Historique: pour en savoir plus

L'expression de "notation blanche mesurée" est relativement polysémique. Dans le descriptif précédent, la notation blanche mesurée correspond à une période historique donnée. Le tableau récapitulatif très clair proposé par Willi Apel (Liège 1998. p.19) fait apparaître d'autres sens ou critères:

MUSIQUE MONODIQUE
MUSIQUE POLYPHONIQUE
Notation de la musique d'ensemble
Notation de la musique de soliste
En partition
En parties
Partitions de clavier à 2 portées
Partituras de clavier à 4 portées
Tablatures chiffres et lettres

Notation grecque
(-400/200)
Notation Dasiane (c.900)
Notation en lettres
(9e-12e s.)
Neumes
(9e-12e s.)
Notation romaine
(12e-20e s.)
Notation gothique
(13e-15e s.)
Notation byzantine
(10e-18e s.)
Notation russe (11e-17e s.)

Notation primitive
(9e-12e s.)



Notation carrée / modale (c.1175-1250)







Partitions d'orchestre (1600-aujourd'hui)






Notation noire mesurée (c.1250-1450)

Notation blanche mesurée (c.1450-1600)













France-Italie-Angleterre (16e s.-aujourd'hui)















Italie-Espagne-Allemagne (17e s.)

Tablatures de clavier
Tablatures de luth






Anciennes tablatures de clavier allemandes (c.1325-1550)
Tablatures de clavier espagnoles (16e s.)
Nouvelles tablatures de clavier allemandes (c. 1550-1700)









Tablatures de luth espagnoles et italiennes (16e s.)
Tablatures de luth allemandes (16e s.) Tablatures de luth françaises (16e-18e s.)
Tablatures de guitare, violon, flûte etc. (17e s.)



Une notation musicale est un code qui a pour but de symboliser aussi efficacement que possible une réalité sonore. Ainsi, l'étude d'une notation musicale ne devrait pas être détachée de la considération du phénomène sonore qu'elle transmet. Or, il va de soi que l'origine géographique, la position historique et l'appartenance à un certain type de répertoire sont autant de critères qui déterminent des réalités musicales tout à fait diverses. Il en va donc de même pour les différentes notations musicales.

Une première distinction importante pour la description d'un phénomène sonore, et parallèlement pour la notation qui le codifie, est le nombre de parties. Deux grandes catégories découlent de cette distinction: la musique monodique et la musique polyphonique.

La musique monodique inclut divers répertoires: la musique grecque antique, le chant grégorien, les séquences et les hymnes latines, les laudes italiennes, les cantigas espagnoles, la musique des trouvères et troubadours, des Minnesingers et Meistersingers, la musique des liturgies russe et byzantine, ainsi que le répertoire de la musique orientale et extra-européenne.

Bien que certains liens unissent ces deux catégories, la musique monodique et la musique polyphonique obéissent à deux traditions qui se démarquent clairement l'une de l'autre. De même, leurs notations respectives suivent deux évolutions différentes. La disposition des symboles musicaux est un premier élément révélateur de cette cloison entre musique monodique et polyphonique. Alors que la musique monodique se définit par son évolution horizontale (notation sur une ligne), les relations qui gèrent la musique polyphonique sont d'une double nature, horizontale et verticale.

Différentes solutions ont été envisagées en fonction du type d'exécution pour faciliter la lecture immédiate d'une composition polyphonique. Deux catégories sont à distinguer: la disposition en partition et celle en parties séparées. Dans une partition, les différentes voix d'une composition sont écrites l'une sous l'autre et les sons simultanés à l'audition apparaissent dans un alignement vertical au niveau de la notation musicale. Une disposition en parties séparées renonce à ce type d'alignement vertical. Les différentes voix d'une composition sont rendues, soit dans des volumes séparés, dans le cas des Stimmbücher, soit dans des zones différentes du support, dans le cas des Chorbücher:

 

Exemples de Chorbücher, notamment pour un motet.
1) triplum, 2) duplum, 3) tenor


Historiquement, la disposition en partition, utilisée pour les premières pièces polyphoniques (Musica Enchiriadis), précède la disposition en parties séparées, qui apparaît dans le deuxième quart du 13e siècle, entre autres avec l'émergence du motet. Cela est d'ailleurs normal dans la mesure où une partie séparée destinée à une polyphonie présuppose le contrôle rythmique qui permet la synchronisation.

