Perrenoud, Philippe
Construire des compétences dès l'école
Paris, ESF, 1997, 3e éd. 2000.
Ce livre ne peut être mis intégralement à disposition sur le Web. On trouvera ici :
Le résumé (quatrième de couverture) L'introduction, qui présente les divers chapitres Les références bibliographiques
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Réussir à l'école n'est pas une fin en soi. Certes, chaque apprentissage prépare aux suivants dans le cursus scolaire. Mais au bout du compte, en principe, l'élève devrait être capable de mobiliser ses acquis scolaires en dehors de l'école, dans des situations diverses, complexes, imprévisibles. Aujourd'hui, cette préoccupation s'exprime dans ce qu'on appelle assez souvent la problématique du transfert des connaissances ou de la construction de compétences. Les deux expressions ne sont pas interchangeables, mais elles désignent toutes deux une face du problème :
- pour être utiles, les savoirs scolaires doivent être transférables ;
- mais ce transfert exige plus que la maîtrise de savoirs, il passe par leur intégration à des compétences de réflexion, de décision et d'action à la mesure des situations complexes auxquelles l'individu doit faire face.
S'il l'on revient régulièrement, dans des termes qui changent d'une époque à l'autre, au problème du transfert des connaissances et de la construction des compétences, c'est parce qu'il n'est toujours pas résolu en pratique.
Prendre conscience des limites du transfert des apprentissages scolaires, reconnaître que les élèves qui réussissent en classe ne sont pas nécessairement capables de mobiliser les mêmes savoirs dans d'autres situations, aurait, si l'on voulait ne pas se résigner à ces constats, des implications considérables en matière de contrat pédagogique, de transposition didactique, de travail scolaire, de gestion de classe, mais aussi, sans doute, de coopération professionnelle, de fonctionnement des établissements, de rôle de l'autorité scolaire. Ce sont les questions que pose une approche par compétences, désormais inscrites dans les intentions de nombreux systèmes éducatifs. Plus que jamais, il convient donc de les affronter.
Va-t-on à lécole pour acquérir des connaissances ou développer des compétences ? Cette question cache un malentendu et désigne un vrai dilemme.
Le malentendu consiste à croire quen développant des compétences, on renonce à transmettre des connaissances. Presque toutes les actions humaines exigent des connaissances, parfois sommaires, parfois très étendues, quelles soient issues de lexpérience personnelle, du sens commun, de la culture partagée au sein dun cercle de praticiens ou de la recherche technologique ou scientifique. Plus les actions envisagées sont complexes, abstraites, médiatisées par des technologies, fondées sur des modèles systémiques de la réalité, plus elles exigent des connaissances étendues, pointues, organisées et fiables.
Lécole se trouve pourtant confrontée à un réel dilemme : pour construire des compétences, il faut du temps, qui est soustrait au temps requis pour dispenser des connaissances étendues.
Première approximation
La notion de compétence a de multiples sens. Je définirai ici une compétence comme une capacité dagir efficacement dans un type défini de situations, capacité qui sappuie sur des connaissances, mais ne sy réduit pas. Pour faire face, le mieux possible, à une situation, nous devons en général mettre en jeu et en synergie plusieurs ressources cognitives complémentaires, parmi lesquelles des connaissances.
