Source et copyright à la fin du texte
Texte d'une intervention au colloque du GIRSEF, Université de Louvain-la-Neuve, 28 novembre 2003.

 

 

 

 

 

 

 

Peut-on réformer le système scolaire ?

 

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation
Université de Genève
2003

 

Sommaire

Ce qui empêche des réformes

Une mémoire courte

Des finalités controversées

Des constats controversés

Des concepteurs noosphériques

Des lobbies qui veillent au grain

Des professionnels divisés ou ambivalents

Des contradictions non résolues, des paradoxes paralysants

Un pilotage maladroit ou irréaliste

Les limites du genre : changer de paradigme ?

Des savoirs de référence au-delà des savoirs à enseigner, donc une culture en sciences sociales et humaines

Une posture réflexive, un rapport réflexif au travail

Des compétences fortes de conception, d'organisation du travail et de coopération

Une expertise didactique et pédagogique plus pointue

Une forme d'auto-organisation allant au-delà de la syndicalisation classique et prenant en charge les orientations de la formation

Un statut des enseignants et des établissement en cohérence avec les principes précédents

La professionnalisation ne se décrète pas, mais…

Pour conclure

Références


 

Nombre de changements du système scolaire ont été voulus et planifiés. On peut donc, à l'évidence, le réformer, transformer ses structures, ses programmes, ses cursus, ses procédures d'évaluation, d'orientation et de sélection, et, dans une certaine mesure, les pratiques pédagogiques. Toutefois, l'on observe une disproportion considérable entre le coût financier et humain des réformes et leurs effets durables. Pourquoi la maîtrise du changement est-elle aussi partielle et incertaine ? Est-ce propre au champ scolaire ou est-ce la limite de toute politique publique dans une société pluraliste complexe ?

Autre manière de poser la question : les réformes du système scolaire ne restent-elles pas à la surface des choses ? Les acteurs ne sont-ils pas incapables de faire évoluer la forme scolaire elle-même, de s'attaquer fondamentalement aux inégalités, de faire muter l'identité des enseignants ou de transformer les modes de régulation au sein des bureaucraties scolaires ?

Changements inefficaces et/ou superficiels, les réformes scolaires ne font-elles pas beaucoup de bruit pour rien ? " L'école fait des réformes, la médecine fait des progrès ", écrit Philippe Meirieu. Et si l'on prenait au sérieux cette petite phrase ?


Ce qui empêche des réformes

Les réformes sont des entreprises humaines. Elles se heurtent certes à des obstacles en apparence matériels, les infrastructures existantes ou manquantes, les ressources budgétaires, la démographie, la géographie. Considérons ces facteurs comme des contraintes fortes. À moyen terme, elles ne sont pas absolues. On peut espérer s'en affranchir progressivement. Cependant, dans le temps court d'une réforme scolaire, il serait aventureux d'en faire abstraction. Elles empêchent, ralentissent ou limitent certaines transformations : si l'on manque d'enseignants, nul ne peut les inventer ; s'ils ne sont pas suffisamment qualifiés, aucune action de formation ne peut y remédier rapidement ; si la croissance démographique dépasse la croissance budgétaire, les conditions de travail se dégraderont inéluctablement.

Il semble cependant plus fécond de s'intéresser aux variables changeables, parmi lesquelles la manière dont le système s'y prend pour innover, en tirant ou non le meilleur parti des ressources et des contraintes. Entreprises humaines, actions collectives, les réformes se heurtent à la fois aux limites de ceux qui les pilotent et aux résistances de ceux qui les refusent, les dénaturent ou les détournent à leur profit.

À moins de rêver d'une société où triompherait la pensée unique, les réformateurs ne peuvent imputer l'échec partiel ou total de leur entreprise à ceux qui les rejettent, parce qu'ils n'en voient pas le sens ou n'ont aucun intérêt à les voir aboutir. L'échec manifeste plutôt les limites de la toute-puissance de ceux qui veulent changer l'école. Elles ne trahissent pas a priori une incompétence : les contraintes, les rapports de force, la conjoncture rendent parfois la réussite improbable ; même les plus fins stratèges ne peuvent déplacer des montagnes. Certaines réformes apparaissent " objectivement " impossibles à certains moments de l'histoire, quelles que soient l'ingéniosité et l'énergie déployées par les réformateurs.

Leur seule erreur serait alors de présumer de leurs forces et d'entretenir l'illusion de pouvoir réussir. C'est une erreur parce que les réformes mort-nées ou qui se fracassent contre la réalité laissent des traces durables dans les esprits. On ne peut dire à la légère " Essayons, on verra bien ". Il ne s'agit pas seulement de ménager les ressources matérielles, mais de ne pas engendrer inutilement désillusions, déceptions, blessures, frustrations et amertumes. Croire à une réforme est une mobilisation et un engagement dont les acteurs ne sortent pas indemnes en cas d'échec.