Un premier bilan peut être fait: la notation blanche mesurée appartient donc à la tradition de la musique polyphonique qui permet une notation rythmique indépendante de plusieurs voix, chacune sur son support (parties) séparé.

Un autre critère important, car il détermine des pratiques de notation tout à fait distinctes, est celui du nombre d'exécutants. Au répertoire de la musique polyphonique pour soliste, destiné essentiellement au luth et aux instruments à clavier, correspond la tradition de la notation en tablatures. A côté de ce répertoire, il existe toute la musique polyphonique vocale ou instrumentale destinée à un groupe d'exécutants. Ce type de musique suppose une notation mesurée qui permet de régler mathématiquement le rapport entre les différentes parties. Le terme de notation mesurée désigne différentes tentatives de signifier par des formes graphiques diverses la durée métrique des notes.

Ici intervient un critère historique. A l'évolution de la musique polyphonique pour ensemble correspond une évolution de la notation; évolution en réalité continue, qui pourtant peut être théoriquement sectionnée en différentes catégories qui correspondent à différents stades d'évolution de la notation dite mesurée.

A ce point de réflexion, nous avons affiné la définition de la notation blanche mesurée: il s'agit d'une étape bien précise de la notation en parties séparées de la musique polyphonique destinée à un groupe d'exécutants. Reste encore à déterminer le stade d'évolution qu'elle représente. Pour cela, un bref survol de l'histoire de la notation en parties séparées de la musique polyphonique pour ensembles (pour un groupe d'exécutants) est nécessaire.


Voici tout d'abord un tableau chronologique des différents stades d'évolution de cette notation:

 

Notations noires Notations non mesurées Notation primitive (9e-12e s.)
Notation carrée ou modale (fin 12e.-début 13e s.)
Notation préfranconienne (milieu 13e s.)
Notations mesurées Notation franconienne (deuxième moitié du 13e s.)
Notation française (ca.1300-1450)
Notation italienne (milieu 14e s.)
Notation mélangée (fin 14e s.)
Notation maniérée (fin 14e-début 16e s.)
Notations blanches Notation blanche mesurée (1450-1600)

 

Il va de soi que cette classification est l'approximation d'une réalité beaucoup plus complexe. Mais ce classement, bien que réducteur, permet de faire une première constatation d'importance pour l'étude de la notation blanche mesurée: cette dernière correspond à la fin d'une évolution. La notation blanche mesurée est donc un système consolidé, défini par des règles précises, qui ne connaîtra que très peu de modifications durant son existence. Il n'en va pas de même avec les notations antérieures à la notation blanche mesurée: elles représentent des tentatives successives de codification du rythme, dont la notation blanche mesurée constitue précisément le couronnement.

Rentrons maintenant plus en détails dans cette vaste évolution.

Le premier critère de distinction énoncé dans le tableau chronologique est d'ordre tout à fait technique. Le groupe "notation noire" désigne toutes les notations qui emploient des caractères remplis d'encre noire ou rouge pour la coloration. Dès 1450, les caractères sont évidés: on parle alors de notation blanche et les notes rouges (color) sont remplacées par des notes noires (remplies).

Dans le tableau précédent, le deuxième critère qui divise les notations dites non-mesurées des mesurées nécessite quelques commentaires et doit être nuancé.

Un personnage clé est traditionnellement attaché au passage du premier groupe de notations vers le second. Il s'agit de Francon de Cologne, qui dans les années 1260 va introduire un changement décisif dans la notation: la forme graphique d'une note, et uniquement sa forme graphique, permet de déterminer sa valeur. C'est la période de la notation dite franconienne. Tous les stades d'évolution qui suivront la notation franconienne, regroupés sous le terme générique de notations mesurées, vont se calquer sur la simplification amenée par les principes de Francon de Cologne.

