Source et copyright à la fin du texte

 

Intervention dans le cadre du Carrefour de la réussite au Collégial sur la " La gestion du changement ", Mont-Tremblant (Québec), 15 juin 2001

 

 

 

 

 

 

Négocier l'orientation, les conditions et
le rythme du changement, une culture à construire

 

Philippe Perrenoud

 

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2002

Sommaire

1. Pourquoi négocier ?

2. Les obstacles

3. Ce que négocier veut dire

4. Construire une culture de la négociation : entre exhortation et dispositifs innovants

Des lectures pour poursuivre la réflexion


Si l'orientation, les conditions et le rythme du changement sont imposés, les réformes échouent, soit parce que les acteurs du terrain les contestent ou les sabotent activement, soit parce que, sans s'y opposer ouvertement, ils n'en saisissent pas l'esprit et les détournent de leurs finalités. Les travaux sur l'innovation montrent qu'elle a plus de chance de succès si les acteurs sont capables de négocier l'orientation, les conditions et le rythme du changement.

La négociation n'est guère crédible lorsqu'elle surgit de façon opportuniste, simple concession pour vaincre des résistances qui resteraient insurmontables autrement. Elle n'a de crédibilité que si elle s'inscrit dans une " culture de la négociation ", construite progressivement et largement partagée par les enseignants, les chefs d'établissements, les cadres scolaires et les dirigeants du système éducatif.

Au sein des systèmes éducatifs, la construction d'une telle culture se heurte à des obstacles très importants :

1. Les syndicats d'enseignants préfèrent assez souvent attendre la réforme et la désavouer plutôt que s'associer à sa genèse et en partager la responsabilité. Leur analyse n'est pas sans fondements tactiques, mais elle dessert à moyen terme le processus de professionnalisation du métier et l'évolution du système éducatif.

2. Nombre de ministres et de hauts fonctionnaires croient encore qu'une réforme s'apparente à une guerre-éclair et que toute négociation constitue une menace d'enlisement ou reporte le changement à une date postérieure aux prochaines élections. Ce calcul n'est pas absurde, mais il sous-estime fortement le risque inverse : imposer une réforme à la hussarde et n'obtenir qu'un simulacre de changement…

3. Les cadres scolaires et les chefs d'établissements sont entre le marteau et l'enclume. Si la négociation reste centralisée, cela ne change pas grand chose localement. Les chefs d'établissement doivent expliquer à leur base que la réforme est décidée et à leur propre hiérarchie que les choses vont trop vite et ne sont pas comprises. Si une négociation est encore possible à l'échelle d'un sous-système ou d'un établissement, les responsables doivent la conduire. Ce rôle suppose une identité et des savoirs spécifiques, et une certaine prise de risques, tant à l'interne que par rapport au instances supérieures, en particulier dans les systèmes éducatifs qui concèdent une forte autonomie aux établissements en espérant qu'ils auront la sagesse de ne pas s'en servir.

Pour que se construise une culture de la négociation, il importe que chacun se déplace, prenne en charge une partie du bien commun, développe une perspective systémique, acquière des savoirs d'innovation et de négociation et adhère à des dispositifs de pilotage négocié qui exigent des compromis et de la patience.

 


1. Pourquoi négocier ?

Pourquoi négocier ? Parce qu'au sein du système éducatifs, chaque catégorie d'acteurs a le pouvoir de bloquer une réforme ou, plus subtilement, de la vider de sa substance, donc de son sens. Les enseignants détiennent plus que d'autres ce pouvoir d'inertie, tout simplement parce que tout changements important passe par une modification sensible de leurs pratiques. Même les réformes portant apparemment sur des structures - comme le remplacement de filières hiérarchisées par un système de niveaux et d'options ou la création de cycles d'apprentissage pluriannuels - sont fortement dépendantes de l'engagement des professeurs dans de nouvelles manière d'enseigner, d'évaluer, d'orienter, d'organiser leur travail, de se concerter. Quant aux réformes curriculaires, leur mise en œuvre dans les classes exige nécessairement des changements de pratiques. C'est évident pour les développements curriculaires majeurs, par exemple l'introduction de programmes centrés sur des compétences ou des approches pluridisciplinaires. L'élévation du niveau taxonomique des objectifs de formation a également des incidences fortes sur les pratiques : comment faire en sorte que les élèves apprennent à observer, raisonner, argumenter, communiquer, formuler des hypothèses ou s'organiser, sans recourir à des projets, des situations-problèmes, des démarches constructivistes et coopératives ? Mêmes une simple " mise à jour curriculaire " reste lettre morte s'il n'y a pas évolution du curriculum réel, c'est-à-dire des contenus effectifs de l'enseignement et du travail scolaire. Les modifications du système d'évaluation formelle ont eux aussi des effets sur les pratiques.