Le plus intéressant est de comprendre pourquoi des réformes a priori possibles finissent par s'enliser, échouent ou se révèlent simplement décevantes. Sans doute n'est-il pas facile d'établir qu'une réforme était possible lorsqu'elle a finalement échoué. Il serait tentant de conclure de son échec qu'elle était en réalité impossible, que l'expérience le démontre. On peut tenir le même raisonnement pour les guerres, les crises, les catastrophes, les révolutions et en fin de compte tout événement : tout ce qui arrive serait, a posteriori, tenu pour inéluctable. Résistons pourtant à la tentation d'identifier le possible à ce qui s'est réellement produit. L'histoire n'est pas écrite d'avance et à chaque instant, des décisions et des actions humaines peuvent, dans une mesure limitée mais réelle, infléchir le cours des événements. Une analyse des diverses phases d'une réforme, des débats, des décisions peut mettre en évidence des erreurs, des maladresses, des occasions manquées, des fausses pistes, des précautions inutiles, des imprudences coupables, des optimismes ou des pessimismes exagérés, une lucidité insuffisante ou trop tardive.

Pour décrire avec rigueur ce qui aurait pu se passer si…, il faut évidemment analyser dans le détail un processus de réforme, de sa genèse à son aboutissement heureux ou malheureux (du point de vue des réformateurs). Pour établir des régularités, il faudrait faire ce travail pour un grand nombre de réformes, avec un cadre théorique cohérent. Dans l'état des données disponibles et dans une certaine mesure des théories du changement, une étude comparée des réformes n'apparaît pas à portée de main.

Les idées qui suivent dont donc plutôt des hypothèses, fondées sur l'observation de quelques réformes avec lesquelles j'ai eu l'occasion d'entrer en contact à divers titres. Puissent ces hypothèses éveiller quelque écho chez les innovateurs et réformateurs et contribuer à développer des théories de l'innovation (Alter, 1996, 2000 ; Cros, 1993, 1998 ; Cros et Adamczewski, 1996 ; Gather Thurler et Perrenoud, 2003) et une " culture de l'innovation " plus féconde que la " culture de l'évaluation " qui nous envahit, assortie de savoirs d'innovation compris comme des outils d'intelligibilité et de pilotage du changement.

Les éléments envisagés ne sont pas hiérarchisés et la liste ne prétend pas être exhaustive.

Une mémoire courte

On invite volontiers les professeurs à être des " praticiens réflexifs ", autrement dit à apprendre de l'expérience, à faire fonctionner des boucles de régulation évitant de reproduire les mêmes erreurs ou les mêmes hésitations, ou permettant de prendre plus vite et plus sûrement de bonnes décisions. On pourrait souhaiter que les réformateurs soient eux aussi réflexifs. Non pas seulement au sens d'une réflexion dans l'action, ce qui semble aller de soi, mais d'une réflexion sur les réformes passées.

L'histoire ne se répète jamais tout à fait, mais les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets et il y a certainement des leçons à tirer des réformes du passé éloigné ou récent, qu'elles aient réussi ou échoué. On peut comprendre &endash; et regretter &endash; qu'un politicien de passage au ministère de l'éducation ne prenne pas le temps d'ouvrir des livres d'histoire, ni même de solliciter le récit de réformes récentes. Certains hauts commis de l'État ont la mémoire aussi courte que leur ministre, puisqu'ils arrivent et partent avec lui. Il existe cependant, dans tous les systèmes, des hauts fonctionnaires qui survivent à diverses majorités et assurent une certaine continuité de la politique éducative. Sans doute tentent-ils de mettre en garde contre les risques de toute entreprise de réforme. Ils ne sont pas toujours entendus, peut-être parce qu'ils sont ressentis comme des " rabat-joie ", voire des professeurs de cynisme et de dérision. Il arrive, dans la carrière administrative, un temps où l'on ne croit plus et où l'on ne veut plus croire au changement.

La mémoire des dirigeants du système éducatif n'est pas la seule en cause. Celle des personnels importe tout autant, notamment celle des enseignants et de leurs organisations. De même qu'il y a de moins en moins de gens qui ont vécu la guerre de 1914-1918, il y a de moins en moins de gens qui ont vécu les réformes du premier tiers, voire de la première moitié du 20e siècle. Un enseignant qui a commencé sa carrière en 1960 était à la retraite ou au seuil d'y arriver (selon les systèmes) quarante ans plus tard. Cependant, les plus jeunes sont encore en poste. Or, la plupart ont vécu plus d'une réforme en tant que professionnels.

La mémoire courte n'est donc pas liée à un défaut d'expériences individuelles et collectives, mais au fait que les traces que laissent les réformes sont souvent plus affectives qu'analytiques. La connaissance de l'histoire du système éducatif n'est pas une composante de l'identité et de la culture de la plupart des enseignants. Ils ont des souvenirs personnels, souvenirs de militants ou simplement de praticiens. Cela ne suffit pas à constituer un récit collectif. Sans doute n'est-ce pas propre au milieu enseignant. On peut vivre au quotidien avec une mémoire très lacunaire des événements collectifs traversés. La mémoire politique des citoyens n'est guère moins subjective et vague que celle des enseignants.

Dans les temps de réformes, ce n'est pas sans conséquences : on ne peut pas s'appuyer sur une connaissance analytique partagée des réformes antérieures, elles subsistent sous forme de bons ou de mauvais souvenirs plutôt que de connaissances précises et transférables, susceptibles de guider l'innovation. L'on se souvient d'ambiances, de moments forts, liés à des manifestations, à des grèves. Dans 20 ans, les enseignants français se souviendront des manifestations contre Claude Allègre ou du sort réservé au livre de Luc Ferry, ils auront probablement oublié le détail des réformes en jeu. On ne peut tenir rigueur à personne de ne pas noter au jour le jour ce qui se passe. C'est un travail qui pourrait être délégué aux historiens et à d'autres experts. Toutefois, si la recherche reste confinée aux spécialistes, l'histoire ne deviendra pas une référence collective, une composante de la culture professionnelle.