Avant ce virage dans la pratique de notation de la musique, on parle donc de notations non mesurées. Pourtant, ce terme est quelque peu inadéquat. En effet, tous les traités de l'époque antérieure à Francon de Cologne - Leoninus, Johannes de Garlandia, Anonyme IV, St Emmeramer Anonymus, Discantus positio vulgaris (anonyme) - s'occupent principalement du problème de la précision de la durée métrique des notes. Si les solutions envisagées sont autres, la question est la même que celle qui trouve des réponses avec les notations postérieures à Francon de Cologne. Les notations de la musique polyphonique dites non mesurées (notation modale et préfranconienne) appartiennent en réalité à l'évolution même du principe de notation mesurée.

Comme énoncé plus haut, une musique polyphonique, à l'inverse de la monodie qui peut accepter un rythme libre, nécessite un rythme réglé, dans un but de coordination verticale des différentes voix. Dès le 12e siècle, alors que la création musicale est centrée autour de Paris, et plus précisément autour de la cathédrale de Notre Dame, les innovations musicales dans le domaine naissant de la polyphonie exigent une adaptation de la notation musicale. Différentes théories s'affrontent quant au passage de la notation de la musique à l'aide de neumes à celle sur portées à l'aide de notes. Par exemple, le type de neumes utilisés au nord de la France aurait servi de modèle pour les formes des notes de la nouvelle notation de la musique polyphonique. Dans tous les cas, il est certain que cette nouvelle codification exigée par l'apparition de la polyphonie n'est pas sortie du néant et qu'elle a, au contraire, puisé dans des éléments déjà existants. Mais, même si cette question quant aux origines reste en suspens, il apparaît clairement que cette première adaptation de la notation aux nouvelles tendances musicales n'est pas suffisante pour régler avec précision la durée des valeurs.

La première solution qui a été envisagée pour pallier à ce manque, avant les innovations de Francon de Cologne, consiste à déterminer la durée des valeurs suivant l'ordre d'apparition de groupes de ligatures; ordre qui est régi par un système de six modes rythmiques. C'est l'ère de la notation dite carrée ou modale.

La période qui suit la notation modale est dite préfranconienne, car, tout en conservant le système des ligatures déterminant différents modes rythmiques, la nouvelle notation comporte une deuxième façon de déterminer la durée métrique des notes par leur forme graphique individuelle. Cette innovation naît du besoin de noter une musique qui acquiert une nouvelle liberté rythmique et qui ne peut donc plus se cantonner aux six modes rythmiques. Cette période est caractérisée par une forte ambiguïté due à la superposition de deux systèmes répondant à des principes distincts.

La notation préfranconienne est historiquement importante pour la notation blanche mesurée. C'est avec elle, en effet, qu'apparaissent des formes de notes isolées pour la longue, la brève et la semibrève, ainsi que les règles gérant leur rapport:

  • Une longue devant une longue vaut trois brèves (longa perfecta)
  • Une brève avant ou après une longue enlève un tiers à la valeur de la longue (longa imperfecta)
  • Lorsque deux brèves sont entourées par des longues, la première vaut une unité (brevis recta) et la deuxième est doublée (brevis altera).
Ces trois principes représentent, sous leur forme embryonnaire, les règles que nous connaissons dans la notation blanche mesurée. C'est d'ailleurs de là que provient le nom d'altération (brevis altera ou "deuxième brève") et d'imperfection (longa imperfecta).

L'ère de la notation mesurée à proprement parler débute avec la notation franconienne, lorsque Francon de Cologne élabore un système univoque, où chaque valeur individuelle est déterminée par une forme graphique donnée, et non plus par sa position à l'intérieur d'une ligature, elle-même intégrée à une succession de ligatures déterminant un mode rythmique. Mais une fois de plus, sa théorie s'appuie sur des principes déjà existants tout en les affinant. Johannes de Garlandia, par exemple, avait déjà évoqué l'idée de déterminer la durée des valeurs, non seulement par le regroupement des ligatures, mais également par la forme des notes isolées. Magister Lambertus, connu sous le nom de Pseudo-Aristoteles, avait déjà établi les principes d'altération et d'imperfection.

A partir de Francon de Cologne, les éléments suivants sont clairement établis:
  • Formes des notes: Duplex Longa , Longa , Brevis , Semibrevis .

