Frédéric Tinguely.
Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, Tome LVII, n°1 (1995), pp.25-44

Jean de Léry et les vestiges de la pensée analogique [1]

En dépit des précieux travaux dont elle a fait l'objet depuis déjà quelques années [2], l'Histoire d'un voyage faict en la terre du Bresil (1578) réserve encore maintes surprises à qui ose tabler sur une approche littéraire afin de caractériser la vision du monde propre à Jean de Léry. C'est donc par le biais d'analyses textuelles rapprochées que nous voudrions ici prolonger la stimulante réflexion consacrée par Michel Jeanneret à la question de l'analogie dans ce récit de voyage [3]. Mais avant de se concentrer sur le détail du texte, il importe de bien récapituler les données du problème et, par la même occasion, d'en préciser clairement les enjeux.

Dans son parallèle entre Thevet et Léry, Michel Jeanneret a insisté sur les différences épistémologiques fondamentales qui séparent les deux voyageurs au Brésil. D'un côté, le cosmographe multiplie dans ses Singularitez de la France Antarctique (1557) les correspondances et les comparaisons entre l'Amérique et l'Ancien Monde. De l'autre, le pasteur respecte dans l'Histoire [4] la singularité américaine et privilégie le plus souvent une description différentielle de l'altérité. Par delà les idiosyncrasies, l'écart entre les deux textes illustre donc une opposition beaucoup plus globale, départageant moins deux individus que deux visions du monde. En somme, ce que la distance entre Thevet et Léry donne clairement à voir, c'est l'effondrement de la pensée analogique [5] et l'avènement du règne de la différence.

Loin de mettre en doute la valeur générale de ce parallèle, nous voudrions ici procéder à un travail de nuance sans lequel on se condamne à ne pas saisir certains aspects du récit de Léry. Car, contrairement à ce que l'on pourrait penser, le recours à l'analogie n'est pas rare dans ce texte pourtant si ouvert à l'altérité, et le monde décrit par l'auteur apparaît même parfois comme un gigantesque jeu de miroirs où chaque élément semble trouver son reflet. Cette dimension spéculaire de l'univers lérien, nous aurons d'abord à la mettre en lumière avant de nous interroger sur la possibilité même de son existence. Par quelle voie souterraine une pensée analogique en pleine désagrégation a-t-elle pu inscrire sa trace au coeur même d'un texte différentiel? Selon quelle logique étrange la reconnaissance du Même s'est-elle avérée compatible avec le respect de l'Autre? Telles sont les questions complexes auxquelles nous devrons répondre et qui, à travers le cas exemplaire de Léry, nous conduiront peut-être à redéfinir les modalités d'une mutation épistémologique propre à toute une époque.

Le miroir d'eau

Dans le sillage littéraire de Christophe Colomb, mais sans le même souci d'exactitude chronologique, le récit de Léry s'ouvre et se clôt tout naturellement sur quelques chapitres en manière de journal de bord. On aurait tort de négliger ces pages océaniques en s'imaginant qu'elles ont pour unique fonction de circonscrire la matière américaine. Dans l'attente du Nouveau Monde, l'océan constitue déjà un monde nouveau où l'oeil et la plume du voyageur écrivain peuvent s'exercer à merveille. Mieux encore: pour des raisons qu'il nous appartiendra de déterminer, les descriptions de certaines espèces marines (exocet, marsouin, requin) se prêtent particulièrement bien au jeu des relations analogiques et méritent donc le plus grand intérêt de notre part.

Probablement afin de mettre à l'épreuve la confiance de son lecteur, Léry dispose en tête de son bestiaire marin la description détaillée d'un véritable cauchemar de la nature [6]: le poisson volant. L'existence d'un tel adynaton n'a pourtant rien de monstrueux aux yeux du voyageur; elle découle plutôt d'un principe de renversement inscrit dans l'ordre naturel:

... tellement que celui qui a fait la Carte du monde renversé, ayant peint des poissons qui s'eslevent hors de l'eau, avec ceste inscription: le poisson de mer vole ici en l'air, n'a pas bien rencontré en cest endroit, pource que cela n'est pas contre l'ordre de nature, mais tres vrai... (p. 419) [7].

Le monde renversé n'est dès lors plus à inventer, mais à découvrir, et ce au prix d'une redoutable navigation. A en croire Léry, les poissons volants ne se rencontrent en effet qu'à proximité de l'équateur et n'outrepassent point d'une part ni d'autre du costé des Poles (p. 22). En toute cohérence, l'animal emblématique du monde à l'envers ne prolifère qu'aux abords de l'envers du monde. Seul le voyageur sur le point de changer d'hémisphère peut donc espérer, lorsqu'il se penche sur le miroir de la mer, apercevoir cet être quasi onirique dont la vie n'est qu'un éternel changement de milieu.

Selon la technique bien connue qui consiste à cerner l'objet nouveau au moyen de multiples comparaisons, Léry rapproche le poisson volant de plusieurs animaux. Ce sont tout d'abord des passereaux qui font office de comparants:

Nous commençasmes doncques non seulement de voir sortir de la mer et s'eslever en l'air, des grosses troupes de poissons volans hors de l'eau (ainsi que sur terre on voit les allouettes et estourneaux)... (p. 22) [8].

Ensuite de quoi le hareng et la chauve-souris servent à leur tour de termes de comparaison:

... il est de forme assez semblable au haren, toutesfois un peu plus long et plus rond, a des petits barbillons sous la gorge, les aisles comme celles d'une Chauvesouris et presques aussi longues que tout le corps... (p. 22).

Il ne faudrait pas voir dans ces rapprochements l'expression personnelle d'un voyageur enclin à rechercher des correspondances originales. Au XVIe siècle, l'exocet est constamment associé aux mêmes animaux, en vertu d'un même principe analogique dont il nous faut tenter de préciser les modalités.

Commençons par l'incontournable parallèle avec l'oiseau. S'il se justifie encore de nos jours, il s'impose à une époque où le poisson volant est aussi appelé hirondelle [9] (ou arondelle) de mer. Un savant comme Guillaume Rondelet n'hésite d'ailleurs pas à souligner le lien étroit entre le mot et la chose: Donc ceste Arondelle est poisson marin, de queüe é d'aeles estendues fort semblable à l'oiseau de ce nom. [10]

D'une manière générale, les naturalistes du XVIe siècle n'ont cessé de relever des analogies entre la classe des poissons et celle des oiseaux, toutes deux créées au cinquième jour. Le parallèle se trouve aussi bien chez Pierre Belon, sous la forme d'une comparaison entre le vol et la nage [11], que chez Rondelet, dans ce minutieux rapprochement entre la plume et l'écaille:

Les escailles des poissons é les plumes des oiseaux se respondent aussi en proportion car, comme le corps des oiseaux est couvert de plumes contre la chaleur é le froid [...], aussi aucuns poissons sont garnis d'escailles pour defence contre ce qui leur pourroit mal survenir [12].