Quant à ce que j'ai appelé les réformes du 3e type (Perrenoud, 1991), elles visent directement les pratiques, par exemple un recours plus intensif aux technologies, une évaluation plus formative, un dialogue plus ouvert avec les parent, une pédagogie plus différenciée. Même si, prudemment, le système ne s'attaque pas de front à l'autonomie professionnelle des enseignants, il définit de nouveaux standards professionnels, qui obligent les enseignants à modifier leurs pratiques ou à assumer une pédagogie moins moderne ou progressiste. Même les réformes qui semblent " purement administratives " (autonomie accordée aux établissements, statut reconnu des équipes pédagogiques, transformation des modalités de contrôle du travail des enseignants) ont des incidences sur les pratiques d'enseignement et d'apprentissage.

Au bout du compte, aucune réforme du système éducatif ne réalise ses ambitions si rien ne change sur le terrain, si elle ne se traduit pas par une évolution des pratiques professionnelles. Or, comment l'administration pourrait-elle imposer de nouvelles pratiques contre l'avis de la majorité des professionnels ? Elle peut certes, en jouant sur le contrôle, les récompenses ou les sanctions, obtenir un conformisme de surface, en particulier si la fonction enseignante est mal protégée ou si le marché du travail permet de jouer les enseignants les uns contre les autres. Les administrations rencontrent alors les mêmes limites que les professeurs face aux élèves : lorsqu'on veut transformer réellement et durablement des pratiques professionnelles, on ne peut faire l'économie ni de la négociation, ni de la construction de nouvelles compétences. Il importe en outre le laisser aux acteurs une marge d'autonomie suffisante et un temps raisonnable d'appropriation du changement et de formation.

La négociation avec les praticiens apparaît donc une condition forte de leur adhésion à la transformation de leurs pratiques. Si elle n'est pas tentée ou si elle échoue, il reste la possibilité d'un coup de force, mais il ne produira qu'un simulacre de changement.

Qui dit négociation dit débat, confrontation d'idées, recherche de compromis, construction d'un consensus, chacun des acteurs faisant des concessions par rapport à ses positions et attentes initiales.

Pour la plupart, les administrations scolaires comprennent de mieux en mieux que, sans l'adhésion des enseignants, elle ne peuvent transformer le système. Certaines conservent en revanche l'illusion qu'elles pourront convaincre sans négocier. Or, expliquer, informer, menacer, séduire, former, accompagner, ce n'est pas négocier ! La négociation ne saurait se réduire à une tactique de persuasion, elle implique un véritable partage du pouvoir de décision. Dans cet esprit, une administration ou un ministère ne devraient entrer en négociation qu'avec un projet de réforme laissant la porte ouverte à divers aménagements de fond. D'une négociation réussie sortira en général un projet remanié, enrichi ou appauvri sur certains points, sans doute un peu moins cohérent, mais soutenu en contrepartie par un plus large éventail d'acteurs.

On se doute qu'un tel processus, si ce n'est pas un simulacre, n'est pas facile à mettre en œuvre et se heurte à de nombreux obstacles.


2. Les obstacles

Analyser les obstacles pourrait démobiliser. C'est pourtant la seule façon de donner quelque chance à une culture de la négociation.

