Frédéric Tinguely.
Etudes Rabelaisiennes, Tome XLII, pp.57-73

L'alter sensus des turqueries de Panurge

Pour Jacques Berchtold, nouvellement reçu chez les Turcs

L'entrée en scène de Panurge dans le roman rabelaisien est l'occasion d'une double démonstration de virtuosité langagière. La glossolalie du chapitre 9 de Pantagruel fait tout d'abord miroiter, dans son opacité même, les charmes d'un signifiant largement autonome, d'une matière sonore malléable en mille tours de babil qui induisent tout ensemble une perte et une quête du sens. Après le triomphe de Pantagruel face au charabia des Seigneurs Baisecul et Humevesne, Panurge reprend la parole pour en déployer aussitôt d'autres attraits et d'autres pouvoirs: en racontant par le menu comment il eschappa de la main des Turcqs (ch. 14 dans l'édition de 1542 [1]), il fait désormais parade de son habileté narrative et descriptive, laquelle lui permet de donner à voir et à vivre les événements les plus invraisemblables. Des effets de suspense aux techniques de l'hypotypose, tout est alors mis en oeuvre pour que le récit marque profondément les esprits et, du même coup, illustre comme en abyme la puissance évocatrice du roman considéré dans sa totalité [2].

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici les grandes lignes de ces rocambolesques aventures orientales. À la suite de la désastreuse expédition de Mytilène [3], Panurge est capturé par des Turcs cannibales qui le mettent en broche tout lardé, comme un connil, si bien qu'il ne lui reste plus qu'à faire sa prière. Grâce au vouloir divin, ou bien de quelque bon Mercure, il peut toutefois profiter du sommeil de son rôtisseur pour provoquer un incendie qui ravage bientôt la maison dans laquelle il est détenu. De rage, le Baschatz propriétaire des lieux embroche le rôtisseur négligent et, dans son désespoir, paie le captif en partie grillé pour qu'il daigne lui donner la mort. Une fois dans la rue, Panurge est secouru par une foule compatissante avant d'avoir à se débarrasser d'un petit Turq bossu par devant qui lui croque ses lardons et d'une courtisane trop soucieuse de revigorer son membre roussi. Libéré de ces fâcheux, il accède a un tertre d'où il contemple, comme la femme de Loth, la ville désormais en proie aux flammes. Il pense se conchier de joie à ce spectacle, lorsqu'il se trouve soudain assailli par des centaines de chiens qui fuient l'incendie et sont attirés par l'odeur de sa paillarde chair demy rostie. Panurge serait mis en lambeaux s'il ne parvenait à faire astucieusement diversion en jetant çà et là ses derniers lardons: on le voyait écharpé et le voilà qui s'échappe!

Cette histoire riche en rebondissements et en détails croustillants a décidément tout pour retenir l'attention. L'image fantasmatique du Turc rôtisseur de chrétiens, en particulier, n'est pas de celles qui laissent indifférent et l'on ne s'étonne nullement d'en trouver trace, un demi-siècle plus tard, dans l'Histoire d'un voyage faict en la terre du Bresil de Jean de Léry [4] ou Les Sérées de Guillaume Bouchet [5]. Ce qui surprend, en revanche, c'est le peu d'intérêt que la critique manifeste généralement pour ce chapitre, comme si la fluidité et la limpidité du récit rendaient soudain tout commentaire superflu, comme s'il n'était plus necessaire d'interpréter les propos de Panurge dès lors que leur sens littéral s'avère parfaitement compréhensible...

Je ne connais guère que deux lectures qui tentent vraiment de rendre à cet episode une partie de sa richesse et de son épaisseur. Qu'il me soit permis d'en rappeler ici les principaux acquis avant d'apporter à mon tour un nouvel éclairage sur les questions en réalité très complexes soulevées par ces péripéties levantines.

