(Christiane Durand et Yves Mariani, Paris)

 

Compte-rendu de Perrenoud, Philippe
Métier d'élève et sens du travail scolaire
Paris, ESF, 1994 (3e éd. 1996).

paru dans la Lettre d'Equipes et Projets, no 7/8
(Christiane Durand, Yves Mariani, Paris)
http://equiprojets.ifrance.com/equiprojets/lectures.html


Nous avions signalé à l'attention de nos lecteurs, il y a déjà plusieurs mois la parution de ce livre important. Depuis, on compterait sur les doigts d'une main les sessions, accompagnements d'équipe ou journées de formation, durant lesquels l'un ou l'autre d'entre nous n'a pas renvoyé à tel ou tel de ses éclairages pour compléter une analyse, mettre en lumière une tension ou un paradoxe. D'autre part, les quelques contacts et occasions de travail en commun que nous avons eus, ces derniers mois, de travailler avec Philippe, notamment autour du thème de la professionnalisation, ont peut-être rendu sa parole trop proche ou trop quotidienne pour ne pas vouloir, à l'occasion de sa deuxième édition mieux rendre compte du projet global de cette réflexion.

Nous avons souhaité revenir sur la problématique qui nous est proposée dans ce livre pour l'interroger "après usage" et non pas seulement dans un souci de divulgation et de partage. Enfin, ce n'est sans doute pas par hasard que sont réunies, dans ces colonnes, ces notes de lecture avec celles du livre de Mireille Cifali. Ces deux ouvrages nous paraissent des lectures, complémentaires et articulées, d'une même réalité, ils interrogent ce qui se joue dans la quotidienneté du rapport pédagogique.

 

A. un projet et un parti-pris originaux et féconds

un sociologue peut-il penser la pédagogie ?
Nous voudrions, dans un premier temps, revenir sur le projet de ce livre, qui, malgré l'excellent accueil qui lui a été réservé, a parfois été réduit.
Si Philippe Perrenoud, comme Mireille Cifali, n'est pas le premier à vouloir "interroger l'implicite, le caché de la relation éducative", le parti-pris de départ de reprendre les "acquis de la sociologie du travail et des organisations", et, d'autre part, le souci de se centrer sur l'élève et de penser l'ensemble de l'expérience de celui-ci fondent l'originalité et la pertinence de ce livre.

Celui-ci ouvre la voie à une nouvelle approche d'une sociologie de l'éducation "plus centrée sur la vie quotidienne, les pratiques, les métiers et les stratégies des élèves et des maîtres au sein d'une organisation."

On ne saisirait, nous semble-t-il, ni le projet, ni la démarche, si l'on ne comprenait pas que toute la réflexion de Philippe Perrenoud est ici un dialogue - à la fois mise à l'épreuve, interpellation, mais aussi soutien des démarches de rénovation pédagogique et des méthodes dites actives. Ce serait, à nos yeux, un contresens total que de faire des éléments de constat sur la réalité du métier d'élève le contre-usage fait, par exemple, à partir des théories de la reproduction de Bourdieu. Car l'on pourrait dire que, d'une certaine façon, ce "métier d'élève" est, sans doute, aussi vieux que l'école et qu'il est à la fois le produit et l'origine de déterminismes contre lesquels il peut paraître vain de lutter. De la même façon que les mécanismes de la reproduction, mis en lumière par Bourdieu, peuvent écraser les acteurs et leur faire croire "qu'on ne peut rien à rien", de la même façon l'essentiel du métier de l'élève fait d'apparences, de conformisme et de faux-semblants, pourrait faire croire que les termes de cette comédie sociale qu'est, aussi, le rapport éducatif dans une classe ou un établissement scolaire, sont inéluctables et intangibles. et qu'ils ne peuvent s'inscrire.

Ce livre arrive à un moment de la réflexion pédagogique qui semble bien être un temps de pause, voire d'hésitation dela part de la communauté scientifique d'un côté et des praticiens de l'autre. Devant la résistance aux aspirations de changement du rapport éducatif, devant les difficultés rencontrées dans la mise en place d'une pédagogie différenciée prenant en compte la gestion de l'hétérogénéité, on peut être tenté par la résignation, le détour, la fuite voire la culpabilisation.

Ce n'est pas ce à quoi nous invite la lucidité du regard du sociologue. Il nous appelle, au contraire, à un déplacement, à un changement de position ; il nous ramène, en quelque sorte, à ce qui est inévitablement premier dans une relation éducative : l'expérience vécue par celui qui apprend. Celui-ci avant d'être l'apprenant avec un a majuscule de certaines sciences de l'éducation est un élève, une personne. Il n'y a pas de "métier d'apprenant" mais il y a bien un métier d'élève.1souligne Philippe.

