Mobiliser les gens d'école
en faveur de l'éducation à la
santé ?
Philippe
Perrenoud
Faculté de
psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
2003
La santé n'a jamais été
totalement absente de l'école. Mais faire de
l'éducation à la santé une pratique courante
dans le cadre scolaire élargit le curriculum, diversifie les
intervenants, exige parfois des dispositifs didactiques nouveaux ou
des partenariats entre gens d'école et gens de la
santé.
Les services de santé sont chargés
de ce mandat, mais ils ont besoin de la coopération des
enseignants et des établissements scolaires. Même si
cette coopération est requise par les textes, elle ne prendra
réellement effet que si les acteurs dont elle dépend
sont personnellement convaincus de son utilité. Certains
établissements souhaitent spontanément une contribution
des spécialistes de la santé, d'autres l'accueillent
volontiers, reconnaissant qu'elle répond à un besoin,
d'autres encore répondent mollement ou font carrément
la sourde oreille. À l'intérieur de chaque
établissement, on trouve la même gamme
d'attitudes.
Les services de santé sont assez souvent
demandeurs d'une plus forte coopération et développent
des stratégies pour gagner les écoles et les
professeurs à leur cause, leur demandant donc d'innover et
d'entrer dans une démarche concertée.
Si cela allait de soi, il ne serait pas
nécessaire d'y réfléchir. Tous les acteurs se
rejoindraient rapidement sur l'évidence du besoin et des
réponses proposées. La réalité est moins
rose. Il faut donc trouver non seulement comment " entrer dans
la place ", mais gagner des coopérations et construire
des partenariats.
Sans prétendre faire le tour du
problème, les pages qui suivent proposent trois
listes :
- Dix idées de base sur
l'innovation.
- Dix-huit raisons d'hésiter à
coopérer.
- Quatre raisons d'espérer.
Dix idées de base
sur l'innovation
- La résistance au changement est
rarement irrationnelle, même si ses raisons ne sont pas
toutes lisibles ou avouables.
- Personne ne détient le monopole du
cur ou de l'intelligence, personne ne peut prétendre
définir à lui seul le bien de l'enfant ou le bien
commun. Tout se discute.
- On ne change pas tout seul. Chacun est pris
dans des loyautés, des solidarités, des
interdépendances qui l'obligent parfois à choisir
entre innover et s'isolant ou rester intégré
à condition ne pas s'écarter des pratiques
courantes.
- Le changement est " mouliné "
par les rapports de force et les logiques d'action en vigueur, il
ne constitue pas une sphère à part, mais
interfère avec les jeux et enjeux déjà
là.
- Le changement est affaire de
représentations sociales de ses raisons, de son sens, de
ses avantages et de ses coûts, de ses conditions,
représentations dans la genèse desquelles les
conversations jouent davantage que les textes.
- Le contenu du changement importe, mais tout
autant le pouvoir ou l'autonomie qu'il donne ou soustrait, le
degré d'initiative et d'empowerment des
acteurs.
- L'innovation se marchande, la
coopération est " monnayée " contre des
avantages pratiques ou symboliques. Il faut donc
réfléchir aux contreparties, se demander comment
ceux dont on souhaite la coopération vont y trouver leur
compte.
- Nul ne peut innover à la place des
praticiens, du moins si l'on veut changer les pratiques et pas
uniquement les textes et les structures.
- La stratégie de communication importe,
car il y a des malentendus à lever, des craintes à
calmer, des concepts à expliquer. Mais la séduction,
la persuasion, l'argumentation ne suffisent pas. Il faut aussi
négocier, rechercher de vrais compromis entre des
intérêts ou des visions contradictoires.
- Une stratégie de communication et de
négociation commence par un effort de décentration,
la tentative de comprendre le point de vue de l'autre et la
résolution d'en tenir compte, au moins en
partie.
