Source et copyright à la fin du texte
Paru dans l'Éducateur, n° 15, 19 décembre 1997, pp. 26-33. Repris dans Perrenoud, Ph., Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF, 1999, ch. 5

 

 

Travailler en équipe

Voyage autour des compétences 5

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1997

 Sommaire

Élaborer un projet d’équipe, des représentations communes

Animer un groupe de travail, conduire des réunions

Former et renouveler une équipe pédagogique

Confronter et analyser ensemble des situations complexes, des pratiques et des problèmes professionnels

Gérer des crises ou des conflits entre personnes

Bibliographie


 

L’évolution de l’école va dans le sens de la coopération professionnelle. Effet de mode, sous l’influence de rêveurs, diront ceux qui ne se sentent bien que " seuls maîtres à bord ". Il y a pourtant de multiples raisons d’inscrire la coopération dans les routines du métier d’enseignant. En voici quelques unes :

Il s’ensuit que la possibilité, voire la nécessité, de travailler ensemble sont de moins en moins exceptionnelles. Dans le même temps, il y a de plus en plus d’enseignants, jeunes ou moins jeunes, qui souhaitent travailler en équipe, en visant des niveaux de coopération plus ou moins ambitieux. Certains ne conçoivent pas de travailler en solitaire, d’autres sont plus ambivalents, mais voient les avantages d’une coopération régulière.

Travailler en équipe, à quoi cela engage-t-il au juste ? Il y a divers types d’équipes. De l’arrangement qui permet simplement de se partager des ressources, à la coresponsabilité d’un groupe d’élèves, il y a plusieurs paliers, qu’on pourrait schématiser comme suit :

Travailler en équipe : niveaux d’interdépendance

 

 Partage de ressources
 Partage d’idées
 Partage de pratiques
 Partage d’élèves
Pseudo-équipe = 
arrangement matériel
*

 

 

 

Équipe lato sensu
groupe d’échange
*
*

 

 

Équipe stricto sensu
coordination de pratiques
 *
*
*

 

Équipe stricto sensu
coresponsabilité d’élèves
 *
*
*
 *

Même un arrangement purement matériel suppose quelques compétences, par exemple pour garantir une certaine justice. Chaque fois qu’un collectif reçoit des ressources à répartir, par exemple un fond d’école, un matériel vidéo ou des équipements informatiques, la question se pose : à chacun selon ses besoins, ses mérites, ses projets, ou à chacun exactement la même chose ? Une pseudo-équipe peut éclater et perdre ses ressources pour n’avoir pas su trouver une répartition à la fois intelligente et équitable.

Dans une équipe lato sensu, on se borne à discuter des idées et des pratiques respectives, sans rien décider. Pourtant, de tels échanges exigent une forme d’équité dans la prise de parole et de risques : si ce sont toujours les mêmes qui racontent, soumettent un problème, demandent un conseil, et toujours les mêmes qui écoutent, critiquent ou disent " Il n’y a qu’à… ", cela ne durera pas. De plus, même un échange sans conséquence pour l’autonomie de chacun, peut mettre à mal son image de soi comme personne ou comme professionnel. On oscille donc entre des échanges creux, parce que chacun se protège tellement qu’il n’offre qu’une surface lisse, et des échanges plus authentiques, qui peuvent, s’ils sont mal conduits, laisser des blessures durables à ceux qui ont l’impression de n’avoir pas été compris et soutenus, mais plutôt jugés et désavoués. Il y donc de fortes compétences de communication dans les équipes qui durent.

C’est encore plus évident dans une équipe stricto sensu, puisqu’elle fonctionne comme un véritable collectif, au profit duquel chacun aliène, volontairement, une partie de sa liberté professionnelle. Lorsqu’on se limite à une coordination des pratiques, chacun gardant " ses " élèves, tout dépend de ce qu’on met en commun : on survit plus facilement à un dysfonctionnement durant dix jours d’ateliers décloisonnés avant Noël que dans le cadre d’une concertation régulière pendant toute l’année scolaire sur le programme, les activités et l’évaluation. La coresponsabilité d’élèves exige encore plus de compétences, car on ne peut se séparer en cours d’année…

Dans tous les cas, il faut que chacun trouve sa place, protège sa part de fantaisie, voire de folie (Perrenoud, 1996). Même dans une équipe démocratique, composée d’égaux, certains ont plus d’influence que d’autres sur les décisions et ont donc plus de facilité à y adhérer, alors que d’autres ont l’impression de subir. Sans compétences pour exprimer de telles impressions et proposer un meilleur équilibre, l’équipe éclatera ou ira vers une parodie de coopération.