Selon Gérard Defaux, ce sont les liens étroits unissant Panurge et Ulysse qui permettent de saisir la signification globale du récit de Turquie [6]. Après nous avoir proposé au chapitre 9 une première rencontre d'inspiration en grande partie homérique, Rabelais place dans la bouche de son maître-hâbleur un séduisant tissu de mensonges dont le lecteur humaniste reconnaît sans peine la dimension odysséenne. Par-delà le souvenir du sac de Troie sans doute présent en filigrane dans l'incendie de cette ville orientale, le roman reproduit ici une séquence épique bien connue qui fait succéder à la rencontre d'un étranger démuni le récit des aventures extraordinaires de ce dernier. Ulysse naufragé éveillait la compassion de Nausicaa (chant 6) avant de relater son long périple au festin d'Alcinoos (chants 7 à 12); déguisé en mendiant, il était plus tard accueilli par le porcher Eumée auquel il racontait des prouesses imaginaires (chant 14); voilà maintenant que le pitoyable Panurge gagne l'amitié de Pantagruel et profite d'un vin d'honneur pour narrer ses incroyables exploits. Or la reprise de ce schéma homérique rend le récit panurgien doublement sujet à caution: à la lumière des Adages d'Erasme et d'une tradition remontant à la République de Platon (X, 614c), sa qualité d'Apologus Alcinoi semble en effet le reléguer définitivement parmi les deridiculas fabulas et les portentuosa mendacia [7]; en tant que réactualisation des fictions forgées à l'intention d'Eumée, il n'en paraît que plus profondément marqué au sceau de la tromperie, du mensonge dont Ulysse qui se dit alors crétois est bien sûr l'incarnation paradigmatique [8]. Mais si la féconde approche intertextuelle de Gérard Defaux a le mérite de problématiser le statut du récit de Panurge, elle ne rend guère compte de son contenu diégétique, en particulier de la présence de ces Turcs dont on finit par croire qu'ils pourraient tout aussi bien être des Patagons, des Hyperboréens ou des Pygmées...

Dans une étude des plus stimulantes, Timothy Hampton prend quant à lui le parti d'analyser la représentation de l'altérité orientale inscrite au coeur de cet épisode [9]. Il rappelle à juste titre que le Pantagruel (1532) est contemporain d'une intense réflexion sur le bien-fondé de la guerre contre les Turcs. En particulier, Erasme vient de publier à Bâle, chez Froben, une longue lettre adressée à Johannes Rinck et intitulée Utilissima consultatio de bello Turcis inferendo (1530) [10]. Il y réaffirme et développe la position qui a au fond toujours été la sienne: selon lui, l'agression musulmane ne légitime en aucun cas une croisade, mais uniquement une guerre défensive dont la réussite dépend avant tout de la supériorité morale des chrétiens, laquelle est pour lors bien loin d'être acquise. En somme, le Turc figure chez Erasme à la fois le barbare à combattre et l'étalon auquel se mesurent les tares de la chrétienté. Timothy Hampton pense que cette ambivalence se retrouve dans le texte rabelaisien, profondément partagé entre une violente rhétorique xénophobe et un idéal évangélique que Panurge ne respecte pas, ne peut d'ailleurs même plus respecter à partir du moment où de véritables chiens se substituent aux Turcs canins (ces traistres chiens, p. 264) [11]. Comme celle d'Erasme, la représentation de l'altérité musulmane proposée par Rabelais témoignerait en fin de compte des limites du discours humaniste dès lors qu'il se trouve aux prises avec la différence.

Dans le prolongement de cette belle lecture, j'aimerais à présent montrer comment le détour effectivement nécessaire par l'oeuvre d'Erasme permet non seulement de mieux situer le texte rabelaisien sur un plan idéologique, mais aussi et surtout d'y révéler une épaisseur sémantique jusqu'ici insoupçonnée, une ambivalence à mon sens plus fondamentale encore que celles liées à la valeur de vérité (Defaux) ou à la dimension axiologique (Hampton) de cette histoire orientale.

Panurge et la dernière croisade

À l'évidence, le récit de ces tribulations associées à la déconfiture de Mytilène peut être lu comme une mise en garde contre toute nouvelle tentation de croisade. Edwin Duval a bien montré, en comparant notamment les prières de Panurge embroché (p. 264) et de Pantagruel paré au combat (ch. 29, pp. 317-318), que cette expédition contre les Turcs, complètement illégitime dans une perspective érasmienne, s'oppose en tous points à la guerre défensive qui sera menée bientôt contre les Dipsodes [12].