Dix-huit raisons
d'hésiter à coopérer
- Craintes devant l'irruption de nouveaux
acteurs, des " inconnus dans la maison ", dotés
d'autres valeurs, d'autres savoirs, d'autres évidences,
d'autres façons de penser, de travailler. Cette crainte
s'accroît lorsqu'il s'agit de professionnels
qualifiés et formés à d'autres métiers
de l'humain.
- Résistance à la posture
normative des préventistes lorsqu'ils développent
des prescriptions que la plupart des adultes et un bon nombre
d'enseignants et de soignants ne respectent pas :
" Faites comme je dis, pas comme je fais
"
n'est jamais crédible. Aucune prescription n'est prise au
sérieux si elle ne laisse pas une marge
d'interprétation et de déviance.
- Résistance à la conception
envahissante de la santé, à l'extension du concept
à toute la vie. Lorsqu'on dit (Charte d'Ottawa) que la
santé est " la mesure dans laquelle un individu
peut, d'une part, réaliser ses ambitions et satisfaire ses
besoins, et, d'autre part, évoluer avec le milieu ou
s'adapter à celui-ci ", on définit
l'éducation et la culture en général. De
même que lorsque le cadre conceptuel de l'ODES avance que
" la santé est conçue comme la
capacité d'un individu ou d'un groupe à
réaliser ses aspirations à changer ou à
s'adapter à son environnement ; comme ressource pour
la vie quotidienne, avec un accent porté sur les
compétences sociales et personnelles aussi bien que
physiques ". Une définition aussi extensive
brouille les cartes et paraît
impérialiste.
- Résistance à la tendance
à dramatiser que manifestent les spécialistes d'un
domaine sensible (la santé, les déchets, la
violence, la sécurité routière, les accidents
domestiques, la toxicomanie, les comportements sexuels, la culture
religieuse, les droits de l'homme, l'égalité des
sexes, le respect des minorités, la lutte contre le
racisme). Chacune de ces causes est légitime, mais se prend
pour le centre du monde.
- Agacement face à ceux qui voient
l'école comme une " réserve
d'élèves ", un public captif plus facile
à atteindre dans ce cadre qu'en passant par la rue ou la
famille. Si la prévention fonctionnait sur le mode de
" l'école du dimanche ", elle ne toucherait que
les convertis
Tous les " entrepreneurs moraux "
voient donc l'école comme la voie royale et parfois unique
pour " faire passer " leur message à la jeunesse.
Les enseignants se défendent contre ce qu'ils vivent comme
un détournement du rôle de l'école et une
menace pour son indépendance.
- Résistance au grignotage du curriculum
et du temps de travail avec les élèves par toutes
sortes d'actions de prévention et d'éducation,
d'autant que ceux qui les portent n'ont pas une vision de
l'ensemble des missions de l'école.
- Refus d'accroître la surcharge du temps
scolaire et des programmes, surcharge qui elle-même ne
contribue pas à la santé. Peut-être serait-il
plus crédible que l'éducation à la
santé passe par d'autres pratiques, une autre organisation
du temps et des activités, plutôt que par des
discours.
- Agacement devant la prétention ou la
naïveté pédagogiques de certains
spécialistes de la santé qui tardent à
comprendre que les enfants et les adolescents résistent,
s'accrochent à leurs représentations et à
leurs habitudes ou ne veulent pas faire l'effort
requis.
- Réticence face aux des
" étoiles filantes " et aux
" coucous ", à ceux qui empruntent une structure
existante sans payer le prix de la continuité, du
vivre-ensemble, du travail d'institution, des hauts et des
bas.
- Sentiment de supporter la relation avec les
élèves et les familles dans toutes ses dimensions,
alors que les autres intervenants ne vivent que la meilleure
part.
- Sentiment de concurrence
déloyale : parler aux adolescents de leur vie (sexe,
alimentation, sommeil, sport, drogue, souffrances) est autrement
plus impliquant que de leur parler du Second Empire, de la
géographie des échanges énergétiques
ou des polynômes.