Une personne se félicite parfois d'avoir la mémoire courte, elle pense que cela lui permet de considérer l'avenir sans préjugés, avec un regard neuf. Ne pas tenir compte du passé n'est pas un gage d'intelligence collective. Les enjeux sont trop importants pour qu'on puisse se permettre d'ignorer les leçons des réformes antérieures. Elles offrent une clé de lecture des résistances, des ambivalences, des fantasmes qui vont déterminer le sort de la réforme à venir.

Encore faudrait-il qu'on dresse un bilan circonstancié des réformes successives du système éducatif. Il n'en est rien : elles sont assez souvent enterrées dans la fosse commune des utopies qui ont mal tourné et qu'on préfère oublier.

Des finalités controversées

Les finalités de l'éducation scolaire sont souvent ambiguës, parce qu'elles résultent de compromis qu'une totale clarté rendrait plus difficiles. On peut se mettre d'accord sur des formules comme " développer l'autonomie ", " donner les moyens d'une pensée critique ", " construire des compétences argumentatives " ou " éduquer à la citoyenneté " aussi longtemps que ces objectifs laissent dans l'ombre la crudité des rapports sociaux et de leurs enjeux, autrement dit les liens entre la formation scolaire et l'ordre social. Même dans le domaine apparemment plus neutre des connaissances disciplinaires, les commissions qui élaborent les programmes se mettent d'accord à condition de ne pas pousser à leur extrémité les débats épistémologiques et didactiques.

Si bien que le chantier des finalités de l'école n'est jamais entièrement stabilisé. Même les réformes qui prétendent ne pas toucher aux contenus et aux objectifs de l'enseignement font renaître le débat. Ainsi, si l'on reformule les objectifs d'apprentissage pour introduire une structuration du cursus en cycles d'apprentissage pluriannuels, on sera inévitablement conduit à questionner la cohérence, le réalisme, la pertinence de ces objectifs, donc à raviver le débat. Même si la réécriture du curriculum n'est pas à l'agenda, il est toujours possible d'en infléchir l'interprétation. Les résultats des enquêtes de type PISA tendent par exemple à renforcer fortement le poids effectif de la lecture ou des sciences dans la vision du curriculum, selon que les comparaisons internationales portent sur la première ou les secondes.

À ces ambiguïtés s'ajoutent celles qui concernent la démocratisation de l'accès aux savoirs, autrement la proportion d'une classe d'âge pour laquelle on veut absolument atteindre l'essentiel des objectifs de formation. Les programmes sont en effet formulés pour un élève abstrait, alors que chacun sait qu'une fraction des élèves engagés dans un cursus scolaire, quel qu'il soit, n'atteindront pas tous les objectifs. C'est une chose de donner à un savoir ou à une compétence une place dans le curriculum, c'en est une autre de vouloir que tous les élèves atteignent un niveau minimal de maîtrise.

Des constats controversés

Nul pays n'engage une réforme si la majorité des citoyens et des décideurs estime que le système éducatif remplit correctement sa mission. Sans être le signe d'un échec ou d'une crise, une réforme se fonde au moins sur le constat d'un écart entre ce que le système éducatif devrait être et ce qu'il est, qu'il s'agisse des objectifs poursuivis, des dispositifs de formation, de l'organisation des pouvoirs, de la gestion de l'hétérogénéité, des inégalités, de l'efficacité du système, du statut des personnels ou encore de questions de principes comme la laïcité, la mixité, le rapport privé-public, la décentralisation, le statut des établissements, etc.

Or, aucun constat ne fait l'unanimité. Toute proposition de réforme, dans la mesure où elle véhicule, au moins indirectement, une critique du statu quo, un désaveu des pratiques et des politiques jusqu'alors en vigueur, suscite des objections et les dénégations de ceux qui estiment que tout va bien ou " aussi bien que possible ". Un plaidoyer pour les mérites du système peut exprimer une évaluation réellement positive aussi bien que masquer un refus du changement motivé par d'autres raisons, notamment la menace qu'il fait planer sur des intérêts acquis.

Le débat sur les mérites et les limites du système éducatif en place est donc rarement serein, non seulement parce la critique met en cause une partie des acteurs et de leurs décisions ou de leurs pratiques, voire de leurs compétences, mais aussi parce que le débat sur les constats cache d'autres enjeux. Les tenants d'une discipline peuvent par exemple contester ou renforcer la critique du système selon qu'ils estiment avoir beaucoup à perdre ou au contraire à gagner d'une réforme, par exemple l'introduction d'une approche par compétences.

Malgré le développement des indicateurs, le consensus est faible sur les critères selon lesquels il faut juger de la qualité d'un système éducatif. Le débat sur les constats est toujours l'occasion d'une controverse relative aux critères à privilégier, chaque camp ayant évidemment une préférence ceux qui l'avantagent. Selon que l'on s'intéresse au niveau moyen ou aux élites, aux connaissances ou aux compétences, aux ressources des personnes ou à la force de travail mise à disposition du système de production, on ne voit pas l'école de la même façon.

Si bien qu'une réforme n'apparaît jamais également fondée à tous les acteurs, parce que tous ne perçoivent pas de la même manière les problèmes et les manques.