Je distinguerai schématiquement trois dilemmes, qui correspondent à autant d'obstacles potentiels :

Syndicalisme versus professionnalisation

Les syndicats modernes sont des " machines à négocier ". Il peut donc paraître étonnant de les ranger au rang des obstacles. Sauf si l'on mesure que les syndicats n'ont pas vocation à négocier d'abord les réformes et les politiques de l'éducation, mais les conditions et le temps de travail, les contributions, les rétributions, les pensions, la sécurité sociale, les garanties d'emploi, les congés, la formation, la mobilité, etc. Un syndicat est fondé à ne prendre position sur les réformes et les politiques que dans la mesure où elles modifient le travail des enseignants, donc la balance entre leurs rétributions et leurs contributions au système. Dans aucun pays, les enseignants ne jugent cette balance entièrement satisfaisante. La dégradation des conditions de travail et du statut des professeurs, l'hétérogénéité croissante des publics scolaires, leur adhésion faiblissante au projet de les instruire, la montée des incivilités et de la violence, tout cela persuade une partie des professeurs que leur travail n'est pas reconnu et payé à sa juste valeur. Le rôle des syndicats est de le rappeler constamment, de saisir toute occasion de revenir sur des accords décevants, de tenter d'obtenir de nouveaux avantages pour leurs membres.

Les réformes de l'enseignement sont à cet égard des occasions à saisir, car le pouvoir institutionnel a plus que jamais, à ce moment, besoin de la coopération et de l'adhésion des enseignants. Lorsqu'une réforme se profile, on voit donc les syndicats d'enseignants " monter au créneau ", souvent avant même que la réforme ne produise le moindre effet, en affirmant qu'elle va détériorer des conditions de travail déjà insatisfaisantes, voire déplorables, accroître le stress et la fatigue, aviver les conflits avec les parents ou les élèves. Les syndicats estiment de bonne guerre de marchander leur soutien, d'utiliser les quelques mois où le processus de réforme est le plus vulnérable pour obtenir un maximum de concessions. Leur lutte se poursuivra évidemment une fois la réforme formellement adoptée, chaque fois que sa mise en œuvre demandera des efforts nouveaux des enseignants, chaque fois qu'un obstacle inattendu rendra le gouvernement dépendant de leur soutien ou au moins de leur neutralité.

Nul ne saurait s'offusquer de ce marchandage, c'est le rôle classique d'un syndicat de salariés et en général de tout groupe de pression. Est-il incompatible avec le souci du " bien public " ? Les syndicats sont-ils prêts à consentir quelques " sacrifices " pour contribuer à moderniser ou démocratiser le système éducatif ? Cette question, que les promoteurs des réformes ne manquent pas de leur poser, laisse entendre qu'un syndicat de salariés ne devrait pas être insensible à la cause des exclus, à l'injustice, aux inégalités, devrait au contraire travailler au progrès de l'école.

À cela, les syndicats les plus " purs et durs " rétorquent que leur vocation est de défendre les intérêts de leurs adhérents, ni plus, ni moins. D'autres, qui ont une coloration idéologique plus avouée et affichent des liens avec certains partis politiques prétendent se soucier du bien public, mais ils le définissent alors à leur manière, en consonance avec la réforme si l'idéologie des partis au pouvoir leur convient, en opposition plus ou moins active dans le cas contraire. Les engagements syndicaux en faveur du bien public vont rarement jusqu'à contrarier les intérêts directs de leurs membres, ce qui est tout à fait compréhensible.

Dans les pays développés, le discours syndical marie constamment deux logiques, celle du progrès du système éducatif et celle de la défense des intérêts matériels et idéologiques de leurs adhérents, dans le double registre des contributions/rétributions et du maintien d'une identité et d'une vision du métier.

Les syndicats savent que leur image publique sera plus favorable s'ils n'apparaissent pas étroitement corporatistes. Il est toujours de bonne tactique de se prétendre plus " responsable " que le gouvernement, plus soucieux que lui de la démocratie, de l'unité du système ou de la sauvegarde de la culture. Lorsque leur façon de définir le bien public coïncide comme par miracle avec les revendications des syndicats, il devient difficile de faire la différence entre la préoccupation sincère de faire progresser l'éducation et le discours creux, rideau de fumée masquant des intérêts catégoriels ou des conservatismes pédagogiques. On ne peut démêler l'écheveau qu'en examinant de près ce que demandent et ce que protègent concrètement les organisations syndicales, ce qu'elles obtiennent et ce à quoi elles renoncent.

