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En 1966, Bourdieu expliquait comment, par son indifférence aux différences, lécole transforme en inégalités dapprentissage et de réussite scolaires les inégalités initiales devant la culture. Au même moment, Bloom proposait une pédagogie de maîtrise fondée sur des objectifs clairs, une évaluation formative et un ajustement des situations didactiques aux acquis des élèves. Ces analyses laffirmaient déjà : léchec scolaire nest pas une fatalité ! Thèse reprise par le CRESAS en 1978, au moment où les pédagogies compensatoires ou de soutien évoluaient vers des pédagogies différenciées. Au début des années 1990, on parlait dindividualisation des parcours de formation, plusieurs pays introduisaient les cycles pédagogiques, des modules et dautres structures souples, destinées à faire face aux différences.
Le système scolaire nest donc pas immobile, lenseignement frontal nest plus à lhonneur, on sait désormais quon pourrait amener beaucoup denfants et dadolescents à maîtriser davantage de connaissances, à construire plus de compétences. Mais on se heurte aux limites dune organisation scolaire pensée à une autre époque, pour laquelle rompre avec lindifférence est toujours une exception, une entreprise marginale, un risque dinjustice, de désordre ou de complication administrative.
Reprenant et prolongeant des textes écrits de 1981 à 1994, louvrage ne propose aucune formule idéale. Parce quil nen existe pas. Il se propose plutôt, à partir dune sociologie de laction pédagogique et de lorganisation scolaire, denrichir les outils danalyse et daction des acteurs aux prises avec les différences sur le terrain, au jour le jour, et qui cherchent à construire des dispositifs permettant de les respecter et de ne pas les transformer en inégalités.
Prologue
Le traitement massif des maladies infantiles sur la planète
Kafka
Introduction
Léchec scolaire vous
dérange ? Il y a peut-être quelque chose à faire
Chapitre 1
Five Easy Pieces
Chapitre 2
De linégalité quotidienne devant le
système denseignement : laction
pédagogique et la différence
Chapitre 3
Les pédagogies nouvelles sont-elles
élitaires ?
Chapitre 4
Différenciation de lenseignement :
résistances, deuils et paradoxes
Chapitre 5
Organiser lindividualisation des parcours de formation :
peurs à dépasser et maîtrises à
construire
Chapitre 6
Cycles pédagogiques et projets décole :
facile à dire !
Chapitre 7
Perspectives : contre la pensée magique !
Kafka est la seule planète habitée de ce petit système solaire. Dinnombrables espèces vivantes y coexistent. Lespèce dominante compte plusieurs milliards dindividus, qui forment des sociétés distinctes, souvent en conflit.
Dans les sociétés les plus riches, tous les enfants semblent naître atteint dune maladie grave. Elle nest pas mortelle, mais si elle nest pas traitée à temps, elle empêche lindividu de devenir un adulte à part entière.
Le traitement est assez long et compliqué, si bien que les familles ne sont guère en mesure de lappliquer elles-mêmes. On ma dit que si chaque enfant était traité dans sa famille par un médecin, il faudrait tant de médecins que la production de nourriture en souffrirait. Cest pourquoi les enfants sont massivement hospitalisés. Pour ne pas les enlever totalement à leur famille, on les place dans de petits hôpitaux de jour, proche de leur maison. Ils y passent quelques heures le matin et quelques heures laprès-midi. Au milieu de la journée, ils interrompent le traitement pour un repas, rite très important dans ces sociétés.
Jadis, seules les familles qui le voulaient faisaient soigner leur enfant. Beaucoup ny pensaient pas ou nestimaient pas la guérison nécessaire. Il y a environ cent ans, devant linsistance des médecins, le traitement a été rendu obligatoire. Les parents qui refusent de laisser traiter leur enfant encourent de fortes peines.
Pour des raisons que je nai pas pu élucider, le traitement nest obligatoire que depuis lâge de six ans. Peut-être est-ce pour laisser lenfant dans sa famille au moment où les parents y sont le plus attachés. Peut-être lhospitalisation de très jeunes enfants est-elle trop compliquée. Je ne sais. Les autorités conseillent aux familles de commencer elles-mêmes le traitement le plus tôt possible. Elles sont nanties de conseils qui doivent les aider à uvrer dans ce sens. Elles peuvent, si elles ont à cur la guérison de leur enfant, consulter un médecin ou décider une hospitalisation précoce, dès deux ou quatre ans. Ce nest pas obligatoire à cet âge, mais les familles qui nentreprennent rien avant six ans sont de plus en plus rares et passent pour irresponsables aux yeux de leur entourage.
Le traitement sétend sur de nombreuses années, au minimum neuf. Les six premières se passent exactement de la même manière pour tous les enfants, sauf pour un très petit nombre de cas plus graves traités dans des cliniques spécialisées. Cette première partie, que les médecins appellent traitement de base, est découpée en six phases annuelles. Dès quils ont six ans, les enfants sont hospitalisés et on leur administre la première phase. Au bout dun an ils passent normalement à la seconde phase, un an plus tard à la troisième, et ainsi de suite. Lorsquau bout dune phase annuelle, la maladie na pas suffisamment régressé, le médecin, daccord avec son chef de clinique, peut décider de renouveler lapplication de la même phase de traitement. Il paraît que le passage direct à la phase suivante ne serait pas profitable. Chaque phase est conçue pour être efficace à un stade défini de la guérison. Certains aspects du traitement sont communs à toutes les phases, mais dautres aspects ne concernent que les premières années, ou ne sont au contraire développés que plus tard.
