Frédéric Tinguely.
Études Rabelaisiennes, Tome XXIX, pp.83-91

D'un prologue l'autre:
vers l'inconscience consciente d'Alcofrybas Rabelais

To Leroy, faster than Carpalim

Comme autrefois le catalogue proliférant des ouvrages imaginaires répertoriés à Saint Victor, la liste des études consacrées de nos jours au prologue de Gargantua ne cesse de s'accroître au fil des ans. Et cependant, malgré nombre de commentaires aussi fouillés qu'incisifs, il semble que l'os séculaire renferme encore et toujours quelque précieuse moelle. Qu'on nous permette donc d'y mordre à notre tour, non sans avoir au préalable récapitulé les données du problème.

Dans la lignée de Leo Spitzer ou la mouvance de Jacques Derrida, la critique, dans sa grande majorité désireuse d'installer doute et ambiguïté au seuil même du roman rabelaisien, a longtemps considéré ce prologue comme un texte littéralement contradictoire [1]. Alcofrybas, invitant tout d'abord son lecteur à s'enquérir d'un altior sensus, à ouvrir le silène ou ronger l'os à moelle, paraissait soudain brouiller les perspectives entrouvertes et, d'une brusque volte-face, proscrire sans réserve toute lecture allégorique. Voici, encore une fois reproduit, le célèbre passage, lieu de cette prétendue antinomie:

A l'exemple d'icelluy [le chien philosophe] vous convient estre saiges, pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haulte gresse, legiers au prochaz et hardiz à la rencontre. Puis, par curieuse leczon et meditation frequente, rompre l'os et sugcer la substantificque mouelle – c'est à dire, ce que j'entends par ces symboles Pythagoricques – avecques espoir certain d'estre faictz escors et preux à ladicte lecture. Car en icelle bien aultre goust trouverez et doctrine plus absconce, que vous revelera de tresaultz sacremens et mysteres horrificques, tant en ce que concerne nostre religion que aussi l'estat politicq et vie oeconomicque.

Croiez vous en vostre foy qu'oncques Homere, escrivent l'Iliade et Odyssée, pensast es allegories lesquelles de luy ont beluté Plutarche, Heraclides Ponticq, Eustatie et Phornute, et ce que d'iceulx Politian a desrobé? Si le croiez, vous n'aprochez ne de pieds ny de mains à mon opinion, qui decrete icelles aussi peu avoir esté songéez d'Homere que d'Ovide en ses Metamorphoses les sacremens de l'Evangile, lesquelz un Frere Lubin, vray croquelardon, s'est efforcé demonstrer, si d'adventure il rencontroit gens aussi folz que luy, et (come dict le proverbe) couvercle digne du chaudron.

Si ne le croiez, quelle cause est, pourquoy autant n'en ferez de ces joyeuses et nouvelles chronicques, combien que, les dictant, n'y pensasse en plus que vous, qui par adventure beviez comme moy? Car, à la composition de ce livre seigneurial, je ne perdiz ny emploiay oncques plus, ny aultre temps que celluy qui estoit estably à prendre ma refection corporelle, sçavoir est, beuvant et mangeant. Aussi est ce la juste heure d'escrire ces haultes matieres et sciences profundes, comme bien faire sçavoit Homere, paragon de tous philologes, et Ennie, pere des poetes latins, ainsi que tesmoigne Horate, quoy q'un malautru ait dict que ses carmes sentoyent plus le vin que l'huile [2].