Des concepteurs noosphériques

Les réformes apparaissent de plus en plus, en partie à juste titre, une affaire de " technocrates ", ce qui ne contribue pas à les rendre intelligibles et légitimes.

Dans la mesure même où une réforme passe par des textes argumentatifs et des lois ou règlements, qui formalisent les intentions, le contenu et les implications du changement, elle exige un travail non seulement de mise en forme mais de conception, qui mobilise une certaine expertise, à la fois politique, juridique et scientifique. Lorsque la réforme s'ancre dans des États généraux ou de larges débats sur l'éducation au sein des établissements et de la profession, elle prend appui sur un ensemble d'idées et de propositions qui circulent dans un cercle assez large. Il reste néanmoins à les structurer, à les mettre en forme conceptuellement et juridiquement, ce qui peut suffire à rendre la réforme technique et peu lisible. Lorsqu'une réforme tombe du sommet de la pyramide, sans même feindre de répondre à des préoccupations ou de s'appuyer sur des représentations sociales, le poids des experts est encore plus important : non contents de mettre en forme des solutions, ils définissent en amont le problème auquel elles prétendent répondre.

Quelle que soit la genèse de la réforme, à des degrés divers, à tort ou à raison, les acteurs du terrain éprouvent souvent le sentiment d'être dépossédés de leur pouvoir professionnel par une " Nomenclatura " ou une " élite du pouvoir " qui, même si elle est composite et inclut par exemple des dirigeants des syndicats d'enseignants et des associations de parents, paraît éloignée des préoccupations de " la base ".

Les réformes relativement simples se font rares, en partie parce qu'elles ont été déjà proposées et mises en oeuvre. Les changements planifiés à l'échelle du système doivent jongler avec de très nombreux paramètres, des héritages impossibles à refuser ou à transformer, des contraintes impossibles à lever, des rapports de force d'une grande stabilité, des difficultés budgétaires considérables, des dimensions juridiques d'une technicité croissante. Il est difficile de changer dans une société qui doit plus que jamais protéger la sphère privée, défendre les droits de la personne, accueillir les minorités, respecter le droit à la différence et au libre choix, rendre compte des échecs des politiques publiques, garantir l'égalité des chances, préserver l'environnement sans compromettre la croissance. Crozier (1971) est allé jusqu'à parler d'une " société bloquée ". On peut convenir au moins que le changement volontariste devient un exercice de plus en plus acrobatique compte tenu de la complexité du système d'action collective. Elle donne un pouvoir important à ceux qui détiennent les savoirs et les compétences nécessaires pour la maîtriser conceptuellement et savent " jouer à la réforme " comme on joue aux échecs, en anticipant au moins en partie les résistances, les réactions des adversaires, les dérives, les effets pervers, les obstacles. Ce sont des membres de ce que Chevallard (1991) a nommé ironiquement la " noosphère ", la sphère des idées. Or, du pouvoir des idées au soupçon d'abus de pouvoir, le pas est vite franchi. On en appelle à l'intelligence collective, mais tous les concertistes n'ont pas des moyens égaux d'influencer l'entreprise.

Des lobbies qui veillent au grain

Claude Allègre, alors ministre, a comparé l'éducation nationale française à un mammouth. La métaphore est trompeuse. Le système éducatif n'est pas un organisme pachydermique, c'est un système d'action collective dans lequel se déploient de multiples idéologies et logiques d'actions (Crozier et Friedberg, 1977 ; Friedberg, 1993). Aucun acteur &endash; le ministère ne fait pas exception &endash; ne contrôle entièrement l'ensemble du système, mais les acteurs collectifs ont pour la plupart assez de pouvoir pour neutraliser toute réforme qui leur semble menacer leurs intérêts vitaux, ceux par exemple d'un ordre d'enseignement, d'une discipline dominante, d'une catégorie professionnelle bien située ou d'une puissante association de salariés ou d'usagers.

Une réforme peut donc être aisément mise en pièces par quelques lobbies, qui interviendront dans le débat public, alerteront les médias, puis continueront le combat sur le terrain si la réforme s'installe en dépit de leur opposition.

Huberman (1988) insistait sur le fait que toute innovation fait l'objet d'un marchandage. Ceux qui veulent le changement doivent trouver des alliés. Or, si ces derniers n'adhèrent pas à la réforme par conviction, peut-être le feront-ils par calcul, s'ils obtiennent en échange certains avantages. Une réforme à large échelle se marchande plus encore qu'une innovation plus locale, parce qu'elle a de nombreuses facettes, qui font l'objet de transactions indépendantes. Le marchandage se fait parfois très honorablement et ouvertement, parfois de façon plus clandestine, voire sordide. Dans une société gouvernée dans une large mesure par des groupes de pression, on voit difficilement comment l'école échapperait à ce phénomène. L'ennui, c'est que les deuils consentis par gain de paix, les ajouts opportunistes qui assurent un soutien essentiel, les flous artistiques qui désarment certaines critiques, les promesses démagogiques, les raisonnements spécieux qui brouillent les cartes en disant une chose et son contraire, tout cela contribue à défigurer la réforme, à affaiblir sa cohérence et sa lisibilité, donc sa légitimité, aux yeux de ceux qui voudraient simplement comprendre à quel problème elle s'adresse et comment elle entend le résoudre.