Pour chacune des phases du traitement de base qui dure donc de six à huit ans, selon lévolution de la maladie , les enfants sont confiés à des médecins généralistes, formés pour appliquer toutes les facettes du traitement. On ma rapporté quavant que les traitements deviennent obligatoires, il arrivait quun seul médecin prenne en charge plus de cent malades, parfois cent cinquante. Il était alors assisté dune ou plusieurs infirmières. Au gré du progrès technique dans la production alimentaire, il est devenu possible daffecter davantage de personnes actives à la médecine. Dans la plupart des hôpitaux de jour que jai visités, on confie maintenant environ 25 malades à un médecin, qui sen occupe tous les jours durant toute lannée. Enfin, presque tous les jours. Comme le traitement est assez fatigant, on linterrompt deux jours par semaine, et parfois pour une ou plusieurs semaines consécutives. Jai entendu plusieurs médecins se plaindre dimportantes rechutes durant ces périodes. Dautres ne sont pas mécontents davoir plus de temps pour manger et dormir, ou même pour se former à de nouvelles thérapeutiques.
En parlant avec les médecins, jai pu constater que beaucoup avaient limpression de nêtre pas aussi efficaces quils le souhaiteraient. Tous sont convaincus de la nécessité dun traitement de longue durée. Mais certains mettent en cause lorganisation hospitalière. Ils se rendent compte que les enfants quon affecte à leur unité de soins sont dans des situations très différentes du point de vue de la régression de la maladie. Chez certains, il y a une sorte de guérison spontanée, et lon pourrait se contenter dun traitement léger. Chez dautres, le traitement a été commencé dès la petite enfance et les progrès sont satisfaisants. Chez dautres encore, rien na été fait et leur état est préoccupant. Pourtant ces enfants différents sont tous assujettis à la première phase du traitement de base dès quils atteignent six ans. Cette première phase ne profite pas dans la même mesure à tous, si bien que les différences saccroissent plutôt dannée en année. Il y a bien, pour une minorité, lapplication redoublée dune même phase, mais tous les médecins auxquels jen ai parlé nont pas caché leur scepticisme à ce propos :
Si nous nous en écartons, cest à nos risques et périls. Mais ce qui nous manque le plus, cest le temps. En consacrant deux heures par jour à chaque malade, en particulier, le traitement progresserait de façon optimale. Pour certains une heure suffirait largement, pour dautres il faudrait bien trois heures. La guérison serait garantie en neuf ans, ou même beaucoup moins. Mais il ne faut pas y songer. Imaginez : les plus jeunes enfants viennent à lhôpital six heures par jour. Pour 25 enfants, cela fait moins de dix minutes par personne ! Alors forcément, nous devons traiter collectivement tout le groupe, ou au moins certains sous-groupes. Certains malades sont assez autonomes pour se soigner presque seuls. Dautres sentraident. Mais cest rare. Vous savez, ce sont des enfants. La plupart ne se rendent pas compte de la gravité de leur état. Pendant lenfance et ladolescence, ils ne souffrent pas, la maladie na pas de conséquences. Ils nimaginent pas tous ce qui les attend si on ne fait rien. Certains essayent même par tous les moyens de se soustraire au traitement ! Il faut bien reconnaître que ce nest pas drôle tous les jours "
Des médecins découragés, jen ai rencontré beaucoup. Certains pensent quon ne peut rien faire avec un si grand nombre de malades. Dautres prétendent quen organisant le traitement autrement, on pourrait soigner tout le monde en moins de temps. Mais voilà, disent-ils, ladministration hospitalière est avant tout soucieuse de mettre de lordre et de gérer cet immense ensemble de jeunes malades et de médecins. En privé, certains administrateurs admettent que le découpage en phases de traitement est discutable, en tout cas quil ne convient pas à tous les enfants. Ils reconnaissent aussi que certains aspects des traitements sont inutiles pour une partie des malades. Mais ils préfèrent les administrer quand même. Cela évite des ennuis avec les parents, qui tiennent beaucoup à ce quon guérisse leurs enfants. Dès que des parents entendent dire que dans un hôpital on ne dispense pas le même traitement quailleurs, ils font un scandale. Certains médecins, amers, estiment que beaucoup de leurs collègues prennent trop facilement leur parti de la situation, appliquent sans trop réfléchir les traitements standards, rédigent périodiquement leur rapport et se disent quaprès tout, lorsquune maladie est aussi généralisée, on ne peut espérer guérir tout le monde.
Dautres, en revanche, que lon traite dutopistes et de rêveurs, prétendent quen sy prenant autrement, en adaptant véritablement les traitements aux malades, il serait possible de guérir tout le monde, et en tout cas déviter, après six ans de traitement de base, dorienter les malades vers des filières de soins différentes.
Il faut savoir, en effet, quà lissue du traitement de base, on procède à un examen de létat de chaque jeune malade, ce qui fonde un pronostic. Pour les uns, on a dores et déjà perdu tout espoir de les guérir complètement. On les oriente donc vers quelques années de traitement final qui leur permettront simplement de survivre dans la société, avec un statut social inférieur et un moindre accès aux biens alimentaires ou autres. Pour les autres, la guérison semble possible, ou même certaine, et la société consent alors un effort particulier. Six ans de traitement " postobligatoire " donc au-delà du traitement de base garantiront à ceux qui en sont dignes les statuts les plus enviés, et le plus large accès à la consommation.
Tous ne se résignent pas à cette hiérarchie sociale et économique basée sur le degré de guérison, et le système hospitalier fait lobjet de débats sans fin. Cette société entièrement médicalisée et dont toute lorganisation est régie par la nécessité de soigner une maladie généralisée, nest que lune des organisations étranges que rencontre le voyageur interstellaire lorsquil sintéresse aux civilisations primitives identifiées dans de lointaines galaxies. Sur la maladie même, je ne puis dire grand chose. Elle na rien de commun avec les quelques rares pathologies qui subsistent sur notre planète.