Travailler en équipe est donc une affaire de compétence aussi bien que d’adhésion à la coopération comme valeur professionnelle. Les deux aspects sont plus liés qu’on ne le pense : on dévalorise volontiers ce qu’on ne maîtrise pas ; une partie des réticences à l’égard du travail d’équipe masquent la peur de ne pas savoir tirer son épingle du jeu, de se faire " manger " ou dominer par le groupe ou ses leaders. À l’inverse, une adhésion enthousiaste au principe faiblira, si l’on découvre qu’on ne sait pas fonctionner de façon coopérative, que cela prend beaucoup de temps ou crée un ressentiment ou un stress qu’on n’arrive ni à dépasser, ni à verbaliser.

Ce qui amène Monica Gather Thurler à distinguer trois grandes compétences :

  1. Savoir travailler efficacement en équipe et passer d’une " pseudo-équipe " à une véritable équipe.
  2. Savoir discerner les problèmes qui appellent une coopération intensive. Etre professionnel, ce n’est pas travailler en équipe " par principe ", c’est savoir le faire à bon escient, lorsque c’est plus efficace. C’est donc participer à une culture de coopération, y être ouvert, savoir trouver et négocier les modalités de travail optimales, en fonction des problèmes à résoudre.
  3. Savoir percevoir, analyser et combattre les résistances, obstacles, paradoxes et culs de sacs liés à la coopération, savoir s’autoévaluer, porter un regard compréhensif sur un aspect de la profession qui n’ira jamais de soi, vu sa complexité " (Gather Thurler, 1996 a, p. 151).

 Je soulignerai particulièrement la deuxième idée : savoir travailler en équipe, c’est aussi, paradoxalement, savoir ne pas travailler en équipe lorsque le jeu n’en vaut pas la chandelle. La coopération est un moyen, qui doit présenter plus d’avantages que d’inconvénients. Il ne faut pas s’y accrocher si, par exemple, le temps de concertation et l’énergie psychique requis pour atteindre un consensus sont disproportionnés en regard des bénéfices attendus. Une équipe qui dure a un savoir irremplaçable : laisser à ses membres une large autonomie de conception ou de réalisation chaque fois qu’il n’est pas indispensable de se tenir la main…

Le référentiel genevois de formation continue pointe sur des compétences plus précises :

Examinons chacune de ces compétences plus en détail, en renvoyant, en toile de fond, au dossier coordonné par Laurent Vité, " Travailler en équipe ", récemment proposé par l’Éducateur (n° 12, 17 octobre 1997, pp. 7-22).

 
Élaborer un projet d’équipe, des représentations communes

La coopération n’implique pas toujours un projet commun. Même lorsque chacun suit sa route et " fait ce qu’il a à faire ", il arrive que son intérêt lui commande de construire des alliances, des arrangements, des collaborations ponctuelles, sans pour autant s’embarquer durablement sur une galère commune. Savoir coopérer est donc une compétence requise qui dépasse le travail d’équipe. S’entendre avec des parents pour faire face à l’absentéisme ou à l’indiscipline chroniques de leur enfant, ou avec trois collègues pour surveiller les récréations en alternance, ce n’est pas encore former une véritable équipe.

On peut définir une équipe comme un groupe réuni par un projet commun, dont l’accomplissement passe par diverses formes de concertation et de coopération. Les projets sont aussi divers que les situations et les actions possibles dans le métier. J’en distinguerai deux types :

Bien entendu, l’opposition n’est pas absolue : les équipes réunies pour conduire une entreprise commune peuvent, à son terme, s’engager dans une nouvelle aventure et s’instituer en réseau permanent de coopération ; à l’inverse, une équipe basée sur la coopération amène à s’impliquer dans des entreprises communes, qui deviennent parfois la principale raison d’être.