On comprend qu'un tel réseau d'analogies se cristallise autour d'un animal hybride, moitié poisson, moitié oiseau, et dont les deux noms indiquent bien la nature ambivalente. Poisson qui vole ou hirondelle qui nage, l'exocet se situe à la frontière des aquatilia et des volatilia, tel un maillon particulièrement précieux de la grande chaîne reliant les créatures [13].

C'est ici qu'apparaît pleinement le sens de la comparaison entre le poisson volant et la chauve-souris, qui figure déjà chez Rabelais et Thevet [14]: plus qu'une véritable ressemblance, c'est une analogie de fonction qui réunit ces deux animaux intermédiaires. A l'intersection des volatilia et des quadrupedia, la chauve-souris participe des deux [15] et occupe par conséquent une place similaire à celle de l'exocet. Que la nature, chambrière du Grand Dieu, donne des ailes au poisson ou à la souris, elle veut signifier une seule et même chose: la gradation continue qui organise l'ensemble de la création.

A ce stade de l'analyse, il ressort que les comparants assignés au poisson volant ne doivent rien à l'imagination personnelle du voyageur, mais renvoient nettement à l'idée de la chaîne des êtres et, plus généralement, au mode de pensée analogique qui la sous-tend [16]. Pour acquérir la certitude que l'Histoire s'inscrit ici dans une tradition descriptive déterminée, il suffit de lire le récit du voyage au Brésil de Paulmier de Gonneville, rédigé aux alentours de 1505 et jamais publié au XVIe siècle. A proximité de la ligne équinoxiale, le capitaine français aperçoit en effet

des poissons volants par bandes comme feroient en France des estourneaux, ayans ailes comme de sourisgaudes, et aprochant en grosseur d'un harang blanc [17]...

Cette similitude troublante avec les comparaisons rencontrées dans l'Histoire suppose pour le moins l'existence d'un réservoir commun d'analogies auquel les deux auteurs auraient puisé à plus d'un demi-siècle de distance. Tout indique en somme que Léry s'est contenté dans un premier temps de suivre à la lettre une description modèle véhiculée par les naturalistes et les voyageurs.

Mais il n'en reste pas là, car l'idée de la chaine des êtres ne correspond qu'en partie à sa conception réversible de l'univers [18]. En réalité, l'animal intermédiaire a plus pour fonction de relier que de refléter, et participe moins d'une structure spéculaire que linéaire. Léry va par conséquent modifier la chaine des êtres en y insérant un second maillon entre les aquatilia et les volatilia. Ce nouveau chaînon n'est autre que l'oiseau marin, dont la description inattendue [19] suit immédiatement celle du poisson volant.

Dans la perspective qui est la nôtre, pareil glissement de l'exocet à son prédateur aérien se charge immanquablement d'un sens précis. Entre ces deux créatures intermédiaires, on devine en effet beaucoup plus qu'un simple rapport de contiguïté comparable à la convenientia évoquée par Foucault [20]. Il s'agit ici d'un véritable chiasme naturel, chaque animal constituant pour l'autre une sorte de pendant inverse et complémentaire. Au moyen de cette description de l'oiseau aquatique, Léry parvient à rétablir l'ordre naturel quelque peu menacé par le seul exocet: la transgression du poisson s'élevant dans les airs se voit maintenant neutralisée par celle de l'oiseau prêt à fendre l'eau. Léry accentue bien sûr ce jeu de reflets par certains détails de la description. Au sujet des poissons volants, il écrit:

... mais aussi estant souvent advenu que quelques uns s'ahurtans contre les mats de nos navires tomboyent dedans, nous les prenions ainsi aisément à la main (p. 22).

Une page plus loin, il note de même à propos des oiseaux marins:

... ils sont semblablement si privez que souventesfois il est advenu que, se posans sur les bords, cordages et mats de nos navires, ils s'y laissoyent prendre avec la main... (p. 23).

Dans un parallèle que l'adverbe semblablement se charge de rendre explicite, Léry rapproche cette pêche et cette chasse véritablement miraculeuses pour des marins habitués aux pires famines. Avec la même fréquence, les poissons volants et les oiseaux marins sont attirés par les mêmes mâts et se laissent attraper avec la même docilité par les mêmes mains, interrompant ainsi leur va-et-vient éternel. On se plaît à imaginer le voyageur, un poisson volant dans une main, un oiseau marin dans l'autre, conscient de réunir les deux facettes d'une même réalité, les deux côtés du miroir de la mer. Car ce couple d'animaux nous oblige en définitive à considérer l'océan comme un miroir sans fin, et la surface de l'eau comme un des axes de la réversibilité du monde. Aux abords de cette frontière, le poisson et l'oiseau exécutent un ballet d'une symétrie parfaite, à l'image de la Nature et du Créateur.

Outre le ciel et ses oiseaux, l'océan de Léry reflète un certain nombre d'espèces terrestres, comme si le miroir d'eau pouvait renvoyer non seulement l'image du monde céleste qui le surplombe, mais également celle des terres les plus éloignées. On sait que cette idée a permis dès l'Antiquité d'introduire une rassurante symétrie au sein du désordre apparent de la création. Dans son Histoire naturelle (IX, 2), Pline se fait déjà l'écho de

l'opinion commune que tous les êtres naissant dans une partie quelconque de la nature se trouvent aussi dans la mer [21]...

Les savants du XVIe siècle embrassent de manière unanime la thèse du naturaliste latin. De Cardan à Paré, en passant par Rondelet, Belon, Gesner ou Aldrovandi, on s'accorde invariablement à découvrir des analogies entre les espèces aquatiques et terrestres. Il suffit d'examiner la nomenclature appliquée au monde marin pour se rendre compte du caractère quasi systématique de ces rapprochements. Aldrovandi ne distingue pas moins de trois sangliers marins [22], et Rondelet décrit dans son Histoire entiere des poissons le lièvre, le boeuf, le renard, le lézard, la cigale, le pou et la puce de mer [23].

Afin de bien comprendre les raisons de cette nomination par analogie, il convient de ne pas oublier que les poissons [24], contrairement aux oiseaux et aux animaux terrestres, n'ont jamais été nommés par Adam (Genèse, 2:19, 20). Si la langue adamique, celle de l'adéquation totale entre les mots et les choses, ne possède pas de termes pour désigner les différentes espèces marines, c'est donc que celles-ci n'ont pas d'identité propre et n'existent que par rapport aux espèces peuplant le ciel et la terre. Dès lors qu'elle s'applique aux poissons, l'activité nominative du naturaliste ou du voyageur prend nécessairement la forme d'une transposition lexicale systématisée s'appuyant sur des ressemblances plus ou moins fantaisistes.

