations et aux analyses de ses partenaires. Cette confiance et cette coopération ne débouchent pas sur des décisions totalement informées, ni parfaitement légitimes dun point de vue " scientifiques ". Du moins sont elles fondées sur une appréciation conjointe du terrain, des humeurs, des compétences, des ressources, des dynamiques en jeu, des obstacles. Lintelligence collective doit être assez vive et assez réaliste pour favoriser des décisions " raisonnables ", à la fois novatrices et réalisables.
Cela ne va pas sans une construction intensive, au sein de linstance de pilotage et dans un réseau plus vaste, de représentations communes :
Pour constituer une véritable instance de pilotage dune réforme éducative, il ne suffit pas de former un groupe composé de représentants de divers corps, statuts, métiers et points de vue concernés. Le vrai défi est de dépasser les clivages et les marchandages habituels, pour adopter une vision collective. On peut parler dune logique de résolution de problème, orientée par des objectifs définis, à condition daccepter que le problème soit lui-même construit et reconstruit et que la recherche de solutions passe par des tâtonnements, des essais, lanalyse des erreurs et des errements. On est revenu aujourdhui de lidée quune réforme exprime une rationalité incontestable et unique qui se heurterait à des " résistances irrationnelles ". Il reste à trouver une cohérence et une référence acceptable au bien commun, sans quoi le pilotage deviendra pur marchandage entre groupes de pression. Lanimation dune telle instance, les ressources et informations mises à sa disposition peuvent la constituer en une véritable " task force " réaliste et efficace. À linverse, si le fonctionnement dune instance de pilotage est mal pensé ou mal conduit, elle peut devenir une partie de la noosphère sans aucune prise sur le réel, un souk sans perspective politique ou le dernier " salon où lon cause ", sans parvenir à adopter la moindre orientation stratégique commune.
Le pilotage peut entrer en conflit avec les compétences de gestion et dorientation de la direction politico-administrative classique, au sens où il confère un pouvoir stratégique à des instances composites, où se rencontrent, dune part, les responsables politiques élus et les hauts fonctionnaires, quils nomment et dirigent, dautre part des acteurs sociaux qui sont associés au pilotage parce quils sont incontournables, en raison des zones dincertitude ou des compétences quils contrôlent. Même si linstance de pilotage nest pas autonome et ne formule que des recommandations, sa maîtrise des dossiers et la pertinence de ses propositions infléchit les décisions des instances de gestion politico-administrative en charge du système, en particulier si elles souhaitent que la réforme entreprise réussisse
On invite de plus en plus souvent le secteur public à se réorganiser en sinspirer de la gestion dentreprise, ce qui conduit notamment à la vogue du New Public Management et à la quête de la " qualité totale " fondée sur une évaluation omniprésente des " résultats ". Il serait tous aussi intéressant dapprendre du monde de lentreprise que le désordre, la confrontation et linnovation ont partie liée (Alter, 1990). Dans le secteur privé moderne, les directions considèrent de plus en plus quil leur revient dorganiser et darbitrer des conflits entre fractions traditionnelles et fractions novatrices de lentreprise, donc aussi de favoriser leur confrontation ouverte et danimer des lieux institués de négociation. Dans le secteur public, les directions administratives se sentent progressivement condamnées à faire de même, mais elles rêvent encore, parfois, dun retour à lordre ancien et refusent de comprendre que leur tâche nest plus de piloter seules le changement planifié, en sappuyant sur les directives ministérielles, mais dorganiser le pilotage négocié et dy participer. Les directions ne sont ni des acteurs parmi dautres, ni comme des arbitres au-dessus de la mêlée. Elles ont une double mission : énoncer et justifier (pour des raisons politiques, budgétaires, juridiques) les limites de la négociation et permettre de négocier le négociable dans de bonnes conditions.
Linstance de pilotage, une fois mise en place, est censée incarner lesprit dune réforme et le souci du bien public, ce qui ne va pas sans induire une certaine tension avec les intérêts particuliers des divers acteurs, y compris ceux qui ont voulu la réforme et mis en place une instance de pilotage, mais la souhaiteraient moins encombrante, déterminée ou active dès que dautres soucis les assaillent et les incitent à passer des compromis. Il faut donc une ingéniosité particulière pour faire coexister et coopérer une autorité formelle et une instance de pilotage moins soucieuse de gérer le système que de faire avancer une réforme.
" Lunion est un combat ", disait Georges Marchais dans les années 1980, au temps où lalliance des partis communiste, socialiste et radical (" lUnion de la gauche ") avait pour la première fois depuis le front populaire la majorité en France. Une instance de pilotage incarne le même paradoxe : elle réunit des gens de positions, de légitimités, de tendances différentes, pour les faire travailler ensemble à la régulation dune réforme. Une bonne régulation sortira de leur confrontation si elle est à la fois coopérative et conflictuelle. Un pilotage sans conflits cognitifs, ni affrontements idéologiques, ne saurait représenter la diversité des logiques daction et des catégories dacteurs. Les contradictions et les conflits sexprimeraient dès lors en dehors de linstance de pilotage, sans procédure de concertation.
