|
|
Travailler en équipe
Voyage autour des compétences 5
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1997
Élaborer un projet déquipe, des représentations communesAnimer un groupe de travail, conduire des réunions
Former et renouveler une équipe pédagogique
Lévolution de lécole va dans le sens de la coopération professionnelle. Effet de mode, sous linfluence de rêveurs, diront ceux qui ne se sentent bien que " seuls maîtres à bord ". Il y a pourtant de multiples raisons dinscrire la coopération dans les routines du métier denseignant. En voici quelques unes :
Il sensuit que la possibilité, voire la nécessité, de travailler ensemble sont de moins en moins exceptionnelles. Dans le même temps, il y a de plus en plus denseignants, jeunes ou moins jeunes, qui souhaitent travailler en équipe, en visant des niveaux de coopération plus ou moins ambitieux. Certains ne conçoivent pas de travailler en solitaire, dautres sont plus ambivalents, mais voient les avantages dune coopération régulière.
Travailler en équipe, à quoi cela engage-t-il au juste ? Il y a divers types déquipes. De larrangement qui permet simplement de se partager des ressources, à la coresponsabilité dun groupe délèves, il y a plusieurs paliers, quon pourrait schématiser comme suit :
|
|
|
|
|
arrangement matériel |
|
|
|
|
groupe déchange |
|
|
|
|
coordination de pratiques |
|
|
|
|
coresponsabilité délèves |
|
|
|
|
Même un arrangement purement matériel suppose quelques compétences, par exemple pour garantir une certaine justice. Chaque fois quun collectif reçoit des ressources à répartir, par exemple un fond décole, un matériel vidéo ou des équipements informatiques, la question se pose : à chacun selon ses besoins, ses mérites, ses projets, ou à chacun exactement la même chose ? Une pseudo-équipe peut éclater et perdre ses ressources pour navoir pas su trouver une répartition à la fois intelligente et équitable.
Dans une équipe lato sensu, on se borne à discuter des idées et des pratiques respectives, sans rien décider. Pourtant, de tels échanges exigent une forme déquité dans la prise de parole et de risques : si ce sont toujours les mêmes qui racontent, soumettent un problème, demandent un conseil, et toujours les mêmes qui écoutent, critiquent ou disent " Il ny a quà ", cela ne durera pas. De plus, même un échange sans conséquence pour lautonomie de chacun, peut mettre à mal son image de soi comme personne ou comme professionnel. On oscille donc entre des échanges creux, parce que chacun se protège tellement quil noffre quune surface lisse, et des échanges plus authentiques, qui peuvent, sils sont mal conduits, laisser des blessures durables à ceux qui ont limpression de navoir pas été compris et soutenus, mais plutôt jugés et désavoués. Il y donc de fortes compétences de communication dans les équipes qui durent.
Cest encore plus évident dans une équipe stricto sensu, puisquelle fonctionne comme un véritable collectif, au profit duquel chacun aliène, volontairement, une partie de sa liberté professionnelle. Lorsquon se limite à une coordination des pratiques, chacun gardant " ses " élèves, tout dépend de ce quon met en commun : on survit plus facilement à un dysfonctionnement durant dix jours dateliers décloisonnés avant Noël que dans le cadre dune concertation régulière pendant toute lannée scolaire sur le programme, les activités et lévaluation. La coresponsabilité délèves exige encore plus de compétences, car on ne peut se séparer en cours dannée
Dans tous les cas, il faut que chacun trouve sa place, protège sa part de fantaisie, voire de folie (Perrenoud, 1996). Même dans une équipe démocratique, composée dégaux, certains ont plus dinfluence que dautres sur les décisions et ont donc plus de facilité à y adhérer, alors que dautres ont limpression de subir. Sans compétences pour exprimer de telles impressions et proposer un meilleur équilibre, léquipe éclatera ou ira vers une parodie de coopération.
