Perrenoud, Philippe
Lévaluation des
élèves
De la fabrication de lexcellence
à la
régulation des apprentissages. Entre deux
logiques
Bruxelles, De Boeck, 1998.
Ce livre ne peut être mis intégralement à disposition sur le Web. On trouvera ici :
Le résumé (quatrième de couverture) L'introduction, qui présente les divers chapitres Les références bibliographiques Comptes-rendus dans des revues
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Lévaluation des élèves est au principe de la fabrication des classements, dont dépendent la réussite ou léchec scolaires, qui commandent à leur tour lorientation, la sélection ou la certification.
À cette logique traditionnelle soppose, depuis les années 1970, une logique de la régulation des apprentissages, lévaluation devenant formative, dans le cadre dune pédagogie différenciée.
Cette seconde logique reste encore marginale. Y a-t-il des raisons de penser quelle prendra un jour la place principale, que lévaluation certificative en deviendra un simple corollaire, que les décisions dorientation prolongeront les stratégies de différenciation ?
Pour aller dans ce sens, il faut passer dune évaluation orientée vers la mesure à une évaluation orientée vers la régulation et la communication, mais aussi lier intimement didactique, différenciation de lenseignement et observation formative. Cela ne va pas sans mettre en question le contrat pédagogique, la gestion de classe, les modes de communication entre enseignants et apprenants, la nature du curriculum et de lexcellence scolaire.
Ce livre tente dexplorer ces diverses facettes, dans une perspective systémique et sociologique.
Il nadopte pas pour autant le point de vue de Sirius : lévaluation est constamment reliée à la lutte contre léchec scolaire, qui est le véritable enjeu et la principale raison de toute innovation en matière dévaluation. Et les pratiques sont situées dans leur tension entre des modèles idéaux et les contraintes de lorganisation scolaire et de la vie quotidienne en classe.
Les deux logiques qui sopposent sont condamnées à coexister. La seule véritable façon de les réconcilier est de fabriquer moins dinégalités. De la sorte, la main droite de lévaluateur naura plus à ignorer ce que fait sa main gauche.
Lévaluation entre deux logiques
Chapitre 1
Lévaluation au principe de lexcellence et de la
réussite scolaires
Chapitre 2
De quoi lexcellence scolaire est-elle
faite ?
Chapitre 3
Évaluation et orientation scolaire
Chapitre 4
Les procédures ordinaires dévaluation, freins au
changement des pratiques pédagogiques
Chapitre 5
La part dévaluation formative dans toute
évaluation continue
Chapitre 6
Vers des didactiques favorisant une régulation
individualisée des apprentissages
Chapitre 7
Une approche pragmatique de lévaluation
formative
Chapitre 8
Ambiguïtés et paradoxes de la communication en
classe
Chapitre 9
Touche pas à mon évaluation ! Une approche
systémique du changement
Conclusion
La coexistence de logiques antagonistes
Lévaluation nest pas une torture médiévale. Cest une invention plus tardive, née avec les collèges aux environs du XVIIe siècle, devenue indissociable de lenseignement de masse que nous connaissons depuis le XIXe siècle avec la scolarité obligatoire.
Y eut-il jamais, dans lhistoire de lécole, consensus sur la façon dévaluer ou sur les niveaux dexigence ? Lévaluation attise nécessairement les passions, puisquelle stigmatise lignorance des uns pour mieux célébrer lexcellence des autres. Lorsquils revivent leurs souvenirs décole, certains adultes associent lévaluation à une expérience gratifiante, constructive, alors quelle évoque, pour dautres, une suite dhumiliations. Devenus parents, les anciens élèves ont lespoir ou la crainte de revivre les mêmes émotions à travers leurs enfants. Les enjeux de lévaluation scolaire, dans le registre narcissique, dans celui des rapports sociaux aussi bien quen ce qui touche à ses conséquences (orientation, sélection, certification) sont trop grands pour quaucun système de notation ou dexamen puisse faire durablement lunanimité. Il se trouve toujours quelquun pour dénoncer la sévérité ou le laxisme, larbitraire, lincohérence ou le manque de transparence des procédures ou des critères dévaluation. Ces critiques appellent invariablement un plaidoyer pour les classements, malgré leur imperfection, au nom du réalisme, de la formation des élites, du mérite, de la fatalité des inégalités
Évaluer, cest &endash; tôt ou tard &endash; créer des hiérarchies dexcellence, en fonction desquelles se décideront la progression dans le cursus, la sélection à lentrée du secondaire, lorientation vers divers types détudes, la certification avant lentrée sur le marché du travail et souvent lembauche. Évaluer, cest aussi privilégier une façon dêtre en classe et au monde, valoriser des formes et des normes dexcellence, définir un élève modèle, appliqué et docile pour les uns, imaginatif et autonome pour les autres Comment, avec de tels enjeux, rêver dun consensus sur la forme ou le contenu des examens ou de lévaluation continue pratiquée en classe ?
Les débats daujourdhui sont en outre liés à une nouvelle crise des valeurs, de la culture, du sens de lécole (Develay, 1996). On aurait cependant tort de croire quils succèdent à lâge dor dune évaluation triomphante et incontestée. Autour de la norme et des hiérarchies dexcellence, aucune société ne vit dans la sérénité et le consensus. La question est plutôt de savoir si chaque époque réinvente, à sa manière et dans son langage, les figures imposées dun débat de toujours, ou sil se passe aujourdhui quelque chose de neuf. Englués dans le présent, nous avons toujours envie de croire que lhistoire bascule sous nos yeux. Les historiens nous enseignent, au contraire, que nous nous débattons dans des querelles presque rituelles, reprises de décennie en décennie, dans un langage juste assez novateur pour cacher la pérennité des positions et des oppositions. Que lévaluation puisse aider lélève à apprendre nest pas une idée neuve. Depuis que lécole existe, des pédagogues se révoltent contre les notes et veulent mettre lévaluation au service de lélève plutôt que du système. On ne cesse de redécouvrir ces évidences, et chaque génération croit que " rien ne sera plus comme avant ". Ce qui nempêche pas la suivante de suivre le même chemin et de connaître les mêmes désillusions.