Des professionnels divisés ou ambivalents

Tous les enseignants ne sont pas adversaires du changement. Certains sont des innovateurs qui précèdent et alimentent les réformes. D'autres, sans les avoir préparées activement, les attendaient et les accueillent favorablement. D'autres ne savent que penser ou attendent de voir dans quel sens tourne le vent. Certains ne sont pas contre, mais posent des conditions, les unes raisonnables, les autres si exorbitantes qu'elles équivalent à un refus. D'autres s'opposent ouvertement et envisagent la désobéissance civile si on leur impose le changement. D'autres encore ne disent rien, parce qu'ils pensent qu'ils échapperont à la réforme, le jour où elle sera à leur porte, sans avoir à la combattre avant l'heure. Sans compter ceux qui sont indifférents, ceux qui n'ont pas encore d'avis ou en changent d'une conversation à la suivante…

Même kaléidoscope parmi les parents. Il n'y a rien là que de très normal. Le changement divise, et il n'y a aucune raison d'opposer les innovateurs vertueux à des conservateurs suspects de résistance irrationnelle au changement ou, pis encore, de protection d'intérêts particuliers au mépris du bien commun.

Le problème n'est pas la diversité, mais l'absence de mécanismes forts de confrontation des arguments et de construction d'un relatif consensus. Certes, le ministère peut adopter des textes qui ont force de loi. Cela ne règle pas la question de l'adhésion d'une majorité, sans laquelle la réforme est vide de sens dès lors qu'elle passe par de nouvelles représentations et de nouvelles pratiques.

On peut y voir le corollaire de la professionnalisation inachevée du métier d'enseignant, de son statut de semi-profession. Les organisations syndicales ont des mécanismes de décision qui déterminent les positions à défendre en matière de salaire, de statut, de carrières, etc. On peut actionner les mêmes mécanismes en matière de réforme scolaire, de pédagogie différenciée, d'interdisciplinarité ou de nouvelles technologies, mais les adhérents se sentiront bien moins solidaires des orientations de leur association, qui n'infléchiront certainement pas leurs propres pratiques.

Il n'existe sans doute aucune manière de convaincre les adversaires les plus résolus d'une réforme, mais on peut imaginer qu'une autre organisation de la profession, adoptant des orientations éthiques, mais aussi pédagogiques, didactiques ou curriculaires, limiterait la part du quant à soi et les divisions internes du corps enseignant.

Des contradictions non résolues, des paradoxes paralysants

La vie sociale est faite de contradictions. L'école ne saurait y échapper, se transformer dans une totale transparence et une totale cohérence. Il y a cependant des doses inacceptables de complexité, des contradictions qui minent toute dynamique de changement. Prenons quelques exemples.

1. L'injonction à mettre en œuvre des réformes se heurte depuis nombre d'années à une limitation drastique des budgets publics. " Faire mieux avec moins ", c'est parfois possible si la division et l'organisation du travail en vigueur ménagent des réserves extraordinaires de productivité. Mais ces réserves sont contrôlées par les sous-systèmes qui en jouissent et ne sont nullement prêts à les partager. Elles ne sont en réalité pas disponibles. Et même si des réallocations sont envisageables, ceux qui les vantent font souvent abstraction des limites de la cohérence, de l'efficacité et de la solidarité des acteurs. Pour prendre une image : on peut calculer l'économie d'énergie que ferait un pays si chaque consommateur modifiait son comportement. Mais une telle modification est hors du contrôle du gouvernement, ou alors au prix fort d'un régime policier et répressif.

2. La plupart des réformes renoncent à prescrire en détail les nouvelles pratiques, dans le meilleur des cas par respect de l'autonomie professionnelle des enseignants et volonté de leur laisser un espace de création et d'appropriation. Parfois parce que le système serait bien en peine de proposer des solutions et opère donc plutôt une forme de dévolution du problème, en proposant des pistes et des ressources mais en laissant in fine les enseignants et les cadres de terrain trouver des solutions. La contradiction surgit lordsque cette confiance faite aux enseignants en simultanément déniée par la mise en place autoritaire et suspicieuse de procédures de contrôle et de reddition de comptes.

3. Alors qu'on demande aux écoles publiques de réaliser des réformes, on les met de plus en plus en concurrence entre elles ou avec le secteur privé, les incitant à des stratégies de survie plutôt que de développement professionnel, d'exclusion des élèves problématiques plutôt que de pédagogie différenciée.

4. On préconise des pédagogies ouvertes, constructivistes, actives, mais on exerce une pression formidable pour que le système fasse bonne figure dans les comparaisons internationales, favorisant des didactiques plus expéditives.

Ces contradictions ne doivent pas toujours être imputées à des intentions perverses. Elles tiennent à la multiplicité des attentes et des enjeux et à la difficulté de mesure les effets systémiques de certaines mesures. Le système est assez complexe pour que la main gauche ignore ce que fait la main droite.

Sans chercher un bouc émissaire, on doit constater que ces contradictions et paradoxes font perdre leur sens aux réformes les mieux conçues et provoquent chez les acteurs résistances, souffrances et tentations de désinvestir l'institution, voire le métier.