On trouve dans l'Histoire des traces importantes de cette vision bipartite de la nature, et Léry ne se cache d'ailleurs pas de connaître

la commune opinion qu'il y a dans la mer de toutes les especes d'animaux qui se voyent sur terre... (p. 169).

Mais contrairement à Thevet, il ne se prononce pas sur la valeur générale d'une symétrie qui, une fois acceptée, conduit tout droit à l'épineux problème de l'homme marin, cette réplique pisciforme de l'image de Dieu [25]. Prudent comme de coutume, il préfère s'en tenir au fameux principe d'autopsie, lequel lui interdit toute généralisation de ce genre [26]. Toutefois, ce qui ne peut être avancé pour l'ensemble du monde marin réapparaît avec force et insistance à propos de certains animaux attentivement observés.

C'est notamment le cas du marsouin, que Pline (IX, 45) désignait déjà du nom de porculus marinus, et qui, au XVIe siècle, est encore considéré comme un poisson dont certaines caractéristiques rappellent étrangement les animaux terrestres. A preuve les remarques sur lesquelles s'ouvre, chez Thevet, la description de l'animal:

Ce poisson est appellé marsouin de Maris Sus en Latin, qui vaut autant à dire que porceau de mer, pource qu'il retire aucunement aux porcs terrestres [27]...

Beaucoup plus habile que le cosmographe, Léry se garde bien de mettre en avant le savoir étymologique qui influence ses observations sur le mammifère marin. Cette prudence initiale lui permet ensuite de se livrer pleinement au jeu des comparaisons explicites:

C'est un plaisir de les ouyr souffler et ronfler, de telle façon que vous diriez proprement que ce sont porcs terrestres (p. 26).

Léry ne désigne jamais le marsouin du nom de pourceau de mer. Mais il qualifie le porc de terrestre, et suppose ainsi l'existence d'une variante aquatique de l'animal, sans quoi la spécification n'aurait aucun sens [28]. Bref, ce que les Singularitez s'efforçaient d'expliquer, l'Histoire se contente à présent de l'impliquer.

En privilégiant la relation cachée, ou enveloppée (implicata), que le lecteur se doit de mettre en lumière, Léry semble suivre la logique même de la création. Dieu s'est en effet plu à enfouir les ressemblances afin que l'homme scrute l'intérieur des êtres. Pour bien connaitre la nature porcine du marsouin, il faut donc voir de ses propres yeux – c'est-à-dire autopsier – les parties internes de son corps:

Pour l'esgard des parties interieures, et du dedans du Marsouin, apres que comme à un pourceau, au lieu des quatre jambons, on luy a levé les quatre favons, fendu qu'il est, et que les trippes (l'eschine si on veut) et les costes sont ostees, ouvert et pendu de ceste façon, vous diriez proprement que c'est un naturel porc terrestre... (p. 27).

Cette féconde autopsie va même permettre à l'auteur de découvrir que le marsouin est vivipare, contrairement aux autres poissons. L'observation est capitale, qui préfigure d'une certaine façon l'invention des mammifères et vient encore renforcer le parallèle avec le porc:

Au reste parce qu'il s'en trouva de petits dans le ventre de quelques uns de ceux que nous prismes (lesquels ainsi que cochons de laict nous fismes rostir) sans m'arrester à ce que d'autres pourroyent avoir escrit au contraire, je pense plustost que les marsouins, comme les truyes, portent leurs ventrees, que non pas qu'ils multiplient par oeufs, comme font presque tous les autres poissons (p. 28).

L'insistance avec laquelle Léry recourt au même comparant ne laisse place à aucun doute: ainsi que la plupart de ses contemporains, il considère le marsouin comme un maris sus et se fonde de manière systématique sur l'analogie traditionnelle selon laquelle ce poisson est à la mer ce que le porc est à la terre. On notera cependant qu'il utilise cette analogie d'une manière doublement nouvelle.

Tout d'abord, on a vu qu'il refuse d'alléguer l'étymologie à l'appui de sa description, comme si, à la fois tributaire de la pensée analogique et désireux de s'en affranchir, il optait pour un moyen terme où la ressemblance abandonne les mots pour mieux se réfugier dans les choses. Avouons que la manoeuvre est aussi fine qu'originale: dès lors qu'il n'est plus qualifié de pourceau de mer, le marsouin peut être comparé au porc sans que le lecteur mette en doute le fondement empirique de la description [29].

L'expérience brésilienne va ensuite amener Léry à modifier le schéma bipartite porc/marsouin afin d'y intégrer une réalité nouvelle. Jusqu'alors, le monde marin reflétait uniquement les espèces terrestres connues dans l'Ancien Monde. Désormais, la nature américaine pourra aussi se mirer dans l'océan, car le marsouin constitue également une réplique du porc américain (pécari), lequel possède

un pertuis sur le dos par où (ainsi que j'ay dit que le Marsouin a sur la teste) il souffle, respire, et prent vent quand il veut [30] (p. 137).

C'est donc une relation triangulaire qui s'instaure à présent entre le porc, le marsouin, et le pécari. Selon cette nouvelle conception symétrique de la nature, le pourceau de mer n'apparaît plus comme un être redondant, mais fait au contraire figure d'intermédiaire important entre ses deux équivalents terrestres. Un peu comme le poisson volant, il acquiert une double fonction qui consiste aussi bien à refléter qu'à relier. L'image du Nouveau Monde et celle de l'Ancien en viennent ainsi à se superposer dans le miroir de la mer, comme pour mieux signifier l'unité profonde de la création.

De l'autre côté du miroir

Plus encore que la surface des flots, la ligne équinoxiale constitue un axe privilégié de la réversibilité lérienne. Loin de se réduire à l'abstraite projection d'un cercle céleste, elle acquiert dans l'Histoire une réalité physique insoupçonnée des géographes de cabinet. Ce qui n'était chez Thevet qu'une trace imaginative du soleil [31] prend ici corps pour devenir le dos et l'eschine du monde (p. 348), la sommité du monde sur laquelle on a peine de monter (p. 349). A ce surprenant exhaussement de l'équateur s'ajoute la description des conditions météorologiques particulièrement hostiles rencontrées lors du changement d'hémisphère. Tel que Léry le dépeint, le Pot-au-noir apparaît comme une terrible région où le temps fort fascheux et l'inconstance des divers vents rendent la navigation difficile, voire tres-dangereuse aupres de ceste ligne Equinoctiale (p. 31) [32].

Métamorphosé de la sorte en crête tempétueuse, l'équateur ne peut être franchi qu'au prix d'une traversée infernale à caractère proprement initiatique [33]. Passer de l'autre côté de cette ceinture du monde (p. 36), de cette grande coupure macrocosmique qui matérialise la bipartition du globe sous les yeux du voyageur au long cours [34], c'est non seulement pénétrer dans un nouvel hémisphère, mais également descendre dans une sorte d'infra-monde.