Cela signifie que rien ne se transforme dun jour à lautre dans le monde scolaire, que les pesanteurs sont trop fortes, dans les structures, dans les textes et surtout dans les têtes, pour quune idée neuve puisse simposer rapidement. Le siècle qui sachève a démontré la force dinertie du système, par-delà les discours réformistes. Alors que tant de pédagogues ont cru faire définitivement le procès des notes, elles sont toujours là, et bien là, dans de nombreux systèmes scolaires. Alors que la dénonciation de lindifférence aux différences (Bourdieu, 1966) sétend depuis des décennies et saccompagne de vibrants plaidoyers pour léducation sur mesure et les pédagogies différenciées, les enfants de même âge sont toujours astreints à suivre le même programme. Une vision pessimiste de lhistoire de lécole pourrait mettre laccent sur limmobilisme.
Pourtant, lécole change, lentement. La plupart des systèmes disent désormais vouloir favoriser une pédagogie différenciée et une plus forte individualisation des parcours de formation. Lévaluation évolue aussi. Les notes ont disparu dans certains degrés, dans certains types décoles Parler dévaluation formative nest plus lapanage de quelques Martiens. Peut-être passons-nous &endash; fort lentement &endash; de la mesure obsessionnelle de lexcellence à une observation formative, au service de la régulation des apprentissages. Toutefois, rien nest joué !
Ce livre tente de donner à voir la complexité du problème, qui tient à la diversité des logiques à luvre, à leurs antagonismes, au fait que lévaluation est au cur des contradictions du système éducatif, constamment à larticulation de la sélection et de la formation, de la reconnaissance et de la négation des inégalités.
Le lecteur ne trouvera pas ici un modèle idéal dévaluation formative, encore moins une réflexion sur la mesure. Lapproche sociologique nignore pas les apports de la docimologie, de la psychométrie, de la psychopédagogie, de la didactique. Mon propos nest pas de renforcer la critique rationaliste des pratiques, au nom dune conception plus cohérente et plus scientifique de lévaluation, ni dajouter aux modèles prescriptifs. Le regard est plus descriptif, lenjeu est dabord de montrer que " tout se tient ", quon ne peut améliorer lévaluation sans toucher à lensemble du système didactique et du système scolaire.
Cela ne veut pas dire que louvrage adopte le point de vue de Sirius. On peut imaginer une sociologie de lévaluation totalement désengagée, qui se bornerait à rendre compte de la diversité et de lévolution des pratiques et des modèles. Je ne prétends pas à un tel détachement. Lévaluation formative est une pièce essentielle dans un dispositif de pédagogie différenciée. Qui refuse léchec scolaire et linégalité devant lécole se demande nécessairement : comment faire, de la régulation continue des apprentissages, la logique prioritaire de lécole ?
Cet engagement en faveur des pédagogies différenciées (Perrenoud, 1996 b, 1997 e) ne devrait pas détourner de lanalyse lucide des pratiques et des systèmes. Au contraire ! Il ny a pas dexemple de changement important qui nait été ancré dans une vision très réaliste des contraintes et des contradictions du système éducatif.
Décrire lévaluation comme oscillant entre deux logiques seulement est évidemment simplificateur. Il y en a, en réalité, beaucoup dautres, encore plus pragmatiques. Bien avant de réguler les apprentissages, lévaluation régule le travail, les activités, les rapports dautorité et la coopération en classe, et pour une part, les relations entre la famille et lécole, ou entre professionnels de léducation. Un regard sociologique tente constamment de considérer à la fois les logiques du système, qui relèvent du traitement des différences et des inégalités, et les logiques des acteurs, qui ont des enjeux plus quotidiens, de coexistence, de contrôle, de pouvoir.
Je vais donc camper rapidement les deux logiques principales du système, lune traditionnelle, lautre émergente, en invitant le lecteur à ne pas oublier quelles népuisent pas la réalité et le sens des pratiques.
Lévaluation est traditionnellement associée, dans lécole, à la fabrication de hiérarchies dexcellence. Les élèves sont comparés, puis classés, en vertu dune norme dexcellence, définie dans labsolu ou incarnée par lenseignant et les meilleurs élèves. Le plus souvent, ces deux références sont mêlées, avec une dominante : dans lélaboration des barèmes, alors que certains professeurs partent dexigences préétablies, dautres construisent leur barème a posteriori, en fonction de la distribution des résultats, sans aller toutefois jusquà mettre systématiquement la meilleure note possible à la " moins mauvaise " copie.
En cours dannée scolaire, les travaux de contrôle, les épreuves de routine, les interrogations orales, la notation de travaux personnels et de dossiers fabriquent de " petites " hiérarchies dexcellence, dont aucune nest décisive, mais dont laccumulation et le cumul préfigurent la hiérarchie finale :
Cette anticipation joue un rôle majeur dans le contrat didactique qui se noue entre lenseignant et ses élèves, comme dans les relations entre la famille et lécole. Comme la montré Chevallard (1986 a) pour les professeurs de mathématiques du secondaire, les notes participent dun marchandage entre lenseignant et ses élèves, ou du moins dun arrangement. Elles permettent au premier de faire travailler les seconds, dobtenir leur application, leur silence, leur concentration, leur docilité en vue de lobjectif suprême : réussir lannée. La note est un message qui ne dit pas dabord à lélève ce quil sait, mais ce qui risque de lui arriver " sil continue comme ça " jusquà la fin de lannée. Message rassurant pour les uns, inquiétant pour les autres, qui vise aussi les parents, avec la demande implicite ou explicite dintervenir " avant quil ne soit trop tard ". Lévaluation a pour fonction, lorsquelle sadresse à la famille, de prévenir, au double sens dempêcher et davertir. Elle met en garde contre léchec qui se profile ou, au contraire, elle rassure, en ajoutant " Pourvu que ça dure ! ". Lorsque les jeux sont presque faits, elle prépare les esprits au pire ; une décision de redoublement ou de non-admission dans une filière exigeante ne fait en général que confirmer les pronostics défavorables communiqués, bien avant, à lélève et à sa famille.
