Perrenoud, Philippe
Enseigner : agir dans
lurgence,
décider dans lincertitude
Savoirs et compétences dans un métier complexe
Paris, ESF, 1996, 2e éd. 1999.
Ce livre ne peut être mis intégralement à disposition sur le Web. On trouvera ici :
Le résumé (quatrième de couverture) L'introduction, qui présente les divers chapitres Les références bibliographiques
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Qui oserait encore prétendre quil suffit de maîtriser des savoirs pour les enseigner ? Les transformations et les crises du système éducatif, ses ambitions accrues, lélargissement et le renouvellement des publics scolaires, la dégradation des conditions denseignement dans certaines zones à hauts risques exigent des enseignants, plus que jamais, de véritables compétences professionnelles. Elles sous-tendent la transposition didactique des savoirs en classe, lorganisation de situations dapprentissage, lanalyse des difficultés des élèves, la différenciation de laction pédagogique, la négociation dun contrat permettant le travail scolaire quotidien dans des conditions minimales de sérénité, de continuité, de respect mutuel. Elles permettent aussi de coopérer avec dautres enseignants, de contribuer à un projet déquipe et détablissement, de communiquer avec les parents et la communauté locale, ou encore de piloter sa carrière et sa formation continue.
Lobjectif de la formation initiale ou continue est désormais de préparer les enseignants à affronter la complexité, la diversité et la mouvance des situations professionnelles auxquelles ils sont ou seront confrontés. Les " référentiels de compétences " dont se réclament les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres suffiront-ils à faire contrepoids à la tradition dempires disciplinaires plus habitués à transmettre des savoirs quà développer des compétences ? Parviendra-t-on à se défaire de la tentation de croire que les compétences viennent par surcroît ? à reconnaître quon ne peut les construire sans inventer des dispositifs de formation ordonnés à cette fin, articulant théorie et pratique ?
On travaille à de tels dispositifs dans de nombreux pays. Il reste, pour ne pas se perdre dans lingénierie, à élaborer du métier denseignant des représentations communes de plus en plus fines, réalistes et explicites, à traquer ses non-dits, à mettre plus méthodiquement en évidence les urgences et les incertitudes de laction pédagogique, sa part de bricolage, de solitude, dimprovisation, de déraison, de marchandage, de pouvoir aussi bien que de didactique et de connaissances rationnelles. Cest à ce prix quon identifiera les compétences requises, les savoirs savants et les savoirs dexpérience sur lesquels elles prennent appui, la façon dont elles les mobilisent à bon escient, en situation complexe.
En amont de la formation, pour mieux cerner le métier auquel elle destine, ce nouveau livre de Philippe Perrenoud reprend et prolonge un certain nombre de ses travaux sur les pratiques, les savoirs, lhabitus et les compétences des enseignants.
Chapitre 1
L'école face à la complexité
Chapitre 2
La communication en classe : onze dilemmes
Chapitre 3
Dix non-dits ou la face cachée du métier
d'enseignant
Chapitre 4
La pédagogie de maîtrise, une utopie rationaliste
?
Chapitre 5
Travailler en équipe pédagogique : résistances
et enjeux
Chapitre 6
L'ambiguïté des savoirs et du rapport au savoir dans le
métier d'enseignant
Chapitre 7
Compétences et complexité
Chapitre 8
D'autres questions encore...
Comme lécrit le Boterf :
Lorsquon se réfère aux compétences des enseignants, cest souvent pour qualifier lorientation globale dune formation. La construction de compétences soppose alors à la transmission de savoirs, sans quil soit requis de décrire ces compétences. Lorsquon construit des "référentiels de compétences", notamment pour orienter la formation initiale des enseignants, on tient en général des listes assez abstraites et générales, qui ne disent pas grand chose de la réalité quotidienne du métier. Tout se passe comme si le discours sur les compétences pouvait être déconnecté dune observation méthodique des pratiques, alors quune approche plus ergonomique, ou inspirée de la psychosociologie du travail, partirait de lanalyse des tâches : "Dis-moi ce que tu fais ou permets-moi de tobserver durant ton travail, je te dirai quelles compétences tu as".
Dans le champ de léducation et de la formation, ce sont probablement les démarches danalyse des pratiques qui sapprochent le plus de la réalité du travail des enseignants. En se centrant sur laction face à des situations professionnelles complexes et singulières, elles mettent involontairement à nu la réalité des compétences des enseignants, bien loin des banalités du type "savoir planifier un cours" ou "savoir construire une épreuve". Hélas, dans la mesure où ce nest pas leur propos, ces démarches ne contribuent guère à la construction dune théorie des compétences. De fait, nous ne disposons pas dun inventaire construit et partagé des situations les plus fréquentes dans la vie dun enseignant et des réponses effectivement apportées. Nous sautons souvent cette étape de lanalyse pour en arriver à une synthèse dautant plus discutable quelle nest pas fondée sur des observations fines, mais sur des images déjà synthétiques du métier. Le débat sur tout référentiel de compétences est en réalité un débat sur la nature du métier et des pratiques (Paquay, 1994). Hélas, il nest pas toujours explicite et ne se donne donc pas les moyens de progresser.