Travailler en équipe est donc une affaire de compétence aussi bien que dadhésion à la coopération comme valeur professionnelle. Les deux aspects sont plus liés quon ne le pense : on dévalorise volontiers ce quon ne maîtrise pas ; une partie des réticences à légard du travail déquipe masquent la peur de ne pas savoir tirer son épingle du jeu, de se faire " manger " ou dominer par le groupe ou ses leaders. À linverse, une adhésion enthousiaste au principe faiblira, si lon découvre quon ne sait pas fonctionner de façon coopérative, que cela prend beaucoup de temps ou crée un ressentiment ou un stress quon narrive ni à dépasser, ni à verbaliser.
Ce qui amène Monica Gather Thurler à distinguer trois grandes compétences :
Je soulignerai particulièrement la deuxième idée : savoir travailler en équipe, cest aussi, paradoxalement, savoir ne pas travailler en équipe lorsque le jeu nen vaut pas la chandelle. La coopération est un moyen, qui doit présenter plus davantages que dinconvénients. Il ne faut pas sy accrocher si, par exemple, le temps de concertation et lénergie psychique requis pour atteindre un consensus sont disproportionnés en regard des bénéfices attendus. Une équipe qui dure a un savoir irremplaçable : laisser à ses membres une large autonomie de conception ou de réalisation chaque fois quil nest pas indispensable de se tenir la main
Le référentiel genevois de formation continue pointe sur des compétences plus précises :
Examinons chacune de ces compétences plus en détail, en renvoyant, en toile de fond, au dossier coordonné par Laurent Vité, " Travailler en équipe ", récemment proposé par lÉducateur (n° 12, 17 octobre 1997, pp. 7-22).
La coopération nimplique pas toujours un projet commun. Même lorsque chacun suit sa route et " fait ce quil a à faire ", il arrive que son intérêt lui commande de construire des alliances, des arrangements, des collaborations ponctuelles, sans pour autant sembarquer durablement sur une galère commune. Savoir coopérer est donc une compétence requise qui dépasse le travail déquipe. Sentendre avec des parents pour faire face à labsentéisme ou à lindiscipline chroniques de leur enfant, ou avec trois collègues pour surveiller les récréations en alternance, ce nest pas encore former une véritable équipe.
On peut définir une équipe comme un groupe réuni par un projet commun, dont laccomplissement passe par diverses formes de concertation et de coopération. Les projets sont aussi divers que les situations et les actions possibles dans le métier. Jen distinguerai deux types :
Bien entendu, lopposition nest pas absolue : les équipes réunies pour conduire une entreprise commune peuvent, à son terme, sengager dans une nouvelle aventure et sinstituer en réseau permanent de coopération ; à linverse, une équipe basée sur la coopération amène à simpliquer dans des entreprises communes, qui deviennent parfois la principale raison dêtre.
Dans les deux cas, il importe de savoir élaborer un projet. Dans une " culture à projet " (Boutinet, 1993), cela peut sembler élémentaire. En effet, chaque enseignant sait de quoi il sagit. De là à maîtriser les phases de négociation dun projet collectif, il y a un pas
Dans le projet de type " Entreprise collective visant une réalisation ", il est relativement facile didentifier le produit final visé, mais il reste à se mettre daccord sur limage exacte quon sen fait, le niveau dexigence, les destinataires, le calendrier, la division des tâches, le leadership, toutes choses qui doivent être clarifiées avant que chacun puisse sengager.
Dans un projet de type " Mise en commun de forces et didées, coordination de pratiques ", la raison dêtre de la coopération est moins facile à formuler. Dabord parce que cest plus vague : à la question " Quallons-nous faire ensemble ? ", on peut alors répondre " Nous en déciderons ensemble ", ce qui laisse parfois le questionneur sur sa faim. Cest aussi plus risqué : lorsquon projette de monter un spectacle ensemble, il sagit dune action, alors que le projet de travailler ensemble évoque les relations professionnelles, manifeste le besoin de partager, de rompre la solitude, de faire partie dun groupe, toutes choses qui exposent parfois au ricanement des sceptiques ou peuvent passer pour des aveux de faiblesse ou dincompétence.