Comme les petits ruisseaux font de grandes rivières, les petites hiérarchies se combinent pour former des hiérarchies globales, dans chaque discipline scolaire, puis sur lensemble du programme, pour un trimestre, pour une année scolaire, pour lensemble dun cycle détudes enfin. Se référant à des formes et à des normes dexcellence fort diverses, ces hiérarchies ont en commun de renseigner davantage sur la position dun élève dans un groupe ou sur sa distance relative à la norme dexcellence que sur le contenu de ses connaissances et compétences. Elles disent surtout si lélève est " meilleur ou pire " que ses condisciples. Lexistence même dune échelle à utiliser crée de la hiérarchie, parfois à partir de peu de choses. Amigues et Zerbato-Poudou (1996) rappellent cette expérience simple : on donne un lot de copies hétérogènes à corriger à un ensemble de professeurs, chacun établit une distribution en cloche, approximation de la fameuse courbe de Gauss. On enlève alors toutes les copies situés dans la partie médiane de la distribution et on donne les copies restantes à dautres correcteurs. On pourrait logiquement sattendre à une distribution bimodale. Il nest est rien, chaque évaluateur recrée une distribution " normale ". On obtient le même résultat si lon ne conserve que la moitié inférieure ou supérieure dun premier lot. Les notateurs créent des écarts qui tiennent davantage à léchelle et au principe du classement quaux écarts significatifs entre les connaissances ou les compétences des uns et des autres.
Une hiérarchie dexcellence nest jamais le pur et simple reflet de la " réalité " des écarts. Ils existent bel et bien, mais lévaluation choisit den donner, à un moment défini, selon des critères définis, une image publique ; les mêmes écarts peuvent être dramatisés ou banalisés selon la logique daction à luvre, car on névalue pas pour évaluer, mais pour fonder une décision. À lissue de lannée scolaire ou du cycle détudes, les hiérarchies dexcellence scolaire commandent la poursuite normale du cursus ou, sil y a sélection, lorientation vers telle ou telle filière. Plus globalement, tout au long du cursus, elles régissent ce quon appelle réussite ou échec scolaires. Établie selon une échelle très différenciée &endash; au dixième de point près, parfois &endash; une hiérarchie dexcellence se transforme en effet facilement en dichotomie : il suffit dintroduire un point de coupure pour fabriquer des ensembles réputés homogènes : dun côté, ceux qui redoublent, sont relégués dans les filières préprofessionnelles ou entrent sur le marché du travail à 15-16 ans ; de lautre, ceux qui progressent dans le cursus et savancent vers les études longues.
Lautre fonction traditionnelle de lévaluation est de certifier des acquis à légard de tiers. Un diplôme garantit aux employeurs potentiels que son porteur a reçu une formation, ce qui permet de lengager sans lui faire subir de nouveaux examens. Une forme de certification analogue fonctionne aussi à lintérieur de chaque système scolaire, dun cycle détudes au suivant, voire entre années scolaires. Cest moins visible, car il nexiste pas léquivalent dun marché du travail, le marché de lorientation reste contrôlé par le système éducatif.
Une certification ninforme guère sur le détail des savoirs et des savoir-faire acquis et sur le niveau de maîtrise précisément atteint dans chaque domaine couvert. Elle garantit surtout quun élève sait globalement " ce quil faut savoir " pour accéder au degré suivant dans le cursus, être admis dans une filière ou débuter dans un métier. Entre professeurs des degrés ou cycles détudes successifs, entre lécole et les employeurs, le niveau et le contenu des examens ou de lévaluation, sont bien sûr, des enjeux récurrents. Toutefois, dans le cadre du fonctionnement régulier du système, " on fait comme si " ceux qui évaluent savaient ce quils ont à faire et on leur accorde une certaine confiance. Lintérêt dune certification instituée est justement de navoir pas à être contrôlée point par point, de servir de passeport pour lemploi ou une formation ultérieure.
À lintérieur du système scolaire, la certification est surtout un mode de régulation de la division verticale du travail pédagogique. Ce quon certifie au professeur reprenant les élèves issus du niveau ou du cycle précédent, cest quil pourra travailler comme dhabitude. Ce que cela recouvre nest pas tout à fait indépendant du programme et dacquis minimaux. Cela peut varier beaucoup dun établissement à lautre, en fonction du niveau effectif des élèves et de lattitude du corps enseignant.
Dans tous les cas, lévaluation nest pas une fin en soi. Cest un rouage dans le fonctionnement didactique et, plus globalement, dans la sélection et lorientation scolaires. Elle sert à la fois à contrôler le travail des élèves et à gérer les flux.
Lécole sest accommodée des inégalités de réussite aussi longtemps quelles paraissaient " dans lordre des choses ". Il importait certes que lenseignement soit correctement dispensé et que les élèves travaillent, mais la pédagogie ne prétendait pas au miracle, elle ne pouvait que " révéler " linégalité des aptitudes (Bourdieu, 1966). Dans cette perspective, une évaluation formative navait guère de sens : lécole enseignait et, sils en avaient la volonté et les moyens intellectuels, les élèves apprenaient. Lécole ne se sentait pas responsable des apprentissages, elle se bornait à offrir à tous loccasion dapprendre : à chacun de la saisir ! La notion dinégalité des chances na, jusquà une période récente, rien signifié dautres : que chacun ait accès à lenseignement, sans entraves géographiques ou financières, sans souci de son sexe ou de sa condition dorigine.
Lorsque Bloom, dans les années soixante, plaida pour une pédagogie de la maîtrise (1972, 1976, 1979, 1988), il introduisit un tout autre postulat. Au niveau de lécole obligatoire au moins, disait-il, " tout le monde peut apprendre " : 80 % des élèves peuvent maîtriser 80 % des connaissances et des savoir-faire inscrits au programme, à condition dorganiser lenseignement de sorte à individualiser le contenu, le rythme et les modalités dapprentissage en fonction dobjectifs clairement définis. Du coup, lévaluation devenait linstrument privilégié dune régulation continue des interventions et des situations didactiques. Son rôle, dans la perspective dune pédagogie de maîtrise (Huberman, 1988), nétait plus de fabriquer des hiérarchies, mais de cerner les acquis et les modes de raisonnement de chaque élève, suffisamment pour laider à progresser dans le sens des objectifs. Ainsi naquit, sinon lidée même dévaluation formative, développée à lorigine par Scriven (1967) à propos des programmes, du moins sa transposition à la pédagogie et aux apprentissages des élèves.