Le fait est connu: parce que le deuxième paragraphe de cet extrait conteste le caractère intentionnel des allégories belutées chez Homère et Ovide, on s'est cru autorisé à comprendre la suite du passage de la manière suivante, au mépris de toute évidence philologique: Si vous ne le croyez pas [qu'Homère et Ovide aient songé à ces allégories], pourquoi ne penserez-vous pas de même de ces joyeuses et nouvelles chroniques, puisque, en les dictant, je n'y pensais pas plus que vous qui, par aventure, buviez comme moi? [3] Or, comme l'a magistralement démontré Edwin Duval [4], cette lecture est tout simplement fautive, étant donné qu'elle assigne à combien que, toujours concessif au seizième siècle, une impossible valeur causale. Et sitôt qu'on rétablit le véritable sens de combien que, on se voit contraint de corriger une seconde erreur, celle qui consiste à voir dans Si ne le croiez l'antécédent de autant n'en ferez. Car, à moins d'admettre un pur non-sens au sein même de la phrase [5], ce dernier syntagme ne peut désormais renvoyer qu'à l'action du chien-philosophe, de sorte qu'une seule lecture littérale possible finit par s'imposer: [Même] si vous ne le croyez pas [qu'Homère et Ovide aient songé à ces allégories], pourquoi ne ferez-vous pas la même chose [que le chien-philosophe] avec ces joyeuses et nouvelles chroniques, bien que, en les dictant, je n'y pensasse pas plus que vous qui, par aventure, buviez comme moi?

Fort de cette certitude philologiquement établie, Duval a clairement montré comment cette partie du prologue, loin de contester l'existence d'une doctrine plus absconce chez Homère ou dans Gargantua, centre au contraire le débat sur la figure de l'auteur, dont elle interroge les intentions et la méthode de travail [6]. A aucun moment le texte ne revient sur ses allégations pour mettre en doute la présence, en son sein, d'une substantificque mouelle, d'un précieux sens caché réservé aux lecteurs perspicaces. En revanche, une autre question, tout aussi cruciale, se pose ici avec insistance: celle du degré d'intentionnalité d'Alcofrybas dans la mise en place de ce trésor. Comme par glissement métonymique, le texte nous entraîne ainsi vers son auteur fictif, nous installant du coup à la table même où celui-ci escrit beuvant et boit escrivant. Bref, un tel mouvement de captatio lectoris substitue à la problématique de l'allégorie celle, plus subtile, de l'allégorèse, et nous détourne subrepticement de nos préoccupations herméneutiques afin d'attirer notre attention sur la genèse de l'oeuvre à venir.

S'il a incontestablement le mérite de mettre en lumière cette structure labile mais nullement antinomique, Duval ne semble pourtant pas en rendre compte de manière exhaustive. Selon lui, Alcofrybas ne recourrait en effet à l'exemplum horatien du vinosus Homerus [7] que pour prévenir toute objection à l'encontre du sérieux d'un ouvrage composé par un auteur frivole et disciple de Bacchus. L'argumentation déployée ici pourrait en somme se résumer en ces termes: Tu objectes, lecteur, qu'un auteur frivole ne peut produire une oeuvre sérieuse? Mais pourtant, tu conviendras sans peine que les poèmes d'Homère, écrits sans effort et sous inspiration bachique, renferment de précieuses vérités. Pourquoi donc mon livre, composé dans des conditions identiques, n'en contiendrait-il pas lui aussi? En conséquence, tolle et lege!

Mais plusieurs objections s'imposent, qui compromettent aussitôt la validité de cette séduisante hypothèse. Pourquoi Alcofrybas-Rabelais, s'il craint tellement d'être pris à la légère, lance-t-il, dès l'amorce du prologue, l'apostrophe bachico-carnavalesque que l'on sait: Beuveurs tresillustres, et vous, Verolés tresprecieux... [8]? Et cette image d'auteur frivole, cette image qui s'expose si manifestement à la critique, où prend-elle forme si ce n'est dans le prologue lui-même, et plus précisément à la suite de cette mention d'Homère supposée la défendre?

De toute évidence, si Rabelais avait eu à l'esprit les intentions belutées par Duval, il n'aurait pas manqué de placer au seuil de son oeuvre un prologue épuré de toute dimension comique. Or, n'en déplaise à certains, c'est exactement le contraire qui se produit; et le passage qui nous occupe, plutôt que de contrer une hypothétique attaque concernant la frivolité de son auteur, s'efforce véritablement de fonder cette dernière.