  • Graphisme des silences: Longa perfecta , Longa imperfecta , Brevis recta , Semibrevis major , Semibrevis minor .

  • Les trois règles gérant le rapport entre la longue et la brève, déjà mises en place par la notation préfranconienne, sont généralisées au niveau de la brève et de la semibrève.
Il faut encore préciser que bien qu'ayant perdu leur signification modale, les ligatures ne disparaissent pas pour autant de la notation, mais des règles déterminent alors la valeur de chaque note à l'intérieur de la ligature. D'autre part, les trois règles valables pour les notes isolées le sont également pour les notes à l'intérieur d'une ligature.

Ce qui manque encore par rapport à la notation blanche mesurée est la notion de double division possible, binaire ou ternaire, des valeurs. Occasionnellement, une longue peut être rendue imparfaite par la présence d'une brève, mais le principe de division binaire et ternaire n'est pas encore clairement énoncé et nécessitera encore des précisions.

Ces précisions vont apparaître à l'époque de la notation française (par opposition à la notation italienne dont nous reparlerons plus tard) allant de 1300 à 1450, essentiellement grâce aux travaux de Johannes de Muris et Philippe de Vitry. Alors qu'à l'époque de Francon de Cologne, la longue et la brève sont a priori de nature ternaire, l'Ars Nova française va accorder un statut d'autonomie à la division binaire au même titre que la division ternaire. Tous les niveaux peuvent dorénavant être soit binaires, soit ternaires. D'autre part, les niveaux binaires et ternaires peuvent être mélangés et combinés à souhait. Autre innovation importante, la minime apparaît comme division de la semibrève, ainsi que la semiminime en tant que division de la minime. Tous les principes de la notation blanche mesurée, coloration, mensuration, tactus, sont établis par les traités de Johannes de Muris et Philippe de Vitry.

Suit en France ce qui est théoriquement appelé la notation mélangée. Ce terme fait référence aux influences de la notation italienne sur la notation française. L'Italie a en effet développé une pratique de notation indépendante, basée sur le principe de division de la brève en 2 à 12 semibrèves, les divisiones, et théorisée pour la première fois par Marchetto da Padova (Pomerium). Les divisiones sont séparées par des points, et indiquées grâce à des lettres sur la partition. Au début du 15e siècle, Prosdocimus de Beldemandis prône les principes de la notation française en Italie, sans pouvoir pour autant les imposer dans la pratique. Plus ou moins parallèlement à cette influence de la notation française sur les pratiques italiennes, la notation française subit également une influence de l'Italie. C'est l'époque de la notation dite mélangée. Ces influences mutuelles dépendent évidemment des échanges de plus en plus aisés entre les compositeurs des différentes parties de l'Europe.

La notation en vigueur à la période dite maniérée, qu'on a aussi appelée Ars Subtilior et dont les plus beaux exemples sont réunis dans le codex Chantilly, n'apporte rien de nouveau aux principes de notation définis par Johannes de Muris et Philippe de Vitry. Mais la période allant de 1350 à 1430 est marquée par une complexité croissante, au niveau de la composition musicale et au niveau également de la notation, qui devient même parfois un but et un exercice de virtuosité en soi. Les rapports métriques entre les voix atteignent des complexités jamais égalées, grâce à des imbrications subtiles de proportions et de colorations. Les formes de notes, fortement influencées par la notation italienne, se multiplient et des caractères à demi-colorés font leur apparition. Il va sans dire que cette période possède les exemples les plus difficiles à transcrire.

Dès l'époque de Dufay, la notation mesurée connaît une nouvelle simplification. On arrive à l'ère de la notation blanche mesurée, allant de 1450 à 1600. Cette dernière suit les mêmes principes que la notation noire définie par Johannes de Muris et Philippe de Vitry, mais comme la nomenclature l'indique, les caractères employés ne sont plus pleins mais évidés. La notation a atteint une première phase de stabilité qui durera jusqu'à la fin du 16e siècle, lorsqu'aux alentours de 1600, l'ambiguïté due à la double division possible des valeurs, binaire ou ternaire, sera entièrement résolue grâce à un nouveau système qui exprimera cette double possibilité directement dans le graphisme de chaque note.