Dans la même logique, une lecture rapprochée du De Bello Turcico permet de mieux comprendre certains détails souvent négligés du texte de Rabelais. La lettre d'Erasme insiste par exemple sur la manière scandaleuse dont la papauté, à travers la vente des indulgences, tire un énorme profit financier des appels à la guerre sainte, ne laissant pour toute solde au simple soldat que la liberté du pillage (praedendi licentia [13]. Or cette dimension pécuniaire qui fait peser les pires soupçons sur les véritables objectifs de la croisade se trouve doublement inscrite dans le Pantagruel. Tout d'abord, Panurge prétend s'être enrichi en Turquie de six cens seraphz [14] et de quelques dyamans et rubiz en perfection pour avoir transpercé d'un coup de broche son Baschatz suicidaire, affirmation qui éveille de sérieux doutes chez son interlocuteur:

– Et où sont ilz (dist Epistemon)? (p. 265)

De même, au chapitre 17, Panurge explique au narrateur sa technique ingénieuse pour gagner les pardons puis lui révèle avoir fait ses chous gras de la croysade en détournant plus de six mille fleurins. La réaction d'Alcofrybas ne se fait pas attendre:

Et où diable sont ilz allez? dis je, car tu n'en as une maille. (p. 278)

La récurrence du satanique chiffre six et la question posée de manière quasi identique par Epistémon et Alcofrybas soulignent à n'en pas douter la solidarité fonctionnelle de ces deux affaires de gros sous. Qu'il s'agisse de détournement de fonds ou de butin ravi à l'ennemi, la croisade est ici dénoncée en tant qu'elle relève d'une logique simoniaque, d'une réification du spirituel en espèces sonnantes et trébuchantes [15].

Or les fanatiques partisans de cette guerre viciée sont précisément ceux qui, selon Erasme, s'obstinent à considérer les Turcs comme des chiens. À chaque fois, l'humaniste prend bien soin de marquer la distance qui le sépare de sentiments si peu dignes d'un vrai chrétien:

Quum imperita multitudo Turcarum nomen audit, protinus concipit animo graves iras, et ad caedem inflammatur, canes et christiani nominis hostes illos vociferans; non reputans illos primum esse homines, deinde semichristianos...

[Quand la foule ignorante entend prononcer le nom de Turcs, elle conçoit aussitôt en son coeur une intense colère, s'enflamme à l'idée de massacre, les injuriant et les traitant de chiens et d'ennemis des chrétiens, en ne songeant pas que ce sont d'abord des hommes et ensuite des demi-chrétiens...] [16]

Ou encore:

At christianorum vulgus perperam existimat, cuivis licere Turcam non aliter occidere quam canem rabidum, non ob aliud nisi quia Turca est.

[Or les chrétiens, d'une manière générale, estiment à tort que n'importe qui a le droit de tuer un Turc comme s'il s'agissait d'un chien enragé pour la seule raison qu'il est Turc.] [17]

Assimiler les Turcs à des chiens, c'est en somme faire preuve de la barbarie et de la bestialité que l'on prétend vouloir tuer en eux. Lorsque le croisé Panurge les qualifie de traistres chiens dans sa prière même, lorsqu'il tue le Bachatz pour six cents séraphs puis se réjouit que le feu dévore la ville turque dont les habitants l'ont pourtant pris en pitié, il apparaît un peu comme l'incarnation caricaturale des attitudes stigmatisées par Erasme. Un tel comportement offense Dieu, qui le punit aussitôt en le prenant au mot, en lui rendant la monnaie de sa pièce (avec les intérêts) sous la forme de plus de six, voire plus de treze cens et unze chiens (p. 267). À mon sens, cette métamorphose des Turcs en véritables bêtes a moins pour effet d'interdire un comportement charitable que d'en sanctionner la scandaleuse absence chez un soldat se réclamant du Christ. En d'autres termes, Rabelais n'assume pas plus qu'Erasme l'animalisation du Turc: il en attribue toute la responsabilité à son personnage et lui en fait chèrement payer le prix [18]. Bien avant que Picrochole et ses mauvais conseillers ne voient se retourner contre eux leurs bilieux fantasmes de conquête mondiale et de croisade contre ces chiens Turcs et Mahumetistes (G., 33, p. 94), les péripéties de Panurge en terre levantine dispensent une première leçon implicite qui pourrait se résumer ainsi: Traitez les Turcs de chiens et vous serez les premiers mordus!