Peu pertinente face à cet étrange alliage d'un ton volontairement comique et d'un message incontestablement sérieux, l'hypothèse de Duval laisse transparaiître une autre faiblesse: elle ne permet en aucune façon de saisir, dans l'argumentation de Maistre Alcofrybas, le rôle dévolu à Petrus Lavinius (alias Frère Lubin) par opposition à celui des exégètes homériques.

Car que reproche-t-on, au juste, à ce pauvre croquelardon? D'avoir, en christianisant les Métamorphoses d'Ovide, découvert dans un texte des vérités auxquelles l'auteur ne pouvait nullement songer? Certainement pas. Les commentateurs d'Homère ont agi de même sans pour autant s'attirer les foudres d'Alcofrybas. C'est par conséquent sur un autre plan que réside la différence entre un pseudo-Plutarque et un Petrus Lavinius. Serait-ce alors, comme le prétend Michael Screech [9], que le texte distingue les lectures allégoriques légitimes de celles qui ne le sont point? Si tel est le cas, on doit admettre que cette partie du prologue problématise bel et bien l'allégorie, ce qui, nous l'avons vu, paraît difficilement soutenable.

Confronté à cette apparente impasse, Duval s'est efforcé de minimiser l'importance de l'allusion à Petrus Lavinius et de n'y voir qu'une digression d'intérêt secondaire:

As for the famous reference to Frere Lubin, it is no more than a subordinate clause which serves to identify a set of allegories that would have been particularly inconceivable to Ovid. Far from crowning an argument whose purpose is to ridicule the serious reader of Gargantua, it is no more than a parenthetical qualifier entirely extraneous to an argument whose purpose is to establish what Homer actually intended in writing his poems [10].

La pirouette est d'autant plus belle qu'elle s'avère inutile: la référence à Frère Lubin, loin de contredire la thèse générale de Duval, vient au contraire la renforcer de manière inattendue. Ce qui distingue profondément Petrus Lavinius des glossateurs de l'Iliade et de l'Odyssée, c'est sa ridicule tentative de rattacher Ovide à la tradition biblique en supposant que le poète latin ait pu avoir connaissance de l'Ancien Testament:

[...] que (aut etiam ipsi libri mosaici) ad eruditissimi ingeniosissimique poete ovidii notitiam pervenire potuerunt [11].

Le tort de Frère Lubin ne consiste donc pas à réinterpréter les mythes païens à la lumière de la tradition chrétienne [12], mais uniquement à vouloir faire d'Ovide un auteur conscient du message biblique éventuellement présent, en puissance, dans les Métamorphoses.

Au delà de ce risible commentateur, la critique vise plus généralement tous les lecteurs qui, afin de légitimer leurs interprétations personnelles, n'hésitent pas à engager la responsabilité des auteurs. Une telle attaque, bien qu'indirecte, s'avère doublement utile sur le plan stratégique. D'un côté, elle protège l'écrivain contre les exégètes malintentionnés et les censeurs de tous bords qui triturent les textes à plaisir afin de mieux les condamner par la suite. De l'autre, et le tour est ici digne de Panurge, elle fait endosser au lecteur (hostile ou allié) la responsabilité des thèses évangéliques véhiculées par le Gargantua. Qu'il soit ami ou ennemi, herméneute respectueux ou excessif, chacun doit assumer sa propre lecture sans espérer en aucune façon obtenir l'aval de l'auteur.

Dans le cas précis du prologue, ce principe à valeur universelle se voit habilement consolidé par une circonstance des plus particulières: la frivolité avinée d'Alcofrybas. Car on perçoit maintenant clairement le sens de la référence au vineux Homère: plus encore que l'écrivain sobre et réfléchi, l'auteur travaillant la plume dans une main et le godet dans l'autre n'a jamais pleinement conscience de ses paroles et ne peut donc tout simplement pas être tenu pour responsable du contenu, même subversif, de ses ouvrages.