La question cruciale du pilotage est de savoir comment dépasser différences et divergences pour trouver un compromis acceptable, qui ne soit ni mou, ni régressif. Ce pari est loin dêtre gagné, il se rejoue dans chaque contexte national ou régional, pour chaque réforme. Nous vivons plutôt une période dapprentissage institutionnel, apprentissage non pas de la négociation entre partenaires sociaux, qui est entrée dans les murs, mais du pilotage négocié, ce qui est assez différent. Il ne sagit pas alors de trouver de temps en temps un " compromis historique " qui pacifie les rapports sociaux durant plusieurs années, mais de travailler ensemble de façon intensive, pour faire réussir une entreprise complexe et dont lissue reste incertaine durant des années.
Les cultures organisationnelles senrichissent progressivement de nouveaux modèles, de nouveaux savoir-faire. Aujourdhui, les notions de direction, décision, participation, délégation, autonomie, concertation, consultation, démocratie, négociation forment un champ conceptuel assez flottant, où règne la confusion. Mais il nest pas interdit despérer quune culture du pilotage négocié des réformes évite aux nouvelles instances de pilotage crées dans divers contextes de réinventer la roue. Si lon souhaite que lécole devienne une organisation apprenante, il faut souhaiter que cet apprentissage porte aussi sur ses fonctionnements collectifs et institutionnels et se nourrissent des travaux sur la communication, la négociation, la décision, linnovation dans le monde du travail et des organisations, au-delà des références pédagogiques et didactiques. Une culture du pilotage se constituera au carrefour de la recherche et dune pratique réflexive qui engrange des savoirs daction à partir de lexpérience collective et de son analyse.
Aussi longtemps quil nexiste pas de culture commune dans ce domaine et que les règles du jeu et les représentations de la négociation sont confuses, les acteurs politico-administratifs pêchent par excès ou par défaut. Par défaut lorsquils renoncent à un pouvoir quils tiennent de la loi et des règles de la démocratie parlementaire ou directe. Cest ainsi que les finalités de lécole ne relèvent pas du pilotage dune réforme, même et surtout si ce dernier est un bon analyseur de lambiguïté des textes. Comme Meirieu le rappelle avec force, lécole devrait rester une institution, ne pas devenir un simple " service " visant la satisfaction de lusager moyen. Ses missions restent fondamentalement liées à un projet de société et le politique doit conserver - dans le respect des règles démocratiques - le monopole de lorientation des systèmes éducatifs.
À linverse, une défense rigide des prérogatives traditionnelles des ministères et de ladministration en matière de gestion ne peut que réduire à néant lespace de négociation. Il ny a pas de négociation sans partage du pouvoir, mais où sont les limites ?
Pilotage négocié et expertise
Dans un pilotage négocié, chacun peut, sil en les moyens, mobiliser ses propres experts, pour préparer ses dossiers ou affûter une tactique. Cest une figure de lexpert contemporain, mercenaire du savoir. Certains experts simaginent volontiers conseillers du Prince. Les uns lui soufflent des diagnostics et des réformes, les autres lui conseillent dhabiles stratégies de changement, tenant compte des résistances des acteurs. Dautres, par choix politique ou faute daccéder aux allées du pouvoir, conseillent lopposition ou divers groupes de pression.
Dans le pilotage négocié du changement, on peut imaginer dautres figures. Jen distinguerai trois : lévaluateur, linspirateur et le stratège.
Ces trois figures sont idéales-typiques. Les " vrais experts " impliqués dans des dispositifs de pilotage mêlent des traits empruntés aux unes et aux autres, avec une dominante. Ils ne seront utiles que sils sont à la fois impliqués et indépendants, ligne de crête bien difficile à tenir
Issus du monde de la recherche, les experts ont souvent des rapports très ambivalents à la politique. Les plus lucides font le chemin que décrit Pierre Bourdieu :
" Moi-même, jai été victime de ce moralisme de la neutralité, de la non-implication du scientifique. Je minterdisais alors, et à tort, de tirer certains conséquences évidentes de mon travail denquête. Avec lassurance que donne lâge, avec la reconnaissance aussi, et sous la pression de ce que je considère comme une vraie urgence politique, jai été amené à intervenir sur le terrain dit de la politique. Comme si on pouvait parler du monde social sans faire de politique, On pourrait dire quun sociologue fait dautant plus de politique quil croit ne pas en faire " (Entretien accordé au journal suisse Le Temps, Samedi culturel, 28 mars 1998, p. 11).
Les sociologues sont sans doute plus sensibles que dautres chercheurs aux rapports ambigus du savant et du politique. Leur discipline les empêche de croire quun expert est au-dessus de la mêlée. La question est de savoir sil peut simpliquer sans renoncer à ses outils, son identité, son rapport au savoir. Tanguy (1995) suggère que cest possible, que le rêve de pureté et dinnocence totales du scientifique nest quune forme de cécité, dès lors quil intervient dans les affaires humaines, ne serait-ce quen écrivant ce quil voit Les diverses figures de lexpert cherchent, les unes à nier cette contradiction, les autres à la vivre avec une certaine lucidité et dans une relative sérénité
Références
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Becker, H.S. (dir.) (1966) Social Problems, a Modern Approach, New York, Wiley.
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Bouvier, A. (1997) Faut-il, au sein des organisations, substituer le pilotage à lévaluation ? Lyon, Institut universitaire de formation des maîtres.
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