Dans les deux cas, la genèse dun projet est une question de représentations partagées de ce quon veut faire ensemble. Si on ne fait pas ce travail en amont, on devra le faire de toute façon, à la première divergence, à la première crise. Si une équipe nest pas capable de se dire, explicitement, ce qui la tient ensemble, elle se défait ou régresse à un faux-semblant devant les premiers obstacles. Or, articuler des représentations, cest ouvrir un espace de libre parole dans le projet et avant le projet, écouter les propositions, mais aussi décoder les désirs moins avoués de ses partenaires, expliciter les siens, chercher des compromis intelligents.
Cette compétence dépasse la simple capacité de communiquer. Elle suppose une certaine compréhension des dynamiques de groupes et des diverses phases du " cycle de vie dun projet ", notamment de sa genèse, toujours incertaine. Parler des peurs, des fantasmes de perdre son autonomie, des territoires à protéger, des pouvoirs à prendre ou à subir (Perrenoud, 1996 b), des compétences et des incompétences à manifester ou à construire, bref, de toutes les vicissitudes des relations intersubjectives (Cifali, 1994) nest alors pas un luxe, mais une condition de démarrage, dans une relative transparence et un certain équilibre entre les désirs des uns et des autres !
Tous les membres dun groupe sont collectivement responsables de son fonctionnement : le respect des horaires et de lordre du jour, le souci darriver à des décisions claires, le rappel des options prises, la répartition des tâches, la planification des prochaines rencontres, lévaluation et la régulation du fonctionnement sont laffaire de tous, ce qui signifie que chacun exerce en permanence une part de la fonction danimation et de conduite. Elle suppose à la fois :
Dans un groupe dune certaine taille, pressé par le temps ou menacé par un net déséquilibre des forces en présence, il est sage, sans décharger le groupe de ce souci, de le déléguer plus particulièrement à un animateur, désigné pour la réunion ou une période plus durable. Cette dernière formule est préférable, car elle assure un suivi entre les réunions, lanimateur se sent responsable de donner suite à la précédente et de préparer la suivante.
Jouer le rôle danimateur exige, en plus affirmées, la posture et les compétences évoquées plus haut. Ce nest donc pas véritablement un rôle spécialisé, plutôt le droit et le devoir de donner la priorité à la fonction danimation et de conduite de la réunion. Animer, cest donner vie, donc ne pas se contenter de distribuer la parole !
Pour faire émerger ce rôle et permettre à lanimateur de le jouer pleinement, il importe que léquipe affronte la question du leadership et ne le confonde pas avec lautorité administrative. Javais, il y a plus de dix ans, écrit quelques pages intitulées Y a-t-il un animateur dans la salle ? (Perrenoud, 1986). Jy analysais la profonde ambivalence des enseignants à légard dune animation digne de ce nom. Tout le monde se plaint assez souvent dun ou plusieurs des dysfonctionnements suivants :
Tout le monde sénerve lorsque cela se produit. Et pourtant, dès que quelquun fait mine de prendre les choses en main, même lorsque cest à la demande des participants, il est rapidement lobjet de railleries du type " Oui, chef ! " ou, lorsquil arrive " Attention, voilà le boss ". On ne perd pas une occasion de lui faire savoir quil na pas intérêt à se prendre au sérieux. Ce qui encourage une animation molle, coupable, qui met finalement tout le monde mal à laise. Si les choses tournent mal, lanimateur peut devenir le bouc émissaire idéal. Dans le même ordre didées. certains groupes refusent tout recours à des outils danimation, suspect de faciliter une manipulation. Lanimateur est, à linstar dun avant-centre dangereux, " marqué " de près par tous ceux qui, nayant pas voulu assumer son rôle, craignent néanmoins de lui laisser trop de pouvoir. Bref, il faut être naïf ou un peu kamikaze pour jouer ce rôle dans le milieu enseignant.
Une équipe pédagogique est justement un lieu où, idéalement, on a dépassé ces malaises autour de lautorité et du leadership, compris que le groupe a besoin dune force de régulation, que cest un pouvoir mis en place par léquipe et quil ny a donc pas lieu de le saboter dès quil paraît sinstituer On voit, à ce propos, que les compétences, loin dêtre de simples " savoir-faire danimation ", reposent sur une intelligence de ce que nous faisons fonctionner dans un groupe, qui sancre dans une relecture de notre expérience, aussi bien que dans les savoirs issus des sciences humaines (psychanalyse, psychologie sociale, sociologie des groupes restreints).