Un pilotage maladroit ou irréaliste

J'ai identifié et commenté ailleurs " six façons éprouvées de faire échouer une réforme scolaire " :

Lorsqu'ils accumulent ces handicaps, on peut avoir l'impression que certains réformateurs ressemblent à des éléphants dans un magasin de porcelaine ou à des apprentis sorciers plus qu'à de fins stratèges. Il y a des écoles de guerre, dans lesquels les futurs généraux apprennent leur " métier ". Il n'y a pas d'école préparant à conduire des réformes. Les savoirs d'innovation accumulés &endash; il y en a &endash; pèsent peu en regard du sens commun et parfois de la présomption de certains politiques ou de certains experts qui croient comprendre les processus de changement parce qu'ils sont spécialistes de son contenu…


Les limites du genre : changer de paradigme ?

Peut-on rompre avec ces travers ? Ou faut-il prendre le problème du changement par un autre biais ?

Dans la mesure où le système éducatif est régi par des lois et le principe d'égalité devant la loi, il ne peut faire l'économie de certaines réformes, comme en connaissent d'autres systèmes comparables, judiciaire, hospitalier, pénitentiaire, fiscal, etc. Les structures fondamentales, les finalités et sans doute les programmes sont et resteront des enjeux politiques.

On pourrait en revanche, reprenant l'idée de Meirieu, se demander si l'on n'obtiendrait pas de meilleurs résultats en créant les conditions de progrès à la fois individuels et collectifs qui ne seraient pas " décrétés par une réforme ", mais engendrés par l'alliance de la recherche et de la pratique réflexive.

Cela suppose qu'on accorde une confiance aux acteurs collectifs (notamment les établissements et les équipes) et aux personnes. La confiance est souvent un pari fait sur la capacité de développer des compétences et de prendre des responsabilités. Attendre que l'autre remplisse d'emblée toutes les conditions d'une totale délégation de pouvoir, c'est l'empêcher de les construire dans l'action.

Encore faut-il que la confiance soit un pari raisonnable. On revient alors au thème de la professionnalisation du métier d'enseignant. Non pas au sens d'une privatisation, mais d'une figure des enseignants comme professionnels réflexif qui jouissent, collectivement et individuellement, d'une autonomie suffisante pour identifier des problèmes et construire des solutions.

Ce mouvement a plusieurs conditions :

Passons rapidement ces conditions en revue.

Des savoirs de référence au-delà des savoirs à enseigner,
donc une culture en sciences sociales et humaines

La formation des enseignants se rattache aujourd'hui massivement au paradigme réflexif. En oubliant que ce paradigme s'est construit contre l'excès de rationalité des professions techniques et scientifiques, contre l'idée qu'on peut maîtriser la complexité du monde en appliquant des théories. Argyris et Schön (1978) ont plaidé pour une prise en compte des savoirs effectivement mobilisé dans l'action et pour les fonctionnements réels du raisonnement professionnel, mariant savoirs savants, savoirs professionnels et savoirs d'expérience, aussi bien que logique et intuition (Argyris, 1995 ; Schön, 1994, 1996).

Dans l'enseignement, les seuls savoirs de référence sont parfois les savoirs à enseigner. Pour le reste, chacun se fie à son bon sens, à sa vision personnelle des processus d'apprentissage, d'enseignement, de communication, de gestion de classe. Or, un mouvement global vers la professionnalisation du métier d'enseignant ne saurait aller sans une forte culture commune en sciences sociales et humaines, et d'abord en sciences de l'éducation. Elle inclut la didactique de la ou des disciplines enseignées, mais ne s'y limite pas.

Il est possible d'acquérir cette culture par ses propres moyens, par des études en sciences sociales et humaines, certaines formations continues, des lectures, une immersion durable dans des établissements innovants ou une participation active à un mouvement pédagogique. Cela ne touchera qu'une minorité aussi longtemps que la formation de base restera essentiellement disciplinaire, avec une touche de didactique, comme c'est encore le cas pour les professeurs du secondaire dans de nombreux pays. Il ne suffit pas cependant que cette culture en sciences sociales et humaines soit enseignée, il faut encore qu'elle soit jugée légitime, tant par les littéraires que par les mathématiciens, physiciens, chimistes, biologistes. Il est donc nécessaire d'accompagner des remaniements curriculaires d'un travail intensif sur l'identité professionnelle et le rapport aux sciences de l'éducation et à la pédagogie. La vogue actuelle du mouvement antipédagogique montre que le chemin sera long. Même si cette vogue s'explique en partie parce qu'elle légitime les pratiques les plus conservatrices et protège donc des réformes, elle ne saurait avoir une telle influence sur les professeurs s'ils avaient les moyens, par exemple, de démontrer à quel point il est absurde d'opposer savoirs et pédagogie, un peu court d'en appeler à un rétablissement de l'autorité et simpliste de voir une contradiction entre transmission de la culture et approche constructiviste des apprentissages (LIFE, 2003).

Une posture réflexive, un rapport réflexif au travail

La figure du praticien réflexif pose un double problème : celui de sa réalité (Maroy, 2001, 2002), mais en amont celui de sa conception et notamment du rapport en réflexivité et savoirs issus de la recherche. S'il faut adosser la pratique réflexive aux sciences sociales (Perrenoud, 2002 a), on ne saurait la développer par une simple initiation aux savoirs et aux méthodes de recherche en sciences de l'éducation. Un professeur n'est pas un chercheur. Dans sa discipline d'enseignement, il joue plutôt le rôle d'un passeur. Dans le domaine didactique et pédagogique, il est un praticien réflexif confronté à des situations singulières et parfois urgentes.