Le paradoxe reste que cette découpe équatoriale ne divise que pour mieux réunir. Entre l'Europe et l'Amérique australe, entre la France et la France Antarctique, la ligne équinoxiale fonctionne en effet comme une sorte d'axe de symétrie autour duquel vient s'articuler une nouvelle structure spéculaire. Tout bien pesé, celle-ci n'a d'ailleurs rien pour nous surprendre: c'est précisément parce qu'ils sont coupés l'un de l'autre que le monde boréal et son pendant austral doivent se refléter mutuellement, sans quoi l'unité de la création tout entière serait menacée. Pareille mise en relation va se traduire sur le plan stylistique par la récurrence frappante des locutions adverbiales par deçà et par delà. On sait que, dans la langue du XVIe siècle, ces locutions équivalent généralement à ici et là-bas en français moderne; elles n'impliquent donc pas de référence à un espace intermédiaire. Mais ici, elles se chargent d'un sens cosmographique précis, comme l'indique cet extrait capital, où leur emploi est indissociable de la référence à la ligne équinoxiale:

Et ce qui me confirme en mon opinion est, qu'aussi tost qu'on est seulement environ un degré par delà en allant, ou un par deçà en retournant, les mariniers s'esjouissans à merveilles d'avoir, par maniere de dire, ainsi franchi ce saut... (p. 349).

Tout porte à croire que par deçà et par delà signifient souvent chez Léry de ce côté-ci et de ce côté-là de l'équateur. Plutôt que de limiter son influence aux chapitres maritimes, la ligne équinoxiale va ainsi transparaître en maint endroit de la description du Nouveau Monde et s'ériger en axe fondamental de la réversibilité lérienne. De même que tout par-delà suppose un par-deçà, de même que l'antichthone ne peut se concevoir que par rapport à l'oecoumène, le Brésil sera fréquemment présenté dans l'Histoire comme l'équivalent austral de la vieille Europe.

Cette ressemblance va tout d'abord se manifester dans la dénomination et la description du nouveau lieu.

Arrivés dans la baie de Guanabara (Rio de Janeiro) en mars 1557, plus d'une année après Villegagnon et les premiers colons, les calvinistes envoyés par Genève n'ont pas eu l'occasion de baptiser de nouvelle terre. Longtemps avant la venue de cette mission genevoise, d'autres se sont chargés de fonder Fort Coligny et d'inventer la France Antarctique [35]. Mais bien qu'il soit privé de cette jubilation nominative et contraint de jouer sur le déjà nommé, Léry parvient à créer de façon implicite une sorte de Genève Antarctique.

Afin de désigner la baie où ils se sont installés, les colons français recourent soit au tupi Ganabara, soit au portugais Janeiro [36], que Thevet transcrit assez fidèlement Janaire [37]. Or Léry préfère quant à lui entendre et écrire Geneure (p. 85) de façon à rapprocher au maximum le Brésil français et la Rome protestante, dont le nom s'orthographie Geneue au XVIe siècle.

Parvenu de l'autre côté du monde, le voyageur découvre que le lieu où il est arrivé et celui d'où il est parti portent le même nom, à un r près. Et ce rapprochement n'a rien de fortuit. Il révèle au contraire une similitude réelle entre les deux endroits, comme le montre cette surprenante description de la baie de Rio:

Sans doncques m'arrester à ce que d'autres en ont voulu escrire, je di en premier lieu [...] qu'en s'avançant sur les terres, elle a environ douze lieues de long, et en quelques endroits sept ou huict de large: et quant au reste, combien que les montagnes qui l'environnent de toutes parts ne soyent pas si hautes que celles qui bornent le grand et spacieux lac d'eau douce de Geneve, neantmoins, la terre ferme l'avoisinant ainsi de tous costez, elle est assez semblable à iceluy quant à sa situation (p. 86).

Outre la ressemblance du site, il convient de ne pas oublier le fait que la colonie devait en principe servir de refuge aux protestants français et que la mission calviniste comptait bien y établir les lois et institutions en vigueur à Genève. Autant de facteurs qui, à n'en pas douter, amènent Léry à considérer Fort Coligny comme la version antarctique de la cité de Calvin. Sur les bords de la rivière de Geneure, le voyageur peut donc décrire une flore, une faune et même des hommes différents de par deçà: dans son ensemble, le paysage reste pareil à celui des rives lémaniques et fonctionne en définitive comme un cadre familier permettant de contenir le dissemblable.

Mais le jeu de reflets qui vient d'être mis en évidence ne se limite pas uniquement au cadre de la description. Il surgit, le fait est connu, à propos de certains animaux (tapir) ou de certaines plantes (ananas) que le voyageur fragmente en un grand nombre d'éléments familiers et qui finissent par refléter l'Ancien Monde comme autant de miroirs brisés [38]. Davantage, il semble que les Sauvages n'échappent pas non plus à la comparaison entre le par-delà et le par-deçà. Contre toute attente, le moderne Léry neutralise parfois l'altérité des Brésiliens à l'aide des stratégies analogiques les plus anciennes, celles-là mêmes dont François Hartog a magistralement relevé la présence chez le vieil Hérodote. Parmi ces procédés rhétoriques, il en est au moins deux auxquels Léry recourt de manière évidente dans sa description des Indiens: l'inversion et le parallèle [39]. A la lumière du modèle cosmographique bipartite véhiculé par le texte, il apparaît même que ces techniques descriptives débordent ici le cadre de la pure rhétorique pour acquérir une valeur quasi objective aux yeux du voyageur.

Bien loin de nier la différence brésilienne, Léry a plutôt tendance à la systématiser de manière à l'intégrer dans l'ordre universel régissant la variété de la nature [40]. Pour que la diversité ne dégénère pas en chaos, Dieu a en effet distribué les créatures sur la surface du globe en fonction d'un coefficient de dissimilitude; il a en quelque sorte projeté le principe de la varietas sur l'espace de la mappemonde [41]. En s'étendant aux Antipodes (p. 256), cette distribution spatiale de la diversité donne logiquement lieu à une forme de différence à la fois radicale et commode: l'inversion. Le Brésilien, trop symétriquement dissemblable, tend dès lors à constituer une figure inverse de l'Européen et à perdre un peu de son identité propre.

La description des Indiens tupi renferme ainsi quantité de motifs carnavalesques intimement liés au topos du monde renversé. Voici par exemple comment Léry commente le fait que les Sauvages prennent toutes les précautions pour ne pas user les vêtements qui leur sont offerts:

... car nonobstant le proverbe si commun en la bouche de nous tous de par deçà: assavoir que la chair nous est plus proche et plus chere que la chemise, eux au contraire, [...] en nous monstrans le cul preferent leurs chemises à leur peau (p. 44).