Dans les deux cas, il importe de savoir élaborer un projet. Dans une " culture à projet " (Boutinet, 1993), cela peut sembler élémentaire. En effet, chaque enseignant sait de quoi il s’agit. De là à maîtriser les phases de négociation d’un projet collectif, il y a un pas…

Dans le projet de type " Entreprise collective visant une réalisation ", il est relativement facile d’identifier le produit final visé, mais il reste à se mettre d’accord sur l’image exacte qu’on s’en fait, le niveau d’exigence, les destinataires, le calendrier, la division des tâches, le leadership, toutes choses qui doivent être clarifiées avant que chacun puisse s’engager.

Dans un projet de type " Mise en commun de forces et d’idées, coordination de pratiques ", la raison d’être de la coopération est moins facile à formuler. D’abord parce que c’est plus vague : à la question " Qu’allons-nous faire ensemble ? ", on peut alors répondre " Nous en déciderons ensemble ", ce qui laisse parfois le questionneur sur sa faim. C’est aussi plus risqué : lorsqu’on projette de monter un spectacle ensemble, il s’agit d’une action, alors que le projet de travailler ensemble évoque les relations professionnelles, manifeste le besoin de partager, de rompre la solitude, de faire partie d’un groupe, toutes choses qui exposent parfois au ricanement des sceptiques ou peuvent passer pour des aveux de faiblesse ou d’incompétence.

Dans les deux cas, la genèse d’un projet est une question de représentations partagées de ce qu’on veut faire ensemble. Si on ne fait pas ce travail en amont, on devra le faire de toute façon, à la première divergence, à la première crise. Si une équipe n’est pas capable de se dire, explicitement, ce qui la tient ensemble, elle se défait ou régresse à un faux-semblant devant les premiers obstacles. Or, articuler des représentations, c’est ouvrir un espace de libre parole dans le projet et avant le projet, écouter les propositions, mais aussi décoder les désirs moins avoués de ses partenaires, expliciter les siens, chercher des compromis intelligents.

Cette compétence dépasse la simple capacité de communiquer. Elle suppose une certaine compréhension des dynamiques de groupes et des diverses phases du " cycle de vie d’un projet ", notamment de sa genèse, toujours incertaine. Parler des peurs, des fantasmes de perdre son autonomie, des territoires à protéger, des pouvoirs à prendre ou à subir (Perrenoud, 1996 b), des compétences et des incompétences à manifester ou à construire, bref, de toutes les vicissitudes des relations intersubjectives (Cifali, 1994) n’est alors pas un luxe, mais une condition de démarrage, dans une relative transparence et un certain équilibre entre les désirs des uns et des autres !


Animer un groupe de travail, conduire des réunions

Tous les membres d’un groupe sont collectivement responsables de son fonctionnement : le respect des horaires et de l’ordre du jour, le souci d’arriver à des décisions claires, le rappel des options prises, la répartition des tâches, la planification des prochaines rencontres, l’évaluation et la régulation du fonctionnement sont l’affaire de tous, ce qui signifie que chacun exerce en permanence une part de la fonction d’animation et de conduite. Elle suppose à la fois :

Dans un groupe d’une certaine taille, pressé par le temps ou menacé par un net déséquilibre des forces en présence, il est sage, sans décharger le groupe de ce souci, de le déléguer plus particulièrement à un animateur, désigné pour la réunion ou une période plus durable. Cette dernière formule est préférable, car elle assure un suivi entre les réunions, l’animateur se sent responsable de donner suite à la précédente et de préparer la suivante.

Jouer le rôle d’animateur exige, en plus affirmées, la posture et les compétences évoquées plus haut. Ce n’est donc pas véritablement un rôle spécialisé, plutôt le droit et le devoir de donner la priorité à la fonction d’animation et de conduite de la réunion. Animer, c’est donner vie, donc ne pas se contenter de distribuer la parole !