Je ne puis ici quinsister sur un point : les compétences nous permettent daffronter la complexité du monde et nos propres contradictions. Il serait étonnant quelles se laissent enfermer dans quelques listes. Ce qui nous manque le plus, ce ne sont donc pas des inventaires, mais des représentations de ce qui se joue dans la construction et la mise en uvre des compétences. Je ne refuse pas quon tente didentifier de grandes familles de compétences, qui peuvent organiser le travail de formation ou dévaluation, mais pas sans avoir au préalable fait un détour par une conceptualisation de la pratique et de ce qui la sous-tend.
Lenseignement appartient, du point de vue de la sociologie du travail, aux métiers qui confrontent quotidiennement à des situations :
Enseigner, cest donc souvent agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Toutefois, nul ne songe à réduire le métier denseignant ä cette double figure. Dabord parce quurgence et incertitude font très inégalement partie de la condition enseignante : tous les professeurs nagissent pas constamment dans la précipitation ; cela dépend des circonstances, du caractère plus ou moins "tranquille" de leur classe, du nombre dévénements imprévus qui parsèment une journée ordinaire, de la complexité de leur environnement ; mais cela dépend plus encore de leur ambition, pour eux et pour leur classe ; on vit plus rarement dans lurgence si on se contente denseigner " à léconomie,au jour le jour, de façon routinière, sans projet ambitieux, sans défis, sans se sentir obligé de faire apprendre et réussir chaque élève, sans même se sentir obligé dessayer. De la même façon, lincertitude dépend du contexte, mais aussi du rapport de lenseignant aux autres, au savoir, à son métier, à la vie.
Sil fuit lurgence et lincertitude, un enseignant peut se ménager des oasis de relative tranquillité et de certitudes provisoires, surtout sil peut choisir lécole, les filières, les niveaux où il enseigne et les classes dont il assume la charge. Lévolution des sociétés développées et des systèmes éducatifs rend de tels choix de moins en moins faciles, mais ils restent possibles ; cest donc en partie une question didentité et de projet, tant personnels que professionnels. Lurgence et lincertitude sont plutôt le lot de ceux qui sengagent dans une "mission impossible" : éduquer et instruire ceux qui naiment pas lécole, qui ne sy rendent pas de leur plein gré, qui nen voient pas le sens et ne doivent à leur socialisation familiale ni les attitudes et le rapport au savoir, ni le capital linguistique et culturel qui prédisposent à entrer dans le jeu scolaire et à y réussir. La réflexion sur les compétences des enseignants est inséparable dune interrogation sur la professionnalisation de leur métier et dune orientation sans équivoque dans ce sens (Perrenoud, 1994 a et b). Cest pourquoi lanalyse est souvent une projection : les compétences inventoriées ne sont pas nécessairement requises par létat actuel du métier, ni désirées par tous ceux qui lexercent.
Même pour les enseignants qui vivent leur métier comme une aventure à hauts risques, lurgence et lincertitude ne sont pas permanentes, il y a des moments tranquilles, des décisions faciles. Comme dans tout métier qualifié, qui peut le plus peut le moins : lactivité professionnelle nest pas faite que de tâches difficiles, même laventurier le plus audacieux passe par des phases de routine et de quiétude. Pourquoi alors avoir retenu ces deux figures ? Parce quelles sont emblématiques et posent avec force le problème de la nature des compétences des enseignants.
Agir dans lurgence, cest agir sans avoir le temps de penser, encore moins de peser longuement le pour et le contre, de retourner à des ouvrages de référence, de sentourer de conseils, de différer le passage à lacte pour mieux identifier les paramètres de la situation et mieux envisager les diverses possibilités. Décider dans lincertitude, cest décider quand la raison commanderait de ne pas décider, cest décider à la manière dont on tente un " coup de poker,au feeling, parce quon ne dispose ni des données ni des modèles de la réalité qui permettraient de calculer avec une certaine sécurité ce qui se passerait si
Pourtant, dans lurgence et lincertitude, une partie des enseignants ont des compétences qui leur permettent dagir sans savoir, sans tout raisonner et calculer, et pourtant avec une certaine efficacité dans la gestion des situations complexes. Toute la question est de savoir quelles sont ces compétences.
Tel est le propos de ce livre. Il ne vise, cependant, ni à proposer un nouveau "référentiel de compétences", ni à envisager des dispositifs de formation ou dévaluation des compétences. Cest plutôt sur les notions mêmes de savoirs et de compétences quil est urgent de sarrêter. Il se pourrait bien en effet que nos référentiels souffrent dun excès de rationalité, voire de naïveté, quant aux ressources mises en uvre dans la pratique quotidienne dun enseignant expert. Le débat sur le rôle formateur des stages participe, de façon souvent implicite, de la même naïveté : on envoie les futurs enseignants "sur le terrain", notamment, pour mettre leurs savoirs à lépreuve du réel et leur apprendre à sen servir "en situation" (Perrenoud, 1994 f et g). On vise donc, potentiellement, à construire des compétences. Toutefois, avant de proposer des dispositifs et des démarches de formation, il reste à mieux saisir la genèse des schèmes, des compétences et des savoirs qui sous-tendent les pratiques.