Un certain nombre d'éléments semblent toutefois résister à cette lecture en parfait accord avec la pensée érasmienne. S'il s'agit simplement de rendre caduc l'idéal de croisade, d'appeler à une attitude plus chrétienne envers des Infidèles qui sont d'abord des êtres humains, on peut à bon droit se demander pourquoi le Turc est malgré tout représenté par Rabelais comme un rôtisseur cannibale, pourquoi il se donne à tous les diables (p. 265), pourquoi surtout il mérite d'être embroché, battu ou de voir finalement sa ville réduite en cendres comme Sodome et Gomorre [19]. Lire les aventures orientales de Panurge uniquement comme une dénonciation de l'esprit de croisade ne permet pas de répondre à ces questions. À moins de se contenter d'une interprétation partielle, sélective, il importe par conséquent de prendre également en considération la dimension négative du Turc telle qu'elle se donne à lire dans ce chapitre. Bien qu'on ne puisse exclure la possibilité d'une certaine tension axiologique au sein de l'imago Turci brossée par Rabelais [20], il me paraît un peu rapide de s'en tenir ici au constat d'une incohérence irréductible dans la représentation humaniste de l'altérité musulmane. À bien y réfléchir, on s'aperçoit en effet que le texte nous indique à maintes reprises – et dans un esprit parfaitement érasmien – une issue inattendue et tout à fait stimulante à ce qui pouvait sembler dans un premier temps une impasse herméneutique.

Altérités croisées

L'empreinte érasmienne de ce chapitre 14 n'est pas uniquement perceptible dans la condamnation sévère de la guerre sainte, des pulsions qui la motivent et de la rhétorique qui la fonde: elle se lit aussi, mais de façon peut-être moins évidente, dans la mise en place d'une structure spéculaire ainsi que d'une stratégie de renversement visant à réorienter la dynamique générée par l'esprit de croisade.

Chez Erasme, ce phénomène complexe repose d'abord sur un double franchissement de la traditionnelle barrière ontologique séparant l'Orient et l'Occident. D'un coté, le Turc cesse parfois d'incarner l'altérité la plus radicale pour apparaître non seulement comme un être humain à part entière, mais aussi comme un chrétien partiel ou du moins potentiel; de l'autre, le chrétien qui ne respecte pas les préceptes évangéliques est métaphoriquement assimilé à un Turc selon une logique de démystification, de disqualification des signes extérieurs d'appartenance religieuse. Ainsi, dans le De Bello Turcico, les inquiétantes victoires de l'infidèle s'expliquent en partie par l'esprit peu chrétien qui prévaut chez les prétendus soldats du Christ:

Frequenter arma mota sunt in Turcas, sed hactenus parum successit nobis, sive quoniam non abiecimus ea, quibus offensus Deus sic immittit Turcas in nos, quemadmodum olim Aegyptiis immisit ranas, cyniphes, et locustas, sive quia victoriae spem in nostris viribus collocavimus, sive quia non Christi negocium egimus, sed adversus Turcas animo Turcico pugnavimus.

[Les armes ont fréquemment été brandies contre les Turcs, mais jusqu'ici elles ne nous ont guère été favorables, peut-être bien parce que nous n'avons pas renoncé à des pratiques qui ont offensé Dieu, et qu'il envoie les Turcs contre nous comme jadis il envoya contre les Egyptiens les grenouilles, les moustiques et les sauterelles. Soit parce que nous avons placé l'espoir de la victoire dans nos propres forces, soit parce que nous n'avons pas entrepris l'affaire en Chrétiens, mais combattu contre les Turcs avec un coeur turc.] [21]

En vertu de la primauté invariablement accordée à l'intériorité dans la pensée érasmienne, il n'y a qu'un pas entre posséder un coeur turc et se voir presque définitivement relégué au rang des sujets de Soliman:

Nostris vitiis illi debent suas victorias, pugnavimus adversus illos, sed ut res ipsa clamitat, irato Deo nostro. Iisdem enim studiis arma movemus in Turcas, quibus illi ditiones alienas occupant. Trahimur regnandi libidine, inhiamus opibus, et ut dicam in summa, Turcae pugnamus cum Turcis.