Pour faire émerger ce rôle et permettre à l’animateur de le jouer pleinement, il importe que l’équipe affronte la question du leadership et ne le confonde pas avec l’autorité administrative. J’avais, il y a plus de dix ans, écrit quelques pages intitulées Y a-t-il un animateur dans la salle ? (Perrenoud, 1986). J’y analysais la profonde ambivalence des enseignants à l’égard d’une animation digne de ce nom. Tout le monde se plaint assez souvent d’un ou plusieurs des dysfonctionnements suivants :

  1. Tout le monde parle en même temps, on se coupe la parole, on ne s’écoute plus.
  2. Personne ne parle, tout le monde a l’air de se demander, embarrassé : " Qu’est-ce que je fais là ? ".
  3. Des conversations naissent dans plusieurs coins parallèlement à l’échange général, on ne sait plus qui écoute qui.
  4. Les participants ne savent plus très bien pourquoi ils se sont réunis ; ils passent un temps fou à se demander " Avons-nous quelque chose à faire ensemble ? "
  5. La discussion part dans toutes les directions, on saute du coq à l’âne, personne ne s’y retrouve, c’est la pagaille…
  6. Une ou deux personnes parlent sans arrêt, racontent leur vie, monopolisent la parole.
  7. Quelques personnes ne disent rien pendant toute la séance, on ne sait pas ce qu’elles pensent, elles ne manifestent aucune envie de s’exprimer, personne n’ose les solliciter.
  8. Certaines personnes semblent avoir envie de parler, mais elles hésitent à se lancer à l’eau. Chaque fois qu’elles semblent se décider, quelqu’un d’autre les devance ou les interrompt.
  9. Certains participants arrivent en retard, ne comprennent pas très bien ce qui se passe, n’osent pas le demander, alors que personne ne prend soin de le leur expliquer.
  10. On ne sait pas très bien jusqu’à quelle heure doit se poursuivre la réunion, certains quittent la séance au milieu de la discussion, qui s’effiloche.
  11. Deux personnes ou deux sous-groupes s’affrontent interminablement sur un sujet sans intérêt pour les autres participants, qui assistent à la joute en spectateurs impuissants.
  12. Les avis sont partagés sur ce qu’il faut discuter ou sur la façon de le faire. On ne sait pas comment décider de la suite du débat, chacun poursuit son idée.
  13. Quelques personnes émettent des avis catégoriques, stigmatisant toute opinion divergente. D’autres, blessés, se taisent ou se retirent.
  14. On se quitte sans décider du principe, du contenu ou de la date d’une nouvelle rencontre.

 Tout le monde s’énerve lorsque cela se produit. Et pourtant, dès que quelqu’un fait mine de prendre les choses en main, même lorsque c’est à la demande des participants, il est rapidement l’objet de railleries du type " Oui, chef ! " ou, lorsqu’il arrive " Attention, voilà le boss ". On ne perd pas une occasion de lui faire savoir qu’il n’a pas intérêt à se prendre au sérieux. Ce qui encourage une animation molle, coupable, qui met finalement tout le monde mal à l’aise. Si les choses tournent mal, l’animateur peut devenir le bouc émissaire idéal. Dans le même ordre d’idées. certains groupes refusent tout recours à des outils d’animation, suspect de faciliter une manipulation. L’animateur est, à l’instar d’un avant-centre dangereux, " marqué " de près par tous ceux qui, n’ayant pas voulu assumer son rôle, craignent néanmoins de lui laisser trop de pouvoir. Bref, il faut être naïf ou un peu kamikaze pour jouer ce rôle dans le milieu enseignant.

Une équipe pédagogique est justement un lieu où, idéalement, on a dépassé ces malaises autour de l’autorité et du leadership, compris que le groupe a besoin d’une force de régulation, que c’est un pouvoir mis en place par l’équipe et qu’il n’y a donc pas lieu de le saboter dès qu’il paraît s’instituer… On voit, à ce propos, que les compétences, loin d’être de simples " savoir-faire d’animation ", reposent sur une intelligence de ce que nous faisons fonctionner dans un groupe, qui s’ancre dans une relecture de notre expérience, aussi bien que dans les savoirs issus des sciences humaines (psychanalyse, psychologie sociale, sociologie des groupes restreints).

