Journal n°134

Les robots, l’éthique et le libre arbitre

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"Blade Runner", film de Ridley Scott, 1982

La possibilité de créer une conscience artificielle sur la base d’un modèle soulève de nombreuses questions sur notre identité ainsi que sur le libre arbitre. Le point de vue de deux théologiens

Les cinéphiles se souviennent du personnage de Rachel, l’androïde héroïne du film de Ridley Scott Blade Runner. Rachel – l’histoire se déroule en 2019 – est à ce point parfaite qu’elle se croit humaine. Ce scénario pourrait se matérialiser dans l’hypothèse d’un modèle mathématique de la conscience tel que développé par l’équipe du professeur David Rudrauf (lire ci-contre), un outil pouvant prédire avec un haut degré de certitude le comportement humain.

Sous sa plastique étincelante, façon années 1980 (le film est sorti en 1982), Rachel est dotée de faux souvenirs qui lui procurent une mémoire émotionnelle. Est-elle pour autant consciente au même titre qu’un être humain ? Le Journal a posé la question à François Dermange, professeur d’éthique à la Faculté de théologie, et à son assistant, Kevin Buton.

Disposer de souvenirs n’est pas tout. «Il est tout à fait envisageable de créer un robot capable de se souvenir, explique François Dermange. Par contre, il n’est pas certain qu’il sache sélectionner dans sa mémoire, comme chacun d’entre nous le fait, des éléments qui, recomposés, donnent un sens à notre identité subjective: la conscience d’être un individu singulier, identique à lui-même dans le temps, alors même qu’il change constamment. Il n’est pas non plus évident que ce robot ait le sentiment d’être identique aux autres robots, lié à eux, de la même façon que nous sommes solidaires d’une humanité commune.»

Envisager une conscience artificielle soulève à n’en pas douter de nombreuses questions philosophiques, éthiques voire théologiques sur le libre arbitre et la nature de la conscience humaine. La liberté implique davantage que la capacité à tirer des enseignements de ses erreurs, comme sauront le faire demain nos robots, estime François Dermange. C’est être capable de poser un commencement au monde, dit Kant: la liberté de faire quelque chose qui n’a jamais été fait, un paramètre que le modèle n’aura jamais intégré.

C’est nous qui allons avoir la conscience de la machine et non l’inverse

«Un courant très actuel de la philosophie considère que la liberté n’est qu’un sentiment subjectif sans fondement, relève Kevin Buton. L’idée d’un modèle prédictif que l’on pourrait sans cesse affiner tendrait à valider cette hypothèse.» Oublions donc provisoirement la liberté pour interroger les peurs ou les fantasmes, qui caractérisent notre rapport à l’intelligence artificielle et les défis que celle-ci pose à notre humanité.

Pour le théologien protestant Jacques Ellul (1912-1994), la machine a le pouvoir de changer notre conscience et de nous aliéner. On le constate aujourd’hui: les technologies de la communication transforment le rapport au temps, les modes de relation entre les individus, leur sexualité. «C’est nous qui allons avoir la conscience de la machine et non l’inverse», résume François Dermange. Toutefois, le robot en tant que tel ne représente pas une menace pour notre humanité. La technique, comme la science, est neutre. Le véritable danger serait plutôt de renoncer à notre capacité à imposer des finalités à nos choix technologiques. Et le professeur de conclure: «Le jour où ce seront les machines qui dicteront le futur de nos sociétés, nous serons effectivement entrés dans une forme de post-humanité.»