Savoir à enseigner, savoirs pour enseigner
Nul ne doute que, pour enseigner, il faille maîtriser les savoirs à enseigner. Jusquà quel point ? Telle est la seule vraie question. Les enseignants doivent-ils maîtriser les savoirs à enseigner dans leur état natif, au plus haut niveau, en intégrant les derniers acquis de la recherche ou peuvent-ils limiter leur maîtrise à une version moins exigeante, déjà transposée à des fins denseignement, telle quelle figure dans les programmes et les manuels ?
Dans lidéal, avec un temps de formation initiale illimité, rien ne sopposerait à ce que les enseignants de tous degrés maîtrisent une ou plusieurs disciplines au plus haut niveau et soient eux-mêmes des chercheurs. Ce nest ni nécessaire, ni possible. Ce nest pas possible parce quen ajoutant une formation didactique et pédagogique, même légère, à une formation académique de très haut niveau, on en arrive à des formations initiales de durée prohibitive pour la plupart des personnes et des collectivités. Cest pourquoi on se borne à faire en sorte que les enseignants en sachent " raisonnablement plus " que leurs élèves, quils ne découvrent pas le savoir à enseigner la veille de leur cours et quils le dominent suffisamment pour nêtre pas en difficulté à la moindre question imprévue. À partir de cette évidence, les opinions divergent, compte tenu à la fois des enjeux statutaires et des incidences didactiques. Cest ainsi que nombre de systèmes éducatifs ont longtemps proportionné le niveau de formation académique des professeurs à lâge de leurs futurs élèves. Cela justifie la hiérarchie des statuts et des revenus au sein du corps enseignant, notamment entre le premier et le second degré. Lorsque cette proportionnalité nest plus respectée, on assiste à un important remaniement des stratifications internes du corps enseignant, qui sesquisse en France depuis la création des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) et dune certification unique à bac + 5. De nombreux pays maintiennent les hiérarchies traditionnelles, recrutant les instituteurs au niveau du baccalauréat, pour une formation pédagogique et didactique de deux ou trois ans, recrutant les enseignants du second degré au niveau licence ou maîtrise, avec une formation professionnelle moins poussée, partiellement en emploi.
À ces facteurs institutionnels, qui diffèrent selon les traditions nationales, sajoutent des différences liées aux options pédagogiques et didactiques dominantes. Pour dispenser un cours ex cathedra, sans doute faut-il maîtriser les savoirs savants autrement que pour conduire une pédagogie du projet. Plus on va vers des didactiques sophistiquées, des pédagogies différenciées et constructivistes, plus on attend de lenseignant une maîtrise des contenus lui permettant non seulement de planifier et de donner des cours, mais de partir des questions des élèves, de leurs projets et dintervenir dans la régulation de situations denseignement-apprentissage nettement moins planifiables quune succession de leçons. À linverse, il peut se dispenser peut-être dune culture encyclopédique et dune forte structuration discursive, celle qui soutient le " texte du savoir " dans une pédagogie essentiellement frontale. Bref, lapparente évidence selon laquelle " il faut savoir ce que lon enseigne " recouvre une grande diversité de représentations quant à létendue des savoirs à maîtriser, à la nature de cette maîtrise, au rapport au savoir quelle implique et à ses liens avec la transposition didactique.
Une autre question suscite davantage de controverses encore : faut-il, pour enseigner, maîtriser dautres savoirs que ceux quon a en charge denseigner ? Les uns pensent quil suffit de compléter les savoirs savants par une certaine familiarité avec les programmes et les moyens denseignement. Ils méconnaissent ou jugent inutiles les savoirs savants issus de la recherche en didactique et en sciences de léducation. Enseigner mobilise un talent personnel qui ne doit pas grand chose à une formation, ni même à lexpérience, et presque tout à la personnalité ou à lintelligence du professeur : ce qui se pense clairement sénonce aisément et il suffit de se servir de son bon sens pour communiquer efficacement. Dautres reconnaissent la part de savoirs et savoir-faire personnels, mais ils les estiment construits au gré du bon sens et de lexpérience de chacun, sans nulle dette à légard des sciences de lhomme. Dautres, dont je suis, estiment que la formation des enseignants gagnerait à passer également par la maîtrise de savoirs enracinés dans les sciences humaines et sociales, non seulement dans la didactique des disciplines, mais aussi dans la psychologie de lapprentissage, lapproche psychanalytique et psychosociologique des relations éducatives et des groupes, la sociologie, lanthropologie et lhistoire de léducation.
Le débat, classique, oppose souvent les représentants des disciplines universitaires figurant au programme de lécole &endash; savoirs à enseigner : mathématiques, physique, biologie, lettres ou économie &endash; aux représentants des sciences humaines et sociales, qui se sentent porteuses de savoirs pour enseigner. Les didactiques des disciplines sont, selon les traditions universitaires, soit du côté des disciplines installées, soit du côté des sciences humaines. Lissue du débat est en général lexpression des rapports de force entre sciences "dures" et sciences humaines et, dans le champ des humanités, entre approches philosophiques et littéraires classiques et approches plus scientifiques. Les représentations ne bougeront que si lon peut établir avec plus de précision la façon dont les enseignants se servent des savoirs quils détiennent.