  Former et renouveler une équipe pédagogique

Dans certaines organisations, l’équipe est composée par l’organigramme ou la hiérarchie : en prenant un poste, on se trouve ipso facto membre d’une équipe dont les membres ne se sont pas choisis. Cette forme de " collégialité contrainte " (Hargreaves, 1992) induit évidemment de nombreux effets pervers, puisque la coopération n’y est pas la résultante d’un libre choix. Du moins cela simplifie-t-il la question de la formation et de la recomposition des équipes de travail.

Dans l’école, il arrive, sur le même modèle, qu’une administration tente de constituer autoritairement un ensemble d’enseignants en équipe. En général, toutefois, les équipes pédagogiques sont formées par choix mutuel. Elles se constituent autour d’un projet ou d’un contrat plus ou moins explicites. D’où deux problèmes, qu’il appartient dès lors aux (futurs) équipiers de résoudre :

1. Comment faire naître une équipe lorsqu’il n’en existe aucune ?

2. Comment assurer la continuité de l’équipe par delà des départs et des arrivées ?

Le premier problème appartient à ceux qui veulent prendre l’initiative de former une équipe. On observe classiquement plusieurs types de genèses :

Quel que soit le point de départ, ceux qui souhaitent lancer ou relancer une dynamique de coopération doivent saisir des occasions et s’impliquer pour faire émerger un projet commun, qui soit à la fois assez mobilisateur pour que chacun ne retourne pas immédiatement dans sa tour d’ivoire et assez ouvert pour ne pas donner l’impression que tout est ficelé d’avance. Le désir diffus de travailler de façon plus coopérative donnerait plus souvent naissance à une équipe si les compétences requises pour soutenir cette genèse étaient mieux partagées. Souvent, une genèse avorte par maladresse, excès de précipitation, manque d’écoute ou défaut d’organisation. Ce sont souvent des enseignants formés par le militantisme, la vie associative, voire l’entreprise, qui ont les moyens et l’audace de créer un mouvement collectif, alors que les enseignants privés de telles expériences sont paralysés par la crainte, par exemple, d’avoir l’air, s’ils " sortent du rang ", de rechercher du pouvoir ou, pis encore, une promotion…

Renouveler une équipe pédagogique fait appel à d’autres compétences encore. Il s’agit de savoir " gérer ", à la fois, les départs et les arrivées.

Les départs sont de plusieurs types :

Quant aux arrivées, elles posent un autre problème : comment faire une place aux nouveaux sans tout renégocier ? Une équipe aguerrie sait :


Confronter et analyser ensemble des situations complexes, des pratiques et des problèmes professionnels

Une équipe s’étiole si elle ne parvient pas à " travailler sur le travail " (Hutmacher, 1990). On peut passer un certain temps à se plaindre du système, de l’inspection, des parents, des élèves, des programmes, de l’évaluation, des locaux et de tout ce qui empêche de faire du bon travail, mais on se lasse de la recherche d’un bouc émissaire. Le véritable travail d’équipe commence lorsqu’on s’éloigne du " mur des lamentations " pour agir, en utilisant toute la zone d’autonomie disponible et toute la capacité de négociation d’un acteur collectif déterminé, pour réaliser son projet, à repousser les contraintes institutionnelles et à obtenir les ressources et les soutiens nécessaires.

L’activisme peut porter une équipe durant des mois, voire des années, devenir sa raison d’être, parfois de façon obsessionnelle. Concevoir des projets ambitieux et les mener à bien satisfait celles et ceux qui cherchent dans l’équipe, avant tout, un moyen de démultiplier leur capacité d’action ou de vivre des aventures passionnantes. On restera alors constamment dans la logique de l’action efficace, ce qui n’exclut pas les débats, voire de vifs affrontements, mais les limite à ce qu’il faut absolument clarifier pour prendre des décisions et les assumer collectivement. Les compétences requises alors sont celles qui permettent à un groupe de tâche de réaliser ses projets.

Lorsque les équipiers attendent de la coopération une forme de réflexion sur la pratique et les problèmes professionnels, ils ont intérêt à lutter contre la fuite en avant dans l’activisme, à prendre le temps de se parler de ce qu’ils font, croient, pensent, ressentent, et non de ce qu’il faut encore faire pour préparer la fête, l’exposition ou la semaine musicale. Il faut alors certaines compétences, pour naviguer à l’estime entre deux écueils : trop se protéger, au risque de ne rien se dire, ou trop s’exposer, ce qui peut conduire certains à se replier sous leur tente pour soigner leurs blessures.