Peut-on échapper à ce fonctionnement ? Seulement au prix d'une professionnalisation croissante du métier d'enseignant. Elle supposerait, au sens fort, que la " profession " se sente collectivement co-responsable des évolutions du système éducatif, ce qui supposerait : 1. qu'elle le souhaite, sinon unanimement, du moins de façon majoritaire ; 2. que la société et l'État sont prêts à ce co-pilotage.

La première condition est loin d'être satisfaite aujourd'hui, bon nombre d'enseignants n'ont pas, individuellement, vocation à se sentir fortement responsables du système éducatif. On peut évoquer de multiples raisons :

Pourquoi leurs syndicats iraient-ils au-delà des aspirations d'une majorité de leurs membres ? Les états-majors syndicaux prennent le risque d'être désavoués s'ils défendent trop vigoureusement le scénario de la professionnalisation. Pour entraîner le corps enseignant dans une dynamique de professionnalisation, il faudrait une conjonction durable de facteurs favorables. Or, si les gouvernements successifs et la classe politique se déclarent volontiers favorable à la professionnalisation du métier d'enseignant, ils ne font pas grand chose pour la favoriser concrètement, que ce soit dans le registre des revenus, des statuts, de la gestion des personnels

Sur le terrain des structures de gestion, du pilotage de la formation continue ou des projets d'établissements, les situations nationales sont plus contrastées, mais globalement, aucun pays n'est prêt à reconnaître à ses enseignants la moitié de l'influence qu'il concède à ses médecins. À la faveur de la crise des finances publiques et de la montée du néo-libéralisme, on assiste à une prolétarisation de la médecine plutôt qu'à une professionnalisation de l'enseignement. Les mécanismes sont classiques : volonté de réduire les dépenses et refus de partager le pouvoir avec les professionnels. Dans nombre de pays, lorsque les enquêtes internationales troublent la bonne conscience de la classe politique, on se mobilise, mais on entretient l'illusion de pouvoir rendre l'école plus efficace et plus équitable sans en payer le prix : la professionnalisation du métier d'enseignant. Les politiques de l'éducation font montre d'une extrême ambiguïté à cet égard. Elles ne font pas grand chose pour constituer les associations professionnelles en co-responsables du pilotage du système éducatif.

On doit certes éviter toute naïveté : les professions sont aussi des machines à créer ou conserver des privilèges, sans doute plus efficaces que tous les syndicats. Mais elles le font au nom du bien public, ce qui, dans une certaine mesure, les oblige à s'en soucier minimalement. L'exemple de la médecine met en évidence ces deux facettes : un engagement constructif dans les politiques de santé publique voisine avec la défense de privilèges. À défaut de payer le prix d'une véritable professionnalisation, ne va-t-on pas, dans l'enseignement, vers une forme de corporatisme négatif, qui ne donne aux enseignants aucun pouvoir de créer, mais tout pouvoir d'empêcher des réformes audacieuses ?

Autre obstacle de taille : la culture de la défiance et de la suspicion, qui pousse chacun, dans le système éducatif, à interpréter la moindre ouverture de l'autre comme une habileté purement tactique, voire un piège potentiel. Or, si nul ne prend de risques, un système social se fige.

Il n'y a donc pas lieu d'être exagérément optimiste sur les chances d'une adhésion massive des organisations d'enseignants à l'idée d'un pilotage négocié des réformes scolaires et des politiques de l'éducation. Au mieux, on oscillera de façon opportuniste entre des tentatives de pilotage négocié et des rapports de force classiques, sachant que l'oscillation dépend notamment de l'issue des affrontements, à l'intérieur des syndicats, entre leaders acquis au pilotage négocié et militants de la lutte pure et dure.

Électoralisme versus politique à long terme

En principe, le gouvernement et le parlement sont l'expression d'une volonté populaire, du moins dans une véritable démocratie. Les élections fondent leur légitimité à développer une politique de l'éducation et adopter des réformes du système de formation. Pourquoi les élus devraient-ils négocier avec les enseignants alors qu'ils ont démocratiquement acquis le droit de mettre en œuvre leur programme ?