Les quelques observations que jai pu faire mont plutôt rappelé quelques traits de lorganisation de notre société il y a quatre ou cinq cents ans. Je crois savoir quaux XIXe et XXe siècle on ne disposait pas encore de moyens dapprentissage instantané. Linstruction des enfants préoccupait beaucoup les adultes, et ils lavaient organisée un peu à la manière de la médecine sur la planète Kafka. Un ami historien me la confirmé. Comme je lui faisais remarquer que guérir une maladie et éduquer les enfants étaient tout de même des activités fort peu comparables, il ma rappelé que les philanthropes de la fin du XIXe siècle aimaient à dire : " La maladie la plus grave, qui touche chacun et quil faut soigner en priorité, cest lignorance ! ". Bien entendu, ce nétait quune image. Je me refuse de toute façon à croire que, même plusieurs siècles plus tôt, il ait pu exister sur la Terre, pour léducation des enfants, un système aussi absurde ! Et pourtant, depuis cent ans que je parcours lunivers, jen ai vu des sociétés bizarres !
1er avril 2482
La première chose à faire, cest de bien réfléchir. Depuis les années soixante, on se préoccupe de lutter contre léchec scolaire dans divers pays. Mais sans toujours prendre le temps de construire une bonne théorie de ce qui se passe, ni de tirer les leçons de lexpérience. Lobsession du passage à lacte est une tendance de la plupart des militants des mouvements pédagogiques et même des chercheurs en éducation. Sil était si simple de combattre léchec scolaire, le problème serait résolu. Mais la réalité résiste, on se trouve confronté à la complexité des processus mentaux et sociaux, à lambivalence ou à lincohérence des acteurs et des institutions, aux fluctuations de la volonté politique, au renouvellement des curricula et des didactiques, aux ruptures théoriques et idéologiques à léchelle des décennies. Pour avoir une chance de combattre efficacement léchec scolaire, pour sortir de la pensée magique et des efforts désordonnés, il nous faut dabord une analyse fondée, claire et partagée du problème.
Cela ne va-t-il pas de soi ? Nullement. Tout dépend de limage quon se fait de ses causes et de ses effets. Pendant longtemps, même dans les sociétés en marche vers la démocratie et le " progrès ", on a considéré que le plus grand nombre navait besoin que dune instruction minimale. Sortir de lécole, à onze ans, en sachant à peine lire et compter, ou ne pas y aller du tout, navait guère dimportance pour les enfants destinés à travailler aux champs ou dans les fabriques. Les esprits les plus éclairés affirmaient même que linstruction est nuisible aux âmes simples, parce quelle les incite à se poser des questions sur leur condition et donc, parfois, à mettre en cause lordre social.
Léchec scolaire est une idée moderne, qui date du milieu du XXe siècle [Isambert-Jamati, 1985]. Cela ne signifie pas quauparavant tous les enfants apprenaient à lécole, mais quil était dans lordre des choses quau sein dune génération seule une minorité accède pleinement à la culture savante. Il y a toujours eu des échecs, mais ils étaient partiellement cachés par limportance des abandons ou encore labsence totale de scolarisation. Les échecs étaient masqués plus encore par la structure scolaire, qui séparait généralement les élèves dès leur entrée à lécole, les enfants des classes favorisées fréquentant les petites classes des lycées, alors que les autres allaient à lécole primaire, alors école populaire, qui nest devenue que plus tard, parfois au milieu du XXe siècle, une école de base pour tous. La ségrégation sociale précédait la sélection scolaire et, jusquà un certain point, en dispensait, puisque la condition de classe décidait du destin scolaire davantage que les acquis intellectuels : un enfant de bourgeois nentrait pas en compétition avec un enfant de paysan ou douvrier, puisquils ne prenaient jamais place sur les mêmes bancs décole.
Léchec scolaire massif, du moins à lécole élémentaire, na surgi comme phénomène de masse que lorsque presque tous les enfants sy sont trouvés réunis et comparés, en vue dune sélection à lentrée du secondaire. Et pourtant, cela na pas suffi à en faire demblée un problème. Il semblait " normal " que lécole regroupe des enfants doués et dautres non, des enfants " faits pour les études " et dautres faits pour le travail manuel dès douze ans. Et normal encore que la réussite soit fortement associée à la condition sociale dorigine : cétait " lordre des choses ". Lexigence dégalité nétait pas absente, mais la scolarisation et lalphabétisation minimale de tous suffisaient à la satisfaire. Au-delà reprenait le jeu, supposé " naturel ", des inégalités.
Il faudrait retracer lhistoire de chaque système scolaire pour saisir le moment où léchec scolaire massif des enfants de classes populaires est devenu un problème de société, un problème politique au sens large de lorganisation de la cité, des droits et des devoirs des citoyens. On trouve en général deux racines :
Lalliance de ces deux forces nest pas constante. Lorsquelle se produit, elle suffit à engendrer à la fois mauvaise conscience et sentiment de gaspillage de talents. On se préoccupe alors de démocratiser lenseignement et dassurer la relève. De diverses façons, par des aides financières, des mesures de décentralisation, des réformes de structures du secondaire, mais aussi des mesures de lutte contre léchec scolaire dès les premiers degrés de la scolarité obligatoire.
Pendant des siècles, la peste et toutes sortes de maladies infectieuses ont été vécues comme des malédictions. La seule façon de sen protéger était de prier et de ne pas attirer les foudres du ciel. À notre époque, on ne compte plus guère sur la foi pour se garder du malheur. Cela nexclut pas le fatalisme devant certains phénomènes, par exemple les inégalités dites naturelles. Lorsquon étudie de près les inégalités devant la maladie ou la mort, la justice ou lamour, on saperçoit que la part du destin ou du hasard nest pas si grande, que les inégalités en apparence les plus biologiques ou génétiques senracinent dans des inégalités sociales. Il nen va pas autrement de léchec scolaire et des inégalités devant lécole.