Il est toujours utile qu’un membre de l’équipe soit, plus que d’autres, sensible aux dérapages possibles vers l’échange vide de sens, aussi bien que vers le psychodrame, mais la régulation repose sur une compétence collective, fondée sur une commune intuition de la nécessité et de la fragilité de l’échange autour des pratiques. Des savoir-faire plus méthodologiques peuvent alors prendre le relais, pour organiser, par exemple, des visites mutuelles, le récit croisé de fragments d’histoire de vie, l’analyse de situations complexes, éventuellement des moments d’écriture professionnelle (Cifali, 1996, 1996 ; Perrenoud, 1996 c et d).

  Gérer des crises ou des conflits entre personnes

 Marianne et Louis Schorderet y insistent (1997) : " Il faut impérativement sortir de l’illusion des discours sur la paix et l’harmonie ". Le conflit fait partie de la vie, il est l’expression d’une capacité de refuser et de diverger, qui est au principe de notre autonomie et de l’individuation de notre rapport au monde. Une société sans conflits serait, soit une société de moutons, qui s’inclinent sans résistance devant l’autorité du chef, soit une société dans laquelle nul ne pense, ce qui exclut la divergence, donc aussi le progrès, qui naît de la confrontation entre acteurs sur l’action à entreprendre.

Cela ne signifie pas qu’il faut jeter de l’huile sur le feu et se nourrir du conflit, comme le font quelques personnes qui cherchent leur identité en semant la discorde. Cessons simplement de diaboliser le conflit, considérons-le comme une composante de l’action collective et demandons-nous comment on peut s’en servir de façon constructive plutôt que destructive.

Pour cela, il faut d’abord une forme d’identité, qui relève du développement personnel, donc de l’histoire de vie autant que de la formation. Nous n’en avons jamais fini d’osciller entre la soumission et la révolte contre les pouvoirs, nous ne sommes jamais sûr d’avoir le droit d’être différents sans être déviants. Le conflit, souligne l’altérité et évoque l’autorité, voire la violence. Il est normal que chacun ne devienne plus tranquille, face à ces phénomènes, qu’au gré d’un travail sur soi qui peut prendre toute la vie. Ce travail avancera d’autant mieux qu’il est conçu comme banal, normal, qu’il n’est pas un aveu de faiblesse. Il suppose aussi des compétences d’auto-analyse et de dialogue avec ses proches.

Restons-en ici, toutefois, à des compétences professionnelles plus spécifiques, tout en sachant que le fonctionnement d’une équipe pédagogique reste fortement dépendant de la maturité, de la stabilité, de la sérénité personnelles de celles et ceux qui la composent. Ces caractéristiques peuvent évoluer, mais, au jour le jour, elles sont ce qu’elles sont ; il faut faire avec. Il y a donc, dans la plupart des équipes, certaines personnalités ou configurations de personnalités plus favorables que d’autres à un fonctionnement harmonieux. Une partie de la régulation consiste, dans une équipe, à apaiser les conflits qui proviennent du " maillon faible de la chaîne ", par exemple un coéquipier qui a peur de tout, qui ne fait jamais de concession sur les principes ou qui manifeste un perfectionnisme sans limites.

Un psychologue clinicien peut vivre sereinement (?) les névroses de ses patients, parce qu’il n’a pas à vivre et agir avec eux en dehors de la rencontre thérapeutique. Dans un groupe réel, une partie des conflits viennent des agacements que provoquent quelques-uns des membres du groupe, ceux par exemple qui n’ont jamais assez de place, de reconnaissance, de certitude pour être bien dans leur peau et qui, du coup, introduisent des demandes très égocentriques. Vivre avec les " névroses " des autres exige non seulement une certaine tolérance et une forme d’affection, mais aussi des compétences de régulation qui évitent le pire. Il y a, dans chaque groupe, des médiateurs, des gens qui anticipent et atténuent les affrontements. Dans les cas les plus dramatiques, on fait appel à des intervenants externes et spécialisés. Cela ne se produit pas automatiquement. L’une des compétences requises par la vie en équipe est de comprendre qu’on est au bout des ressources internes et qu’il faut en mobiliser d’autres. On peut souhaiter, toutefois, que chaque équipe comprenne plusieurs personnes qui, sans être spécialisées, ni mandatées, empêchent d’en arriver à ces extrémités en jouant un rôle formel ou informel de médiation.