Certes, les gouvernements modernes ne cessent de négocier. Mais ils ne négocient qu'avec les groupes de pression assez puissants pour saboter leur politique, aussi légitime soit-elle en droit. Gouverner, c'est négocier, mais pas au nom du droit de chacun d'être associé à la genèse des réformes qui le concernent. Ce droit, sauf dans une démocratie directe, a été honoré au moment des élections. Non, la négociation est affaire de " Real Politik ".

S'ils sont unis, les enseignants peuvent constituer un puissant lobby. Mais souvent, ils ne font l'union que sur des revendications matérielles et catégorielles. Ils se divisent au contraire sur les programmes, l'évaluation, la participation des parents, la gestion des établissements. Les aspirations des parents ne sont pas plus homogènes.

S'il travaille à court terme, un gouvernement peut donc ne négocier avec les enseignants que lorsqu'il n'a pas le choix, compte tenu du rapport de forces. S'il raisonne à plus long terme, un gouvernement qui veut vraiment changer l'école peut choisir d'ouvrir plus largement la négociation, estimant que c'est une bonne stratégie d'innovation, une méthode régulière de travail, non un ultime recours.

L'ennui, c'est que la vie politique oblige à obtenir des " résultats " à court terme. Il importe qu'une réforme annoncée soit bien amorcée, proclamée en bonne voie, voire achevée avec succès lorsque approchent les prochaines élections. Seul un gouvernement assuré de rester au pouvoir dix ans ou davantage peut se permettre de transformer patiemment le système éducatif. Dans ce cas, une vraie négociation peut être envisagée, une construction commune prenant le temps d'une confrontation pacifique entre les divers acteurs et de la recherche de compromis équitables et durables.

Cela arrive, parfois, dans l'histoire d'une société. Il ne suffit pas cependant qu'un gouvernement fasse de facto preuve de longévité. Il faut qu'il en soit relativement assuré d'avance, sans quoi il sera fortement tenté d'afficher des résultats à court terme. Le temps lui manquera alors pour négocier. Un gouvernement fraîchement élu doit " battre le fer pendant qu'il est chaud ", amorcer des réformes dès son arrivée au pouvoir, dans l'espoir d'en recueillir les fruits en l'espace d'une législature. Il préférera une décision rapide et peu négociée, en envisageant de faire des concessions tactiques au moment de la mise en œuvre, pour satisfaire les principaux lobbies susceptibles de le mettre en échec. Cette façon opportuniste de " lâcher du lest " pour se concilier les adversaires les plus redoutables, de renoncer aux composantes de la réforme qui provoquent le plus de protestations, d'étaler le calendrier pour diluer les résistances, conduit en général à édulcorer et affaiblir la réforme. Elle passe, mais il en reste peu de choses !

De tels marchandages, politiciens et sélectifs, ne sont pas assimilables à un pilotage négocié. Un vrai dispositif de pilotage négocié s'instaure dès le début d'un processus de réforme, n'exclut aucun des principaux acteurs concernés et fonctionne sur le mode d'un contrat moral, d'une forme de solidarité pour traiter et résoudre tous les problèmes, en amont aussi bien qu'en aval de la décision politique formelle.

Paix intérieure ou prise de risques ?

Le troisième obstacle à une négociation des réformes scolaires tient au flou actuel de ce qui est censé être décidé au centre du système et de ce qui peut et doit l'être au niveau des collectivités territoriales (commissions scolaires, académies, districts) et surtout des établissements.

Sur ce point, les structures nationales sont fort diverses. Dans certains pays, l'établissement n'est qu'un site, un lieu de stricte application de la loi commune, sans personnalité juridique, sans marge de manœuvre, financière, sans capacité d'auto-organisation, sans autonomie curriculaire. À l'autre extrême, un établissement reçoit une enveloppe budgétaire en échange de prestations définies, qu'il réalise à sa guise.

La négociation des réformes scolaires prend des visages différents selon qu'on se rapproche du premier ou du second de ces pôles. Lorsque l'établissement n'a qu'une faible autonomie, il n'y a quasiment rien à négocier localement, sinon des stratégies informelles de défense contre les injonctions au changement venues du centre ou des stratégies de placement sur le marché de la réforme, par exemple le choix de devenir un " établissement phare " et d'obtenir en échange le soutien du ministère et des moyens supplémentaires.