Former et renouveler une équipe pédagogique
Dans certaines organisations, léquipe est composée par lorganigramme ou la hiérarchie : en prenant un poste, on se trouve ipso facto membre dune équipe dont les membres ne se sont pas choisis. Cette forme de " collégialité contrainte " (Hargreaves, 1992) induit évidemment de nombreux effets pervers, puisque la coopération ny est pas la résultante dun libre choix. Du moins cela simplifie-t-il la question de la formation et de la recomposition des équipes de travail.
Dans lécole, il arrive, sur le même modèle, quune administration tente de constituer autoritairement un ensemble denseignants en équipe. En général, toutefois, les équipes pédagogiques sont formées par choix mutuel. Elles se constituent autour dun projet ou dun contrat plus ou moins explicites. Doù deux problèmes, quil appartient dès lors aux (futurs) équipiers de résoudre :
1. Comment faire naître une équipe lorsquil nen existe aucune ?
2. Comment assurer la continuité de léquipe par delà des départs et des arrivées ?
Le premier problème appartient à ceux qui veulent prendre linitiative de former une équipe. On observe classiquement plusieurs types de genèses :
Quel que soit le point de départ, ceux qui souhaitent lancer ou relancer une dynamique de coopération doivent saisir des occasions et simpliquer pour faire émerger un projet commun, qui soit à la fois assez mobilisateur pour que chacun ne retourne pas immédiatement dans sa tour divoire et assez ouvert pour ne pas donner limpression que tout est ficelé davance. Le désir diffus de travailler de façon plus coopérative donnerait plus souvent naissance à une équipe si les compétences requises pour soutenir cette genèse étaient mieux partagées. Souvent, une genèse avorte par maladresse, excès de précipitation, manque découte ou défaut dorganisation. Ce sont souvent des enseignants formés par le militantisme, la vie associative, voire lentreprise, qui ont les moyens et laudace de créer un mouvement collectif, alors que les enseignants privés de telles expériences sont paralysés par la crainte, par exemple, davoir lair, sils " sortent du rang ", de rechercher du pouvoir ou, pis encore, une promotion
Renouveler une équipe pédagogique fait appel à dautres compétences encore. Il sagit de savoir " gérer ", à la fois, les départs et les arrivées.
Les départs sont de plusieurs types :
Quant aux arrivées, elles posent un autre problème : comment faire une place aux nouveaux sans tout renégocier ? Une équipe aguerrie sait :
Une équipe sétiole si elle ne parvient pas à " travailler sur le travail " (Hutmacher, 1990). On peut passer un certain temps à se plaindre du système, de linspection, des parents, des élèves, des programmes, de lévaluation, des locaux et de tout ce qui empêche de faire du bon travail, mais on se lasse de la recherche dun bouc émissaire. Le véritable travail déquipe commence lorsquon séloigne du " mur des lamentations " pour agir, en utilisant toute la zone dautonomie disponible et toute la capacité de négociation dun acteur collectif déterminé, pour réaliser son projet, à repousser les contraintes institutionnelles et à obtenir les ressources et les soutiens nécessaires.
Lactivisme peut porter une équipe durant des mois, voire des années, devenir sa raison dêtre, parfois de façon obsessionnelle. Concevoir des projets ambitieux et les mener à bien satisfait celles et ceux qui cherchent dans léquipe, avant tout, un moyen de démultiplier leur capacité daction ou de vivre des aventures passionnantes. On restera alors constamment dans la logique de laction efficace, ce qui nexclut pas les débats, voire de vifs affrontements, mais les limite à ce quil faut absolument clarifier pour prendre des décisions et les assumer collectivement. Les compétences requises alors sont celles qui permettent à un groupe de tâche de réaliser ses projets.