Enfin, autant prévenir tout de suite, l'objection qui mettrait en cause l'excessive et unique centration de l'observation et de la réflexion "sur" l'élève ? Non, interroger le métier d'élève est, en même temps, un analyseur particulièrement déterminant du métier du maître ou de l'enseignant. Est-ce verser dans la complaisance due à la proximité que de penser que si les travaux de Philippe Perrenoud sur la professionnalisation des métiers d'éducation ont un tel écho auprès des praticiens et des centres de formation, ils le doivent aussi à un souci permanent, annoncé dans les premières pages de ce livre, d'interroger l'école comme "lieu de confrontation et d'articulation" de ces deux métiers ?

 

B. les quatre caractéristiques du métier d'élève
un drôle de métier

Mais ce sociologue qui vient se mêler de la vie de la classe, des fonctionnements avoués ou non, conscients ou cachés, n'amène-t-il pas avec lui des références incongrues ou déplacées . Pourquoi donc par ler de métier d'élève ? Autant repartir de la définition brillante qu'en donne Philippe :

"Dans notre société, on attend en particulier des parents qu'ils entretiennent leurs enfants afin qu'ils puissent consacrer dix à vingt ans de leur vie à l'Ecole. Le temps des études est inscrit dans la division du travail et l'organisation du cycle de vie. Le statut de l'enfance, puis de l'adolescence est sans ambiguïté : les "jeunes" sont entretenus aussi longtemps qu'ils étudient.

- "il n'est pas librement choisi, moins que tout autre ;

- dépend fortement d'un tiers, non seulement dans ses finalités et conditions principales, mais dans son détail, et notamment, sa fragmentation et son rapport au temps ;

- s'exerce en permanence sous le regard et le contrôle de tiers, non seulement quant à ses résultats, mais quant à ses moindres modalités ;

- se trouve constamment au principe d'une évaluation des qualités et des défauts de la personne, de son intelligence, de sa culture, de son caractère."

 

C. Le sens se construit, il n'est pas donné

Le concept de métier d'élève est en fait une entrée pour mieux souligner l'importance de ce que l'on appelle, depuis quelque temps, la question du sens. Les facteurs,soulignés par le sociologue, induisent un système de travail pédagogiqueroutinier, répétitif que Philippe décrit sans complaisance.Nous ne pouvons reprendre ici l'ensemble de cette description, mais cela permet à Philippe de tisser le fil de la réflexion sur la construction du sens du travail, des savoirs, des situations et des apprentissages scolaires à partir de trois évidences sociologiques :

"- le sens se construit, il n'est pas donné d'avance ;
- il se construit à partir d'une culture, d'un ensemble de valeurs et de représentations ;
- il se construit en situation, dans une interaction et une relation."

"Accepter que l'école soit le lieu d'une vie relationnelle intense, et pour une part complètement étrangère à la logique de l'enseignement et de l'apprentissage, n'est pas sans conséquence pédagogique du point de vue de l'interprétation des conduites : si le maître n'arrive pas toujours à mobiliser l'attention et les énergies, si les activités qu'il propose ne sont pas toujours aussi significatives qu'il le souhaiterait, ce n'est pas parce que les enfants sont apathiques et qu'ils ne s'intéressent à rien. C'est parce qu'ils ont d'autres enjeux, d'autres projets, qui les mobilisent bien davantage et leur paraissent beaucoup plus significatifs"

Si la description du "métier d'élève" que fait Philippe a curieusement beaucoup marqué , l'analyse qu'il fait de la construction du sens nous paraît dans sa finesse encore plus éclairante et susceptible de nous aider au changement de position fondamental nécessaire à l'exercice du "nouveau métier". celui de l'enseignant :

"Dire que le sens se construit n'est pas dire seulement que c'est une affaire de représentations, une affaire subjective. C'est dire aussi que cette construction est une activité mentale complexe, réflexive, dans laquelle l'acteur investit une part de sa liberté et de sa distance au monde" et donc, qu'elle est au centre de tout processus d'apprentissage.

 

D.Curriculum caché, formel, réel, habitus

 

Le sociologue ne pouvait pas ne pas s'intéresser à l'écart, aux écarts entre les intentions du maître, les visées de l'institution et la réalité des apprentissages faits par l'élève. Philippe éclaire d'un jour très personnel et convaincant cette sociologie du curriculum. De cet écart naît ce qu'il appelle le curriculum caché : "entre les extrêmes, il y place pour une gradation continue d'apprentissages qui, sans être tout à fait absents du curriculum prescrit, n'y sont pas clairement formulés et ne sont pas associés explicitement à des moyens didactiques ou à des moments de l'horaire scolaire". Philippe reprend la métaphore de la trame et du tissu pour expliquer la relation entre curriculum formel et curriculum réel : "de la trame au tissu quotidien de l''activité en classe, il y a place pour une interprétation qui tient non seulement à tout ce que l'institution ne prescrit pas, mais à ce qu'elle prescrit vaguement, à un niveau d'abstraction élevé ou de façon contradictoire, ambiguë, incohérente. A quoi s'ajoutent les préférences du maître et des élèves et les diverses contraintes qui donnent finalement forme et substance au curriculum réel. Il s'ensuit que tout ce qui est appris à l'école n'est pas explicité dans le curriculum réel."