L'abstracteur de quintessence qui, à n'en pas douter, connaît ses Brocardia juris sur le bout des doigts, fonde ici implicitement son argumentation sur le fameux adage juridique déjà mis à profit dans le prologue de Pantagruel: Agentes et consentientes pari poena puniuntur. Comme l'a en effet prouvé Gérard Defaux [13], ce brocard réservant une peine identique aux coupables et aux complices est subtilement interprété par Rabelais à la lumière d'autres articles de droit excluant toute complicité en cas d'ignorance (inconscience) du délit. Qui n'a pas conscience n'est donc pas complice et qui n'est pas complice n'encourt aucune peine. Ou dans le style elliptique de Maistre Alcofrybas: agentes et consentientes, c'est à dire qui n'a conscience n'a rien. [14]

Au seuil de Pantagruel, la formule profitait essentiellement au lecteur complice qui, feignant d'être dupe même des bourdes les plus manifestes, pouvait dès lors jouir de la fiction en toute impunité. Selon un subtil mouvement d'inversion, c'est à présent l'auteur (on voudrait dire l'acteur, l'agens) qui tire pleinement profit de l'argutie juridique: l'écrivain non conscient de la doctrine absconce présente dans son ouvrage ne saurait en aucun cas être poursuivi, même si celle-ci paraît condamnable à certains. Puisque l'inconscience garantit l'innocence, Alcofrybas a désormais beau jeu d'étancher sa soif à grands coups de purée septembrale. Grâce au brocard présent en filigrane, il peut ainsi, par un véritable tour de force, contrer par avance d'éventuelles attaques sans jamais décourager le lecteur en quête d'un plus haut sens.

On le voit: d'un prologue l'autre s'opère, de l'auteur au lecteur, un véritable transfert de conscience et de responsabilité. Dans Pantagruel, Maistre Alcofrybas Nasier exprimait sans détour ses désirs (à la mienne volunté, Voulant doncques moy) et assumait pleinement sa fonction de narrateur en recourant à des formules explicites: Mais que diray je, que j'en parle, J'en parle, que je face fin à ce prologue, que j'en mente et je vous racompteray. Son argumentation simple et directe adoptait tout naturellement le mode impératif (Car ne croyez pas) afin de s'assurer l'adhésion d'interlocuteurs nécessairement crédules. Ceux-ci, comme l'a bien vu André Gendre, voyaient leur rôle réduit à celui de personnages-fantoches [15], vrays fideles tout juste bons à apprendre des récits par cueur. Certes, l'auteur se présentait comme leur humble esclave, mais c'était avant tout pour souligner son labeur d'écriture contrastant avec le passetemps auquel pouvaient vacquer entierement des lecteurs nonchalants et dépourvus de tout esprit critique.

Inverse est la tendance au seuil de Gargantua où, on le constate sans peine, la figure de l'auteur responsable s'estompe irrémédiablement. Témoin privilégié la page de titre de la deuxième édition (1535), qui voit le mystérieux abstracteur de quinte essence se substituer à la cristalline anagramme de François Rabelais. Gageons que cet anonymat avait pris naissance dès le frontispice (malheureusement perdu) de la première édition (1534), à moins que, tout comme dans le Pantagruel de la même année, Maistre Alcofrybas Nasier ne se soit alors dépouillé que de son embarrassant patronyme ovidien [16]. Entre le maistre Alcofrybas Nasier de 1532 et l'abstracteur de quinte essence de 1535 prendrait ainsi place, étape intermédiaire d'un effacement progressif, le M. Alcofribas, abstracteur de quinte essence du Gargantua et du Pantagruel de 1534 [17].

Quoi qu'il en soit, le prologue de Gargantua consacre un ton radicalement différent, inconnu dans Pantagruel. Dès le début et durant la plus grande partie de ce nouveau texte prologal, la voix du narrateur ne s'affirme plus avec sa force habituelle mais se dissimule derrière de vagues tournures passives: sont dediez mes escriptz, peser ce que y est deduict, les matieres icy traictées, etc. Selon la même logique de renversement, c'est maintenant l'écriture qui nous est présentée comme un loisir, voire un plaisir de la table, tandis que la lecture apparaît soudain comme une tâche des plus consciencieuses: C'est pourquoy fault ouvrir le livre et soigneusement peser ce que y est deduict. [18] Enfin, l'interrogation tend désormais à supplanter l'injonction, de sorte que le ne croyez pas fait place au croiez vous, laissant à l'interlocuteur la liberté de répondre à sa guise. De passif et crédule qu'il était tout d'abord, voilà ce dernier devenu actif et parfaitement responsable, selon l'évolution inverse de celle suivie par le narrateur [19].