À cette fin, un détour simpose par une analyse plus fine des compétences que mettent en uvre les enseignants. Elles ne se limitent pas à la maîtrise de savoirs, aussi largement définis soient-ils. Les savoirs sont nécessaires, mais avant de les distinguer, de les hiérarchiser et de juger de leur pertinence, pourquoi ne pas sarrêter à ce qui en permet la mobilisation dans laction professionnelle quotidienne ?
Savoirs et connaissances comme représentations du réel
La notion même de savoir fait lobjet dapproches tout aussi diverses : les uns opposent les savoirs aux connaissances, alors que pour dautres ces expressions sont interchangeables. Certains nomment "savoir" tout ce quun être humain peut apprendre, alors que dautres opposent les savoirs aux savoir-faire, voire au savoir-être, les connaissances aux "connaissances-en-acte" (Vergnaud, 1990) ou aux schèmes de pensée et daction dans la mouvance piagétienne.
Il serait vain despérer mettre tout le monde daccord. Jexplicite donc simplement ma position personnelle, de sorte à limiter les malentendus. Pour moi, savoirs et connaissances sont des représentations organisées du réel, qui utilisent des concepts ou des images mentales pour décrire, éventuellement expliquer, parfois anticiper ou contrôler, de façon plus ou moins formalisée et structurée, des phénomènes, des états, des processus, des mécanismes observés dans la réalité ou inférés à partir dobservables. Certains savoirs paraissent plus descriptifs, dautres plus explicatifs, mais même linformation la plus élémentaire est construite et mobilise des concepts et des théories implicites. À linverse, la théorie la plus abstraite dit quelque chose de létat du monde, du moins du monde tel que le perçoit celui qui la professe.
Faut-il opposer savoirs et connaissances ? Il est certainement légitime de distinguer, à un extrême dun continuum, des représentations intimes et "ineffables" du réel, à lautre extrême des représentations partagées et verbalisées. Il est non moins pertinent de distinguer les représentations isolées de représentations appartenant à un réseau structuré de notions, de thèses, dhypothèses et de questions. Toutefois, entre ces extrêmes, il y a mille niveaux intermédiaires. Il y a aussi évolution possible : une connaissance à lorigine privée et ineffable peut devenir partagée et formulée, en passant pas des états intermédiaires ; une connaissance isolée peut sintégrer à un ensemble plus vaste ; un élément dune théorie peut, à linverse, se détacher de son contexte et vivre sa vie. On ne peut pas davantage délimiter clairement des savoirs institués, publics, détachés de leurs producteurs et de leurs utilisateurs, et des connaissances subjectives, relevant de la pensée privée. La culture nexiste pas en dehors de ceux qui la pense, même si elle dépasse chacun dentre eux. Brefs, nos représentations ne saccommodent pas de classifications simples, car elles sont à la mesure de nos rapports au monde, diverses, nuancées et changeantes, inégalement partagées, inégalement instituées. Tout en acceptant la pertinence des distinctions avancées, il ne me paraît pas utile dopposer savoirs et connaissances comme deux catégories de représentations clairement distinctes. Jutiliserai donc indifféremment lune ou lautre expression.
Dun point de vue sociologique, il ny a aucune raison de donner un statut dexception aux savoirs scientifiques, ni même aux savoirs savants. Il importe certainement de clarifier le statut, les sources, le mode de construction, dénonciation, de validation des connaissances et des savoirs et danalyser leur légitimité dans un groupe social. Savoirs savants et savoirs communs sont distincts et, à lintérieur du champ des savoirs savants, les savoirs scientifiques se réclament dune méthode spécifique, qui autorise la communauté qui les produit à les présenter comme les "seuls savoirs dignes de ce nom", en reléguant tout le reste au rang dopinions, didéologies ou de savoirs de sens commun. Sans nier limpressionnante hiérarchie des savoirs que linstitution scientifique a induit dans les sociétés développées, le sociologue rappellera que les acteurs agissent en fin de compte en fonction de ce qui constitue leur savoir, quel quen soit le bien fondé aux yeux des scientifiques.
Une représentation fonctionne comme une connaissance (ou un savoir) dès lors que ceux qui la détiennent ont la "conviction intime" davoir perçu et compris une partie de la réalité et de pouvoir de la sorte agir "en connaissance de cause". Pour le sociologue, la science est dans la société, il nexiste aucune instance " suprasociétale " qui pourrait départager les savoirs fondés et les savoirs "fantaisistes". Tous prétendent à une certaine validité et lastrologue de bonne foi est certain du bien-fondé de sa connaissance des astres au moins autant que lastrophysicien de la sienne. Lhistoire et la vie quotidienne sont riches dépisodes qui mettent en scène des individus ou des groupes agissant sur la base de savoirs dont la suite des événements ou les progrès de la connaissance mettront en évidence les limites, voire le caractère radicalement erroné. Dans tout groupe, dans toute société, le débat sinstaure, plus ou moins ouvertement, sur la validité des savoirs proclamés ou mis en uvre par les uns et les autres. Mais, justement, pour ouvrir le débat sur leur bien-fondé, il faut dabord les reconnaître comme des représentations qui prétendent, à tort ou à raison, parfois avec une conviction intime, parfois avec mauvaise foi, rendre compte dune partie de la réalité.