On aurait tort, toutefois, de penser que le conflit naît seulement des personnalités en présence. Il se greffe toujours sur des situations partiellement provoquées par des événements externes : une restriction des ressources disponibles, une demande des parents ou des élèves, une menace sur l’emploi, une sollicitation de l’un des membres de l’équipe à prendre une fonction d’animation dans l’établissement ou tout simplement l’occasion de développer un projet. Chaque fois qu’il faut décider, on a un risque ou une chance de n’être pas d’accord. Selon l’enjeu, si les points de vue diffèrent et si chacun est déterminé à défendre le sien, le désaccord peut se transformer en conflit. Les compétences requises relèvent alors d’une modération plus centrée sur la tâche et le problème. Il importe par exemple que, dans une équipe, plusieurs personnes aient assez d’imagination, d’informations et de connaissances pour restructurer le débat de sorte qu’émerge un compromis, une décision qui n’oppose pas brutalement perdants et gagnants. L’appel à l’harmonie est alors moins efficace que la reconstruction du problème, qui passe par un travail intellectuel assez pointu, en général dans l’urgence. On peut aussi, faute d’une solution miraculeuse qui mette tout le monde d’accord sur le vif, proposer un calendrier et une méthode qui pacifient le débat, par exemple en s’inspirant de ce principe de Korczak que Philippe Meirieu rappelle volontiers : dans une classe, chacun peut taper sur l’autre, à condition de le prévenir par écrit vingt-quatre heures à l’avance…

Dans un débat, il y a généralement un réel enjeu, mais aussi une construction collective plus éphémère, qui dramatise inutilement les oppositions, et des jeux relationnels (jeux de pouvoir, concurrence, petites alliances, règlement de comptes) qui parasitent la situation présente. Dans la gestion de conflits, une compétence de base, précieuse, est la capacité de rompre les amalgames et les spirales, de ramener un conflit à une divergence délimitée plutôt que d’attiser une guerre de religion, un combat de chefs, une querelle entre les anciens et les modernes ou un conflit idéologique classique. Bien sûr, ces clivages sont présents et constituent des lignes de fractures, toujours prêtes à se rouvrir en cas de séisme. Le travail quotidien de la médiation est essentiellement préventif, il consiste à empêcher chaque divergence de dégénérer en conflit. C’est une compétence majeure dans un groupe. Construire des ponts relationnels, comme le proposent Marianne et Louis Schorderet, ce n’est pas seulement en appeler à la tolérance ou à l’empathie, c’est travailler intellectuellement sur ce qui réunit et sur ce qui sépare, donc valoriser une forme de lucidité sur les enjeux véritables du conflit naissant.

Bien entendu, si les clivages sont très forts et que chacun attend constamment l’incident de frontière qui l’autorisera à ouvrir les hostilités en toute bonne conscience, peut-être faut-il faire appel à une compétence assez rare et difficile à assumer, qui évoque l’euthanasie ou l’amputation. Il existe des équipes dont il vaut mieux décider la dissolution, parce qu’elles alimentent des haines plutôt que des coopérations professionnelles, et qu’on ne voit pas par quel miracle cela évoluerait positivement. Il y a aussi des équipes qui peuvent continuer à fonctionner en se séparant d’un de leurs membres ou en se scindant. La compétence consiste aussi à voir la réalité en face. Il est aussi absurde d’évoquer l’exclusion, la scission ou la dissolution à la moindre crise que de refuser d’y songer lorsque l’équipe, durablement, accroît la souffrance au travail et la solitude de chacun. Or, ce qui paraît de bon sens, est très difficile à accepter, d’abord parce qu’il faut reconnaître une forme d’impuissance et d’échec, ensuite parce que cela amène à dire à autrui, en face, des choses très dures, seule façon de dénouer la situation. Les spécialistes des pathologies du couple le savent : on peut s’attacher à un enfer, au point de nier farouchement qu’il y ait le moindre problème au moment où quelqu’un essaie de dire : est-ce que ça peut continuer comme ça ? Dans une équipe, les enjeux sont sans doute moins existentiels (?), mais les mécanismes de dénégation de l’échec et de la souffrance sont aussi forts. Les neutraliser n’est pas la moindre des compétences.