Dans le second cas, la réforme passe par un calcul. L'établissement se transforme parce que ses dirigeants estiment que c'est son intérêt bien compris. C'est ce qu'on observe dans le secteur commercial, régi par les lois du marché, et parfois dans l'enseignement supérieur, où il suffit de moduler les conditions de subventionnent ou de reconnaissance des programmes pour infléchir sensiblement les offres d'enseignement.

La plupart des systèmes éducatifs se situent entre ces extrêmes, avec une tendance à la décentralisation et à l'accroissement de l'autonomie des établissements, ce qui revient à leur déléguer une partie des négociations.

On peut dès lors imaginer des réformes à deux, voire trois étages. Au premier niveau, il s'agit de définir un cadre à la fois contraignant et ouvert. Contraignant parce qu'une fois adopté à l'échelle nationale, il s'imposera aux pouvoirs organisateurs régionaux et locaux et aux établissements. Ouvert si les acteurs nationaux la sagesse de ne pas tous décider et de laisser des marges de manœuvre aux autres niveaux du système.

Il reste à poursuivre les négociations au second niveau, celui des pouvoirs organisateurs régionaux ou locaux, des académies en France, des commissions scolaires au Québec. Il s'agit alors de décider de ce que le cadrage national laissait indéterminé, si possible en laissant encore une marge d'autonomie aux établissements. C'est à l'échelle de ces derniers que se négociera ce qui reste encore décidable. une fois pris en compte les cadrages successifs des niveaux supérieurs.

Ce schéma, assez simple sur le papier, est en vigueur dans les pays fédéralistes, comme dans de grandes organisations publiques ou privées. En éducation, il fonctionne ici ou là dans le registre de la gestion budgétaire, mais il est plus long et difficile à mettre en œuvre à propos des réformes du système éducatif.

Les gouvernements sont assez souvent ambivalents, ce qui n'a rien de surprenant :

Les régions comme les établissements ne sont pas moins ambivalents :

Qui ne voudrait avoir tous les avantages de la décentralisation sans les risques ? L'ambivalence est donc explicable, mais lorsqu'elle s'installe, elle fait obstacle au pilotage négocié.

 

 
3. Ce que négocier veut dire

Il importe de ne pas se payer de mots. On peut à bon compte prétendre qu'on négocie, alors qu'on se borne à informer, associer, consulter. C'est évidemment déjà mieux qu'une décision autoritaire et solitaire, mais la négociation n'existe pas s'il n'y a aucun partage du pouvoir, si l'autorité se borne à expliquer et écouter, s'en être aucunement liée par le débat. Négocier suppose une table de négociation, des règles, un calendrier, un dispositif, des droits égaux.

Comment savoir si l'on se trouve dans une véritable négociation ou pris dans un habile simulacre ? Il n'est pas inutile de construire un certain nombre d'indicateurs, qui permettent de savoir si l'on a affaire à une négociation digne de ce nom. On peut utiliser ces indicateurs en amont, comme conditions préalables d'une négociation équitable. Ou en cours de route, voire dans l'après-coup, comme grille de lecture du processus.

Sans prétendre à l'exhaustivité et sachant qu'il faut les adapter aux divers contextes nationaux et institutionnels, en voici quelques-uns qui me paraissent pertinents :