Nul doute que l'inversion du proverbe et l'accent mis sur le bas corporel concourent ici à créer une atmosphère carnavalesque digne de Rabelais. Dans le même esprit, l'auteur s'amuse de ce que les critères de beauté des Brésiliens s'opposent totalement à ceux en vigueur dans la France de son époque:

Quant au nez, au lieu que les sages femmes de par deçà, dés la naissance des enfans, à fin de leur faire plus beaux et plus grans, leur tirent avec les doigts: tout au rebours, nos Ameriquains faisans consister la beauté de leurs enfans d'estre fort camus, si tost qu'ils sont sortis du ventre de la mere [...], ils ont le nez escrasé et enfoncé avec le pouce... (p. 98).

Mais la différence absolue des Sauvages apparaît dans leurs moeurs plus encore que dans leur aspect physique. L'Histoire nous apprend par exemple qu'ils mangent des viandes du tout differentes de celle de nostre Europe (p. 6) et ont pour habitude de boire leur alcool chaud et trouble, coutume du tout contraire à la nostre en matiere de vin, lequel nous aymons frais et clair (p. 126).

Tout en demeurant fidèle à la réalité américaine, Léry se complaît donc à multiplier les motifs descriptifs concourant à faire des Brésiliens des êtres inverses [42]. La France Antarctique se présente du coup comme un véritable espace carnavalesque, nouveau monde à l'envers où l'on se souhaite la bienvenue en sanglotant (pp. 283-284) et où les condamnés à mort s'avèrent plus joyeux que leurs bourreaux (p. 212). Tels les bouffons de ce carnaval de Rio, les Tupi se garnissent de plumes multicolores et agitent sans cesse leurs fameux maracas:

... ils ne font presque autre chose toutes les nuicts qu'en tel equippage aller et venir, sautans et dansans de maison en maison: tellement que les voyant et oyant si souvent faire ce mestier, il me resouvenoit de ceux qu'en certains lieux par deçà on appelle valets de la feste, lesquels [...] s'en vont aussi en habits defols, avec des marottes au poing, et des sonnettes aux jambes, bagnenaudans et dansant la Morisque parmi les maisons et les places (pp. 129-130) [43].

Une comparaison aussi explicite nous conforte dans notre opinion: la description lérienne, malgré son extrême ouverture à l'altérité et son incontestable valeur ethnographique, tente par moments d'organiser le dissemblable en lui apposant la marque carnavalesque du monde renversé. Cette méthode descriptive s'avère d'ailleurs profitable: elle permet à l'auteur de concilier tant bien que mal sa conception réversible de l'univers et son respect de la différence américaine. Car si le Brésilien perd un peu de sa spécificité, s'il doit troquer sa redoutable massue de par delà pour une grotesque marotte de par deçà, il s'impose toutefois comme l'incontournable équivalent austral de l'Européen et donc comme un être humain à part entière que le voyageur doit désormais s'attacher à décrire avec le plus grand soin. En définitive, il n'est pas impossible que l'inversion caricaturale constitue une étape nécessaire dans le processus menant tôt ou tard à la véritable reconnaissance de l'Autre.

La distribution spatiale de la varietas, dont nous venons d'examiner les conséquences à l'échelle intercontinentale (Europe/Amérique antichthonienne), s'applique aussi à l'intérieur du Nouveau Monde, si bien que le voyageur est amené à constater l'existence d'une diversité au sein même de l'altérité. Le chapitre V de l'Histoire offre un exemple tout à fait caractéristique de cette différence à la puissance deux: il s'agit de la description des Ouetaca (Waitaka), Indiens particulièrement belliqueux n'appartenant pas au groupe tupi-guarani. Face à un tel degré de sauvagerie, Léry se voit contraint de déployer une stratégie oblique bien connue: plutôt que de confronter directement Français et Ouetaca, ce qui mettrait inévitablement ces derniers sur le même plan que les Tupi, l'auteur met en regard les deux ethnies amérindiennes, excluant ainsi de la relation analogique le tiers européen [44]. Ce sont désormais les coutumes tupi qui tiennent lieu de norme par rapport àlaquelle le voyageur est en mesure de repérer des écarts:

Au surplus, combien que ainsi que tous les autres Bresiliens ils [les Ouetaca] aillent entierement nuds, si est-ce neantmoins que contre la coustume plus ordinaire des hommes de ces pays-la (lesquels comme j'ay ja dit et diray encores plus amplement, se tondent le devant de la teste et rongnent leur perruque sur le derriere) eux porte[n]t les cheveux longs et pendans jusqu'aux fesses (p. 46).

Afin de mieux cerner cette différence dans l'altérité, Léry va même procéder à la description détaillée d'une curieuse scène de traffique entre un Tupi et un Ouetaca. Dans ce face à face exclusivement brésilien, le Bon Sauvage se présente soudain comme un substitut de l'Européen, dont il singe manifestement les techniques de troc. Craintif devant un barbare dont il ne comprend pas la langue, et pourtant désireux de lui refiler sa marchandise européenne, le Tupi,

sans se fier ni approcher du Ouetaca, luy monstrant de loin ce qu'il aura, soit serpe, cousteau, peigne, miroir ou autre marchandise et mercerie qu'on leur porte par-dela, luy fera entendre par signe s'il veut changer cela à quelque autre chose (p. 47).

Or, les compagnons de Léry ne se sont pas comportés autrement lors de leur premier contact avec l'hostile tribu tupi des Margaia:

Toutesfois nos gens ne se fians en eux que bien à point [...], n'approcherent pas plus pres de terre que la portee de leurs flesches. Ainsi leur monstrans de loin des cousteaux, miroirs, peignes, et autres baguenauderies... (p. 41).

En somme, le Ouetaca est au Tupi ce que le Tupi est à l'Européen. Tout en européanisant singulièrement les Indiens tupi, ce parallèle relègue les pauvres Ouetaca, dès lors doublement sauvages et doublement cannibales [45], aux confins de l'humanité, comme chiens et loups (p. 46). Et pourtant, lorsqu'on considère conjointement les deux scènes de troc, on s'aperçoit qu'elles donnent lieu à un subtil échange de reflets où chacun des trois participants trouve son compte. A chaque fois, le plus sauvage reçoit du plus civilisé un miroir dans lequel il peut contempler l'image de sa propre sauvagerie. En échange, le plus civilisé découvre dans l'Autre une sorte de reflet vivant: le Ouetaca renvoie l'image du Tupi, et le Tupi celle de l'Européen.

Cette relation analogique à trois termes pose néanmoins problème, car elle demeure en partie opaque pour le lecteur. Celui-ci n'est plus du tout confronté à une altérité simple (relation binaire) où les différences de l'Autre se mesurent toujours par rapport à soi-même ou au déjà connu. Il doit au contraire tenter d'appréhender un troisième élément (Ouetaca) qui vient s'ajouter au couple de base (Européen-Tupi). Mais s'il peut aisément apprécier l'écart entre lui-même et un Brésilien, le lecteur éprouve en revanche beaucoup de difficulté à percevoir des différences entre deux peuples de par delà qu'il ne connait que par ouï-dire et qu'il regroupe généralement sous la dénomination commune de Sauvages.