Il importe donc que les curricula de formation initiale et continue ne se contentent pas de se réclamer de la pratique réflexive, mais mettent en place les dispositifs nécessaires pour développer d'abord une posture, un rapport réflexif à l'action, et pour instrumenter cette réflexion dans les conditions non de la recherche, mais de l'exercice d'un métier.

Les dispositifs d'analyse de pratique, d'études de cas, de résolution de problèmes professionnels sont certainement pertinents, mais ils ne peuvent à eux seuls développer une identité réflexive. C'est l'affaire de l'ensemble du programme. Si ce dernier n'est pas, dans tous ses compartiments, orientés vers l'articulation théorie-pratique et l'analyse de situations complexes, les dispositifs d'analyse de pratique fonctionneront comme des parenthèses faiblement valorisées, tant par les étudiants que par les formateurs en charge d'un " contenu ".

C'est pourquoi, en dernière instance, la formation de praticiens réflexifs exige une rupture radicale avec la juxtaposition d'une formation théorique (cours dans une université ou une haute école) et d'une formation pratique (stages dans les classes). La pratique réflexive ne deviendra un outil professionnel que si elle est d'abord un outil de formation initiale, dans le cadre d'une démarche clinique faisant constamment des ponts entre théories et situations et entre savoirs savants et savoirs professionnels (Maulini et Perrenoud, 2003 ; Perrenoud, 2001).

Des compétences fortes de conception,
d'organisation du travail et de coopération

La professionnalisation du métier d'enseignant n'est pas une aventure individuelle. Non seulement parce que c'est un mouvement d'ensemble, qui passe par des transformations institutionnelles, mais parce que l'exercice d'une nouvelle professionnalité passe par une coopération accrue. Non pas seulement d'aimables échanges, mais la co-conception et la co-gestion de dispositifs pédagogiques.

La professionnalisation n'est pas une fin en soi, mais un détour plus rendre l'école plus efficace et plus équitable. Elle n'a donc guère d'intérêt si elle ne favorise pas l'émergence d'une nouvelle organisation du travail (Perrenoud, 2002 c, 2002 e).

Cette dernière peut se développer en matière d'évaluation, à propos des dispositifs de différenciation, dans le cadre de l'introduction de cycles d'apprentissage pluriannuels, de la mise en oeuvre d'un nouveau curriculum, de l'expérimentation travaux interdisciplinaires.

Dans tous les cas, il s'agit d'ouvrir les classes, d'accroître la continuité de l'action éducative, d'affaiblir les frontières entre disciplines, de collectiviser certains dispositifs lourds et complexes de lutte contre l'échec scolaire. Il importe donc non seulement de former les enseignants à travailler en équipe pédagogique et en partenariat avec d'autres professionnels (psychologues, travailleurs sociaux, éducateurs), mais de les former à devenir concepteur de l'organisation du travail à l'échelle de l'établissement.

L'institution scolaire donne aujourd'hui aux professeurs une assez large latitude d'organisation du travail en classe. L'enjeu est d'étendre cette compétence à l'ensemble des espaces-temps à mettre en place et à faire évoluer dans un établissement. Cela suppose une autonomie des établissements dans ce registre, mais aussi, du côté des professeurs, le désir et la capacité de s'en servir, de négocier collectivement des découpages curriculaires, des espaces-temps à géométrie variable, des dispositifs diversifiés et flexibles, bref une organisation du travail qui rompt avec le sacro-saint principe " chacun dans sa classe, travaillant porte fermée, ne s'intéressant pas à ce que font ses collègues, à charge de revanche ".

On voit bien qu'il ne suffit pas d'une formation technique à concevoir une organisation du travail, ni même de compétences de coopération, mais qu'il importe de développer une identité collective à l'échelle de l'établissement, un projet commun et une forme d'empowerment.

Une expertise didactique et pédagogique plus pointue

Il est inutile de remanier l'organisation du travail si autant de professeurs restent démunis devant les élèves en difficulté. Je ne pense pas ici à une culture générale en sciences de l'éducation, mais à des savoirs pointus sur les processus d'apprentissage.

Cela signifie d'abord une formation didactique allant bien au-delà de l'appropriation d'une " méthodologie " permettant de progresser de façon raisonnable dans le programme de l'année ou du cycle et de proposer aux élèves, au jour le jour, des cours bien conçus et des activités sensées, susceptibles de les faire progresser vers les objectifs. Cela, c'est la base du métier. Cela ne suffit pas à comprendre les obstacles auxquels se heurtent certains élèves, ni à les aider à les surmonter. Lorsqu'Astolfi (1997) présente l'erreur comme un outil pour enseigner et développe &endash; avec beaucoup d'autres chercheurs &endash; les lignes de force d'un travail régulier par situations-problèmes et objectifs-obstacles, il dessine un rapport au savoir et une compétence didactique qui vont bien au-delà du niveau de formation actuel des professeurs dans la didactique de leur discipline.

Ce constat est renforcé si l'on prend en compte les travaux sur la régulation des processus d'apprentissage, la métacognition, le travail coopératif, le rapport au savoir, le transfert, etc.

Mon propos n'est pas ici d'esquisser un curriculum, simplement de suggérer que la professionnalisation est un vain mot si elle ne s'accompagne pas d'une élévation spectaculaire du niveau d'expertise des professeurs, ce qui suppose non seulement une forte connexion aux savoirs issus de la recherche, mais une collectivisation et une formalisation des savoirs accumulés par la profession (Gauthier, 1997) et une pratique réflexive individuelle et collective entretenant, développant et synthétisant ces héritages.

