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Préface à Annelise Rotenberger " La rénovation de l'enseignement primaire. Le cas genevois ", Genève, Cahier n° 98 de la Section des sciences de l'éducation, 2002.

 

 

 

 

 

 

Face au changement : Juliette, Jacques,
Lucie, Gaëlle, Anouck et les autres

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2002

Les prénoms sont fictifs, mais les personnes sont vraies, au double sens de l'expression : elles existent et elles sont authentiques, attachantes, vivantes. Leurs propos contrastent heureusement avec le simplisme des débats médiatiques sur l'école. Ils prouvent qu'il n'y a pas, face à la rénovation de l'enseignement primaire, comme à toute réforme d'envergure, d'un côté des partisans inconditionnels du changement, de l'autre des réfractaires frileux ou rigides.

La recherche d'Annelise Rotenberger, conduite dans le cadre de son mémoire de licence en sciences de l'éducation, fait voler en éclats l'image d'un corps enseignant coupé en deux. Les dix enseignants interviewés pratiquent la nuance, le doute méthodique. Pour que ce cahier garde une dimension raisonnable, cinq portraits seulement ont été retenus, ceux de Juliette, Jacques, Lucie, Gaëlle et Anouck. Quatre femmes, un homme, c'est la proportion qu'on observe à l'échelle du corps enseignant primaire genevois.

Qu'ils soient cinq ou dix n'a guère d'importance : de cette recherche qualitative, nul ne peut tirer de conclusions quant aux proportions dans lesquelles les diverses opinions émises sont représentées dans le corps enseignant. Pourtant, les propos des interviewés, que ce cahier restitue de façon très impartiale et précise, me paraissent très représentatifs des enseignants primaires genevois : des professionnels qui aiment leur métier, y réfléchissent et ne se laissent pas enfermer dans des slogans.

 

Un professionnalisme prudent

Les enseignants dont cette recherche dresse le portrait n'ont pas le même âge, ils n'ont pas vécu les mêmes expériences, ils n'entretiennent pas le même rapport à la rénovation. Les uns ont participé à l'exploration dès 1994, d'autres sont restés en dehors et n'ont été véritablement concernés qu'au moment de l'extension. Par-delà la singularité des parcours et des réflexions, l'on discerne un trait commun : une forme de réalisme, le refus de la pensée magique, le sentiment que, si les problèmes sont indéniables et appellent des changements, il n'y a aucune solution miraculeuse. Une sorte de " pragmatisme " qui ne rejette pas les idées nouvelles, mais veut les mettre à l'épreuve des faits.

Supprimer les notes ? Travailler en cycles ? Coopérer avec les collègues ? Oui, mais… Ce " mais " n'est pas un refus d'entrer en matière, mais l'expression d'une certaine prudence, fondée sur l'expérience de la complexité. Les enseignants ne croient pas que les problèmes de l'école admettent des solutions simples et définitives.

Le cahier d'Annelise Rotenberger le démontre : les enseignants ne sont pas des imbéciles, prêts à acheter les yeux fermés n'importe quelle innovation pour peu qu'on l'enrobe dans quelques formules séduisantes. Ils se posent des questions. Ils savent que si l'école doit changer, ce n'est pas parce qu'elle ne fait rien de bon, mais parce que les attentes de la société montent plus vite que le niveau de formation. L'école peut et doit mieux faire, beaucoup d'enseignants le reconnaissent et n'ont pas attendu l'enquête PISA pour s'en préoccuper. À la recherche de méthodes plus justes et efficaces, ils acceptent de réfléchir aux programmes et aux objectifs, à la structuration du cursus en étapes annuelles ou pluriannuelles, à la concertation entre professionnels, au rôle de l'évaluation, à la façon de faire face aux différences, à la place des parents.

Ce cahier est bienvenu au moment où certains, qui prétendent s'exprimer au nom de tous les enseignants, affirment qu'il suffit de rétablir la dictée, les punitions et de maintenir les notes pour répondre aux défis qu'affronte le système éducatif. Chaque portrait en témoigne : les enseignants primaires savent que les problèmes sont bien plus complexes, qu'il faut tenir compte de nombreux facteurs contradictoires.

Qu'ils soient en fin de compte plutôt adversaires ou plutôt sympathisants de la rénovation en cours de l'école primaire importe moins que leur commune appartenance à la majorité &endash; hélas trop silencieuse &endash; des professionnels qui se posent des questions et ne disent pas qu'il n'y a qu'à revenir à l'école d'antan.

 

Le niveau baisse…

Ces paroles de professionnels sont salutaires et constructives en ces temps où les " antipédagogues ", qui se posent indûment en derniers défenseurs du savoir et de l'autorité, dénoncent violemment les réformes du système éducatif. Elles sont soupçonnées de " défaire l'école ", sinon délibérément, du moins par leur engagement aventureux dans toutes sortes d'innovations qui seraient décidées à la légère, déstabiliseraient parents et enseignants et provoqueraient la fameuse - et inexistante ! - baisse du niveau.