La notion de compétence, une auberge espagnole
Ainsi définis, les savoirs sont étroitement connectés à une pragmatique : ce sont les représentations du monde qui &endash; assorties dun coefficient plus ou moins intuitif dincertitude &endash; prétendent orienter laction. Il reste à se demander comment les savoirs sont investis dans laction. La notion de compétence, loin de tourner le dos aux savoirs, permet de comprendre leur mise en uvre. Mais quest-ce quune compétence ? Louvrage de synthèse de Rey (1996) à propos des compétences transversales nous rappelle utilement la polysémie de lexpression. Jadopterai ici un parti possible parmi dautres, en nommant compétence lensemble des ressources que nous mobilisons pour agir. Les savoirs, savants ou communs, partagés ou privés, font partie de ces ressources, mais ne les épuisent pas.
Toutes les "choses" que nous avons apprises dans notre vie ne sont pas des savoirs ou des connaissances dans le sens qui vient dêtre indiqué. Comment alors nommer ce que nous avons appris ? En parlant dapprentissages, dacquis, nous mettrions laccent sur la genèse progressive de ce qui nous constitue et dont nous disposons à tel ou tel moment de notre vie, mais sans cerner pour autant la nature neurophysiologique ou psychologique de ces acquis. On parlera volontiers de représentations, dinformations, dopinions, de croyances, dhabitudes, daptitudes, dhabiletés, de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être, de facultés, de skills, de capacités, de notions, de goûts, de dispositions, de sentiments, dattitudes, de normes, de modèles, de valeurs, de notions, de connaissances, de schèmes, de façons de faire, de percevoir, de réfléchir Nous sommes "faits" de tout cela et la plupart de nos actions mobilisent une partie de ces ingrédients. La liste nest pas stabilisée : selon les théories et les auteurs, ces divers concepts sont, ou non, considérés comme pertinents. Cest ainsi que certains affirment et dautres nient lexistence de "savoir-être". Les uns distinguent clairement les valeurs des normes et des attitudes, dautres traitent ces expressions comme presque interchangeables. Il en va de même pour les notions daptitude, dhabileté, de capacité. Chaque auteur retient dans ce lexique &endash; qui diffère en outre dune langue à lautre ! &endash; les mots qui font sens pour lui. En létat des sciences de lhomme, comment faire autrement ?
Faut-il ajouter "compétences" à cette longue liste ? En létat des usages, qui pourrait sen offusquer ? Pourtant, il me semble plus fécond de se servir de cette expression pour conceptualiser une réalité fonctionnelle dun autre ordre. :
En suivant Le Boterf, jappellerai compétence la capacité dun sujet de mobiliser tout ou partie de ses ressources cognitives et affectives pour faire face à une famille de situations complexes. Cela laisse entière la question de la conceptualisation précise de ces ressources, des relations quil faut établir entre elles et de la nature du "savoir mobiliser". Penser en termes de compétence, cest penser la synergie, lorchestration de ressources cognitives et affectives diverses pour affronter un ensemble de situations présentant des analogies de structure.
Lusage du terme "compétence", quil soit intuitif ou savant, tourne souvent autour de ce noyau sémantique. Cependant, loin de tout clarifier, le choix de référer la compétence à une famille de situations complexes ne fait quouvrir un autre débat difficile. Rey (1996) montre bien que la notion de compétence oscille entre une conception très générale, détachée de tout contexte identifiable, et une conception très étroite, assimilant la compétence à un savoir-faire précis dans une situation très spécifique, par exemple lacer ses chaussures ou résumer un texte narratif.
On peut aborder cette question dune façon très abstraite, à partir des débats de la psychologie cognitive, de la didactique, de la linguistique, de lanthropologie. Le risque est alors de se mouvoir dans un univers de concepts, sans jamais expliciter les représentations des pratiques et du monde social dont les compétences analysées sont solidaires. Jai choisi la démarche inverse : donner à voir la pratique pédagogique au prise avec la complexité, sous différentes facettes, et ne reprendre quen conclusion la question laissée ici en suspens : quest-ce au juste quune compétence ?
Enseigner, cest faire face à la complexité
Il serait sans doute préférable de proposer une représentation bien ordonnée des pratiques pédagogiques. Hélas, la recherche ne progresse pas de façon linéaire. Je doute dailleurs quon puisse faire méthodiquement "le tour" dune pratique aussi multiforme. Je nentends donc pas décrire ici, de manière systématique, tous les aspects du métier denseignant, mais en explorer quelques uns qui me semblent fort bien illustrer la problématique des compétences et des savoirs des enseignants. Je ne reprendrai donc pas ici le thème du bricolage, de limprovisation, de la dispersion, des deuils et paradoxes, qui ont été analysés dans dautres ouvrages, notamment à propos de la formation des enseignants (Perrenoud, 1994 b) et des pédagogies différenciées (Perrenoud, 1995 a).
Ce livre mêle des articles écrits dans des contextes divers et des textes originaux. Les premiers chapitres mettent plutôt laccent sur des pratiques pédagogiques, la problématique des compétences constituant un arrière-fond. Les chapitres 6 et 7 tentent au contraire une approche plus théorique et directe des rapports entre habitus, savoirs et compétences. La brève introduction qui suit propose un fil rouge, mais ces chapitres peuvent, jusquà un certain point, se lire dans le désordre. La conclusion tentera de revenir à la question de la nature des savoirs et des compétences des enseignants.