Lorsque les équipiers attendent de la coopération une forme de réflexion sur la pratique et les problèmes professionnels, ils ont intérêt à lutter contre la fuite en avant dans lactivisme, à prendre le temps de se parler de ce quils font, croient, pensent, ressentent, et non de ce quil faut encore faire pour préparer la fête, lexposition ou la semaine musicale. Il faut alors certaines compétences, pour naviguer à lestime entre deux écueils : trop se protéger, au risque de ne rien se dire, ou trop sexposer, ce qui peut conduire certains à se replier sous leur tente pour soigner leurs blessures.
Il est toujours utile quun membre de léquipe soit, plus que dautres, sensible aux dérapages possibles vers léchange vide de sens, aussi bien que vers le psychodrame, mais la régulation repose sur une compétence collective, fondée sur une commune intuition de la nécessité et de la fragilité de léchange autour des pratiques. Des savoir-faire plus méthodologiques peuvent alors prendre le relais, pour organiser, par exemple, des visites mutuelles, le récit croisé de fragments dhistoire de vie, lanalyse de situations complexes, éventuellement des moments décriture professionnelle (Cifali, 1996, 1996 ; Perrenoud, 1996 c et d).
Gérer des crises ou des conflits entre personnes
Marianne et Louis Schorderet y insistent (1997) : " Il faut impérativement sortir de lillusion des discours sur la paix et lharmonie ". Le conflit fait partie de la vie, il est lexpression dune capacité de refuser et de diverger, qui est au principe de notre autonomie et de lindividuation de notre rapport au monde. Une société sans conflits serait, soit une société de moutons, qui sinclinent sans résistance devant lautorité du chef, soit une société dans laquelle nul ne pense, ce qui exclut la divergence, donc aussi le progrès, qui naît de la confrontation entre acteurs sur laction à entreprendre.
Cela ne signifie pas quil faut jeter de lhuile sur le feu et se nourrir du conflit, comme le font quelques personnes qui cherchent leur identité en semant la discorde. Cessons simplement de diaboliser le conflit, considérons-le comme une composante de laction collective et demandons-nous comment on peut sen servir de façon constructive plutôt que destructive.
Pour cela, il faut dabord une forme didentité, qui relève du développement personnel, donc de lhistoire de vie autant que de la formation. Nous nen avons jamais fini dosciller entre la soumission et la révolte contre les pouvoirs, nous ne sommes jamais sûr davoir le droit dêtre différents sans être déviants. Le conflit, souligne laltérité et évoque lautorité, voire la violence. Il est normal que chacun ne devienne plus tranquille, face à ces phénomènes, quau gré dun travail sur soi qui peut prendre toute la vie. Ce travail avancera dautant mieux quil est conçu comme banal, normal, quil nest pas un aveu de faiblesse. Il suppose aussi des compétences dauto-analyse et de dialogue avec ses proches.
Restons-en ici, toutefois, à des compétences professionnelles plus spécifiques, tout en sachant que le fonctionnement dune équipe pédagogique reste fortement dépendant de la maturité, de la stabilité, de la sérénité personnelles de celles et ceux qui la composent. Ces caractéristiques peuvent évoluer, mais, au jour le jour, elles sont ce quelles sont ; il faut faire avec. Il y a donc, dans la plupart des équipes, certaines personnalités ou configurations de personnalités plus favorables que dautres à un fonctionnement harmonieux. Une partie de la régulation consiste, dans une équipe, à apaiser les conflits qui proviennent du " maillon faible de la chaîne ", par exemple un coéquipier qui a peur de tout, qui ne fait jamais de concession sur les principes ou qui manifeste un perfectionnisme sans limites.