  1. La négociation suit un certain nombre de règles du jeu elles-mêmes concertées, puis mises par écrit, qui définissent une forme de contrat.
  2. La négociation est engagée à un moment où les échéances sont assez éloignées et n'empêchent pas la construction d'un accord. Les acteurs se donnent un calendrier raisonnable et s'efforcent de s'y tenir.
  3. Le problème est posé de façon ouverte, le diagnostic qui justifie une réforme est mis en débat, chacun a le droit de formuler des interprétations et des hypothèses de solution.
  4. Personne n'entre en négociation avec l'unique détermination de convertir les autres à ses convictions, sans envisager de se déplacer vers un compromis.
  5. Si l'un des partenaires est lié par un mandat ou des règles qui limitent sa liberté de manœuvre dans la négociation, il les annonce au départ.
  6. Les acteurs engagés dans la négociation disposent de toutes les informations requises pour poser correctement les problèmes, saisir les enjeux et imaginer diverses solutions.
  7. Ils peuvent solliciter librement des ressources externes, des informateurs ou des experts. Ils disposent à cet effet d'un budget raisonnable.
  8. Chacun s'engage à ne pas se retirer de façon unilatérale avant l'issue des négociations, sauf pour des raisons graves et imprévisibles, dont la difficulté d'avoir gain de cause ne fait pas partie).
  9. Chacun s'engage à ne pas faire intervenir dans la négociation des arrangements conclus ailleurs ou des arbitrages rendus par une instance supérieure.
  10. Chacun a le droit et le temps, sur les orientations majeures, de consulter les milieux qu'il représente
  11. Il existe une mémoire écrite des arguments des uns et des autres et des accords partiels.
  12. Le résultat final de la négociation est consigné par écrit, avec mention des positions minoritaires, puis rendu public.

Il est rare que ces conditions puissent être toutes réunies. Toutefois, si très peu d'entre elles le sont, la conclusion est évidente : il n'y pas de négociation, seulement un simulacre et des abus de langage !

 


4. Construire une culture de la négociation :
entre exhortation et dispositifs innovants

Culture de l'évaluation, dit-on. Alors pourquoi pas culture du débat, de la concertation ou de la négociation ?

Ces expressions font fortune et facilitent les effets de mode et le prêt-à-penser. Mais on peut y recourir néanmoins pour désigner ce qui, dans une culture politique, une culture administrative, une culture professionnelle, " tourne autour " d'un concept et des dispositifs qui lui sont associés, ici la négociation. Il faut bien penser et nommer des pratiques sociales, des règles, des phases, des méthodes, des critères, des dispositifs, des risques, des atouts, des outils relatifs à la négociation.

Dans les sociétés ou les organisations autoritaires, la culture de la négociation fait défaut. Elle est au contraire fort développée dans les sociétés ou les organisations qui font appel au partenariat, à la cogestion, à la concertation, à la décision commune. Dans les systèmes éducatifs, la culture de la négociation apparaît encore assez pauvre, que ce soit dans les classes, dans les établissements, dans les administrations scolaires et dans le système éducatif pris comme un tout.

On ne développera pas une culture de la négociation par décret ou par exhortation. Il n'est certes pas inutile de proposer des arguments, qui permettent de se représenter concrètement un processus de pilotage négocié, d'en saisir les avantages et les risques. Mais le discours rationnel ne convaincra que ceux dont il rejoint les intuitions, l'expérience, le rapport au système, aux organisations, au changement.

Pour d'autres, le passage à la négociation représente une petite " révolution culturelle ". Elle peut s'opérer lentement, au gré d'expériences positives, ou plus brutalement, lorsque des contraintes externes imposent un apprentissage rapide de la négociation.

Ces deux sources d'évolution sont probablement complémentaires. Mieux vaudrait que l'expérience et la réflexion sur l'expérience modifient progressivement les représentations. Mais le propre d'une culture autoritaire est d'empêcher l'expérimentation de nouveaux modes de décision. C'est pourquoi il n'est pas absurde d'envisager que le cadrage national d'une réforme impose que la négociation s'organise à l'échelle des régions et des établissements, fixe des règles et des calendriers, offre des médiations et annonce une intervention régulatrice si telle région ou tel établissement ne jouent pas le jeu.

C'est probablement au centre du système qu'on comprendra le plus vite qu'il faut négocier les réformes scolaires pour les faire réussir. Sans doute parce que les limites du modèle autoritaire ou du modèle du souk apparaîtront plus clairement. Et aussi parce que le centre du système éducatif est moins directement au contact des résistances au changement et affronte le problème de façon moins passionnelle, plus théorique ou rhétorique. Il n'est donc pas vraiment paradoxal que la culture de la négociation vienne du centre et du sommet de l'édifice…

Si les acteurs nationaux comprennent qu'ils ne doivent pas tout fixer à leur niveau, il leur reste à garantir que la négociation se poursuivra aux autres niveaux, dans une certaine continuité des forces en présence et du contrat de négociation, en empêchant que le pouvoir de décider de ce qui reste encore décidable ne soit confisqué par les cadres, les parents ou les enseignants. Ce qui peut engendrer des réformes nationales d'un nouveau genre : quelques éléments clés incontournables quant au contenu de la réforme et des prescriptions précises sur la nécessité et la façon de poursuivre la négociation à l'échelle des régions et des établissements. Le centre deviendrait garant de négociations décentralisées des réformes scolaires à l'intérieur d'un cadre national laissant ouvertes de nombreuses décisions portant sur les contenus, l'organisation du travail, l'évaluation, etc.