Le chapitre 1, "Lécole face à la complexité", tente de concrétiser une idée à la mode, mais assez abstraite. Léducation est un métier impossible parce que cest un métier complexe, qui oblige à affronter des contradictions irréductibles, tant dans lesprit de lacteur que dans les rapports sociaux. Si la tâche denseigner était simplement compliquée, il suffirait, comme le souligne Edgar Morin, de la décomposer en tâches plus élémentaires, dapporter à chacune une réponse optimale et dassembler le tout, comme le fait la NASA lorsquelle construit une fusée. Entre lépanouissement de lindividu et son intégration à la société, entre le souci dégalité et le respect des différences, entre les intérêts de lenseignant et ceux de lenseigné, entre le projet personnel du professeur et sa fidélité au mandat reçu, il existe une tension indépassable. Lenseignant navigue à lestime ou, si lon préfère, il avance comme un funambule, jamais assuré davoir trouvé un équilibre stable, tentant de concilier linconciliable, de marier leau et le feu. La tension croît avec lincohérence ou lhypocrisie des politiques de léducation et des pratiques de linstitution, mais nul ne peut délivrer complètement lenseignant de la contradiction ou masquer durablement lun de ses termes. Cest pourquoi la pratique est, en fin de compte, un jeu entre raison et passion, entre jugement et désir, entre désintéressement et intérêt. Il importe de saisir la nature profonde de la complexité pour ne pas se leurrer sur la nature des compétences. Certes, lenseignant est appelé à maîtriser en temps réel, souvent dans lurgence, de nombreux paramètres constitutifs du triangle pédagogique et didactique. Si les situations éducatives étaient "simplement" caractérisées par la multitude des facteurs à intégrer et la nécessité de réagir rapidement, la compétence de lenseignant sapparenterait à lhabileté du tourneur dassiettes ou du pilote de Formule 1. Tout cela, sans être absent, ne rend pas compte de la spécificité dun métier de lhumain, qui confronte à lautre, donc à soi même et à toutes les contradictions, ambivalences et incohérences de la condition humaine. Écrit à lorigine à lintention de chefs détablissement, ce texte concerne en fin de compte triplement les enseignants : parce que les uns et les autres sont confrontés aux mêmes contradictions, parce que la part de complexité quassume le chef détablissement en première ligne infléchit les conditions de travail des enseignants et, enfin, parce que le métier denseignant se borne de moins en moins à une pratique individuelle et sexerce aussi à léchelle de léquipe pédagogique et de létablissement.
Le chapitre 2, " La communication en classe : onze dilemmes,prolonge lanalyse de la complexité, cette fois à léchelle de la salle de classe. La communication avec les élèves nest quune facette du métier denseignant, mais elle met particulièrement en évidence les dilemmes qui constituent le pain quotidien du praticien. Sans doute nen a-t-il pas toujours conscience. Dès quil prend le temps de réfléchir sur sa pratique, il se rend compte quil avance sur un fil, constamment menacé de déséquilibre. Il est alors conduit, par exemple :
Ici comme dans dautres registres, la compétence consiste dabord à identifier et à résoudre des problèmes complexes, en naviguant entre des valeurs contradictoires et en affrontant des conflits intérieurs aussi bien quintersubjectifs.
Le chapitre 3, "Dix non-dits ou la face cachée du métier denseignant", veut mettre en lumière ce que chacun sait, mais préfère taire ou euphémiser pour accréditer la thèse de lenseignement comme pratique rationnelle, fondée sur la maîtrise de savoirs savants. Cette cécité empêche de donner sa juste place à ce que Mireille Cifali (1996) appelle une " intelligence du vivant,Carbonneau et Hétu (1996) une " intelligence professionnelle,ce que dautres nomment la métis, bref ces facultés ou compétences qui nous permettent dagir même lorsque les conditions dune action entièrement rationnelle ne sont pas réunies. La rationalité voudrait en effet quon puisse " mettre sur la table " tous les éléments de la situation, pour peser le pour et le contre. Or, dans la vie réelle, tout nest pas sur la table, faute dêtre pensé ou dêtre dit. Tous nos mobiles, tous nos enjeux ne sont pas avouables, fût-ce à nous-mêmes. La peur, le pouvoir, la séduction, la ruse, la violence symbolique, lennui, le désordre, lévaluation, le bricolage, limprovisation, linjustice, le cynisme, le désespoir sont des réalités avec lesquelles flirte constamment le métier denseignant. Ce sont en même temps des thèmes partiellement tabous et donc difficiles à intégrer à la pensée commune, voire aux stratégies personnelles. Insister sur les non-dits nest pas céder à une forme de romantisme. Ces mystères najoutent pas au charme du métier ! La pensée rationnelle nest déshumanisante que lorsquelle réduit la complexité humaine à la complication dune machinerie. Les compétences consistent à la fois, lorsque cest possible, à penser limpensable et à dire le non-dit, et à " faire avec " lorsque cest impossible. Dans les compétences des enseignants, la capacité de prendre conscience, dexpliciter et de décrire sans juger est essentielle. Elle seule permettra de dépasser la comédie de la maîtrise et de travailler ouvertement et collectivement sur les vrais problèmes.