A ces quelques brèves remarques s'ajoutent deux constatations purement factuelles qui, à n'en pas douter, corroborent l'hypothèse d'une déresponsabilisation de l'auteur fictif dans le prologue de Gargantua.

Tout d'abord, il paraît clair que les deux poèmes liminaires, placés l'un en tête de Pantagruel, l'autre au commencement de Gargantua, accentuent de façon très nette le contraste entre les deux prologues, tel que nous l'avons relevé dans les lignes précédentes. Le premier dizain est ainsi adressé par Maistre Hugues Salel à l'Auteur de ce Livre: il s'agit d'une pièce encomiastique d'inspiration horatienne qui, tout en vantant l'agréable utilité de l'ouvrage, célèbre l'entendement d'un auteur voué à une gloire certaine. Un tel poème, on en conviendra, ne peut que renforcer l'image d'un Alcofrybas-Rabelais indéniablement conscient et responsable du message véhiculé par son oeuvre. Quant au dizain liminaire de Gargantua, il s'avère bien sûr d'un caractère totalement différent: l'auteur l'adresse Aux Lecteurs puis se contente d'y souligner la frivolité et l'imperfection de l'ouvrage qu'il introduit. Topos de la captatio benevolentiae, certes, mais aussi et surtout manoeuvre d'une stratégie de déplacement visant à faire endosser au lecteur la responsabilité du texte. On le voit: dans chacune des chroniques, le poème liminaire amorce un mouvement qui se prolonge et se développe pleinement dans le prologue.

La seconde constatation nous ramène au célèbre agentes et consentientes, c'est à dire qui n'a conscience n'a rien du prologue de Pantagruel. Sans raison apparente, ce brocard tronqué, qui clarifie à merveille le prologue de Gargantua, disparaît des éditions de Pantagruel à partir de 1534... Mais loin de constituer une simple variante stylistique, cette amputation du texte original s'avère des plus révélatrices: tout se passe comme si, après la parution de son deuxième roman, Rabelais avait tenté de faire disparaître la clef de l'énigme inscrite au coeur même de son nouveau prologue. Ou alors, et l'hypothèse séduit encore davantage, l'auteur s'est efforcé, par un apparent geste d'effacement, de révéler au lecteur soigneux la solution du mystère, tant il est vrai que ce qu'on voile attire parfois l'oeil et la pensée. En tous les cas, ce retranchement infligé au Pantagruel ne prend un sens qu'à la lumière du prologue de Gargantua, qu'il éclaire à son tour d'un jour nouveau.

A présent que ce déroutant prologue se révèle un peu moins obscur, il nous reste à apporter une précision d'importance concernant la lecture que nous en proposons.

Il est évident que nous ne sommes nullement dupes de la stratégie déployée ici par Rabelais. Qui ne voit, en effet, le sophisme criant que constitue, de la part d'Alcofrybas, l'affirmation consciente de sa propre inconscience? A moins que, disculpant le sophiste au nom du in vino veritas, on distingue dès lors entre l'inconscience d'Alcofrybas et la conscience de Rabelais. Si tel est le cas, seule la confusion de deux plans (celui de l'auteur fictif et celui de l'auteur réel) rend possible et efficace le piège tendu au lecteur bénévole. Il s'agit là, bien sûr, d'un jeu sophistique à caractère essentiellement comique: mais il n'en reste pas moins qu'à la suite de la condamnation de Pantagruel par la Sorbonne et surtout des persécutions à l'encontre des Evangélistes dès 1533 [20], toute tranchée, même peu profonde, doit être mise à profit pour protéger un texte aussi idéologiquement marqué que le Gargantua. Bref, on s'en rend bien compte: ce que la critique a longtemps considéré comme un brouillage du sens littéral ne relève selon nous que du jeu subtil et longtemps incompris auquel Rabelais se livre avec son masque comique. Ce n'est donc pas dans la lettre, mais bien dans l'instance narrative, simultanément lucide et irresponsable, que réside l'ambiguïté du prologue.