De telles stratégies ne suffiront pas et peuvent même faire des dégâts si elles ne vont pas à la rencontre d'une culture de la négociation construite "par le bas ", dans les régions et dans les établissements. On ne peut la décréter, mais on peut la favoriser par la formation des cadres scolaires, les mesures propices à la professionnalisation du métier d'enseignant, un statut des établissements leur permettant d'assumer de vraies responsabilités (Gather Thurler, 2000). En amont, il reste à partager l'analyse : aussi longtemps qu'on imagine pouvoir commander un système éducatif comme une armée, pourquoi inventerait-on des dispositifs et développerait-on des compétences de négociation ?

 


Des lectures pour poursuivre la réflexion

Gather Thurler, M. (1998) Rénovation de l'enseignement primaire à Genève : vers un autre modèle de changement. Premières expériences et perspectives, in Cros, F. (dir.) Dynamiques du changement en éducation et en formation. Considérations plurielles sur l'innovation, Paris, INRP, pp. 229-257.

Gather Thurler, M. (1998) Savoirs d'action, savoirs d'innovation des chefs d'établissement, in Pelletier, G. (dir.) Former les dirigeants de l'éducation. L'apprentissage par l'action, Bruxelles, Bruxelles, De Boeck, pp. 91-129.

Gather Thurler, M. (1998) Vers une autonomie accrue des établissements scolaires. Les nouveaux défis du changement, in Pelletier, G. et Charron, R. (dir.) Diriger en période de transformation, Montréal, Éditions AFIDES, pp. 103-120.

Gather Thurler, M. (2000) L'innovation négociée : une porte étroite, Revue française de pédagogie, n°130, janvier-mars, pp. 29-43.

Gather Thurler, M. (2000) Diriger pour transformer l'établissement scolaire, in Tilman, F. et Ouail, N. (dir.) Piloter un établissement scolaire. Lectures et stratégies de la conduite du changement à l'école, Bruxelles, de Boeck, pp. 187-215.

Gather Thurler, M. (2000) Au-delà de l'innovation et de l'évaluation : instaurer un processus de pilotage négocié, in Demailly, L. (dir.) Évaluer les politiques éducatives. Sens, enjeux, pratiques, Bruxelles, De Boeck, pp. 181-195.

Gather Thurler, M. (2000) Innover au cœur de l'établissement scolaire, Paris, ESF.

Gather Thurler, M. (2001) Le projet d'établissement dans l'enseignement primaire genevois : des croyances aux pratiques, Politiques d'éducation et de formation, " Le projet d'établissement : mythe ou réalité ? ", no 1, pp. 57-69.

Gather Thurler, M. (2001) L'autonomie des établissements d'enseignement, difficile, mais indispensable, Le Point en administration scolaire, n° 3, vol. 3, pp. 27-31.

Gather Thurler, M. (2001) Le projet d'établissement : quelques éléments pour construire un cadre conceptuel, in Pelletier, G. (dir.) Autonomie et décentralisation en éducation: entre projet et évaluation, Montréal, Université de Montréal/AFIDES, pp. 81-93.

Gather Thurler, M. (2002) L'autoévaluation de l'établissement scolaire comme moteur du changement, in Bois, M. (dir.) Les systèmes scolaires et leurs régulations, Lyon, CRDP, pp. 31-49.

Gather Thurler, M. et al. (1999) Quatre ans d'exploration pour construire une réforme sur le terrain, Genève, Enseignement primaire, Groupe de recherche et d'innovation.

Perrenoud, Ph. (1990) La formation équilibrée des élèves, chimère ou changement du troisième type ?, C.O. Informations (Genève), novembre, n° 8, pp. 16-41.

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