Encore faut-il le savoir ! Dans ces domaines, seuls comptent vraiment le savoir et le sens communs, ce que dit lhomme de la rue ou du moins ce que pensent dans leur majorité les gens qui se soucient déducation. Certes, lavis des spécialistes, psychologues, généticiens, linguistes ou sociologues peut influencer les opinions communes. Ainsi, depuis quelques années, Albert Jacquard, le généticien, fait-il beaucoup pour affaiblir les images de lintelligence comme patrimoine hérité, stable et mesurable. Mais les partisans de ce que les sociologues ont appelé lidéologie du don sont encore légions. Cest tellement plus simple et dune certaine façon rassurant de penser quil y a des enfants doués, qui réussiront à lécole, et dautres moins doués, qui doivent se résigner sinon à léchec, du moins à des résultats médiocres débouchant sur un destin sans gloire. On peut dire alors que cest bien ainsi, ou que cest très triste et injuste. Quelle différence, si on ne peut rien faire ?
Les ennuis commencent lorsquon pressent ou quon sait que léchec scolaire nest pas une fatalité [CRESAS, 1981], que léchec scolaire est léchec de lécole, que les enfants ne sont pas naturellement destinés à être de bons ou de mauvais élèves, quils le deviennent du fait dun fonctionnement particulier du système scolaire. Du coup, cest lécole qui est mise en cause, lécole quil faut changer. Cela nest aujourdhui nullement évident pour chacun. Au milieu des années soixante, Bloom [trad. 1979] démontrait que, placés dans des conditions adéquates dapprentissage, 80 % des enfants peuvent acquérir la maîtrise de 80 % du programme de lécole obligatoire. Cest le postulat de la pédagogie de maîtrise [Huberman, 1988]. Peu denfants sont limités définitivement par un manque de développement intellectuel. La plupart sont capables dapprendre des choses complexes à condition quon ajuste constamment le message et les exigences, les buts proches et les situations didactiques à leurs moyens du moment.
En traitant tous les enfants comme " égaux en droits et en devoirs ", selon lexpression de Bourdieu [1966], lécole transforme des différences et des inégalités diverses en échecs et réussites scolaires. Alors quà six ans certains enfants savent déjà lire et que dautres en sont fort loin, on exige de tous quils sachent lire à peu près un an plus tard. Cette indifférence aux différences [Bourdieu, 1966], propre à lécole, contraste avec le traitement différencié des personnes dans le domaine de la santé, de la justice, du travail social par exemple. Avant de sengouffrer dans la réponse évidente il faut différencier lenseignement, aller vers le mastery learning ou en français la pédagogie de maîtrise , arrêtons-nous un instant à la révolution que représente la perspective de Bloom ou Bourdieu par rapport aux explications courantes des inégalités de réussite scolaire.
Si on injecte le même virus à mille personnes, on ne sattend pas à ce que toutes réagissent de la même façon : les unes en mourront ou presque, alors que dautres seront à peine affectées. Pour expliquer ces différences, on peut invoquer toutes sortes de caractéristiques individuelles, prédisposant diversement à contracter le virus et à y réagir. On cherche alors à identifier les individus à hauts risques, qui cumulent les handicaps. Ce modèle explicatif fonctionne encore couramment à propos de léchec scolaire. Devant le même traitement par exemple lenseignement de la lecture en première année il semble logique que les enfants réagissent diversement en fonction de leurs prédispositions. Il importe évidemment de savoir si ce sont des caractéristiques acquises ou si elles sont sous le contrôle du patrimoine génétique : la part des unes et des autres nest pas comparable selon quon parle dune maladie virale ou de léchec scolaire. Mais, dans les deux cas, on explique les différences individuelles par dautres différences individuelles, situées en amont dans la chaîne causale. Il y a bien un stimulus déclencheur, injection virale ou enseignement, mais comme cest le même pour tous, il semble inutile den parler.
Or, lenseignement est bien davantage quun révélateur des dispositions individuelles. Cest un système daction, une organisation qui transforme les personnes, leurs compétences, mais aussi leurs attitudes, leurs représentations, leurs goûts. Cest un système qui prétend instruire, exercer une influence. Que dirait-on dune médecine qui expliquerait tout par les prédispositions individuelles, sans tenir compte du traitement et de son éventuel insuccès ? Dès le moment où on prétend intervenir, on change la configuration des causes. Aujourdhui, dans une société développée, la médecine fait partie des facteurs de risque ou de chance. La santé nest plus une affaire purement naturelle, létat de santé des gens manifeste en partie la qualité des soins préventifs et curatifs quon leur a prodigués. Même si ces soins étaient identiques pour tous dans un pays donné, une comparaison internationale sommaire montrerait que létat sanitaire de la population dépend de létat de la médecine.
La responsabilité du système scolaire est mille fois plus engagée, puisque nul enfant ny échappe et que chacun est livré 25 à 35 heures par semaine, pendant une dizaine dannées au moins, à laction pédagogique de lécole. Si la médecine préventive pouvait prendre en charge les personnes de façon aussi autoritaire et continue, on ne lui pardonnerait aucune maladie !
Lexplication de léchec scolaire ne peut plus éluder la question : puisque lécole dispose dautant de prises sur les personnes, comment se fait-il quelle ne parvienne pas à toutes les instruire ? Lintention dinstruire, assortie de ressources considérables, expose à rendre des comptes. On peut présenter la chose de façon polémique : " À quoi sert-il daller 9-10 ans à lécole, si cest pour en sortir sans savoir lire couramment ? " Ou se demander, plus sereinement, comment autant de moyens restent incapables de modifier la structure des inégalités. Lénoncé
traduit une impuissance à faire mieux que déplacer les écarts !