Ces dernières, au sens courant de lexpression, sont des représentations de la réalité, que nous avons construites et engrangées au gré de notre expérience et de notre formation. Presque toute action mobilise quelques connaissances, parfois élémentaires et éparses, parfois complexes et organisées en réseaux. Cest ainsi, par exemple, quil faut des connaissances assez étendues pour :
Les compétences que manifestent ces actions ne sont pas elles-mêmes des connaissances, elles utilisent, elles intègrent, elles mobilisent des connaissances. Si lavocat connaît le droit, sa compétence déborde cette érudition, car il ne lui suffit pas de connaître tous les textes pour mener à bien laffaire du moment. Sa compétence consiste à mettre en relation sa connaissance du droit, de la jurisprudence, des procédures et une représentation du problème à résoudre, en usant dun raisonnement et dune intuition proprement juridiques. De même, un bon médecin parvient à identifier et à mobiliser des savoirs scientifiques pertinents, au bon moment, dans une situation concrète qui, évidemment, ne se présente pas en général comme un "cas décole" pour lequel il suffirait de trouver "la bonne page dans un grand livre" et dappliquer la solution préconisée. Que le clinicien dispose de savoirs étendus (en physique, biologie, anatomie, physiologie, pathologie, pharmacologie, radiologie, technologie, etc.), nest quune condition nécessaire de sa compétence. Si elle se réduisait à une simple application de connaissances mémorisées à des cas concrets, il lui suffirait, à partir de quelques symptômes typiques, didentifier une pathologie recensée, puis de retrouver, dans sa mémoire, un traité ou une base de données, les indications thérapeutiques. Les compétences cliniques dun médecin vont bien au-delà dune mémorisation sûre et dun rappel opportun de théories pertinentes, du moins chaque fois que la situation sort de la routine et exige des mises en relation, des interprétations, des interpolations, des inférences, des inventions, bref des opérations mentales complexes dont lorchestration ne peut se construire que sur le vif, en fonction des savoirs et des schèmes de lexpert aussi bien que de sa vision de la situation.
Une compétence nest jamais la pure et simple mise en uvre "rationnelle" de connaissances, de modèles daction, de procédures. Former à des compétences ne conduit pas à tourner le dos à lassimilation de connaissances. Toutefois, lappropriation de nombreuses connaissances ne permet pas, ipso facto, leur mobilisation dans des situations daction.
La reconnaissance de la pertinence même de la notion de compétence reste un enjeu dans les sciences cognitives, aussi bien quen didactique. Certains chercheurs préfèrent élargir la notion de connaissance, dans lespoir de rendre compte de laction sans faire appel à dautres concepts. Cest ainsi que les sciences cognitives ont distingué progressivement trois types de connaissances :
Lémergence des deux dernières catégories pourrait suggérer quon peut ramener toute action à des connaissances. Mieux vaut, à mon avis, accepter le fait quil arrive, tôt ou tard, un moment où lexpert nanti des connaissances déclaratives, procédurales et conditionnelles les plus fiables et les plus étendues, doit juger de leur pertinence par rapport à la situation, les mobiliser à bon escient. Or, ce jugement dépasse la mise en uvre dune règle ou dune connaissance.
Comme le rappelle P. Bourdieu :
Cet art de lexécution active un ensemble de schèmes logiques de haut niveau dabstraction. Cependant, si les experts nétaient que des gens à la fois intelligents et érudits, ils seraient plus lents, donc moins efficaces et moins utiles. Devant une situation inédite et complexe, ils développent une stratégie efficace plus vite et plus sûrement quune personne qui disposerait des mêmes savoirs et serait aussi "intelligente". La compétence de lexpert, au-delà de lintelligence opératoire, se fonde sur des schèmes heuristiques ou analogiques propres à son domaine, des démarches intuitives, des procédures didentification et de résolution dun certain type de problèmes, qui accélèrent la mobilisation des connaissances pertinentes et leur transposition et sous-tendent la recherche et lélaboration de stratégies daction adéquates. Ajoutons que lexpertise suppose aussi des attitudes et des postures mentales, une curiosité, une passion, une quête de sens, lenvie de tisser des liens, un rapport au temps, une façon de marier intuition et raison, prudence et audace, qui sont issus à la fois de la formation et de lexpérience.