Un psychologue clinicien peut vivre sereinement (?) les névroses de ses patients, parce quil na pas à vivre et agir avec eux en dehors de la rencontre thérapeutique. Dans un groupe réel, une partie des conflits viennent des agacements que provoquent quelques-uns des membres du groupe, ceux par exemple qui nont jamais assez de place, de reconnaissance, de certitude pour être bien dans leur peau et qui, du coup, introduisent des demandes très égocentriques. Vivre avec les " névroses " des autres exige non seulement une certaine tolérance et une forme daffection, mais aussi des compétences de régulation qui évitent le pire. Il y a, dans chaque groupe, des médiateurs, des gens qui anticipent et atténuent les affrontements. Dans les cas les plus dramatiques, on fait appel à des intervenants externes et spécialisés. Cela ne se produit pas automatiquement. Lune des compétences requises par la vie en équipe est de comprendre quon est au bout des ressources internes et quil faut en mobiliser dautres. On peut souhaiter, toutefois, que chaque équipe comprenne plusieurs personnes qui, sans être spécialisées, ni mandatées, empêchent den arriver à ces extrémités en jouant un rôle formel ou informel de médiation.
On aurait tort, toutefois, de penser que le conflit naît seulement des personnalités en présence. Il se greffe toujours sur des situations partiellement provoquées par des événements externes : une restriction des ressources disponibles, une demande des parents ou des élèves, une menace sur lemploi, une sollicitation de lun des membres de léquipe à prendre une fonction danimation dans létablissement ou tout simplement loccasion de développer un projet. Chaque fois quil faut décider, on a un risque ou une chance de nêtre pas daccord. Selon lenjeu, si les points de vue diffèrent et si chacun est déterminé à défendre le sien, le désaccord peut se transformer en conflit. Les compétences requises relèvent alors dune modération plus centrée sur la tâche et le problème. Il importe par exemple que, dans une équipe, plusieurs personnes aient assez dimagination, dinformations et de connaissances pour restructurer le débat de sorte quémerge un compromis, une décision qui noppose pas brutalement perdants et gagnants. Lappel à lharmonie est alors moins efficace que la reconstruction du problème, qui passe par un travail intellectuel assez pointu, en général dans lurgence. On peut aussi, faute dune solution miraculeuse qui mette tout le monde daccord sur le vif, proposer un calendrier et une méthode qui pacifient le débat, par exemple en sinspirant de ce principe de Korczak que Philippe Meirieu rappelle volontiers : dans une classe, chacun peut taper sur lautre, à condition de le prévenir par écrit vingt-quatre heures à lavance
Dans un débat, il y a généralement un réel enjeu, mais aussi une construction collective plus éphémère, qui dramatise inutilement les oppositions, et des jeux relationnels (jeux de pouvoir, concurrence, petites alliances, règlement de comptes) qui parasitent la situation présente. Dans la gestion de conflits, une compétence de base, précieuse, est la capacité de rompre les amalgames et les spirales, de ramener un conflit à une divergence délimitée plutôt que dattiser une guerre de religion, un combat de chefs, une querelle entre les anciens et les modernes ou un conflit idéologique classique. Bien sûr, ces clivages sont présents et constituent des lignes de fractures, toujours prêtes à se rouvrir en cas de séisme. Le travail quotidien de la médiation est essentiellement préventif, il consiste à empêcher chaque divergence de dégénérer en conflit. Cest une compétence majeure dans un groupe. Construire des ponts relationnels, comme le proposent Marianne et Louis Schorderet, ce nest pas seulement en appeler à la tolérance ou à lempathie, cest travailler intellectuellement sur ce qui réunit et sur ce qui sépare, donc valoriser une forme de lucidité sur les enjeux véritables du conflit naissant.
Bien entendu, si les clivages sont très forts et que chacun attend constamment lincident de frontière qui lautorisera à ouvrir les hostilités en toute bonne conscience, peut-être faut-il faire appel à une compétence assez rare et difficile à assumer, qui évoque leuthanasie ou lamputation. Il existe des équipes dont il vaut mieux décider la dissolution, parce quelles alimentent des haines plutôt que des coopérations professionnelles, et quon ne voit pas par quel miracle cela évoluerait positivement. Il y a aussi des équipes qui peuvent continuer à fonctionner en se séparant dun de leurs membres ou en se scindant. La compétence consiste aussi à voir la réalité en face. Il est aussi absurde dévoquer lexclusion, la scission ou la dissolution à la moindre crise que de refuser dy songer lorsque léquipe, durablement, accroît la souffrance au travail et la solitude de chacun. Or, ce qui paraît de bon sens, est très difficile à accepter, dabord parce quil faut reconnaître une forme dimpuissance et déchec, ensuite parce que cela amène à dire à autrui, en face, des choses très dures, seule façon de dénouer la situation. Les spécialistes des pathologies du couple le savent : on peut sattacher à un enfer, au point de nier farouchement quil y ait le moindre problème au moment où quelquun essaie de dire : est-ce que ça peut continuer comme ça ? Dans une équipe, les enjeux sont sans doute moins existentiels (?), mais les mécanismes de dénégation de léchec et de la souffrance sont aussi forts. Les neutraliser nest pas la moindre des compétences.