Le chapitre 4, "La pédagogie de maîtrise, une utopie rationaliste ?", a été écrit dans le cadre dune réflexion sur les pédagogies différenciées, dont la pédagogie de maîtrise est une des formes historiques constituées au milieu des années soixante. En France, on la souvent réduite à la "pédagogie par objectifs", abrégée PPO et volontiers caricaturée comme une entreprise "behavioriste", qui entendait lutter contre léchec scolaire par une forme de dressage. Une lecture plus rigoureuse des uvres de Bloom, pour une part accessibles en français (1972, 1979) aurait montré quil ne proposait pas denseigner par objectifs, mais de réguler en fonction dobjectifs clairs et que, sans être constructiviste, il nétait nullement proche de Skinner. La mise au point dHameline (1979) nous garde des excès dune pédagogie par objectifs, louvrage dirigé par Huberman (1988) tente une intégration des approches constructivistes européennes et de la pédagogie de maîtrise. Ce débat reste dactualité, mais je reprends ce texte ici pour une autre raison, qui vaut pour toute pédagogie différenciée : comment ne pas succomber à la tentation de lutopie rationaliste ? Comment ne pas croire quon peut concevoir dans le détail un dispositif et des démarches de pédagogie différenciée, puis les livrer aux enseignants dans lespoir quils les mettront en uvre avec rigueur et fidélité ?
On aborde ainsi une autre face de laction pédagogique, dont la rationalité nest pas limitée par des facteurs idéologiques, affectifs ou relationnels, mais simplement par lextrême difficulté dêtre constamment cohérent et persévérant quand la cohérence et la persévérance demandent un effort surhumain et exigent de faire le deuil de nombreux plaisirs personnels et professionnels, parmi lesquels ceux qui ont poussé quelquun à devenir enseignant, puis à rester dans le métier. Jai analysé ailleurs (Perrenoud, 1992 a, 1995 a) les résistances, les deuils et les paradoxes en jeu dans la différenciation de lenseignement. Lanalyse des utopies rationalistes élargit le propos à lensemble des obstacles quon rencontre en espérant régler les problèmes de lécole en prescrivant aux enseignants des modèles de plus en plus sophistiqués daction pédagogique, pensés au sein de la noosphère (Chevallard, 1991) la sphère de ceux &endash; cadres, chercheurs, didacticiens, formateurs, spécialistes des technologies, des manuels ou de lévaluation &endash; qui pensent lenseignement sans être confrontés quotidiennement à une classe. La complexité, la fluidité, la singularité des situations éducatives ne permettent pas de livrer "clés en main" des modèles de pédagogie différenciée, pas plus que de pédagogie active, coopérative ou constructiviste. Tout dépend en fin de compte de la capacité du praticien de réinventer au jour le jour, sur la base de trames assez générales, des stratégies denseignement et dévaluation qui se situent dans la ligne des pédagogies différenciées, actives, etc., sans être pour autant calquées sur des modèles. Cest lenjeu majeur de la professionnalisation du métier denseignant (Altet, 1994 ; Bourdoncle, 1991, 1883 b ; Carbonneau, 1993 ; Perrenoud, 1994 a et b). Cest au prix dune autonomie et dune responsabilité accrues, donc de compétences de plus haut niveau, que les enseignants pourront sapproprier des idées pédagogiques sans devenir prisonniers de modalités prescrites. Ces compétences ne tourneront pas le dos aux besoins de créativité, de variété, doriginalité, de rupture avec lennui, aussi bien que de routine, de sécurité, de prévisibilité. Elles parviendront, au contraire, à les intégrer sans payer le prix fort : lincohérence ou linefficacité des pratiques. Une compétence accrue nest pas synonyme de rationalité intégrale, mais plutôt un mariage réussi entre raison et subjectivité
Le chapitre 5, "Travailler en équipe pédagogique : résistances et enjeux", soutient notamment que "travailler en équipe, cest partager sa part de folie". Façon daffirmer que la coopération professionnelle, pas plus que la différenciation ou linnovation, nest pure affaire de raison. Travailler avec dautres enseignants, notamment face aux mêmes élèves, cest rendre visible ce qui reste dordinaire une affaire "privée" entre un professeur et ses élèves, le détail dun contrat, dune planification et dune démarche didactiques, dune gestion de classe, dun mode dexercice du pouvoir, dune manière dêtre en classe, de bouger, de parler, de sadresser aux élèves, de les écouter, de perdre son sang-froid, de jouer de la séduction et de la répression. Les professeurs qui acceptent de partager des élèves sans être protégés par une stricte division du travail, acceptent aussi de réunir des territoires, daffronter des phénomènes de préférence et de marché, dêtre observés dans des moments où lon ne contrôle pas tout et où lon manifeste moins daisance professionnelle et personnelle quon ne voudrait le faire croire. De ce point de vue, le travail déquipe est un bon analyseur de lépaisseur anthropologique et psychanalytique des pratiques enseignantes et des compétences quelles mobilisent. La confrontation sopère dans le registre de lorchestration des habitus, davantage que du partage des savoirs ou de la coordination délibérée des actions.