Comment lécole sy prend-elle pour fabriquer réussites et échecs ? Je distingue volontiers trois mécanismes complémentaires :
1. Il y a dabord le curriculum, autrement dit le chemin quon veut faire parcourir aux élèves. Tous les élèves ne partent pas du même point et ne disposent pas des mêmes ressources pour avancer. Mais cette inégalité, constamment recréée tout au long du cursus, pour chaque module denseignement un peu nouveau, nest pas indépendante des contenus, du niveau de difficulté, dabstraction et de sélectivité du curriculum. Lorsque la culture scolaire est élitiste, très éloignée de la langue et des savoirs des classes populaires, on creuse les écarts. Cest inévitable lorsque les objectifs de maîtrise dictent des contenus exigeants ou des apprentissages précoces. Bien souvent, les programmes (curriculum formel) sont inutilement élitistes, du fait notamment de la tradition scolaire qui perdure par delà les changements de structures et de programmes. Le curriculum réel, transposition didactique et traduction pragmatique du curriculum formel [Perrenoud, 1984, 1993 d, 1994 a], dépend plus encore de larbitraire des établissements et des enseignants. Il est courant que des maîtres anticipent sur le programme des degrés suivants ou introduisent des objets denseignement de leur invention, ce qui provoque des exigences exorbitantes. Lune des façons de fabriquer des inégalités, cest, par des choix de curriculum (dans les textes ou dans les pratiques), de maximiser la distance initiale des uns à la norme scolaire en minimisant la distance des autres. Il y a toutes sortes de façons de nager. En instituant lune delles comme norme, on avantage tous ceux auxquels elle est familière, on pénalise les autres. Il nen va pas autrement de la langue et des savoirs.
2. Il y a ensuite laide quon apporte à chacun pour parcourir ce chemin. Là se pose le problème de lindifférence aux différences. Imaginons que des personnes de conditions diverses veuillent atteindre le même sommet. Les plus entraînées peuvent se passer de guide, les plus handicapées auraient besoin dune équipe entière pour les amener au sommet. Si lon propose à chacun une aide standard, on retrouvera à larrivée les inégalités initiales, les mieux préparés arriveront les premiers alors que les plus faibles natteindront même pas lobjectif. Cest une seconde façon de fabriquer réussites et échecs. Jy reviendrai.
3. Enfin, selon le moment et la forme de lévaluation, on contribuera à minimiser ou au contraire à dramatiser les inégalités bien réelles dapprentissage. Il est sûr quà sept ans, tous les enfants se sauront pas lire avec la même maîtrise, quand bien même on définirait cette compétence de façon aussi raisonnable et aussi peu élitiste que possible, quand bien même on apporterait à chacun une aide proportionnée à ses besoins. Que faire alors ? Lécole peut choisir de laisser les inégalités dans lombre, ce qui est une façon de ne pas les dramatiser, mais aussi de les laisser sinstaller et saccroître sans contrôle. Elle peut choisir au contraire de les mettre en lumière et den faire le principe dune sévère sélection. Cest ce qui se passe dans les systèmes qui font redoubler le quart des élèves de première année. Ou encore, lécole peut prendre acte des écarts, mais ne pas les sanctionner, poursuivre son action formatrice, en étalant lapprentissage initial de la lecture sur deux ou trois ans. Lévaluation crée parfois des inégalités de son cru, lorsquelle biaise lestimation des compétences, en faveur des bons élèves ou des enfants socialement favorisés [Perrenoud, 1982 b], mais même équitable elle fabrique de linégalité en donnant à voir la réalité des écarts. Lexcellence, la réussite et léchec sont des réalités construites par le système scolaire [Perrenoud, 1984], des représentations qui pèsent sur le destin des élèves bien davantage que les inégalités effectives de compétence : dans la vie, à dix ans, quelle différence cela fait-il de savoir ou non la grammaire ? Cest limportance que lécole donne à cette hiérarchie qui la rend décisive.
Jai analysé ailleurs plus longuement cette triple fabrication [Perrenoud, 1989 b, 1992 c]. Je me borne ici à lévoquer, pour signaler que les stratégies de lutte contre léchec scolaire ne peuvent aller seulement dans le sens de la différenciation de lenseignement et des pédagogies de maîtrise. Mieux vaudrait sen prendre simultanément au curriculum et à lévaluation. Cependant, cest de la prise en charge différenciée des élèves quon peut attendre le plus. Le curriculum est largement sous le contrôle de la société globale ou locale et il y a des limites à laction à ce niveau : on ne peut indéfiniment réduire la distance entre les élèves défavorisés et la norme scolaire, ou alors on abaisse le niveau et lon stimule le développement décoles dexcellence dans le secteur privé, renouant avec la hiérarchie entre réseaux scolaires cloisonnés, recréant de la sorte les inégalités quon voulait combattre. Quant à lévaluation, elle ne peut différer à linfini la reconnaissance de la réalité des écarts.
En revanche, il ny a, à la prise en compte des différences, pas dautres limites que matérielles et didactiques. Si lon suppose bien entendu, hypothèse forte, quil y a volonté politique claire de lutte contre léchec scolaire et de démocratisation de lenseignement. Je vais donc maintenant mintéresser de plus près à la différenciation de lenseignement.
La formule de Bourdieu est forte, mais est-elle juste ? Traite-t-on vraiment tous les élèves comme " égaux en droits et en devoirs " ?