Comment en est-on arrivé là ? L'explication est d'une simplicité confondante : les dirigeants du système éducatif, aussi bien que les enseignants, seraient sous la coupe des " pédagogistes ", chercheurs en éducation ou innovateurs qui n'auraient pas les pieds sur terre et exerceraient sur les professionnels une influence aussi irresponsable que délétère.

Il est souhaitable et légitime de débattre démocratiquement, tant du contenu et des objectifs des réformes que de leur mise en oeuvre. Cela n'autorise pas la mauvaise foi qui nourrit certaines critiques. On prête aux pédagogues et aux réformateurs des intentions absurdes. Qu'on en juge :

  1. On les soupçonne de tourner le dos aux savoirs alors que leur seul moteur est de permettre au plus grand nombre possible de se les approprier.
  2. On accuse les réformes de faire baisser le niveau alors qu'elles partent justement du constat qu'il n'est pas suffisant et doit s'élever.
  3. On reproche aux réformes en cours des " dégâts " dont elles ne sauraient être tenues pour responsables, puisqu'ils grèvent des générations formées avant leur mise en œuvre.
  4. On met toutes les réformes dans le même sac, alors qu'elles diffèrent par leurs ambitions, leur contenu, leur démarche.
  5. On fait des innovations la cause des problèmes, alors qu'elles sont des tentatives d'y remédier.
  6. On oppose la pédagogie aux savoirs alors qu'elle n'est que la quête des moyens d'instruire ceux qui n'ont pas l'héritage culturel propice aux apprentissages scolaires.
  7. On dénonce les réformes soucieuses de démocratisation au nom d'une vision élitiste de la démocratie.
  8. On se moque de ceux qui cherchent à donner du sens au travail scolaire et aux savoirs, alors que tous les élèves ne trouvent pas dans leur environnement des raisons d'adhérer au projet de les instruire.
  9. On fait de " l'enfant au centre ", formule certes un peu courte, un plaidoyer pour l'enfant-roi et la dictature de ses caprices, alors qu'il s'agit de se centrer sur les processus d'apprentissage de chacun et sur les obstacles qu'ils rencontrent.
  10. On prête aux défenseurs des cycles d'apprentissage le respect inconditionnel du rythme de chaque élève, alors qu'il s'agit simplement de tenir compte des différences.
  11. On associe pédagogie et laxisme, alors que tous les grands pédagogues ont insisté sur l'importance de la règle.
  12. On caricature le constructivisme en feignant de croire qu'il existe des enseignants ou des chercheurs qui pensent que les enfants peuvent réinventer tous les savoirs.
  13. On feint de croire que renoncer aux notes, c'est renoncer aux exigences et à toute évaluation.

La liste n'est pas exhaustive, mais elle suffit à montrer que s'il y a un niveau qui baisse, c'est celui du débat sur l'école. Le système éducatif et ses réformes ne font jamais l'unanimité. La démocratie consiste à débattre. On pourrait souhaiter toutefois que les ardents défenseurs du savoir respectent l'esprit et la lettre des textes qui définissent ou défendent les réformes.

Le cahier d'Annelise Rotenberger donne la parole à des enseignants qui n'interviennent pas dans l'espace public. Ils ne parlent que pour eux. Écoutons les : chacun dément à sa manière la lassitude des acteurs face à l'innovation, aucun ne nie les problèmes, ne méprise les réformes proposées, ne diabolise leurs auteurs. Ils entrent en réflexion et en discussion, en prennent et en laissent, posent des conditions, exigent des clarifications, demandent qu'on fasse confiance à leur jugement professionnel.

 

Le flou accentue les clivages

Au-delà de la mise en évidence d'une parole professionnelle mesurée et fondée sur l'analyse des faits, ce cahier a le mérite de décrire, textes à l'appui, un moment important de l'histoire récente de l'école genevoise, de donner à voir les difficultés des réformes, les ambivalences des autorités, la tentation de minimiser les conflits en édulcorant les idées et en laissant se diluer les dynamiques de changement.

La recherche ne porte pas sur les mécanismes de décision. Elle analyse la façon dont les enseignants de " la base " se représentent la réforme. Ce faisant, elle ne peut que mettre en évidence le flottement qui caractérise le discours de l'institution depuis 1999, la difficulté qu'ont les enseignants à savoir précisément en quoi consiste le changement, qu'il s'agisse de ses fondements conceptuels ou de sa traduction concrète sur le terrain. Comme le montre Annelise Rotenberger, ce flou accentue d'inutiles clivages au sein du corps enseignant.

Quand bien même il apparaît centré sur Genève et la rénovation de son école primaire, ce cahier rejoint les conclusions des recherches sur l'innovation dans les pays développés les plus divers. Il confirme que les réformes dépendent de ce que les enseignants en pensent. Cela interdit aussi bien l'optimisme délirant que le pessimisme cynique. Et cela justifie une stratégie raisonnable : discuter, négocier, se servir de la recherche et de l'expérience pour progresser dans l'identification des problèmes et la recherche des solutions.

En conduisant sa propre recherche aussi bien qu'en donnant la parole à ses collègues, Annelise Rotenberger contribue à développer la figure du praticien réflexif, seul espoir de changer la façon de changer l'école.

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