- Crainte face au surinvestissement en temps,
travail et risque qu'impliquent le partenariat avec les acteurs de
la santé et le développement de projets communs,
alors que la surcharge est déjà là, que
nombre d'enseignants et de cadres scolaires ont l'impression
d'arriver tout juste à accomplir leur mandat de base.
Crainte de mettre le doigt dans un engrenage, d'être de fil
en aiguille poussé à investir plus qu'on ne
voulait.
- Crainte d'un accroissement des tensions avec
les familles, dans la mesure où la santé de leurs
enfants est aussi leur affaire (alimentation, sport, fumée,
alcool, TV) et les normes de l'école ou des
spécialistes de la santé entrent en conflit avec les
habitudes et les valeurs d'une partie des familles. L'interdiction
de la démarche " Objectif grandir " en
témoigne.
- Malaise face à des
problématiques non strictement disciplinaires.
L'éducation à la santé n'est pas seulement de
la biologie appliquée. Quelles sont les autres disciplines
concernées ? La philosophie, l'éducation
physique, sans doute. Et encore ? Malaise aussi face aux
démarches pédagogiques pertinentes : travail
par projets, centre d'intérêts et problèmes,
référence aux pratiques sociales, travail sur des
valeurs et des visions du monde.
- Menace sur l'individualisme des
enseignants : la santé communautaire renvoie à
une idéologie de la communauté qui n'est pas
dominante dans l'école, même si le thème des
" communautés éducatives " est à la
mode.
- Sentiment d'être embarqué dans
des collaborations contraintes, décidées par les
directions générales ou les directions
d'établissement, sans négociation.Aucun partenariat
ne peut se faire contre les directions, mais à elles
seules, elles ne peuvent mobiliser des énergies suffisantes
pour s'investir concrètement dans des actions
éducatives concertées.
- Impression de décalage, voire de
conflit, entre les priorités des préventistes,
celles des autres acteurs de même type et celles des
enseignants. L'école est au four et au moulin,
confrontée à des lobbies qui estiment tous
que leur préoccupation est insuffisamment prise en
compte.
- Pression supplémentaire dans un
contexte déjà tendu : débats sur les
réformes, enquêtes internationales de type PISA, et
développement galopant d'une évaluation
institutionnelle, restriction des moyens.
Bien entendu, on ne rencontre pas toutes ces
résistances dans chaque établissement, ce n'est qu'un
aide-mémoire des obstacles possibles à une
coopération ambitieuse. Sans doute y en a-t-il
d'autres.
Quatre raisons
d'espérer
En dépit des difficultés
soulevées, on peut voir plusieurs raisons
d'espérer :
- Une partie des gens d'école ont
déjà, spontanément ou en collaboration avec
les gens de la santé, reconnu l'importance de cette
dimension de l'existence et ses liens avec les apprentissages et
la réussite scolaires. Ce sont des alliés, qui
peuvent convaincre et mobiliser leurs collègues à
partir d'une expérience commune.
- D'autres y viendront par la simple analyse des
souffrances, des conduites à risques ou du mal-être
d'une partie non négligeable des élèves, qui
se traduisent dans l'agressivité, l'apathie,
l'hyperactivité, l'absentéisme, des épisodes
dépressifs, la consommation de drogues ou
d'alcool.
- Les gens de la santé apprennent
à être patients, à impliquer les gens
d'école dans la construction du problème, sans
sauter à l'adoption de solutions.
- L'implication des cadres scolaires et des
professeurs dans cette problématique leur permet
d'identifier et en partie de traiter leurs propres souffrances et
angoisses professionnelles, ne serait qu'en donnant un statut
légitime à cette dimension de l'existence dans un
métier qui reste fort rationaliste et centré sur les
savoirs plus que sur les personnes.
Début
Source
originale :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2003/2003_19.html
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