Enfin, il va sans dire que notre analyse s'applique uniquement au prologue de Gargantua et non à l'ensemble de la chronique. Or, le sens précis et spécifique que nous assignons à ces premières pages, loin de geler la parole rabelaisienne, ouvre justement la voie à quantité d'interprétations divergentes, aussi nombreuses que l'ouvrage compte de lecteurs. Rabelais nous le fait désormais clairement savoir: l'herméneute de Gargantua demeure seul responsable du sens qu'il décèle dans le texte et, en définitive, aucune lecture ne peut s'imposer en invoquant avec certitude l'intention de l'auteur.

On le voit: le commentateur se heurte ici à une stratégie défensive si bien conçue qu'elle désamorce par avance toute prétention totalisante des lectures qui la démasquent. Par respect pour cette logique intrinsèque au prologue, on restera beau joueur et, en l'absence de certitude absolue, on saura se contenter d'un haut degré de probabilité.

Notes

1. Voir entre autres: Leo Spitzer, Rabelais et les 'Rabelaisants', Studi Francesi, 12 (1960), pp. 401-423; et Ancora sul prologo al primo libro del Gargantua di Rabelais, Studi Francesi, 27 (1965), pp. 423-434. Floyd Gray, Ambiguity and Point of View in the Prologue to Gargantua, Romanic Review, 56 (1965), pp. 12-21. François Rigolot, Les Langages de Rabelais, Genève, Droz, 1972, pp. 15-20. Terence Cave, The Cornucopian Text: Problems of Writing in the French Renaissance, Oxford, Clarendon, 1979, pp. 99-100.

2. François Rabelais, Gargantua, édité par M.A. Screech d'après l'editio princeps, Genève-Paris, Droz-Minard, 1970, pp. 14-17. C'est à cette édition que nous renvoyons désormais.

3. Nous soulignons les endroits où cette lecture s'avère erronée.

4. Dans un article éclairant: Interpretation and the 'Doctrine absconce' of Rabelais's Prologue to Gargantua, Etudes Rabelaisiennes, t. XVIII (1985), pp. 1-17.

5. Comme l'a très justement noté Gérard Defaux (D'un problème l'autre: herméneutique de l'altior sensus et captatio lectoris dans le prologue de Gangantua, R.H.L.F., 1985, 2, pp. 195-216): On serait en effet contraint de traduire la phrase en question de la façon suivante: 'Si vous ne croyez pas qu'Homère, composant ses poèmes, ait jamais songé aux allégories que ses exégètes lui ont pourtant attribuées, quelle raison pourrait bien être la vôtre de ne pas adopter la même attitude à mon égard et à celui de mes livres, bien que moi, leur auteur – qui sais de quoi je parle –, je vous dise qu'au moment où je les dictais, je ne pensais certes pas plus que vous aux allégories que vous n'allez cependant pas manquer d'y découvrir'. Il est clair que cette façon de comprendre voue la concessive à l'inutilité (note 22, pp. 203-204).

6. Cf. article cité, p. 6: Alcofrybas's primary purpose cannot be to contradict his previous claim, or to call into question the validity of allegorical readings, or even to ridicule the Ovide moralisé tradition. It is simply to introduce the main issues raised by the skeptical reader – those of authorial intention and method of composition.