Quelle est la différence entre un ordinateur et un champion déchecs ? Lordinateur peut mettre en mémoire un nombre immense de parties, de situations de jeu et de coups efficaces, de règles. Il peut aussi calculer plus rapidement quun être humain, ce qui lui permet de le battre dans toutes les situations "classiques", autrement dit répertoriées. Pourtant, dans une situation inédite, un très grand champion peut encore prendre le dessus sur la machine, parce quil met en uvre des schèmes heuristiques plus économiques et puissants que ceux de lordinateur, notamment lorsquils font appel à une pensée analogique. De la même façon, nous sommes capables de reconnaître en un clin dil une lettre de lalphabet, aussi mal formée soit-elle, tâche pour laquelle un ordinateur exige une impressionnante puissance de calcul. Le développement de lintelligence artificielle consiste précisément à identifier, décrire, codifier les schèmes heuristiques et analogiques des experts humains, de sorte à pouvoir en simuler le fonctionnement. Cest pourquoi il est devenu de plus en plus difficile de battre un ordinateur aux échecs.
La construction de compétences est donc inséparable de la formation de schèmes de mobilisation. des connaissances à bon escient, en temps réel, au service dune action efficace. Or, les schèmes de mobilisation de diverses ressources cognitives en situation daction complexe se développent et se stabilisent au gré de la pratique. En effet, chez lêtre humain, on ne peut programmer les schèmes par une intervention extérieure. Il nexiste pas, sauf dans les romans de science-fiction, de "greffe de schèmes". Le sujet ne peut davantage les construire par simple intériorisation dune connaissance procédurale. Les schèmes se construisent au gré dun entraînement, dexpériences renouvelées, à la fois redondantes et structurantes, entraînement dautant plus efficace quil est associé à une posture réflexive.
Têtes bien pleines ou bien faites ?
Un tel entraînement nest possible que si le sujet a le temps de vivre des expériences et de les analyser. Cest pourquoi, en un nombre limité dannées de scolarité, on ne peut couvrir de pléthoriques programmes de connaissances quen faisant, dans une large mesure, le deuil de la construction de compétences. Connaissances et compétences sont, au bout du compte, étroitement complémentaires, mais il peut y avoir entre elles un conflit de priorité, en particulier dans le partage du temps de travail en classe :
Développer des compétences, est-ce laffaire de lécole ? Ou doit-elle se borner à transmettre les savoirs ? Le débat sur les compétences ravive léternel débat sur les têtes bien faites ou bien pleines. Depuis quelle existe, lécole cherche son chemin entre deux visions du cursus :
La première vision semble constamment dominante dans lhistoire de lécole obligatoire, en particulier au second degré, mais léquilibre des tendances fluctue, au fil des décennies. Le dilemme ne cesse dêtre redécouvert, puis tranché en apparence, pour renaître quelques années plus tard, sous dautres vocables. Cest un dilemme collectif, dans la mesure où le système éducatif vit, depuis sa naissance, en tension entre ces deux logiques, incarnées par des acteurs occupant des positions rituellement antagonistes dans le champ culturel. Le dilemme peut aussi habiter quiconque ne se laisse pas emporter par des thèses extrémistes : pour comprendre le monde et agir sur lui, ne faut-il pas, à la fois, sapproprier des connaissances étendues et construire des compétences susceptibles de les mobiliser à bon escient ? La figure de lexpert latteste : cest à la fois un savant, un érudit, quelquun qui a "lu tous les livres" et accumulé des trésors de connaissances au gré de son expérience, et quelquun qui a du flair, de lintuition, du sens clinique, de know-how et lensemble des capacités qui permettent danticiper, de prendre des risques, de décider, bref dagir en situation dincertitude.
À la question : "Connaissances étendues ou expertise dans la mise en uvre ?", on aimerait répondre : les deux ! Le dilemme éducatif est surtout une question de priorité : puisquon ne peut tout faire, dans le temps et lespace dune formation professionnelle initiale ou dune scolarité de base, que faire de plus utile ? Qui, à long terme, pourrait plaider pour des connaissances absolument inutiles pour laction, au sens le plus large ? À linverse, qui, de nos jours, pourrait encore défendre un utilitarisme étroit, limité à quelques savoir-faire élémentaires ? Agir, dans une société changeante et complexe, cest dabord comprendre, anticiper, évaluer, affronter la réalité avec des outils intellectuels. "Rien nest aussi pratique quune bonne théorie", affirmait Kurt Lewin, lun des fondateurs de la psychologie sociale.
Aujourdhui, le débat scolaire noppose plus les partisans des travaux manuels et ceux des langues mortes. Laffrontement sur les priorités nen est que plus acharné. Il renvoie à des conceptions opposées de la culture, mais plus encore de la façon dont nous nous lapproprions ! Le débat sorganise, depuis quelques années, autour de la notion de compétence et de sa pertinence dans lenseignement général. Lapproche par compétences sest développée dans les pays anglo-saxons et gagne le monde francophone. En Belgique, lenseignement fondamental et le premier degré du secondaire se réfèrent désormais à des socles de compétences (Ministère de lÉducation, 1994). Au Québec, lapproche par compétences a présidé à une refonte complète des programmes des Collèges denseignement général et professionnel (CEGEP), qui sont, dans lorganisation nord-américaine, situés entre le lycée et luniversité, à lexemple des "colleges" américains. Lapproche par compétences nest donc pas particulière à la France, même si elle prend une allure hexagonale autour des nouveaux programmes du collège, dans sa définition française. En réalité, la question des compétences et du rapport connaissances-compétences est au cur dun certain nombre de réformes de curricula dans de nombreux pays, notamment dans le second degré. À lécole élémentaire, la formation de compétences est, dune certaine manière, plus évidente, elle touche à ce quon appelle les "savoir-faire fondamentaux": lire, écrire, etc. Dès 8 ans, les disciplines se multiplient et la problématique connaissances-compétences se rapproche de celle du second degré.
Lirrésistible ascension
Les compétences sont au fondement de la flexibilité des systèmes et des rapports sociaux. Dans la plupart des sociétés animales, la programmation des conduites interdit toute invention et la moindre perturbation extérieure peut désorganiser une ruche, du fait quelle est réglée comme une machinerie de précision. Les sociétés humaines sont, au contraire, des ensembles flous et des ordres négociés, elles ne tournent pas comme des horloges et admettent une part importante de désordre et dincertitude, qui nest pas fatale, parce que les acteurs sont à la fois désireux et capables de créer du neuf, au gré de transactions complexes. Il est donc assez normal que les systèmes éducatifs soient soucieux de développer les compétences correspondantes.
Pourtant, cette préoccupation nest pas constamment dominante dans les politiques éducatives et la réflexion sur les programmes. Pourquoi assiste-t-on aujourdhui à ce que Romainville (1996) appelle une "irrésistible ascension" de la notion de compétence en éducation scolaire ? Sans doute, globalement, parce que les menaces de désordre et de désorganisation se font plus vives dans les époques de changement et de crise.
Lexplication la plus évidente consiste à invoquer une sorte de contagion : le monde du travail sétant saisi de la notion de compétence, lécole lui emboîterait le pas, sous couvert de modernité et dans la mouvance des valeurs de léconomie de marché : gestion des ressources humaines, recherche de la qualité totale, valorisation de lexcellence, exigence dune plus grande mobilité des travailleurs et de lorganisation du travail. Dans le champ professionnel, nul ne conteste que les praticiens doivent être capables de "faire des choses difficiles", qui passent par une formation. La notion de qualification a permis longtemps de penser les exigences des postes de travail et les dispositions requises de ceux qui les occupent. Les transformations du travail &emdash; vers une flexibilité accrue des procédures, des postes et des structures &emdash; et lanalyse ergonomique plus fine des gestes et des stratégies des professionnels ont conduit à mettre laccent, à qualifications formelles égales, sur les compétences réelles, différenciées, évolutives, liées à lhistoire de vie des personnes. On ne se satisfait plus de définir des qualifications-types et dattribuer sur cette base des individus à des postes de travail. On veut gérer des compétences (Lévy-Leboyer, 1996), établir des bilans individuels aussi bien que des "arbres" de connaissances ou de compétences représentant le potentiel collectif dune entreprise (Authier et Lévy, 1996). Dans le monde du travail, le changement de vocabulaire reflète un véritable changement de perspective, voire de paradigme (Stroobants, 1994 ; Trépos, 1993, Ropé et Tanguy, 1994 ; Ropé, 1996).
On comprend dès lors pourquoi, dans les formations professionnelles, il est question, de façon de plus en plus banale, de "référentiels de compétences", langage maintenant familier des entreprises et des gens de métier. Que la formation des enseignants soit désormais orientée par de tels référentiels manifeste, avec la création des IUFM, son entrée progressive &emdash; et inachevée &emdash; dans le monde des formations professionnelles à part entière.
Les transformations observables sur le marché de lemploi et dans les formations professionnelles ont probablement quelques effets sur la scolarité de base et la conception de la culture générale qui y prévaut. Cela ne suffit pas, toutefois, à rendre compte de lusage croissant de la notion de compétence dans le cadre de lécole obligatoire. La réalité des mouvements didées nest pas aussi simple. Cette vogue simultanée du même vocable dans divers champs cache des enjeux partiellement différents.
Le système éducatif a toujours été construit "par le haut": ce sont les universités et les Grandes Écoles qui définissent lhorizon des lycées, ces derniers qui fixent les finalités des collèges, qui à leur tour assignent des exigences à lécole primaire. Or, justement, si elles ne dédaignent pas les compétences, en particulier dans les domaines où elles assument ouvertement une mission de formation professionnelle, les universités ne leur donnent pas un statut bien prestigieux. Au contraire, pourrait-on dire, même lorsquelles forment à des compétences, elles ont la coquetterie de ne pas les énoncer et mettent plutôt laccent sur les savoirs savants, théoriques et méthodologiques. Il est rare de voir mis noir sur blanc les objectifs dune formation universitaire et plus encore de les voir formulés dans le langage des compétences. Ce ne sont donc certainement pas les universités qui encouragent lenseignement du second degré à reformuler ses programmes en termes de compétences. Au contraire, ce sont des milieux universitaires traditionnels quémanent les critiques les plus catégoriques de ce qui pourrait détourner lécole obligatoire de la transmission intensive des savoirs. Même lorsquon se soucie de la "formation de lesprit", prévaut lidée quil suffit dun commerce intensif et critique avec les savoirs et les textes.
Si ce nest pas luniversité qui induit une approche par compétences dans le second degré, est-ce à dire que lécole obligatoire est, en la matière, plutôt sous linfluence des formations professionnelles qui la suivent ? Sans doute, lattention quils portent aux compétences peut-elle conduire les milieux économiques à encourager lécole obligatoire à infléchir son action dans le même sens. Toutefois, leur influence nest ni récente, ni absolue. Elle ne suffit pas à rendre compte de la vogue de la notion de compétence dans le domaine pédagogique.
Que se passe-t-il alors ? Rien dabsolument neuf : dans un langage plus moderne, la problématique actuelle des compétences ranime un débat aussi ancien que lécole, qui oppose les défenseurs dune culture gratuite et les tenants de lutilitarisme, quil soit de gauche ou de droite.
Parmi les adultes qui adhèrent à lidée quon va à lécole pour y apprendre "des choses directement utiles dans la vie", on trouve, comment sen étonner, ceux qui sengagent le plus fortement dans lindustrie et les affaires, alors que ceux qui gagnent leur vie et trouvent leur identité dans les métiers de lhumain, la fonction publique, lart ou la recherche, plaident volontiers pour une vision plus large de la scolarité. On ne saurait, cependant, réduire le camp des "utilitaristes" à ceux qui se soucient de lemploi et des forces productives. Tous les mouvements décole nouvelle et de pédagogie active (voir par exemple le Groupe français déducation nouvelle, 1996) rejoignent le monde du travail dans un plaidoyer en faveur dune scolarité qui donnerait prise sur le réel. En dépit des différences idéologiques, une thèse les réunit : à quoi bon aller à lécole si lon ny acquiert point des moyens dagir dans et sur le monde ? Cette alliance insolite sarrête là : alors que les uns évoquent la nécessité de sadapter à la compétition économique et à la modernisation de lappareil de production, les autres parlent dautonomie et de démocratie. Il reste que le système denseignement est pris, depuis la naissance de la forme scolaire, dans une tension entre ceux qui veulent transmettre la culture et les connaissances pour elles-mêmes et ceux qui veulent, fût-ce dans des visions contradictoires, les lier très vite à des pratiques sociales.
Conservateurs et novateurs, chantres des élites ou de la démocratie : aucun de ces "camps" nest tout à fait homogène. On peut imaginer deux professeurs du même âge, de la même origine sociale, enseignant la même discipline dans des classes voisines, également engagés dans le combat démocratique, dont lun pense, en toute bonne foi, que la libération de lhomme passe par la culture la plus désintéressée, lautre quelle exige des outils pour la lutte quotidienne dans le travail et la cité. Sils enseignent le français, lun travaillera sur des textes classiques, lautre sur des textes publicitaires, des contrats ou des tracts. Sils sont biologistes, lun se penchera sur lorigine de la vie et des espèces, lautre traitera du SIDA ou des manipulations génétiques
Il serait très réducteur de faire de lintérêt du monde scolaire pour les compétences le simple signe de sa dépendance à légard de la politique économique. Il y a plutôt une jonction entre un mouvement de lintérieur et un appel de lextérieur. Lun et lautre se nourrissent dune forme de doute sur la capacité du système éducatif de mettre les générations nouvelles en mesure daffronter le monde daujourdhui et de demain.
Une réponse possible à la crise de lécole ?
À lintérieur du système éducatif, on prend conscience du fait que lexplosion des budgets et linflation des programmes na pas été suivie dune élévation proportionnelle des niveaux réels de formation. La consommation décole saccroît, mais la formation névolue pas au même rythme. Le niveau monte (Baudelot et Establet, 1989), mais monte-t-il assez vite ? Les espoirs suscités par la démocratisation de lenseignement ont été déçus : on envoie davantage de jeunes vers les études longues, mais sont-ils plus tolérants, plus responsables, plus capables que leurs aînés dagir et de vivre ensemble ? Et que dire de ceux qui, en dépit des politiques ambitieuses, sortent encore de lécole sans aucune qualification, voire illettrés (Bentolila, 1996), de ceux que léchec scolaire a convaincu de leur indignité culturelle et promis à la misère du monde, au chômage ou aux emplois précaires dans une société duale ?
Dans chaque société développée, lopinion publique et la classe politique ne sont plus disposées à cautionner la croissance sans fin des budgets de léducation, elles demandent des comptes, elles veulent une école plus efficace, qui prépare mieux à la vie, sans pour autant coûter plus cher. La course aux diplômes perd de sa pertinence au gré de la dévalorisation des titres et de la raréfaction des emplois, mais labandonner conduirait à prendre de plus grands risques encore. Le piège scolaire (Berthelot, 1983) sest refermé sur presque toutes les familles, les adultes exercent une pression croissante sur les jeunes, qui croient de moins en moins que la réussite scolaire les protégera des difficultés de lexistence. On demande donc à lécole dinstruire une jeunesse dont ladhésion au projet de scolarisation nest plus assurée.
Le développement plus méthodique de compétences, dès lécole et le collège, peut sembler une voie pour sortir de la crise du système éducatif. Il serait absurde, cependant, de faire comme si lon découvrait ce concept et le problème. À lécole, du moins dans les filières nobles, il a toujours été question de développer des "facultés générales" ou "la pensée" au-delà de lassimilation des savoirs. Lapproche dites "par compétences" ne fait quaccentuer cette orientation. Si ce souci est devenu un mot dordre à léchelle de systèmes éducatifs entiers au cours de la dernière décennie du XXe siècle, ce nest pas par regain dutopie : lévolution du monde, des frontières, des technologies, des modes de vie, appelle une flexibilité et une créativité croissantes des êtres humains, dans le travail et dans la cité. Dans cet esprit, on assigne parfois à lécole la mission prioritaire de développer lintelligence, comme capacité multiforme dadaptation aux différences et aux changements. Laccent mis sur les compétences ne va pas aussi loin. Ce nest pas une extension sournoise des programmes déducation cognitive, qui sintéressent aux élèves en grande difficulté de développement intellectuel et dapprentissage. Lapproche par compétences ne rejette ni les contenus, ni les disciplines, mais elle met laccent sur leur mise en uvre.
Aller vers une approche par compétences relève donc à la fois de la continuité, parce que lécole na jamais prétendu vouloir autre chose, et du changement, voire de la rupture, parce que les routines didactiques et pédagogiques, les cloisonnements disciplinaires, la segmentation du cursus, le poids de lévaluation et de la sélection, les contraintes de lorganisation scolaire, la nécessité de routiniser le métier denseignant et le métier délève ont conduit à des pédagogies et des didactiques qui, parfois, ne contribuent guère à construire des compétences, ou seulement celle de réussir des examens Linnovation consisterait, non à faire surgir lidée de compétence dans lécole, mais à accepter que "dans tout programme axé sur le développement de compétences, ces dernières ont un pouvoir de gérance sur les connaissances disciplinaires" (Tardif, 1996, p. 45). Citant Pierre Gillet, Tardif propose que la compétence soit "le maître duvre dans la planification et lorganisation de la formation" (ibid., p. 38) ou affirme que "la compétence doit constituer un des principes organisateurs de la formation" (ibid., p. 35). Ces thèses, qui sont avancées pour la formation professionnelle, devraient aussi, si on ne veut pas se payer de mots, être au principe dune formation orientée vers lacquisition de compétences dès lécole et le collège.
Cette orientation se révélera-t-elle fondée ou nous tend-elle un nouveau miroir aux alouettes ? Il est difficile de le dire déjà. Lhistoire de lécole est jalonnée de moments de "pensée magique" où chacun a envie de croire quen changeant les mots, on changera la vie. Pour linstant, lapproche par compétences agite avant tout le monde de ceux qui conçoivent des programmes ou en débattent. Elle ne préoccupera lensemble des professeurs que si les textes officiels leur imposent une approche par compétences de façon assez précise pour devenir incontournable et contraignante pour leur pratique denseignement et dévaluation en classe. Cette approche risque dêtre alors vigoureusement rejetée par une partie des enseignants, qui nen verront pas les fondements et lintérêt ou, lorsquils en saisiront les intentions et les conséquences, ny adhéreront pas, pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Comme souvent, ceux qui défendent une nouvelle orientation des programmes ne sont pas en mesure de démontrer la valeur incontestée du changement quils proposent. Quand la recherche en sciences humaines sera nettement plus avancée, on y verra plus clair. Aujourdhui, on ne peut pas affirmer quon travaille sur des bases solides. Ce nest pas confortable, mais il serait pire encore de le nier et de faire comme si on savait exactement comment se forment lesprit et les compétences fondamentales. La réforme du collège et le débat actuel sur lécole nous ramènent à des questions théoriques de fond, notamment sur la nature et la genèse de la capacité de lêtre humain de faire face à des situations inédites, de leur donner du sens et dagir à bon escient. Il est donc normal que sopposent des conceptions diverses et divergentes de lapprentissage et de la culture, dont aucune na les moyens de simposer de façon purement rationnelle, en létat de la recherche.
Parallèlement à ce débat de fond, il convient de mesurer les implications dune approche par compétences pour lensemble du fonctionnement pédagogique et didactique. Ce débat nous porte au cur des contradictions de lécole, qui oscille entre deux paradigmes &emdash; enseigner des savoirs ou développer des compétences -, entre une approche "classique", qui privilégie cours et leçons, manuels et épreuves, et une approche plus inspirée des pédagogies nouvelles et des formations dadultes.
Jai tenté ailleurs de montrer :
Ce livre étend cette réflexion sur les ambivalences de lécole, en plusieurs courts chapitres, qui sont autant dinterrogations.
Plan de louvrage
Le chapitre 1, La notion de compétence, tente de cerner la notion même de compétence, cet attracteur étrange, selon lexpression de Le Boterf (1994). Lexpression désigne une composante importante du capital qui nous permet daffronter la réalité, mais nous avons du mal à concevoir la nature exacte du processus de mobilisation de nos ressources cognitives.
Le chapitre 2, Programmes scolaires et compétences, examine la question épineuse de la formation de compétences dans la scolarité générale. Alors quil est évident quon construit des compétences en formation professionnelle, parce quon se réfère à un métier, quelles sont les situations et les pratiques de référence à lécole primaire, au collège ou au lycée ? Comme formuler les programmes et les objectifs en termes de compétences ? Dans quelle articulation avec les disciplines et les savoirs ?
Le chapitre 3, Implications pour le métier denseignant ?, se tourne vers les professeurs et tente dexpliciter les incidences dune approche par compétences sur leur métier et leurs propres compétences professionnelles. Une telle approche les invite en effet à considérer les savoirs comme des outils à mobiliser au gré des besoins, à travailler régulièrement par situations-problèmes, à créer ou utiliser dautres moyens denseignement, à négocier et conduire des projets avec leurs élèves, à adopter une planification souple et indicative, à improviser, à mettre en place et expliciter un nouveau contrat didactique, à pratiquer une évaluation formatrice, en situation de travail, à aller vers un moindre cloisonnement disciplinaire. Autant de pas vers un "métier nouveau" (Meirieu, 1990 b, Étienne et Lerouge, 1997 ; Altet, 1994 ; Paquay et al. 1996 ; Perrenoud, 1994, 1996 c). Cette perspective effraie à bon droit tous ceux pour lesquels enseigner consiste avant tout à transmettre, de façon ordonnée, des savoirs savants bien maîtrisés. Il importe aussi de prendre en compte les résistances des élèves à toute transformation considérable de leur métier. Pour développer ses compétences, lélève doit fournir davantage de travail, prendre de nouveaux risques, coopérer, se mettre en projet et en question. Les élèves &emdash; et leurs parents &emdash; résistent donc parfois autant que les professeurs.
Le chapitre 4, Effet de mode ou réponse décisive à léchec scolaire ?, établit une connexion entre lapproche par compétences et la lutte contre les inégalités grâce à des pédagogies différenciées. Je tenterai de montrer quil serait vain de fonder de grands espoirs sur une approche par compétences si, dans le même temps, on ne change pas de rapport à la culture générale, on ne reconstruit pas une transposition didactique à la fois réaliste et visionnaire, on ne touche pas aux disciplines et aux grilles horaires, on persiste à attendre dun cycle détudes, avant tout, quil prépare au cycle suivant, on ninvente pas de nouvelles façons dévaluer, on nie léchec pour construire la suite du cursus sur du sable, on ne différencie pas laction pédagogique, on ninfléchit pas la formation des enseignants, bref, on ne change pas radicalement de façon denseigner et de faire apprendre
On saisit lampleur de la mutation à engager. La conclusion soulève donc inévitablement le problème des stratégies de changement.
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