Pour en débattre, il faut dabord préciser à quelle échelle on se situe. On ne peut comparer que des élèves qui suivent le même curriculum formel. On se place donc à lintérieur dun système scolaire, national ou régional, voire local. Restent deux niveaux bien distincts :
À ce second niveau, dans un système bureaucratique, il ny a en principe aucune différence de traitement. En réalité, les variations entre classes et établissements sont considérables, quil sagisse de curriculum réel, de niveau dexigence, dattitudes et de démarches, de qualité, dorientation idéologique et dimplication des enseignants. Ces variations contribuent-elles à la fabrication des inégalités ? On peut envisager trois cas :
1. Le traitement de certaines différences favorise les favorisés ; cest le cas, par exemple, lorsque les écoles les mieux situées (quartiers résidentiels, élèves de classe moyenne supérieure) disposent des enseignants les plus stables, qualifiés, expérimentés, des infrastructures et équipements les plus modernes, des environnement les plus propices à létude, des effectifs les moins chargés, etc.
2. Le traitement de certaines différences favorise les défavorisés ; ce nest en général pas par hasard, mais dans le cadre dun effort déducation compensatoire, par exemple en instituant des zones déducation prioritaires, dotées de moyens daction plus substantiels.
3. Le traitement de certaines différences ne favorise ni les favorisés ni les défavorisés ; il y a inégale concentration de qualifications et déquipements, mais sans lien avec le public de lécole (ce qui ne veut pas dire au hasard : dans les organisations, les attentes et les besoins des usagers ne sont quun des multiples enjeux dans la répartition des ressources).
À léchelle dun groupe-classe, on va retrouver les mêmes figures :
Il ny a donc nullement indifférence aux différences. Il y a plutôt mélange de discriminations négatives (qui accroissent les inégalités), positives (qui les affaiblissent) ou neutres (sans effet identifiable). Ce qui suggère au moins deux directions de recherche et dinnovation : dune part, contrôler, pour les affaiblir, les discriminations négatives ; dautre part, renforcer les discriminations positives. Préoccupés de différenciation de lenseignement, les psychopédagogues et les enseignants sengagent souvent dans cette seconde voie, qui met moins en cause les personnes et permet de se concentrer sur la didactique, la gestion de classe, les objectifs de maîtrise, lévaluation formative. Pourtant, il sen passe des choses, dans la relation pédagogique, quon lenvisage du point de vue de la distance personnelle ou culturelle.
Je ne puis ici faire le tour des aspects relationnels et culturels de lapprentissage. Quil suffise de rappeler quelques banalités. Pour apprendre, il faut :
Bien sûr, il est important aussi dassister à de bonnes leçons, de travailler sur du matériel bien conçu, de recevoir des explications claires et pertinentes au bon moment, etc. Mais on insistera jamais assez sur les préalables affectifs et relationnels. Apprendre est une activité complexe, fragile, qui mobilise limage de soi, le fantasme, la confiance, la créativité, le goût du risque et de lexploration, langoisse, le désir, lidentité, autant daspects fondamentaux dans lordre de la personne et de la culture.
Or, dans ce domaine, les ressources sont plutôt mal partagées. Pour une double raison :
Il est donc normal, dun point de vue psychanalytique et anthropologique, que les enseignants préfèrent certains élèves, ceux qui les gratifient, partagent leur respect de la connaissance, dautrui, de lhygiène, des objets, des règles de savoir-vivre, des belles choses, du travail bien fait, de la sincérité et de lhonnêteté, des codes établis entre gens convenables et de bonne volonté. Les élèves qui rejettent lécole rejettent sans le savoir le maître et ses valeurs, ceux qui sennuient le blessent, ceux qui chahutent le perturbent, ceux qui refusent son aide ou cherchent à le rouler le déconcertent, etc. Or, les problèmes dapprentissage ne se présentent que rarement sous les allures de pures difficultés cognitives. Sy mêlent souvent, comme causes ou comme conséquences, toutes sortes dattitudes, de manières dêtre au monde qui interpellent lenseignant non comme technicien des situations didactiques et des processus dapprentissage de la multiplication ou du passé simple, mais comme personne qui a des valeurs, des habitudes, voire des manies, des goûts et des dégoûts, des désirs, des peurs, des fragilités et des obsessions, des égoïsmes et des enthousiasmes.
La discrimination négative ne senracine pas, en général, dans lintention de nuire ou la volonté assumée de favoriser certains élèves. Elle procède plutôt dun double inconscient, celui de la psychanalyse et celui de lanthropologie, celui qui sous-tend une part des pratiques pédagogiques, celles qui échappent à la perception claire des intéressés. Le curriculum, comme suite organisée dexpériences formatrices, est en dernière instance individuel : deux élèves assis côte à côte ne vivent pas la même journée, même dans une pédagogie frontale. La discrimination négative sinstalle pour une large part du côté du curriculum caché. Tous les élèves ne reçoivent pas la même part de considération, dattention, de stimulation, de chaleur, de soutien, damour, dhumour, de confiance, etc. Et ces différences renforcent souvent les inégalités [Perrenoud, 1984, 1993 d].
Pour maîtriser ces phénomènes, il ny a pas trente-six solutions : seule lanalyse de soi, de sa propre culture, de ses réactions, de ses pratiques peut conduire à en prendre conscience et à fonctionner un peu différemment en classe, dans la vie quotidienne. Aussi longtemps quun maître ne sest pas demandé selon quels critères il traite les demandes des élèves, ignore les unes, prend les autres plus ou moins au sérieux, il na guère de maîtrise de la part dinégalité qui, dans les interactions didactiques, tient simplement au fait quil nentend vraiment, régulièrement, quune partie de ses élèves et ne sadresse pas à tous aussi souvent et de la même façon. De même, aussi longtemps quon ne parlera pas ouvertement de la séduction quexercent certains élèves sur les enseignants, par leur simple apparence physique ou leurs stratégies, on ne pourra contrôler ce que Zimmermann [1982] appelle la sélection non verbale. Ou encore : aussi longtemps que le maître naura pas pris conscience du fait que la façon de regarder dans les yeux ou de se tenir à distance varie selon les cultures, il prendra pour de linsolence, de la fausseté, de larrogance ou de la familiarité ce qui ne manifeste que le respect dun autre code culturel
Pour progresser dans ce sens, pas besoin de grandes réformes éducatives : la principale variable changeable, cest le maître. Reste à donner envie de réfléchir et de changer. Il est sûr que la seule chance est de favoriser le travail en commun sur ces thèmes, éventuellement avec des personnes-ressources, au sein des établissements et des équipes pédagogiques [Gather Thurler, 1993 a].