Il serait injuste, cependant, de conclure sur une note aussi noire. La vie d’équipe est faite de petits conflits, qui la font avancer si on les règle avec humour et respect des autres. Les conflits majeurs surviennent et sont parfois indépassables. La capacité de les éviter, même lorsqu’elle n’est pas infaillible, aide au moins à surmonter les divergences ordinaires.

Dans tous les cas " une équipe avertie en vaut deux " (Gather Thurler, 1996 b). La connaissance ne permet pas de maîtriser tous les événements, mais elle aide à les anticiper, à les nommer, à les dédramatiser, à comprendre qu’il sont inhérents à la dynamique d’un groupe restreint, ce qui dispense de la recherche d’un bouc émissaire et guérit du mythe de la " bonne équipe " comme paradis relationnel…

  Bibliographie

Boutinet, J.-P. (1993) Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2e édition.

Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.

Cifali, M. (1995) " J’écris le quotidien ", Cahiers pédagogiques, n° 331, pp. 56-58.

Cifali, M. (1996) Démarche clinique, formation et écriture, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, sous presse.

Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de l’individualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.

Gather Thurler, M. (1996 a) Innovation et coopération entre enseignants : liens et limites, in Bonami, M. et Garant, M. (dir.), Systèmes scolaires et pilotage de l’innovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, De Boeck, pp. 145-168.

Gather Thurler, M. (1996 b) Entre dissidence et discordance : lorsqu’une équipe avertie en vaut deux, Lettre d’Équipes et Projets, n° 10, janvier, pp. 14-21.

Gather Thurler, M. (1997) Coopérer efficacement : difficile mais possible, Éducateur, n° 12, 17 octobre, pp. 17-22.

Hargreaves, A. (1992) Cultures of Teaching : a Focus for Change, in Hargreaves, A. and Fullan, M.G. (dir.), Understanding Teacher Development, New York, Cassell and Teachers College Press, pp. 216-240.

Hutmacher, W. (1990) L’école dans tous ses états. Des politiques de systèmes aux stratégies d’établissement, Genève, Service de la recherche sociologique.

Perrenoud, Ph. (1986) Y a-t-il un animateur dans la salle ? Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1994) Travailler en équipe pédagogique, c’est partager sa part de folie, Cahiers pédagogiques, n° 325, Juin, pp. 68-71.

Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1996 b) Pouvoir et travail en équipe, in Travailler ensemble, soigner ensemble. Actes du symposium, Lausanne, Centre hospitalier universitaire vaudois, Direction des soins infirmiers, pp. 19-39.

Perrenoud, Ph. (1996 c) L’analyse collective des pratiques pédagogiques peut-elle transformer les praticiens ?, in Actes de l’Université d’été " L’analyse des pratiques en vue du transfert des réussites ", Paris, Ministère de l’Education nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, pp. 17-34.

Perrenoud, Ph. (1996 d) Le travail sur l’habitus dans la formation des enseignants. Analyse des pratiques et prise de conscience, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, pp. 181-208.

Perrenoud, Ph. (1997) Réfléchir ou agir ensemble ?, Éducateur, n° 12, 17 octobre, pp. 8-11.

Schorderet, M. et Schorderet, L. (1997) Comment gérer les conflits ?, Éducateur, n° 12, 17 octobre, pp. 15-16.

Sommaire

Source originale :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1997/1997_21.html

Téléchargement d'une version Word au format RTF :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1997/1997_21.rtf

© Philippe Perrenoud, Université de Genève.

Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l'accord écrit de l'auteur et d'un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l'intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.

Début

Autres textes :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html

Page d'accueil de Philippe Perrenoud :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/

Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE :

http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life