On sent que s'ouvrent là des pistes passionnantes d'investigations et de recherches "une approche antropologique de l'école, comme lieu de vie et d'apprentissage par la pratique, est alors plus féconde qu'une analyse des contenus "idéologiques" de l'enseignement". Toute notre réflexion sur la socialisation à l'école et au collège doit intégrer au premier chef cette perspective ; en effet, de ces distinctions, Philippe Perrenoud pousse la logique jusqu'au bout et s'intéresse à cette boîte noire que constitue le curriculum caché. Tout en notant qu'une "analyse plus rigoureuse du curriculum caché et des apprentissages qu'il produit reste à faire", il reprend l'inventaire de Jackson et d'Eggleston,(cf tableau p.53) le complète et s'intéresse à la question difficile mais centrale d'un apprentissage "doublement caché", celui du sens commun, de l'habitus.

"au fil des mois, puis des années, l'écolier acquiert les savoirs et le savoir-faire, les valeurs et les codes, les habitudes et les attitudes qui en feront le parfait "indigène" de l'organisation scolaire" On est ici au coeur du métier d'élève et "en ce sens, l'école prépare à la vie au moins autant àtravers l'habitus d'acteur social qu'elle forme qu'à travers les qualifications et les connaissances qu'elle permet d'acquérir () c'est en apprenant son métier d'élève qu'on apprend aussi son métier de citoyen, d'acteur social ou de salarié".

"la notion de curriculum caché,dans son sens strict, se réfère aux conditions et aux routines de la vie scolaire qui engendrent régulièrement des apprentissages méconnus, étrangers à ceux que l'école sait et déclare vouloir favoriser" Philippe nous ouvre la voie pour que dans nos pratiques

E.Prendre en compte "la diversité des rapports au savoir et des modes de construction du sens"

Faute de place, nous reportons à notre prochain numéro l'analyse du dernier livre de Philippe "la pédagogie à l'école des différences", mais nous souhaitons qu'il constitue pour nous un deuxième volet et un prolongement de cette réflexion sur le sens et le métier d'élève.

C'est à une lucidité sans complaisance mais sans fatalisme ni renoncement que nous sommes invités en conclusion : "le paradoxe de l'éducateur est de prétendre se servir de son pouvoir pour émanciper l'apprenant. Dans la mesure où il se réclame de ce paradoxe, l'enseignant est condamné à comprendre, et sans doute à accepter, que les élèves ne peuvent exister, individuellement et collectivement, qu'en habitant à leur manière le métier d'élève, en adoptant des tactiques défensives, en jouant avec les règles, en rusant avec une institution et des adultes qui ont de leur côté le savoir et la loi, les moyens et l'institution. Mieux comprendre leurs choix et leur proposer d'autres démarches didactiques, un autre contrat pédagogique, une autre façon de communiquer, fort bien. Mais à condition de renoncer à croire que cela réduira une fois pour toute leur altérité, que l'éducation ne sera plus un combat." Le combat n'a pas pour objet la réduction de cette altérité, mais au contraire, son acceptation radicale. (cf Mireille Cifali et Philippe Meirieu).On n'a sans doute pas assez souligné, dans les nombreux échos positifs qu'a reçus ce livre, l'appel d'une part à la prise en compte des différences, mais aussi la volonté de fonder ainsi une démarche commune avec la pédagogie différenciée, telle que Louis Legrand, Philippe Meirieu, Jean-Pierre Astolfi ont pu la développer à partir des apports de la pédagogie de maîtrise initiée par Bloom.

Pour construire le sens : "il y a donc un premier pas à faire vers l'acceptation des différences et la relativisation des jugements de valeur, et un second vers la diversification des tâches proposées, des styles et des fonctionnements cognitifs valorisés. Bref, c'est une autre conception du curriculum réel et de la didactique qu'il faut esquisser, en se souciant moins de définir les démarches et les contenus idéaux qu'en offrant davantage d'espace à la diversité des rapports au savoir et des modes de construction du sens". Cette perspective nou semble rejoindre les enjeux essentiels de la scolarité obligatoire. Cette prise en compte radicale de l'hétérogénéité, ce combat de chaque jour contre notre perpétuelle tendance à réduire les différences sont ici soulignés sans ambiguité.

Décidément, la relecture de ce livre, en dehors du plaisir réel causé par une pensée toujours claire et distanciée, se donne comme exigence de rester accessible à tous et nous confirme que nous sommes bien là devant un de ces livres-outils, qui sont les compagnons quotidiens de l'enseignant et du formateur dans la nécessaire interrogation de leurs pratiques.

Lettre d'Equipes & Projets no 7/8