Quy a-t-il de neuf dans cette idée ? Tous les professeurs ne se servent-ils pas de lévaluation en cours dannée pour ajuster le rythme et le niveau global de leur enseignement ? Ne connaît-on pas maints enseignants qui utilisent lévaluation de façon plus individualisée, pour mieux cerner les difficultés de certains élèves et tenter dy remédier ?
Toute action pédagogique repose sur une part intuitive dévaluation formative, au sens où il y a inévitablement un minimum de régulation en fonction des apprentissages ou au moins des fonctionnements observables des élèves. Pour devenir une pratique réellement nouvelle, il faudrait cependant que lévaluation formative soit la règle et sintègre à un dispositif de pédagogie différenciée. Cest ce caractère méthodique, instrumenté et constant qui léloigne des pratiques communes. On ne saurait donc, sans jouer sur les mots, affirmer que tout enseignant fait constamment de lévaluation formative, du moins au plein sens du terme.
Si lévaluation formative nest rien dautre quune façon de réguler laction pédagogique, pourquoi nest-elle pas une pratique courante ? Lorsquun artisan façonne un objet, il ne cesse dobserver le résultat pour ajuster ses gestes et sil le faut " corriger le tir ", expression commune qui désigne une faculté humaine universelle : lart de piloter laction à vue, en fonction de ses résultats provisoires et des obstacles rencontrés. Chaque professeur en dispose, comme tout le monde. Mais il sadresse à un groupe et régule son action en fonction de sa dynamique densemble, du niveau global et de la distribution des résultats, plus que des trajectoires de chaque élève. Lévaluation formative introduit une rupture parce quelle propose de déplacer cette régulation au niveau des apprentissages et de lindividualiser.
Aucun médecin ne se soucie de classer ses patients, du moins malade au plus gravement atteint. Il songe moins encore à leur administrer un traitement collectif. Il sefforce de préciser, pour chacun, un diagnostic individualisé, fondant une action thérapeutique sur mesure. Mutatis mutandis, lévaluation formative devrait avoir la même fonction dans une pédagogie différenciée. À cette fin, les épreuves scolaires traditionnelles se révèlent de peu dutilité, parce quelles sont essentiellement conçues en vue du décompte plutôt que de lanalyse des erreurs, pour le classement des élèves plutôt que pour lidentification du niveau de maîtrise de chacun. " Votre erreur mintéresse " dirait un professeur qui aurait lu Astolfi (1997). Une épreuve scolaire classique suscite des erreurs, délibérément, puisquelle ne servirait à rien si tous les élèves réussissaient tous les problèmes. Elle fabrique la fameuse courbe de Gauss, ce qui permet de mettre de bonnes et de mauvaises notes, donc de fabriquer une hiérarchie. Une telle épreuve ne dit guère comment sopèrent lapprentissage et la construction des connaissances dans lesprit de chaque élève, elle sanctionne ses erreurs sans se donner les moyens de les comprendre et de les travailler. Lévaluation formative doit donc forger ses propres instruments, qui vont du test critérié, décrivant de façon analytique un niveau dacquisition ou de maîtrise, à lobservation en situation des méthodes de travail, des procédures, des processus intellectuels chez lélève.
Le diagnostic est inutile sil ne débouche pas sur une action appropriée. Une véritable évaluation formative est nécessairement couplée à une intervention différenciée, avec ce que cela suppose en termes de moyens denseignement, daménagement des horaires, dorganisation du groupe-classe, voire de transformations radicales des structures scolaires. Les pédagogies différenciées sont désormais à lordre du jour et lévaluation formative nest plus une chimère, puisquelle a donné lieu à de nombreux essais dans divers systèmes.
Il est inutile de cacher, cependant, quelle se heurte à toutes sortes dobstacles, dans les esprits et dans les pratiques. Dabord parce quelle exige ladhésion à une vision plus égalitariste de lécole et au principe déducabilité. Pour travailler en priorité à la régulation des apprentissages, il faut avant tout les croire possibles pour le plus grand nombre. Cette conception est loin de faire lunanimité. Nous nen sommes plus à lidéologie du don triomphante, chacun ou presque est désormais conscient du poids du milieu culturel dans la réussite scolaire. Les pédagogies de soutien se sont développées un peu partout et lidée quune différenciation plus systématique de lenseignement pourrait affaiblir léchec scolaire nest plus très originale. Toutefois, la démocratisation de lenseignement reste un thème faiblement mobilisateur pour une fraction importante des enseignants ou des établissements, et la priorité que lui donnent les systèmes éducatifs est très fluctuante. Même lorsque la politique de léducation et les aspirations des acteurs vont dans ce sens, leffort ne se porte pas ipso facto au niveau de la salle de classe, de la différenciation de lenseignement et de lindividualisation des parcours de formation. Une bonne partie des énergies restent engagées dans les aspects financiers, géographiques et structurels de laccès aux études.
Lévaluation formative prend tout son sens dans le cadre dune stratégie pédagogique de lutte contre léchec et les inégalités qui est loin dêtre mise en uvre partout avec cohérence et continuité (Perrenoud, 1996 j, 1997 e). Du fait de politiques indécises, et pour dautres raisons, lévaluation formative et la pédagogie différenciée dont elle participe se heurtent à des obstacles matériels et institutionnels nombreux : leffectif des classes, la surcharge des programmes, la conception des moyens denseignement et des didactiques, qui ne privilégient guère la différenciation. Lhoraire scolaire, le découpage du cursus en degrés, laménagement des espaces sont autant de contraintes dissuasives pour qui na pas, chevillée au corps, la passion de légalité.
Autre obstacle : linsuffisance ou la trop grande complexité des modèles dévaluation formative proposés aux enseignants. La recherche privilégie désormais une voie médiane entre lintuition et linstrumentation (Allal, 1983), et réhabilite la subjectivité (Weiss, 1986). On travaille à un élargissement de lévaluation formative, plus compatible avec les nouvelles didactiques (Allal, 1988 b, 1991) et les approches constructivistes (Crahay, 1986 ; Rieben, 1988). On sattache à décrire les pratiques actuelles avant den prescrire dautres (De Ketele, 1986), on replace lévaluation dans le cadre dune problématique plus large, celle du travail scolaire (Perrenoud, 1995 a, 1996 a) ou de la didactique des disciplines (Bain, 1988 a et b ; Bain et Schneuwly, 1993 ; Allal, Bain et Perrenoud, 1993). Ces travaux sont loin dépuiser le sujet. Il reste beaucoup à faire pour donner à un grand nombre denseignants lenvie et les moyens de pratiquer une évaluation formative.
La formation des enseignants traite peu dévaluation, et moins encore dévaluation formative. Plus globalement, une pédagogie différenciée suppose une qualification accrue des enseignants, tant dans la maîtrise des connaissances mathématiques ou linguistiques par exemple, que dans le domaine didactique (Gather Thurler et Perrenoud, 1988).
Enfin, lévaluation formative se heurte à lévaluation en place, à lévaluation traditionnelle, quon dit parfois normative. Même lorsque les enjeux traditionnels de lévaluation se font moins vifs, lévaluation formative ne dispense pas les enseignants de mettre des notes ou de rédiger des appréciations, dont la fonction est de renseigner les parents ou ladministration scolaire sur les acquis des élèves, puis de fonder des décisions de sélection ou dorientation. Lévaluation formative paraît donc toujours une tâche supplémentaire, qui obligerait les enseignants à gérer un double système dévaluation, ce qui nest guère incitatif !
Les recherches et les expériences se multiplient. Lévaluation formative est lun des chevaux de bataille de lAssociation européenne pour le développement des méthodologies dévaluation en éducation (ADMEE) et de sa grande sur québécoise. Elle est au cur des tentatives de pédagogie différenciée et dindividualisation des parcours de formation. On se préoccupe un peu plus dévaluation à propos des rénovations de programmes et dans le cadre des didactiques des disciplines. La formation continue se développe, la formation initiale sétoffe lentement. Cette évolution pourrait entretenir lillusion que lécole est acquise à lidée dune évaluation formative et quon y marche à grands pas. La réalité est plus nuancée. Dans les classes, les pratiques dévaluation évoluent globalement vers moins de sévérité. Sont-elles plus formatives ? On peut en douter. On développe le soutien pédagogique externe, on travaille davantage par petits groupes. Est-ce une pédagogie différenciée digne de ce nom ? Ce nest quune amorce !
Il y a, dans les systèmes éducatifs, un décalage important entre le discours moderniste, teinté de sciences de léducation et de pédagogies nouvelles, et les préoccupations prioritaires de la majorité des enseignants et des responsables scolaires. Rares sont ceux qui sopposent résolument et ouvertement à une pédagogie différenciée ou à une évaluation formative. Il ny adhèrent toutefois quà condition quelles soient données " par-dessus le marché ", sans compromettre aucune des fonctions traditionnelles de lévaluation, sans toucher à la structure scolaire, sans bouleverser les habitudes des parents, sans exiger de nouvelles qualifications des enseignants. Or, si lévaluation formative nexige, en elle-même, aucune révolution, elle ne peut se développer pleinement que dans le cadre dune pédagogie différenciée, fondée sur une politique persévérante de démocratisation de lenseignement.
Un jour ou lautre, les systèmes éducatifs seront au pied du mur : ou ils persisteront à saccrocher au passé en tenant un discours davant-garde ; ou ils franchiront le pas et sorienteront vers un avenir où importeront moins les hiérarchies dexcellence que les compétences réelles du plus grand nombre.
Nous vivons une période de transition. Longtemps, les sociétés européennes ont pensé navoir pas besoin de trop de gens instruits et se sont servies de la sélection, donc de lévaluation, pour exclure le plus grand nombre des études longues. Au début du siècle, 4 % des adolescents français fréquentaient les lycées et pouvaient prétendre atteindre le baccalauréat. La France entend désormais former 80 % des jeunes au niveau du bac, sans abaisser le niveau de formation. Ce nest plus une utopie, ni une idée de gauche. Toutefois, la crise des valeurs et des moyens, la défense des privilèges, la rigidité de linstitution scolaire autorisent à douter dune progression continue vers la pédagogie différenciée. Certes, la démocratisation de lenseignement, au sens large, a progressé de façon spectaculaire, si on en juge par les taux de scolarisation à 18 ou 20 ans, ou par la longueur moyenne des études. Entre les filles et les garçons, les chances de réussite et daccès aux études longues se sont fortement rapprochées. En revanche, lécart entre les classes sociales se maintient et tend même à saggraver entre les couches les moins favorisées et les classes moyennes et supérieures, principales bénéficiaires de lexplosion scolaire (Hutmacher, 1993). À léchelle de la planète, le développement de la scolarisation marque le pas et les inégalités restent criantes.
Il serait donc hasardeux dannoncer des lendemains qui chantent. Entre les besoins de formation, inépuisables, et les politiques de léducation, il ny a pas toujours cohérence. Delors (1996) et sa commission laffirment " Léducation, un trésor est caché dedans ". Nul naura laudace de les contredire ouvertement. Les gouvernements et les gens décole restent cependant, assez souvent, paralysés par la crise économique, la fragilité des majorités au pouvoir, les contradictions internes des bureaucraties scolaires, les conservatismes de tous genres et tout ce qui maintient une distance entre les idéaux affirmés et la réalité des systèmes éducatifs.
Que lévaluation soit encore entre deux logiques déçoit ou scandalise ceux qui luttent contre léchec scolaire et rêvent dune évaluation purement formative. Avec un peu de recul historique, on peut soutenir que lexistence même dune nouvelle logique, plus formative, est une extraordinaire conquête. Presque tous les systèmes éducatifs modernes déclarent aller vers une évaluation moins sélective, moins précoce, plus formative, plus intégrée à laction pédagogique quotidienne. On peut les juger sur lécart entre ces intentions et la réalité des pratiques. On peut aussi souligner que de telles intentions sont récentes, quelles datent au mieux des années 1970-80. La période de transition est donc à peine entamée.
Incontestablement, la logique formative a pris de limportance. On dénonce volontiers les limites que lui imposent les logiques de sélection. On oublie que ces dernières ont régné, sans partage, durant des décennies. La démocratisation de lenseignement et la recherche dune pédagogie plus différenciée ont fait émerger, puis sétendre, la logique formative, si bien quaujourdhui, les forces et la légitimité de lune et de lautre sont plus équilibrées. De quel côté lavenir fera-t-il pencher la balance ? Nul ne le sait. Il nest pas temps de conclure, seulement de travailler à faire coexister et sarticuler deux logiques dévaluation.
Lenjeu nest pas seulement de retarder et dadoucir la sélection. Lévaluation traditionnelle, non contente de fabriquer de léchec, appauvrit les apprentissages et induit des didactiques conservatrices chez les enseignants, des stratégies utilitaristes chez les élèves. Lévaluation formative participe du renouveau global de la pédagogie, de la centration sur lapprenant, de la mutation du métier denseignant : jadis dispensateur de cours et de leçons, le professeur devient le créateur de situations dapprentissage " porteuses de sens et de régulation ". Les résistances ne touchent donc pas uniquement à la sauvegarde des élites. Elle se situent de plus en plus dans le registre des pratiques pédagogiques, du métier denseignant et du métier délève !
Cet ouvrage rassemble quelques textes déjà publiés et dautres, inédits. Les divers chapitres peuvent se lire indépendamment les uns des autres, même si jai tenté daller de lanalyse des fonctions traditionnelles de lévaluation &endash; et de ce quelles empêchent &endash; à la définition de pratiques émergentes, avec les obstacles quelles rencontrent et les effets pervers quelles induisent. Ce sont des moments dune réflexion qui, selon les années et les contextes, a oscillé entre une posture essentiellement descriptive et des textes plus engagés. Le rapport entre évaluation et décision est lun des fils rouges qui relient ces divers textes : lévaluation nest jamais analysée en elle-même, mais comme composante dun système daction.
Lévaluation passe par les pratiques dacteurs, individuels ou institutionnels, qui sont rarement dépourvus de raison et de raisons, mais dont les rationalités sont limitées et diverses, parfois contradictoires. Même lorsque lévaluation prétend mettre en uvre une raison scientifique et une rigueur méthodologique, ce nest jamais quà travers des sujets qui y adhèrent et prêtent leur force à des modèles. Ni lévaluation, ni le contrôle, ne sont des processus désincarnés. Ils débordent toujours les intentions des acteurs qui les font fonctionner ; ils en sont, en même temps, étroitement dépendants. Placer lacteur au centre de lanalyse néquivaut pas à le percevoir comme constamment lucide et avisé
Jai renoncé à reprendre ici un essai intitulé " Lévaluation codifiée et le jeu avec les règles " (Perrenoud, 1986 b). Il nempêche que le thème de la règle et du jeu avec la règle traverse la plupart des analyses, en cohérence avec lapproche du curriculum, à la fois prescrit et inventé par les enseignants, négocié, plus pauvre et plus riche que les textes (Perrenoud, 1994 b, 1995 a). Autonomie relative des acteurs, rapport stratégique aux rôles, aux procédures et aux structures, ordres partiels et négociés sont au fondement dune sociologie des organisations. On retrouve ces phénomènes à propos de lévaluation.
Le survol des chapitres qui suit introduit guide une lecture possible. On peut aussi sen servir après-coup, comme dun aide-mémoire.
Le chapitre 1, " Lévaluation au principe de lexcellence et de la réussite scolaires ", situe létude de la fabrication des formes, des normes et des hiérarchies dexcellence scolaire dans le cadre dune sociologie de lévaluation, inscrite elle-même, au départ, dans une problématique plus vaste et plus classique : expliquer léchec scolaire. La réussite et léchec sont des réalités socialement construites, dans leur définition globale aussi bien que dans lattribution dune valeur à chaque élève, à divers stades du cursus, à travers des pratiques dévaluation qui suivent, pour une part, des procédures et des échelles instituées, et relèvent, pour le reste, de larbitraire de lenseignant ou de létablissement. Une sociologie de lévaluation naît à partir de linstant où lon refuse de croire que la réussite et léchec scolaires résultent dune mesure objective de compétences réelles, où on les voit au contraire comme des représentations fabriquées par lécole, qui définit des formes et des normes dexcellence, mesure des degrés de connaissance ou de maîtrise, fixe des seuils et des niveaux et distingue, en fin de compte, ceux qui réussissent et ceux qui échouent. Non contente de fabriquer les jugements dexcellence, de réussite et déchec, lécole a le pouvoir de leur donner force de loi, donc de les assortir de décisions dorientation, de sélection, de certification, de répression disciplinaire ou de prise en charge médico-pédagogique.
Le chapitre 2, " De quoi lexcellence scolaire est-elle faite ? ", propose de prendre quelque distance par rapport à lintention déclarée de lévaluation scolaire, qui est de rendre compte de la maîtrise des savoirs et savoir-faire qui figurent au programme. Tout ce qui figure au programme nest pas enseigné, tout ce qui est enseigné nest pas évalué. À linverse, tout ce qui est évalué na pas été dûment enseigné et résulte parfois davantage dapprentissages extrascolaires (guidés ou spontanés) que de linstruction dispensée en classe. Lacquisition de la lecture est en partie le produit de léducation familiale, implicite ou explicite. Dans la maîtrise de la langue, et plus particulièrement du lexique, lécole ne joue quun rôle marginal, ce qui ne lempêche pas dévaluer le " vocabulaire " des élèves, à la fois spécifiquement et indirectement, dans dautres travaux, en mathématique ou en histoire, par exemple. Il ny a donc pas correspondance exacte entre la culture scolaire définie dans les programmes et ce qui est évalué. Lorsquil y a correspondance apparente, surgit une autre question : que prend-on vraiment en compte sous couvert, par exemple. dévaluer la maîtrise de lorthographe, de la conjugaison, du raisonnement mathématique, de la capacité dargumenter et de disserter, de sorienter dans lespace ou dexpliquer des phénomènes physiques ? Ce chapitre, dans le prolongement de mes travaux sur la fabrication de lexcellence (Perrenoud, 1995 a), tente de montrer que ce quon évalue nest pas ce quon croit évaluer, parce quon teste, dune part, des acquis culturels et intellectuels très généraux, indépendants dun programme et dun enseignement particulier, dautre part, des savoirs étroitement contextualisés, dont il ne reste souvent pas grand-chose dans une situation un peu différente. Les travaux sur le transfert de connaissances (Meirieu, Develay, Durand et Mariani, 1996) mettent en évidence lenfermement de lécole, son fonctionnement en circuit fermé, sa tendance à préparer à lexamen plus quà affronter des situations de la vie. Réussir à lécole, être bon élève, cest, le plus souvent, être juste capable de refaire, en situation dévaluation, ce quon a longuement exercé en situation dapprentissage, devant des tâches très semblables et selon des consignes qui suggèrent, par leur forme même, ce quil faut chercher et quelles connaissances et opérations mobiliser.
Le chapitre 3, " Évaluation et orientation scolaire ", analyse les liens privilégiés entre évaluation et orientation-sélection sous langle de la sociologie des organisations et des transactions sociales. Les travaux ne manquent pas pour mettre en évidence les fortes corrélations entre le niveau scolaire reconnu et lorientation. Certains systèmes rendent lorientation presque automatique en fonction des résultats scolaires, dautres laissent une plus large initiative aux acteurs. Dans tous les cas, il y a négociation de lorientation scolaire (Berthelot, 1993 ; Merle, 1996 ; Richiardi, 1988), dans le cadre dune transaction qui, prenant les résultats scolaires pour acquis, porte sur leurs conséquences. Une partie du dialogue entre les familles et lécole est de cette nature : parfois &endash; en général dans les classes moyennes et supérieures &endash; les parents de lélève tentent dobtenir une orientation plus favorable que celle que ses résultats scolaires autorisent en principe. On fait alors état de son jeune âge, de ses progrès et motivations à réussir, du temps et des chances à ne pas gaspiller, pour obtenir une orientation plus favorable. Autre cas de figure : lécole tente de convaincre la famille &endash; en général de classe populaire &endash; de manifester plus dambition pour ses enfants, en lincitant à utiliser tous ses droits. À ces marchandages, plus ou moins publics, sen ajoutent dautres, plus secrets, parce quils portent sur lévaluation elle-même. Lévaluation est négociée en tant que telle, justement, parce quelle porte à conséquence pour lorientation-sélection (ou pour la certification). Il est naïf de croire quon évalue dabord et quon oriente ensuite. Les enjeux de lorientation-sélection pèsent constamment sur lévaluation, car les acteurs cherchent à anticiper et exercent toutes sortes de pressions pour se retrouver dans la situation la plus favorable possible au moment où tombe la décision. Il arrive quun enseignant &endash; au prix de quelques tours de passe-passe &endash; donne une moyenne suffisante à un élève qui, formellement, ne la méritait pas. Pourquoi ? Pour ne pas le pénaliser, parce quil pense " quil vaut mieux que ses notes ". Est-ce scandaleux ou intelligent ? À chacun dapprécier. Pour le sociologue, lanalyse des marchandages importe plus que leur dénonciation.
Le chapitre 4, " Les procédures ordinaires dévaluation, freins au changement des pratiques pédagogiques ", tente dexpliquer pourquoi les pratiques dévaluation conventionnelles empêchent le changement des pratiques denseignement et de la relation pédagogique. On pense souvent que des transformations de curricula ou de démarche pédagogique pourraient ou devraient induire des changements dans lévaluation. Cest ainsi quune pédagogie différenciée devrait favoriser une évaluation formative, une pédagogie du projet ou des compétences, faire évoluer lévaluation vers dautres niveaux taxonomiques ou dautres modalités. On saperçoit que les choses vont souvent dans lautre sens : la rigidité des procédures dévaluation empêche ou ralentit dautres changements. Le chapitre analyse sept mécanismes complémentaires : l. lévaluation absorbe souvent la meilleure part de lénergie des élèves et des enseignants ; 2. le système dévaluation classique favorise un rapport utilitariste au savoir ; 3. il participe dun rapport de force qui place enseignants et élèves dans des postures peu favorables à leur coopération ; 4. la nécessité de mettre régulièrement des notes favorise une transposition didactique conservatrice ; 5. le travail scolaire tend à privilégier des activités fermées, structurées, bien rodées ; 6. le système dévaluation classique force les enseignants à préférer les acquis isolables et chiffrables aux compétences de haut niveau ; 7. sous des dehors dexactitude, lévaluation traditionnelle cache un arbitraire difficile à concerter dans une équipe pédagogique. Doù une conclusion provisoire : il faut changer lévaluation pour changer la pédagogie, non seulement dans le sens de la différenciation, mais des démarches de projets, du travail par situations-problèmes, des méthodes actives, de la formation de connaissances transférables et de compétences utilisables hors de lécole. Le chapitre 9 reviendra sur lapproche systémique du changement en éducation.
Le chapitre 5, " La part dévaluation formative dans toute évaluation continue ", entend montrer quil ny a pas de rupture totale entre évaluation traditionnelle et évaluation formative, quil existe une part dévaluation formative dans toute pédagogie, même frontale, même traditionnelle, en particulier à lécole primaire. Ce qui est à double tranchant : si on la pratique déjà, pourquoi la présenter comme une innovation ? Parce quà partir dune évaluation formative épisodique, peu instrumentée et relevant du bon sens, il faut parcourir un long chemin pour parvenir à une évaluation cohérente, appuyée sur des outils et une formation, articulée à une pédagogie différenciée. Le reconnaître noblige pas à faire table rase des pratiques antérieures. On peut, au contraire, tenter de concevoir des stratégies de changement valorisant les moments de pédagogie différenciée et dobservation formative repérables dans toute pratique. Cette analyse permettra notamment de faire la différence entre une régulation des activités et une régulation des apprentissages.
Le chapitre 6, " Vers des didactiques favorisant une régulation individualisée des apprentissages ", propose un détour par la notion de régulation comme articulation entre dispositifs didactiques et observation formative. La didactique des disciplines sest constituée, il y a plus dune vingtaine dannées, sans prêter, au départ, beaucoup dattention aux travaux sur lévaluation, ni même sur la régulation des processus dapprentissage, lorsquils ne se centraient pas sur une discipline particulière. Dans le même temps, les chercheurs en évaluation, tout en conduisant des travaux dans divers champs disciplinaires, naccordaient pas aux contenus spécifiques de savoirs un statut privilégié dans lanalyse. La situation évolue, depuis une dizaine dannées, sous limpulsion de chercheurs qui tentent de penser plus explicitement larticulation entre évaluation et didactique (voir par exemple Bain, 1988 a et b, Bain et Schneuwly, 1993 ; Allal, 1988 a, 1993 a et b). Entre évaluation conventionnelle et didactique, les liens sont évidents, mais faiblement reconnus. On peut avoir limpression que ce sont deux logiques distinctes, qui interviennent à des moments différents. Or, même lorsque lévaluateur nest pas lenseignant, lévaluation qui se profile à lhorizon exerce de fortes contraintes sur les démarches didactiques. Cest encore plus clair lorsque lenseignant est à la fois formateur et évaluateur : il doit absolument éviter des incohérences majeures entre son enseignement et son évaluation.
Lorsque lévaluation se fait formative, elle devient une dimension de lacte denseignement et des situations didactiques. Il est plus fécond de la penser dans le cadre dune approche globale des processus de régulation des apprentissages et comme composante dune situation et dun dispositif didactiques, plutôt que comme pratique évaluative distincte. Dans cette perspective, la prise dinformation sur le travail de lapprenant et le feed-back qui lui est renvoyé ne sont que des modalités de régulation, parmi dautres. La notion de régulation est dabord une notion didactique et lévaluation na plus rien, alors, dune activité séparée. Ce qui signifie quelle ne peut être pensée jusquau bout sans référence aux savoirs en jeu et aux options didactiques de lenseignant.
Le chapitre 7, " Une approche pragmatique de lévaluation formative ", inscrit aussi lobservation formative dans une vision globale de la régulation. Il tente de démontrer que la seule règle absolue dune observation formative est, dans les limites de léthique, dêtre efficace dans la régulation des apprentissages. Il peut paraître étrange quun chercheur &endash; quon range volontiers du côté des " coupeurs de cheveux en quatre " &endash; plaide pour une approche pragmatique de lévaluation formative. Pourtant, cest le bon sens même : lobservation formative prétend aider lélève à apprendre ; la seule question pertinente est donc de savoir si elle y parvient. Elle est fondée à faire feu de tout bois. Faisons donc place à lintuition comme à linstrumentation, élargissons lobservation à tout ce qui est pertinent pour comprendre les difficultés scolaires, et lintervention à tout ce qui est efficace. Lapproche pragmatique conduit également à rompre avec la norme déquité formelle : on investit dans lobservation formative en fonction des besoins de chacun ; si tout va bien, il est inutile de perdre du temps pour redécouvrir ce qui crève les yeux ; lobservation formative est un moment de la résolution dun problème, de la régulation dune action. Cest une ressource rare, à réserver à ceux qui en ont vraiment besoin !
Le chapitre 8, " Ambiguïtés et paradoxes de la communication en classe ", revient aux pesanteurs du réel, en rappelant que toute interaction ne contribue pas à la régulation des apprentissages ! Si lidée dobservation formative inclut une référence forte à la communication entre élèves et enseignants, il serait naïf de croire que toute interaction produit des effets dapprentissage. Une bonne partie des conversations courantes servent, au contraire, à conforter chacun dans ses représentations et ses pratiques. Elles ne poussent pas à chercher la contradiction ou le conflit cognitif, mais à en protéger. De même, ni enfants, ni adultes, ne sont spontanément portés à se représenter et moins encore à expliquer leurs façons de raisonner et dapprendre. Lévaluation formative, en dépit de ses bonnes intentions, peut être reçue comme une forme de violence symbolique, parce quelle introduit une observation et un questionnement intensifs, au nom dune Glasnost pédagogique que tous les élèves napprécient pas. La communication est aussi un moyen de ruser, de dissimuler nos pensées. Cessons donc dêtre angéliques !
Le chapitre 9, " Touche pas à mon évaluation ! Pour une approche systémique du changement pédagogique ", situe lévaluation au centre dun " octogone de forces " dont les sommets sont : 1. les relations entre les familles et lécole ; 2. lorganisation des classes et les possibilités dindividualisation ; 3. la didactique et les méthodes denseignement ; 4. le contrat didactique, la relation pédagogique et le métier délève ; 5. la concertation, le contrôle et la politique de létablissement ; 6. les programmes, les objectifs et les exigences ; 7. le système de sélection et dorientation ; 8. les satisfactions personnelles et professionnelles des enseignants. Comment sétonner quil soit difficile de changer un système où tout simbrique de la sorte ? Lévaluation ne peut changer dans un système éducatif qui, pour le reste, demeure immobile !
La conclusion reviendra sur le problème de la coexistence, plus ou moins pacifique, des deux logiques dévaluation. Comment une évaluation formative pourrait-elle sarticuler à une évaluation comparative et sélective ? On serait tenté de résoudre le problème en proposant un changement de vocabulaire, en distinguant dune part une observation formative, dénuée de tout enjeu de classement et de sélection, et dautre part une évaluation comparative assumée comme telle, servant de fondement légitime à des décisions dorientation-sélection ou de certification. Même si lon distingue les intentions et les mots, insistant dune part sur lobservation, le feed-back, la régulation, dautre part sur la mesure équitable des connaissances et des compétences acquises, on nempêchera pas ces deux logiques de coexister, pratiquement, dans lécole et dans la classe, parfois harmonieusement, plus souvent en se contrecarrant mutuellement.
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Compte-rendu dans lesCahiers pédagogiques - lien direct - substitut
Le résumé (quatrième de couverture) L'introduction, qui présente les divers chapitres Les références bibliographiques Comptes-rendus dans des revues
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