Voilà pourquoi, afin de traduire en termes connus cette altérité redoublée, Léry trouve à l'ethnie ouetaca un équivalent européen: le peuple basque. De même que les Ouetaca se distinguent des autres Brésiliens par leur langue et par leur résistance exceptionnelle, il est certain

que les Basques ont semblablement leur langage à part, et qu'aussi, comme chacun sçait, estans gaillards et dispos, ils sont tenus pour les meilleurs laquais du monde, ainsi qu'on les pourroit parangonner en ces deux poincts avec nos Ouetacas... (p. 48).

Grâce à l'adjonction de ce quatrième terme, l'équilibre est enfin rétabli entre le par-delà et le par-deçà, entre le Nouveau Monde et l'Ancien. Plus qu'une comparaison directe, c'est ici une similitude de rapports [46] qui réunit, sans les confondre, les quatre termes de la relation analogique. En somme, les Ouetaca sont aux Tupi ce que les Basques sont au reste des Européens. Mieux: les Ouetaca diffèrent des Tupi comme les Basques diffèrent des autres Européens. On comprend dès lors que l'analogie ne constitue pas toujours une négation de la diversité ou de la différence: elle peut parfois – c'est ici le cas – se fonder presque exclusivement sur des rapports de dissimilitude.

Qu'il décrive le paysage, la faune, la flore ou les Indiens, Léry ne se prive donc pas de recourir aux stratégies analogiques les plus traditionnelles lorsque l'altérité américaine menace d'échapper à l'emprise de son discours. Mais ces procédés connus de tous les voyageurs écrivains renvoient chez lui à un modèle cosmographique précis et, plus généralement, à une vision du monde extrêmement cohérente qui s'efforce toujours d'intégrer le jamais vu dans des structures privilégiant la symétrie et la réversibilité. Du poisson volant au Ouetaca en passant par le marsouin, le requin, la baie de Guanabara ou le Sauvage carnavalesque, la même obsession spéculaire sous-tend à chaque fois la description lérienne, sans toutefois – on ne le soulignera jamais assez – lui interdire l'accès à la différence.

Vers l'analogie différentielle

Si l'analyse textuelle nous a permis d'identifier dans l'Histoire nombre de structures directement héritées de la pensée analogique, elle ne nous autorise pas pour autant à ramener Léry au giron de cette dernière: à chaque page de son récit, le voyageur nous prouve en effet qu'il sait mieux que quiconque à la fois décrire et admirer les spécificités du Nouveau Monde. Faut-il alors penser que les relations analogiques véhiculées par le texte ne revêtent qu'une importance secondaire et ne reflètent pas vraiment la vision du monde de l'auteur? Certainement pas. Comme nous l'avons vu, elles remplissent au contraire une fonction structurante déterminante et forment en quelque sorte l'armature de la description. Il n'est donc pas question de feindre d'ignorer leur existence afin de sauver à tout prix la modernité de Léry. Qu'on le veuille ou non, l'analogie et la différence coexistent au sein de l'Histoire et c'est précisément de cette double présence qu'il importe de rendre compte, quitte à ébranler les oppositions schématiques et les catégorisations rigides auxquelles la critique a souvent recours.

De manière à dépasser cette apparente contradiction, il convient de se demander à quel point les structures lériennes relèvent encore de la pensée analogique au sens strict du terme, telle qu'elle a été caractérisée par Foucault. On s'aperçoit alors que le voyageur s'écarte doublement de cette épistémè agonisante.

Premièrement, Léry rejette tout à fait la dimension occulte qui motivait la chasse aux analogies entreprise par les alchimistes et les magiciens déchiffrant le grand grimoire du monde. Pour le calviniste, comme pour la plupart des hommes de son temps, la ressemblance ne constitue plus la marque d'une propriété secrète susceptible d'exercer quelque influence magique sur le réel. Mais si la relation analogique ne permet plus d'agir sur les choses, elle vient encore en aide à quiconque désire les observer, les décrire et les classer. En clair, l'ambitieux thaumaturge fait maintenant place à l'humble spectateur préférant admirer l'harmonie universelle plutôt que de briguer des pouvoirs extraordinaires. Plus voir qu'avoir [47]: telle est la devise de celui qui, au travers du spectacle des correspondances naturelles, entrevoit simplement la perfection du Tout-Puissant.

En prolongement, on constate que Léry n'accorde plus à la ressemblance la fonction sémantique qu'elle remplissait jusqu'alors et qui lui conférait toute sa valeur. Au sein de l'épistémè analogique, la similitude renvoyait toujours à une conformité d'essence relevant du secret ou de l'occulte: telle la pointe de l'iceberg, elle indiquait infiniment plus qu'elle ne donnait à voir. Dans l'Histoire, en revanche, la théorie des signatures n'a désormais plus cours et la ressemblance ne renvoie guère à autre chose qu'à elle-même. Certes, Dieu a parfois inscrit la similitude jusqu'au plus profond des êtres, comme chez le porc et le marsouin, mais on ne saurait attester de cet enfouissement avant que l'autopsie ne l'étale au grand jour. Léry ne s'autorise donc jamais de la relation analogique afin de se prononcer sur l'inobservable; il se fonde au contraire sur l'observation de manière à justifier tel parallèle ou telle comparaison: voilà pourquoi il tait généralement la ressemblance des mots et se contente de mettre en lumière la correspondance des choses.

Ainsi vidée de sa dimension occulte, la relation analogique permet moins d'atteindre à l'essence des créatures que de distinguer la place qu'elles occupent au sein d'un univers merveilleusement symétrique. Pour Léry, il est dès lors possible de dire l'analogie sans affirmer l'identité, de décrire la similitude sans signifier l'assimilation. Repérer des points communs entre deux objets éloignés, c'est avant tout percevoir des régularités dans la profusion du divers et déjà classer les choses au lieu de les entasser. Dans la mesure où l'analogie ne vise ici qu'à préserver l'ordre et la symétrie, elle n'empêche nullement le déploiement d'un regard sensible à la différence. Une fois mise en place la structure spéculaire garantissant l'équilibre et l'harmonie de la création, le voyageur peut y loger les créatures les plus étranges et les plus différentes qui soient. En somme, l'Histoire inscrit au coeur même de son ossature analogique un matériau clairement différentiel. Par un véritable tour de force, elle met ainsi la reconnaissance du Même au service de la découverte de l'Autre.