Il serait injuste, cependant, de conclure sur une note aussi noire. La vie déquipe est faite de petits conflits, qui la font avancer si on les règle avec humour et respect des autres. Les conflits majeurs surviennent et sont parfois indépassables. La capacité de les éviter, même lorsquelle nest pas infaillible, aide au moins à surmonter les divergences ordinaires.
Dans tous les cas " une équipe avertie en vaut deux " (Gather Thurler, 1996 b). La connaissance ne permet pas de maîtriser tous les événements, mais elle aide à les anticiper, à les nommer, à les dédramatiser, à comprendre quil sont inhérents à la dynamique dun groupe restreint, ce qui dispense de la recherche dun bouc émissaire et guérit du mythe de la " bonne équipe " comme paradis relationnel
Bibliographie
Boutinet, J.-P. (1993) Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2e édition.
Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.
Cifali, M. (1995) " Jécris le quotidien ", Cahiers pédagogiques, n° 331, pp. 56-58.
Cifali, M. (1996) Démarche clinique, formation et écriture, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, E. et Perrenoud, Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, sous presse.
Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de lindividualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.
Gather Thurler, M. (1996 a) Innovation et coopération entre enseignants : liens et limites, in Bonami, M. et Garant, M. (dir.), Systèmes scolaires et pilotage de linnovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, De Boeck, pp. 145-168.
Gather Thurler, M. (1996 b) Entre dissidence et discordance : lorsquune équipe avertie en vaut deux, Lettre dÉquipes et Projets, n° 10, janvier, pp. 14-21.
Gather Thurler, M. (1997) Coopérer efficacement : difficile mais possible, Éducateur, n° 12, 17 octobre, pp. 17-22.
Hargreaves, A. (1992) Cultures of Teaching : a Focus for Change, in Hargreaves, A. and Fullan, M.G. (dir.), Understanding Teacher Development, New York, Cassell and Teachers College Press, pp. 216-240.
Hutmacher, W. (1990) Lécole dans tous ses états. Des politiques de systèmes aux stratégies détablissement, Genève, Service de la recherche sociologique.
Perrenoud, Ph. (1986) Y a-t-il un animateur dans la salle ? Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (1994) Travailler en équipe pédagogique, cest partager sa part de folie, Cahiers pédagogiques, n° 325, Juin, pp. 68-71.
Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1996 b) Pouvoir et travail en équipe, in Travailler ensemble, soigner ensemble. Actes du symposium, Lausanne, Centre hospitalier universitaire vaudois, Direction des soins infirmiers, pp. 19-39.
Perrenoud, Ph. (1996 c) Lanalyse collective des pratiques pédagogiques peut-elle transformer les praticiens ?, in Actes de lUniversité dété " Lanalyse des pratiques en vue du transfert des réussites ", Paris, Ministère de lEducation nationale, de lenseignement supérieur et de la recherche, pp. 17-34.
Perrenoud, Ph. (1996 d) Le travail sur lhabitus dans la formation des enseignants. Analyse des pratiques et prise de conscience, in Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, pp. 181-208.
Perrenoud, Ph. (1997) Réfléchir ou agir ensemble ?, Éducateur, n° 12, 17 octobre, pp. 8-11.
Schorderet, M. et Schorderet, L. (1997) Comment gérer les conflits ?, Éducateur, n° 12, 17 octobre, pp. 15-16.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1997/1997_21.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1997/1997_21.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans l'accord écrit de l'auteur et d'un éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver l'intégralité du texte, notamment les références bibliographiques.
Autres textes : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |