Source et copyright à la fin du texte
Traces d'une intervention à la Journée de formation " Jeunesse et santé ", Crêt-Bérard, Puidoux-Chexbres, 11 septembre 2003.

 

 

 

 

 

Mobiliser les gens d'école
en faveur de l'éducation à la santé ?

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
2003

La santé n'a jamais été totalement absente de l'école. Mais faire de l'éducation à la santé une pratique courante dans le cadre scolaire élargit le curriculum, diversifie les intervenants, exige parfois des dispositifs didactiques nouveaux ou des partenariats entre gens d'école et gens de la santé.

Les services de santé sont chargés de ce mandat, mais ils ont besoin de la coopération des enseignants et des établissements scolaires. Même si cette coopération est requise par les textes, elle ne prendra réellement effet que si les acteurs dont elle dépend sont personnellement convaincus de son utilité. Certains établissements souhaitent spontanément une contribution des spécialistes de la santé, d'autres l'accueillent volontiers, reconnaissant qu'elle répond à un besoin, d'autres encore répondent mollement ou font carrément la sourde oreille. À l'intérieur de chaque établissement, on trouve la même gamme d'attitudes.

Les services de santé sont assez souvent demandeurs d'une plus forte coopération et développent des stratégies pour gagner les écoles et les professeurs à leur cause, leur demandant donc d'innover et d'entrer dans une démarche concertée.

Si cela allait de soi, il ne serait pas nécessaire d'y réfléchir. Tous les acteurs se rejoindraient rapidement sur l'évidence du besoin et des réponses proposées. La réalité est moins rose. Il faut donc trouver non seulement comment " entrer dans la place ", mais gagner des coopérations et construire des partenariats.

Sans prétendre faire le tour du problème, les pages qui suivent proposent trois listes :

 

Dix idées de base sur l'innovation
  1. La résistance au changement est rarement irrationnelle, même si ses raisons ne sont pas toutes lisibles ou avouables.
  2. Personne ne détient le monopole du cœur ou de l'intelligence, personne ne peut prétendre définir à lui seul le bien de l'enfant ou le bien commun. Tout se discute.
  3. On ne change pas tout seul. Chacun est pris dans des loyautés, des solidarités, des interdépendances qui l'obligent parfois à choisir entre innover et s'isolant ou rester intégré à condition ne pas s'écarter des pratiques courantes.
  4. Le changement est " mouliné " par les rapports de force et les logiques d'action en vigueur, il ne constitue pas une sphère à part, mais interfère avec les jeux et enjeux déjà là.
  5. Le changement est affaire de représentations sociales de ses raisons, de son sens, de ses avantages et de ses coûts, de ses conditions, représentations dans la genèse desquelles les conversations jouent davantage que les textes.
  6. Le contenu du changement importe, mais tout autant le pouvoir ou l'autonomie qu'il donne ou soustrait, le degré d'initiative et d'empowerment des acteurs.
  7. L'innovation se marchande, la coopération est " monnayée " contre des avantages pratiques ou symboliques. Il faut donc réfléchir aux contreparties, se demander comment ceux dont on souhaite la coopération vont y trouver leur compte.
  8. Nul ne peut innover à la place des praticiens, du moins si l'on veut changer les pratiques et pas uniquement les textes et les structures.
  9. La stratégie de communication importe, car il y a des malentendus à lever, des craintes à calmer, des concepts à expliquer. Mais la séduction, la persuasion, l'argumentation ne suffisent pas. Il faut aussi négocier, rechercher de vrais compromis entre des intérêts ou des visions contradictoires.
  10. Une stratégie de communication et de négociation commence par un effort de décentration, la tentative de comprendre le point de vue de l'autre et la résolution d'en tenir compte, au moins en partie.

 

Dix-huit raisons d'hésiter à coopérer
  1. Craintes devant l'irruption de nouveaux acteurs, des " inconnus dans la maison ", dotés d'autres valeurs, d'autres savoirs, d'autres évidences, d'autres façons de penser, de travailler. Cette crainte s'accroît lorsqu'il s'agit de professionnels qualifiés et formés à d'autres métiers de l'humain.
  2. Résistance à la posture normative des préventistes lorsqu'ils développent des prescriptions que la plupart des adultes et un bon nombre d'enseignants et de soignants ne respectent pas : " Faites comme je dis, pas comme je fais… " n'est jamais crédible. Aucune prescription n'est prise au sérieux si elle ne laisse pas une marge d'interprétation et de déviance.
  3. Résistance à la conception envahissante de la santé, à l'extension du concept à toute la vie. Lorsqu'on dit (Charte d'Ottawa) que la santé est " la mesure dans laquelle un individu peut, d'une part, réaliser ses ambitions et satisfaire ses besoins, et, d'autre part, évoluer avec le milieu ou s'adapter à celui-ci ", on définit l'éducation et la culture en général. De même que lorsque le cadre conceptuel de l'ODES avance que " la santé est conçue comme la capacité d'un individu ou d'un groupe à réaliser ses aspirations à changer ou à s'adapter à son environnement ; comme ressource pour la vie quotidienne, avec un accent porté sur les compétences sociales et personnelles aussi bien que physiques ". Une définition aussi extensive brouille les cartes et paraît impérialiste.
  4. Résistance à la tendance à dramatiser que manifestent les spécialistes d'un domaine sensible (la santé, les déchets, la violence, la sécurité routière, les accidents domestiques, la toxicomanie, les comportements sexuels, la culture religieuse, les droits de l'homme, l'égalité des sexes, le respect des minorités, la lutte contre le racisme). Chacune de ces causes est légitime, mais se prend pour le centre du monde.
  5. Agacement face à ceux qui voient l'école comme une " réserve d'élèves ", un public captif plus facile à atteindre dans ce cadre qu'en passant par la rue ou la famille. Si la prévention fonctionnait sur le mode de " l'école du dimanche ", elle ne toucherait que les convertis… Tous les " entrepreneurs moraux " voient donc l'école comme la voie royale et parfois unique pour " faire passer " leur message à la jeunesse. Les enseignants se défendent contre ce qu'ils vivent comme un détournement du rôle de l'école et une menace pour son indépendance.
  6. Résistance au grignotage du curriculum et du temps de travail avec les élèves par toutes sortes d'actions de prévention et d'éducation, d'autant que ceux qui les portent n'ont pas une vision de l'ensemble des missions de l'école.
  7. Refus d'accroître la surcharge du temps scolaire et des programmes, surcharge qui elle-même ne contribue pas à la santé. Peut-être serait-il plus crédible que l'éducation à la santé passe par d'autres pratiques, une autre organisation du temps et des activités, plutôt que par des discours.
  8. Agacement devant la prétention ou la naïveté pédagogiques de certains spécialistes de la santé qui tardent à comprendre que les enfants et les adolescents résistent, s'accrochent à leurs représentations et à leurs habitudes ou ne veulent pas faire l'effort requis.
  9. Réticence face aux des " étoiles filantes " et aux " coucous ", à ceux qui empruntent une structure existante sans payer le prix de la continuité, du vivre-ensemble, du travail d'institution, des hauts et des bas.
  10. Sentiment de supporter la relation avec les élèves et les familles dans toutes ses dimensions, alors que les autres intervenants ne vivent que la meilleure part.
  11. Sentiment de concurrence déloyale : parler aux adolescents de leur vie (sexe, alimentation, sommeil, sport, drogue, souffrances) est autrement plus impliquant que de leur parler du Second Empire, de la géographie des échanges énergétiques ou des polynômes.
  12. Crainte face au surinvestissement en temps, travail et risque qu'impliquent le partenariat avec les acteurs de la santé et le développement de projets communs, alors que la surcharge est déjà là, que nombre d'enseignants et de cadres scolaires ont l'impression d'arriver tout juste à accomplir leur mandat de base. Crainte de mettre le doigt dans un engrenage, d'être de fil en aiguille poussé à investir plus qu'on ne voulait.
  13. Crainte d'un accroissement des tensions avec les familles, dans la mesure où la santé de leurs enfants est aussi leur affaire (alimentation, sport, fumée, alcool, TV) et les normes de l'école ou des spécialistes de la santé entrent en conflit avec les habitudes et les valeurs d'une partie des familles. L'interdiction de la démarche " Objectif grandir " en témoigne.
  14. Malaise face à des problématiques non strictement disciplinaires. L'éducation à la santé n'est pas seulement de la biologie appliquée. Quelles sont les autres disciplines concernées ? La philosophie, l'éducation physique, sans doute. Et encore ? Malaise aussi face aux démarches pédagogiques pertinentes : travail par projets, centre d'intérêts et problèmes, référence aux pratiques sociales, travail sur des valeurs et des visions du monde.
  15. Menace sur l'individualisme des enseignants : la santé communautaire renvoie à une idéologie de la communauté qui n'est pas dominante dans l'école, même si le thème des " communautés éducatives " est à la mode.
  16. Sentiment d'être embarqué dans des collaborations contraintes, décidées par les directions générales ou les directions d'établissement, sans négociation.Aucun partenariat ne peut se faire contre les directions, mais à elles seules, elles ne peuvent mobiliser des énergies suffisantes pour s'investir concrètement dans des actions éducatives concertées.
  17. Impression de décalage, voire de conflit, entre les priorités des préventistes, celles des autres acteurs de même type et celles des enseignants. L'école est au four et au moulin, confrontée à des lobbies qui estiment tous que leur préoccupation est insuffisamment prise en compte.
  18. Pression supplémentaire dans un contexte déjà tendu : débats sur les réformes, enquêtes internationales de type PISA, et développement galopant d'une évaluation institutionnelle, restriction des moyens.

Bien entendu, on ne rencontre pas toutes ces résistances dans chaque établissement, ce n'est qu'un aide-mémoire des obstacles possibles à une coopération ambitieuse. Sans doute y en a-t-il d'autres.

Quatre raisons d'espérer

En dépit des difficultés soulevées, on peut voir plusieurs raisons d'espérer :

  1. Une partie des gens d'école ont déjà, spontanément ou en collaboration avec les gens de la santé, reconnu l'importance de cette dimension de l'existence et ses liens avec les apprentissages et la réussite scolaires. Ce sont des alliés, qui peuvent convaincre et mobiliser leurs collègues à partir d'une expérience commune.
  2. D'autres y viendront par la simple analyse des souffrances, des conduites à risques ou du mal-être d'une partie non négligeable des élèves, qui se traduisent dans l'agressivité, l'apathie, l'hyperactivité, l'absentéisme, des épisodes dépressifs, la consommation de drogues ou d'alcool.
  3. Les gens de la santé apprennent à être patients, à impliquer les gens d'école dans la construction du problème, sans sauter à l'adoption de solutions.
  4. L'implication des cadres scolaires et des professeurs dans cette problématique leur permet d'identifier et en partie de traiter leurs propres souffrances et angoisses professionnelles, ne serait qu'en donnant un statut légitime à cette dimension de l'existence dans un métier qui reste fort rationaliste et centré sur les savoirs plus que sur les personnes.
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