7. Cf. Horace, Epîtres, I, 19, v. 6.

8. Gargantua, p. 9.

9. Dans son édition de Gargantua (citée supra), p. 15, note 89.

10. Cf. article cité, p. 8.

11. P. Ovidii Nasonis metamorphoseos libri moralizati [...] par reverendum patrem magistrum Petrum Lavinium..., Lyon, Stephane Gueynard, 1510, ff. A5v-A6. Extrait cité par Jerome Schwartz, Irony and Ideology in Rabelais, Cambridge University Press, 1990, p. 46.

12. Il apparaît de plus en plus aujourd'hui que les humanistes de la première moitié du XVIe siècle ne concevaient pas la lecture des mythes païens autrement que suivie d'une interprétation allégorique visant à leur donner un sens précis dans une perspective chrétienne. Pour Erasme, Budé ou Marguerite de Navarre, seul un tel dépassement du sens littéral pouvait justifier l'intérêt porté à ces fabulae en apparence puériles et dérisoires. Sur ce point, consulter l'article déjà cité de E. Duval.

13. Dans un article érudit auquel nous renvoyons pour plus de détails: Plaidoyer pour l'histoire: Rabelais, les Brocardia juris, Démosthènes et l'Antiquaille, R.H.L.F., 77 (1977), pp. 723-748.

14. Cf. l'édition critique des Oeuvres de François Rabelais par Abel Lefranc, t. III, Pantagruel, Paris, Champion, 1922, p. 9. Sauf indication contraire, nous ne considérons que le texte de l'editio princeps (A: 1532).

15. Selon l'expression de A. Gendre, Le Prologue de Pantagruel, le Prologue de Gargantua: examen comparatif, R.H.L.F., 1974, p. 7.

16. En effet, si l'on rapproche (comme il est tentant de le faire) Nasier de Naso, on s'explique soudain la disparition de ce patronyme: en s'arrachant à la lignée du sérieux Ovide, Alcofrybas peut désormais s'identifier plus librement au vineux Homère.

17. En ce qui concerne la date de l'editio princeps de Gargantua, nous faisons nôtres les conclusions définitives de G. Defaux, selon lequel l'ouvrage a été composé en 1533 et publié probablement au début 1534, en tous les cas avant la célèbre affaire des placards (octobre 1534). Il semble également acquis que cette première édition de Gargantua, au style non encore archaïsé, est de composition antérieure au Pantagruel de 1534 qui, comme plus tard la deuxième édition de Gargantua, se caractérise précisément par de nombreuses variantes archaïsantes. La disparition du Nasier dans la page de titre de Pantagruel (1534) serait ainsi postérieure et, pourquoi pas, consécutive à la parution de Gargantua. Pour plus de détails, voir G. Defaux, Les dates de composition et de publication du Gargantua, E.R., 11 (1974), pp. 137-142.

18. Gargantua, p. 12. C'est nous qui soulignons.

19. On objectera sans doute que ce prologue contient encore certaines phrases exclamatives, surtout dans ses derniers paragraphes, comme par exemple: L'odeur du vin, ô combien plus est friant, riant, priant, plus celeste et delicieux que d'huile! (p. 17). Il convient cependant de bien distinguer les exclamations sérieuses visant à convaincre le lecteur, d'une part, les braillements avinés d'un narrateur éméché, de l'autre. Alors que les premières tendent à disparaître dans le prologue de Gargantua, les seconds s'y font effectivement plus nombreux. Mais, on le comprendra, leur présence ne vient nullement contredire notre hypothèse: lorsque nous parlons d’effacement du narrateur, nous nous référons en effet au narrateur conscient et assumant son propre discours. Ajoutons que ces remarques ne valent que pour le prologue: dans le reste de Gargantua, Alcofrybas, désormais libre et inattaquable comme un bouffon de cour, manifeste plus que jamais sa présence au sein du texte.

20. Rappelons en effet que, bien avant l'affaire des placards d'octobre 1534, les Evangélistes font l'objet d'une répression sévère ordonnée par le Roi dès le mois de décembre 1533. C'est en réponse au discours provocateur du recteur Cop devant l'Université (nov. 1533) que la Sorbonne use de son influence afin que des mesures énergiques soient prises à l'encontre des hérétiques.

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