Le chapitre 6, "Lambiguïté des savoirs et du rapport au savoir dans le métier denseignant", reprend dans un registre plus théorique la question des savoirs et des compétences. Comme lensemble de ce livre, auquel il aurait pu donner son titre, il exprime le refus de considérer que, mieux former les enseignants, cest dabord leur permettre de sapproprier davantage de savoirs. Certes, cest ce que les institutions de formation font le mieux : dispenser des savoirs et en évaluer la maîtrise hors de tout contexte daction, à travers examens et concours. On peut comprendre la tentation, lorsquon admet les limites des savoirs savants, dy ajouter des savoirs pédagogiques, didactiques, "méthodologiques", "procéduraux", "praxéologiques", voire des "savoirs dexpérience" ou des "savoirs daction". Cela ne brise pas le cercle : laction ne se fonde pas que sur des savoirs, ne serait-ce que parce que la référence aux savoirs pertinents au moment opportun ne relève pas dun savoir, mais de lhabitus. Ce chapitre propose de travailler en formation des maîtres selon trois axes complémentaires :
Le chapitre final, "Compétences et complexité" ,complète le précédent à propos des rapports entre les savoirs et lhabitus, les compétences et les situations, la théorie et la pratique. Les publications se multiplient sur ce thème (Association Québécoise Universitaire en Formation des Maîtres, 1993 ; Gauthier, Mellouki et Tardif, 1993 ; Lessard, Perron et Bélanger, 1993 ; Tochon, 1993 ; Altet, 1994 ; Develay, 1994 ; Schön, 1994 ; Vermersch, 1994 ; Develay, 1995 ; Meirieu, 1995 ; Toupin, 1995 ; Argyris, 1996 ; Barbier, 1996 ; Paquay et al., 1996 ; Rey, 1996 ; Ropé, 1996, pour sen tenir aux ouvrages récents en langue française). Il serait donc vain de proposer une synthèse au moment où le chantier est en train de prendre de lampleur. Je me limiterai donc à contribuer au débat à partir dune sociologie des pratiques comme ancrage théorique et dun combat pour une formation universitaire et professionnelle des enseignants comme ancrage pragmatique.
Pour clore cette introduction, je ferai une mise en garde à propos de toute analyse des savoirs et des compétences. La complexité du fonctionnement de lesprit et des pratiques, aussi bien que la diversité des traditions philosophiques, des disciplines de référence et des imaginaires personnels, interdisent à quiconque de se retrouver complètement dans la pensée dautrui. On nétablit jamais que des complicités partielles et temporaires, qui permettent cependant de "faire un bout de chemin ensemble". Chacun réfléchit, en effet, à partir de son expérience subjective, intérieure, de la connaissance, de la pensée et de la pratique, chacun échafaude des concepts et des hypothèses, inévitablement, à partir de son propre rapport au monde, au savoir. à laction. Il serait fâcheux de sen tenir à lintrospection, les travaux de Piaget, Vermersch et quelques autres montrent que nous ne savons pas tout de notre fonctionnement mental, que la prise de conscience est partielle et partiale, non systématique, suscitée par un obstacle. Il y a une opacité de la pensée à elle-même. En même temps, comment développer une théorie qui nentre pas en résonance avec des intuitions subjectives, fondées sur une pratique réfléchie ?
De plus, chacun vit à sa façon avec une contradiction indépassable : dans ce champ, on bute constamment sur des problèmes dont chacun mériterait des années de clarification conceptuelle et de recherche empirique pour fonder sérieusement le propos. La sagesse suggérerait donc dattendre que la connaissance progresse par petites étapes bien ordonnées. Lenvie dy voir clair, pour comprendre et pour agir, rend une telle patience aussi admirable quinaccessible. Chacun choisit donc de poursuivre le raisonnement en faisant " comme si " étaient acquises des idées qui ne sont que des hypothèses. Détape en étape, dintuitions en paris théoriques, lauteur risque donc de se trouver de plus en plus seul, parce que le cercle des lecteurs qui auront accepté de le suivre aussi loin se rétrécit comme peau de chagrin. Il ny a pas de réponse satisfaisante à ce problème, sauf peut-être daccepter pragmatiquement daccompagner chaque auteur jusquau bout de sa logique, en se réservant, in fine, de ne pas le suivre dans ses conclusions et de construire un autre édifice, aussi baroque, juste à côté, en empruntant quelques matériaux et quelques structures. Pour avoir ressenti très souvent cette impression, je sais que le lecteur actif vivra une tension entre lenvie de comprendre ma démarche et lenvie de construire sa propre réponse au problème. Nous resterons, dans ce domaine, condamnés encore un temps à des cheminements partiellement solitaires, mais qui peuvent être fécondés par les errements ou les trouvailles dautres personnes, qui cherchent aussi à percer ce mystère majeur : comment pouvons-nous comprendre et parfois maîtriser des situations que nous navons jamais rencontrées ? Transfert, apprentissage, généralisation, compétences transversales, intelligence de la complexité, pratique réfléchie ? Sans doute ! Mais encore ?
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