On peut d'ailleurs se demander si la tolérance extraordinaire manifestée par Léry à l'égard des Indiens ne procède pas en partie de cette vision du monde fondée sur un principe de réversibilité. Parce que toute symétrie implique une relation d'égalité et parce que tout reflet incite à la réflexion, il se pourrait bien que cette conception spéculaire de la création ait favorisé l'émergence d'un sens aigu de la relativité. Bref, il n'est pas exclu que le respect de Léry pour l'altérité indienne découle lui aussi d'un processus d'inversion. Pleinement conscient du fait que le globe terrestre ne possède dans l'absolu ne haut ny bas (p. 348), que le par-delà constitue également un par-deçà [48] et que l'Amérique doit être appelée monde nouveau à nostre esgard (p. 381), le voyageur ne peut ignorer l'existence d'une conscience et d'une parole indiennes. De son périple brésilien, il rapporte un trésor plus précieux que toutes les richesses de l'improbable Eldorado: la certitude que l'Autre est également un Je.

En dernière analyse, l'exemple de Léry doit nous amener à nuancer l'opposition canonique entre visions analogique et différentielle. Sans nier l'utilité théorique de cette catégorisation, il importe d'en souligner le caractère pour le moins schématique. Au contact des textes et de leur complexité, on est vite conduit à reconnaître que ces deux visions du monde ne s'avèrent pas forcément incompatibles et peuvent même, nous l'avons vu, coexister en partie ou se soutenir mutuellement. On ne le répétera jamais assez: l'analogie est inconcevable sans la différence, puisqu'elle se définit comme le dépassement d'une dissimilitude, la découverte d'une ressemblance profonde entre deux objets originellement dissemblables. On veillera donc à ne pas la confondre avec l'identité, dont elle constitue en fait une manière de négation.

Si l'on replace le débat dans une perspective diachronique, il convient de s'interroger plus que jamais sur le prétendu effondrement de la pensée analogique. Qu'une mutation épistémologique rapide ait mis fin à la longue suprématie de l'analogie, le fait semble difficilement contestable. Mais que les structures propres à un mode de pensée si profondément enraciné dans la tradition intellectuelle aient brusquement disparu sans laisser de traces, voilà qui paraît beaucoup moins certain. On ne saurait bien évidemment se fonder sur le seul cas de Léry pour tirer des conclusions à valeur générale. L'exemple de l'Histoire prouve néanmoins que le texte le plus ouvert à la différence peut perpétuer discrètement nombre de formes et de stratégies tout à fait caractéristiques de la pensée analogique.

Il est dès lors légitime de supposer que cette dernière a subsisté de façon sous-jacente beaucoup plus longtemps qu'on ne l'imagine d'habitude. Si son édifice s'est effondré aussi brusquement qu'on se plaît à le répéter, il faut alors penser que ses ruines ont servi de soubassements à la nouvelle construction, dont elles ont immanquablement déterminé le tracé. Ces précieux vestiges du mode de pensée analogique, nous nous sommes contentés d'en repérer quelques modestes bribes dans le récit de Léry: il serait bon qu'une archéologie du savoir respectueuse des textes et de leur dimension plurielle procède un jour à un relevé plus général et plus systématique.

Notes

1. Cette étude reprend en partie les conclusions d'un mémoire de licence de français (L'Univers réversible chez Jean de Léry, Université de Genève, 1992, 96 p.) effectué sous la direction avertie de Michel Jeanneret.

2. Parmi les plus fondamentaux: Frank Lestringant, Le Huguenot et le Sauvage. L'Amérique et la controverse coloniale en France, au temps des Guerres de Religion (1555-1589), Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990, 374 p.; et Michel de Certeau, L'Ecriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975, pp. 215-248.

3. Michel Jeanneret, Analogie et différence chez deux voyageurs au Brésil au XVIe siècle, Analogie et Connaissance, Paris, Maloine, 1980, t. 1: Aspects historiques, pp. 125-137. Dans une version légèrement modifiée: Léry et Thevet: comment parler d'un monde nouveau?, Mélanges à la mémoire de Franco Simone, Genève, Slatkine, 1983, t. IV: Tradition et originalité dans la création littéraire, pp. 59-72.

4. Tel est le titre court que nous adopterons pour désigner l'Histoire d'un voyage faict en la terre du Bresil, autrement dite Amerique. Nous renverrons toujours à l'édition de Jean-Claude Morisot (Genève, Droz, 1975), qui reproduit en fac-similé la deuxième édition du livre de Léry (Genève, Antoine Chuppin, 1580, in-8°, 22 f.+382 p.+7 f.).

5. Michel Jeanneret, Analogie et différence, p. 130.

6. Voir Gaston Bachelard, Lautréamont, Paris, José Corti, 1939, p. 50.

7. Variante de 1611 portant sur la p. 22 de l'édition de 1580. Pour une gravure du monde renversé et de ses poissons volants (1572), cf. L'Image du monde renversé et ses représentations littéraires et para-littéraires de la fin du XVIesiècle au milieu du XVIIe, études réunies par Jean Lafond et Augustin Redondo, Paris, Vrin, 1979, pl. 1.

8. Sauf pour les mots étrangers, c'est toujours nous qui soulignons.

9. Cf. par exemple Rabelais, Quart Livre, ch. III.

10. Histoire entiere des poissons, Lyon, Macé Bonhome, 1558, p. 225.

11. Histoire de la nature des oyseaux, Paris, Guillaume Cavellat, 1555, p. 47.

12. Op. cit., pp. 20-21.

13. Cf. Arthur O. Lovejoy, The Great Chain of Being: a Study of the History of an Idea, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1961, 382 p.

14. Rabelais, ibid..; André Thevet, Les Singularitez de la France Antarctique, Paris, chez les héritiers de Maurice de la Porte, 1557-1558, f. 136 v°.

15. Pierre Belon, op. cit., p. 147.

16. Voir les pages célèbres de Michel Foucault (Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, pp. 32-40).

17. Charles-André Julien, Les Français en Amérique pendant la première moitié du XVIe siècle, Paris, PUF, 1946, p. 31.

18. Nous empruntons le concept d'univers réversible à Gérard Genette, dont l'article fondamental sur Saint-Amant (L'Univers réversible, Figures I, Paris, Seuil, collection Points, 1966, pp. 9-20) nous a fourni mainte piste de recherche. Il existe en effet de nombreuses similitudes entre le bestiaire de l'écrivain voyageur et celui de notre voyageur écrivain.

19. Le titre du ch. III ne renvoie qu'aux poissons aperçus sous la zone torride.

20. Op. cit., pp. 33-34.

21. ... volgi opinio, quicquid nascatur in parte naturae ulla, et in mare esse... Cf. Pline l'Ancien, Histoire naturelle, Livre IX, texte établi, traduit et commenté par E. de Saint-Denis, Paris, Belles Lettres, 1955, p. 38.