Toute situation didactique proposée ou imposée uniformément à un groupe délèves est inévitablement inadéquate pour une partie dentre eux. Pour quelques uns, elle est trop facilement maîtrisable pour constituer un défi et provoquer un apprentissage. Dautres élèves, au contraire, ne parviennent pas à comprendre la tâche, donc à sy impliquer. Même lorsque la situation est en harmonie avec le niveau de développement et les capacités cognitives des élèves, elle peut leur sembler dénuée de sens, denjeu, dintérêt et nengendrer aucune activité intellectuelle notable, donc aucune construction de connaissances nouvelles, ni même aucun renforcement des acquis. Doù une définition possible de la différenciation de lenseignement : différencier, cest organiser les interactions et les activités de sorte que chaque élève soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui.
Comment atteindre cet idéal ? Distinguons dabord deux cas de figures, selon quon vise ou non les mêmes types de maîtrises chez tous les élèves :
Jai discuté ailleurs [Perrenoud, 1991 d] des limites de la diversification des formes dexcellence et des effets pervers possibles de la différenciation étendue. Je men tiendrai ici à la problématique de la différenciation restreinte, dans le cadre dobjectifs communs. En soulignant cependant demblée :
La différenciation de lenseignement doit rester un paradigme général, donc assez abstrait, détaché de telle ou telle modalité de réalisation. Sil fallait le caractériser globalement, on pourrait dire quil sagit de rompre avec lindifférence aux différences analysée par Bourdieu [1966], donc de neutraliser lun des principaux mécanismes de fabrication de léchec scolaire [Perrenoud, 1989 c].
Bloom [1972, 1979] a proposé un modèle particulier de pédagogie différenciée, la pédagogie de maîtrise [Huberman, 1988]. On peut discuter des théories de lapprentissage, de lévaluation, de lenseignement qui sous-tendent les premiers travaux de Bloom. Avec Allal [1988 a], je plaiderai pour un élargissement de la pédagogie de maîtrise, avec Rieben [1988] pour une approche plus constructiviste de lapprentissage. Ces divergences théoriques nautorisent pas à rejeter le paradigme général dune régulation individualisée des processus et itinéraires dapprentissage.
Selon les moyens dont on dispose, le niveau du cursus où on travaille, les degrés de liberté consentis par linstitution, léchelle à laquelle on agit (classe, équipe, établissement, système), le credo pédagogique et les théories dont on se réclame, on peut tenter de concrétiser la différenciation de lenseignement de manières très diverses. On connaît des tentatives très techniques (objectifs, grilles critériées, régulations précises), dautres proches de lécole active (autoévaluation, autonomie, pédagogie du projet) ; des tentatives qui se réclament de la pédagogie de maîtrise ou des pédagogies par objectifs, dautres qui sen démarquent vigoureusement ; des tentatives marginales, dautres cautionnées à large échelle par linstitution.
Je laisserai à dautres, plus compétents, le soin de comparer et dévaluer les diverses pédagogies différenciées, pour mettre laccent sur des obstacles communs. Bien sûr quil faut une volonté politique, des programmes ni trop lourds, ni trop rigides, des objectifs clairs, des effectifs raisonnables, une formation suffisante des maîtres, une certaine souplesse dans lorganisation des espaces et du temps, des moyens denseignement et dévaluation adaptés. Jaimerais insister sur la complexité, les contradictions, les ambivalences, les paradoxes de la lutte contre léchec scolaire et les inégalités, inviter le lecteur à prendre le temps de lanalyse avant de construire des dispositifs daction. Lhistoire des tentatives de différenciation est marquée par la précipitation, lenfermement dans des conceptions trop étroites de lapprentissage ou de lenseignement et surtout la faiblesse des modèles explicatifs mobilisés.
Chacun des essais réunis ici éclaire, à sa façon, une facette de la complexité. En voici un bref survol, qui permettra au lecteur de sorienter.
Le chapitre 1, Five Easy Pieces, propose une entrée en matière composite. Il réunit cinq textes courts, écrits à dix ans dintervalle, qui sont autant dentrées dabord facile dans la problématique globale de traitement des différences et des distances culturelles dans laction pédagogique. De lindividualisation à la différenciation : tout se complique ! tente de lever une confusion classique entre individualisation et différenciation, montrant que la seconde nimplique nullement le préceptorat ou lisolement de lapprenant, quau contraire, comme le dit le CRESAS [1987] " On napprend pas tout seul ! ". Dans La différenciation rêvée, jai tenté de mettre en forme une intuition : la différenciation est rêvée maintes et maintes fois avant dêtre mise en uvre, elle se nourrit dutopies et peut-être de frustrations ou de remords. Différencier tout de suite ! sinscrit en faux contre lidée quil faut dabord transformer le système et créer une " autre école " pour commencer à différencier. Le beurre et largent du beurre : ambiguïtés de la différenciation traite de lobsession déquité qui empêche de favoriser les défavorisés au nom du droit de chacun à la même part dattention pédagogique. Enfin, Culture scolaire, culture élitaire ? analyse, sur un mode léger, la question de savoir si les programmes créent une distance inutile avec la culture des élèves.