Une forme d'auto-organisation allant au-delà de la syndicalisation
classique et prenant en charge les orientations de la formation

L'un des plus sûrs indices de la professionnalisation d'un métier, c'est la prise de contrôle, par la profession, des orientations de la formation initiale et continue. Si cela s'opère contre les chercheurs &endash; ce scénario n'est pas exclu &endash;, en visant à reprendre aux spécialistes qui n'enseignent pas le pouvoir qu'ils ont conquis sur ceux qui enseignent, on peut douter que cela suffise à rendre les pratiques plus efficaces. Les véritables professions n'opposent pas les professionnels aux savoirs savants, puisque ce sont eux qui les détiennent et pour une part au moins les produisent ou participent à leur production.

Le contrôle ne passe pas ici par une simple représentation des professionnels dans les instances pilotant les formations, mais par leur présence forte parmi les formateurs eux-mêmes, à l'exemple de la médecine ou du droit. Les institutions de formation des maîtrene trouveront leur équilibre que lorsqu'elles auront réalisé l'alliance de formateurs issus de la profession, mais formés en sciences de l'éducation et initiés à la recherche, et de chercheurs connaissant le travail réel des enseignants et prêts à contribuer à une véritable formation professionnelle visant la construction de compétences et d'une posture réflexive.

La présence de représentants de la profession dans les instances de pilotage et de gestion des formations reste nécessaire. Elle peut être assumée par les organisations syndicales, à condition que ces dernières élargissent leur sphère d'activité et de compétence.

On se trouve là devant un problème complexe. Les professeurs sont et resteront des salariés, dans leur immense majorité, contrairement aux médecins et avocats, par exemple, dont une partie exerce une " profession libérale " dans un rapport aux clients plus qu'à un employeur. Il est et il restera nécessaire que les enseignants salariés s'organisent pour défendre leurs intérêts face à leurs employeurs, qui sont, selon les pays et les réseaux, l'État, des communautés locales, des commissions scolaires, des organisations confessionnelles, des pouvoirs organisateurs associatifs ou des actionnaires.

Le défi est d'étendre l'activité des organisations syndicales à des enjeux de politiques de l'éducation et de la formation des enseignants, ou à les faire coexister avec d'autres formes d'organisation collective de la profession. Le débat est ouvert au Canada sur l'opportunité de créer un " ordre professionnel " ou de le maintenir lorsqu'il existe déjà (Tardif et Gauthier, 1999).

Un statut des enseignants et des établissement
en cohérence avec les principes précédents

On ne saurait espérer professionnaliser le métier d'enseignant que si le statut des professeurs et des établissements évolue vers davantage d'autonomie et donc de responsabilité. Cette évolution se heurte à d'immenses obstacles et à de fortes ambivalences de tous les acteurs.

L'éducation scolaire demeure une affaire publique et politique, au moins dans ses finalités et en matière de sélection et d'égalité des chances. Le politique doit rendre compte, les gouvernements et les ministres sont jugés sur les réformes qu'ils ont promises et réalisées. Ils ne sont pas prêts à faire une confiance totale au corps enseignant.

L'administration scolaire, pour d'autres raisons, est modérément favorable à la décentralisation et à une large autonomie des établissements et des professeurs. Faute, en partie, d'être capable de produire des textes de cadrage explicitant et justifiant clairement ce qui n'est pas négociable, et surtout de mettre en place, tant en amont (négociation des projets) qu'en aval (reddition de comptes) des procédures d'évaluation conciliant autonomie et responsabilité des établissements. Il n'est pas facile de naviguer entre mandat et projet (Pelletier, 2001, Perrenoud 2001 b).

Les chefs d'établissements vivent les mêmes dilemmes, auxquels s'ajoutent, dans les pays qui connaissent un corps d'inspection, une limitation de leurs compétences pédagogiques. Si l'autonomie des professeurs se développe (au-delà de l'opacité des pratiques et de la liberté clandestine de chacun, une fois fermée la porte de sa classe), l'interlocuteur sera l'équipe de direction beaucoup plus qu'une lointaine et épisodique inspection. Si l'équipe de direction n'a pas de mandat pédagogique, elle n'interviendra que pour réguler les aspects les plus superficiels de l'exercice du métier (absences, maintien de l'ordre, équipements, locaux, etc.).

Les enseignants et leurs organisations sont tout aussi ambivalents. L'autonomie est une prise de risques, elle transforme le rapport au travail prescrit, oblige à un travail de conception et d'organisation collective, prive des mécanismes défensifs sont les programmes, les structures, les réformes, bref toutes les injonctions " venues d'en haut " et qu'il est aisé de disqualifier.

La professionnalisation ne se décrète pas, mais…

La professionnalisation du métier d'enseignant ne se décrète pas, elle ne peut être la simple résultante d'une réforme. Mais une politique persévérante peut y contribuer.

Si chaque réforme, même faiblement aboutie par rapport à ses objectifs déclarés, contribuait, au moins indirectement, au processus de professionnalisation du métier d'enseignant, elle représenterait un progrès.

 


Pour conclure

Ces réflexions n'appellent pas de conclusions fracassantes. La sagesse dicte une double stratégie :

Nul ne maîtrise ces processus. L'analyse ne peut que contribuer à aider chacun à se déterminer et à ne pas ajouter à la confusion !

 


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