22. Voir sur ce point Paul Delaunay, La Zoologie au seizième siècle, Paris, Hermann, 1962, p. 209.

23. On se souvient aussi des magnifiques vers de Guillaume Salluste du Bartas (La Sepmaine ou creation du monde, Le cinquiesme jour, vv. 37-43):

La mer a tout ainsi que l'element voisin,
Sa rose, son melon, son oeillet, son raisin,
Son hortie poignante, et cent mille autres plantes,
Ainsi que vrais poissons dans ses ondes vivantes.
Elle a son herisson, son belier, son pourceau,
Son lyon, son cheval, son elephant, son veau,
Elle a mesme son homme...

A noter que le monde marin possède aujourd'hui encore son lion (phoque à crinière), son cheval (hippocampe), son éléphant (phoque à trompe) et son veau (phoque ordinaire). On y recense également un chien (roussette), un cochon (marsouin), une araignée (maïa), une anémone (actinie), etc.

24. On sait que la taxinomie animale en vigueur au XVIe siècle se fonde plus sur le milieu (terre, air, eau) que sur la morphologie ou l'anatomie. Dans ce contexte, le terme de poisson peut renvoyer à tout animal aquatique.

25. Après s'être fait l'écho d'un récit concernant un monstre marin ayant forme d'homme, Thevet parvient à cette conclusion: Par cela peut on congnoistre la mer produire et nourrir diversité d'animaux, ainsi comme la terre (Singularitez, ff. 33 v°-34 r°). A noter que Léry rapporte de son côté le récit assez estrange d'un sauvage, touchant un poisson ayant mains et teste de forme humaine (p. 169). Mais, beaucoup plus sceptique que Thevet, il ne semble guère ajouter foi au mythe plinien de l'homo marinus (cf. Histoire naturelle, IX, 5, p. 40), et préfère émettre la timide hypothèse d'un singe aquatique. En tout cas, il tient à préciser qu'il n'a rien apperceu de cela: ny veu poisson qui approchast si fort de la semblance humaine (p. 170).

26. Cf. fin de la note précédente. Sur le principe d'autopsie, voir François Hartog, Le Miroir d'Hérodote. Essai sur la représentation de l'autre. Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, 1991, pp. 271-279.

27. Op. cit., f. 37 v°.

28. Pour la variante volante du pourceau, cf. Rabelais, Quart Livre, ch. XLI.

29. La même stratégie est déployée lors de la description des squales, habituellement nommés chiens de mer au XVIe siècle. Léry emploie cette nomination analogique dans un premier temps (ch. II, p. 15), puis utilise exclusivement le terme beaucoup plus rare de requien lorsqu'il procède à la description détaillée de l'animal (ch. III, pp. 28-29). C'est alors – et alors seulement – qu'interviennent les comparaisons avec le loup, le dogue dAngleterre, les dangereux chiens ou les mastins enragés (p. 29).

30. Ce pertuis est en fait une glande odorante. A noter que la comparaison entre le marsouin et le pécari se trouve déjà chez Thevet (op. cit., f. 95 r°).

31. Op. cit. f. 34 r°.

32. Sur le Pot-au-noir comme signe manifeste de la ligne équatoriale et barrière mystique entre deux planètes opposées, voir Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1978 (Ire éd.: 1955), ch. VIII, pp. 78-79.

33. La dimension infernale et initiatique du franchissement de l'équateur est clairement soulignée par Léry. D'abord pareils à Tantalus mourans ainsi de soif au milieu des eaux (p. 32), les Genevois franchissent ensuite la ligne équinoxiale grâce à l'aide providentielle du souffle divin et doivent finalement se soumettre aux rites de passage imposés par les matelots (pp. 35-36).

34. Cette scission du globe en deux hémisphères procède sans doute de la synthèse opérée dès le XIIIe siècle entre deux théories cosmographiques précises: celle des zones parménidiennes et celle de l'antichthone. En recourant aux notions de zone torride (pp. 21 et 348) et d'Antipodes (p. 256), Léry indique bien ce qu'il doit à ce modèle cosmographique dont l'influence demeure considérable à la Renaissance. Pour plus de détails, cf. William G. Randles, De la Terre plate au globe terrestre. Une mutation épistémologique rapide (1480-1520), Paris, Armand Colin, 1980, 120 p. A noter que, pour Michel de Certeau, seul l'Atlantique semble séparer le par-deçà du par-delà et constituer la faille entre l'Ancien et le Nouveau (op. cit., p. 227). C'est malheureusement ignorer le rôle fondamental de l'équateur dans la vision du monde véhiculée par l'Histoire.

35. Dans sa Cosmographie universelle (Paris, 1575, II, f. 910 v°), Thevet semble revendiquer cette invention. Voir sur ce point la somme de Frank Lestringant, André Thevet, Cosmographe des derniers Valois, Genève, Droz, 1991, p. 239.

36. Rappelons que les Portugais découvrirent la baie le premier janvier 1502 et la baptisèrent pour cette raison Rio de Janeiro.

37. Cf. par exemple Singularitez, f. 48 v°.

38. L'expression est de Michel de Certeau (op. cit.., p. 238), qui l'utilise à propos du fameux âne-vache (tapir) décrit par Léry. Sur cette fragmentation du dissemblable, voir François Hartog, op. cit., pp. 260-261.

39. Cf. Hartog, op. cit., pp. 225-242.

40. Sur la diversité (chez Pline) et l'ordre universel (chez Saint Augustin), voir l'ouvrage fondamental de Jean Céard, La Nature et les prodiges. L'insolite au XVIe siècle, en France, Genève, Droz, 1977, pp. 16 et 26.

41. C'était déjà l'idée d'Isidore de Séville, comme le rappelle Jean Céard: ... pour Idisore, ces races monstrueuses existent [...] et leur place dans le monde répond à une sorte de loi de la symétrie, conformément à laquelle Dieu a peuplé chaque canton de l'univers (op. cit., p. 43).

42. A noter qu'il les soupçonne aussi d'inversion sexuelle: ... on peut de la conjecturer (car je n'en afferme rien) que cest abominable peché se commet entr'eux (p. 264).

43. Voir également la quatrième description du sauvage, p. 106: ... considerez là dessus qu'il ne luy faudra plus qu'une marote.

44. C'est la règle du tiers exclu qui veut que, dans son mouvement pour traduire l'autre, le récit soit finalement incapable de prendre en charge plus de deux termes à la fois (Hartog, op. cit., pp. 268-269).

45. Contrairement aux tribus tupi, les Ouetaca mangent la chair crue (p. 46). Au sein de l'humanité anthropophage s'opère par conséquent une catégorisation cru/cuit qui permet d'opposer les Ouetaca aux Tupi. Voir sur ce point Frank Lestringant, Le Cannibale. Grandeur et décadence, Paris, Perrin, 1994, p. 126.

46. Voir la définition de l'analogie chez Foucault (op. cit., p. 36) et celle du parallèle chez Hartog (op. cit., p. 241).

47. Histoire, p. 399 (Appendice II).

48. A la page 210 de l'Histoire, par-deçà apparaît en effet dans les propos d'un Sauvage afin de désigner le Brésil.

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