Le chapitre 2, De linégalité quotidienne devant le système denseignement : laction pédagogique et la différence, est un premier essai de comprendre comment les différences entre élèves et les distances entre maîtres et élèves se manifestent dans une salle de classe et sont traitées. Avant de sintéresser aux apprentissages, il importe de saisir comment lenseignant fait face à la diversité des élèves dans la simple animation du groupe-classe, puis comment il différencie la relation quil entretient avec chaque élève du seul fait dune distance culturelle variable et daffinités électives plus ou moins fortes. Ce qui permettra de montrer que, dans une classe primaire, laction pédagogique nest nullement indifférenciée, indifférente aux différences, mais que la façon dont elle les prend en compte peut aggraver les inégalités aussi bien que les combattre. Le traitement des différences passe en partie par leur représentation dans lesprit du maître : quel est son image des différences entre ses élèves ? Quel est le degré dindividualisation de ses représentations de chacun ? Pour conclure, jinsisterai sur lun des paradoxes de lenseignement, qui contribue à en faire un métier impossible : travailler en groupe pour faire apprendre, autrement dit pour stimuler des processus très individualisés et personnels.
Le chapitre 3, Les pédagogies nouvelles sont-elles élitaires ? Essai sur les contradictions de lécole active, avance une hypothèse qui peut choquer : les pédagogies les plus avancées peuvent, plus que les pédagogies traditionnelles, favoriser les favorisés. Parce quelles relèvent dune idéologie plus proche des nouvelles classes moyennes que des classes populaires ; parce quelles mettent en place une " organisation invisible ", selon lexpression de Bernstein, plus difficile à décoder que les règles traditionnelles ; parce quelles refusent souvent lévaluation, contribuant à accumuler des inégalités peu réversibles ; parce quelles valorisent un rapport désintéressé au savoir ; parce quelles mettent lenfant au centre du monde ; parce quelles mêlent le travail et le jeu ; parce quelles privilégient les apprentissages fondamentaux les moins faciles à organiser et à apprécier. Le recours aux pédagogies nouvelles est indispensable pour qui veut uvrer à la démocratisation de lenseignement public, il importe donc danalyser et de tenter de neutraliser leurs dérives élitistes.
Le chapitre 4, Différenciation de lenseignement : résistances, deuils et paradoxes, insiste sur la série de deuils quune évolution vers la différenciation de lenseignement impose aux enseignants. En effet, pour différencier, il faut faire son deuil du fatalisme de léchec, de la quête dun bouc émissaire, du plaisir de se faire plaisir, de sa liberté dans la relation pédagogique, des routines reposantes, des certitudes didactiques, du splendide isolement, du pouvoir magistral. Ces deuils ne sont surmontables quà deux conditions majeures : dabord, pouvoir en parler, analyser, reconnaître la réalité des ambivalences et des résistances, savoir lucidement que les intérêts des élèves peuvent entrer en conflit avec ceux des maîtres ; ensuite, retrouver dautres plaisirs, dautres satisfactions, à un niveau plus élevé de professionnalisation. Lorsquon sest engagé dans ce métier pour aimer les enfants ou avoir un public captif, on ne peut accepter de se réorienter vers la gestion individualisée des apprentissages et lingénierie didactique que si on y trouve son compte, ce qui suppose un changement des attentes et de lidentité professionnelle.
Le chapitre 5, Organiser lindividualisation des parcours de formation : peurs à dépasser et maîtrises à construire, intègre lanalyse des deuils à une vision plus globale des peurs à combattre et des maîtrises à conquérir à trois niveaux : le système éducatif, les établissement, les interactions didactiques entre maîtres et élèves. Au préalable, on approfondira la notion de parcours et dindividualisation à partir du concept de curriculum réel [Perrenoud, 1984, 1993 d, 1994 a]. Dans la pédagogie la plus frontale et lécole la plus bureaucratique qui soient, les parcours éducatifs sont différents, même pour deux élèves progressant dans le cursus sans séloigner lun de lautre durant dix ans. Chacun entendra, verra, comprendra, donc apprendra autre chose, parce quil ne vivra pas de la même façon des situations apparemment identiques et ny investira pas les mêmes désirs et les mêmes significations. Différencier lenseignement, ce nest donc pas introduire de la différence, cest maîtriser lindividualisation des parcours. Et cest surtout faire en sorte que les aspects créateurs dinégalités soient neutralisés au profit dune " discrimination positive ". Or, aller dans ce sens complique terriblement la gestion du système scolaire et des établissements et le travail des enseignants. Cest la fin des structures simples, garantissant la justice par luniformité ; des structures stables, reconduites dannée en année ; des structures rassurantes, parce que maintes fois éprouvées. Lindividualisation des parcours de formation oblige à réinventer lécole, les modes de groupement des élèves et de progression dans le cursus, les modes de concertation et de division du travail entre enseignants, les modes de relation pédagogique et dorganisation didactique.
Le chapitre 6, Cycles pédagogiques et projets décole : facile à dire !, analyse les obstacles à la différenciation dans le cadre des cycles dapprentissage mis en place en France en 1989 dans le cadre de la Nouvelle politique pour lécole. Tentative de mise en uvre de principe dindividualisation des parcours de formation, les cycles dapprentissage mobilisent toutes les peurs et exigent toutes les maîtrises analysées au chapitre précédent. Il sagit, en outre, denrichir sa " boîte à outils " : outils dobservation et de régulation, de transposition et de planification didactiques, de gestion de classe et de projets, enfin de communication et de négociation. Il sagit aussi dapprendre à mieux travailler ensemble, à négocier un projet décole, et aussi à travailler sur soi, ses peurs, ses plaisirs, ses doutes et ses certitudes, ses attirances et ses rejets.
Le chapitre 7, Perspectives : contre la pensée magique !, tente, en guise de conclusion, de faire le point sur les stratégies de changement dans le domaine de la différenciation de lenseignement et de lindividualisation des parcours de formation. Il fait de la professionnalisation du métier denseignant la condition dune construction autonome, sur le terrain, de dispositifs souples et efficaces.
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