[C'est à nos vices qu'ils doivent leurs victoires. Nous les avons combattus, mais – le fait est criant – en bravant la colère de notre Dieu. En effet les passions avec lesquelles nous portons les armes contre les Turcs sont les mêmes que les leurs, quand ils occupent des territoires étrangers. Nous nous laissons entraîner par l'appétit du pouvoir, nous restons haletants devant les richesses, en un mot, nous combattons les Turcs en Turcs.] [22]

S'ils désirent éviter cette relation spéculaire, ce scandaleux nivellement spirituel et cette dangereuse contamination des âmes, les chrétiens ont tout intérêt à opérer un travail sur eux-mêmes, à neutraliser l'altérité de leur propre coeur avant d'aller affronter celle, beaucoup moins redoutable, des janissaires et des spahis. L'urgence n'est donc pas à la croisade lointaine mais au retour sur soi. Il s'agit de ne pas inverser les priorités et de se saisir du bon glaive:

Si nobis succedere cupimus, ut Turcas a nostris cervicibus depellamus, prius teterrimum Turcarum genus ex animis nostris exigamus, avaritiam, ambitionem, dominandi libidinem, nostri fiduciam, impietatem, luxum, voluptatum amorem, fraudulentiam, iram, odium, invidiam, et his gladio Spiritus iugulatis sumamus animum vere christianum, atque si res postulet sub vexillis Christi militemus adversus Turcas homines, et eodem propugnatore vincemus.

[Si nous désirons réussir dans notre entreprise d'arracher notre gorge à l'étreinte turque, il nous faudra, avant de chasser la race exécrable des Turcs, extirper de nos coeurs l'avarice, l'ambition, l'amour de la domination, la bonne conscience, l'esprit de débauche, l'amour de la volupté, la fraude, la colère, la haine, l'envie, et après les avoir jugulés avec le glaive spirituel, adopter un état d'âme véritablement chrétien; alors, si la situation l'exige, nous pourrons combattre sous l'étendard du Christ l'adversaire turc, et le vaincre avec le même champion.] [23]

Le fameux adage Les Silènes d'Alcibiade, qui exercera bientôt l'influence que l'on sait sur le Prologue de Gargantua, exhorte dès 1515 à prendre les armes spirituelles et à combattre les Turcs qui menacent le christianisme de l'intérieur. Mais alors qu'il s'adressera à l'ensemble de la communauté chrétienne dans le De Bellico Turcico, Erasme vise ici de manière plus précise les papes et leurs appels lucratifs à la guerre sainte:

Cupio quam maxime divites esse pontifices, sed evangelico margarito, sed coelestibus opibus [...]. Volo quam munitissimos esse, sed armis apostolicis, nempe scuto fidei, lorica iustitiae, gladio salutis quod est verbum dei. Volo bellacissimos esse, sed adversus veros illos ecclesiae hostes, simoniam, superbiam, libidinem, ambitionem, iracundiam, impietatem. Hi Turcae sunt semper observandi, semper oppugnandi Christianis.

J'ai le plus grand désir que les Pontifes soient riches, mais d'un trésor évangelique, mais de richesses célestes [...]. Je veux bien qu'ils soient abondamment équipés, mais d'armes apostoliques, c'est-à-dire du bouclier de la foi, de la cuirasse de justice, de l'épée du salut qui est la parole de Dieu. Je veux bien qu'ils soient très belliqueux, mais contre ces véritables ennemis de l'Eglise: la simonie, la superbe, la débauche, l'ambition, la colère, l'impiété. Ce sont là les Turcs qu'il faut toujours surveiller, qu'il faut toujours attaquer quand on est chrétien.] [24]

De manière récurrente, Erasme s'efforce ainsi de combattre l'esprit de croisade en spiritualisant les pulsions agressives qui l'accompagnent et en les retournant contre ce qui leur a donné naissance, à savoir les péchés des chrétiens et tout particulièrement des mauvais papes. Ce renversement est clairement favorisé par l'utilisation métaphorique et tout à fait centrale du terme Turc, qui amorce le revirement du discours de la croisade en substituant à l'altérité musulmane celle des chrétiens étrangers à leur propre religion.

Si l'on revient maintenant au chapitre 14 de Pantagruel, on constate sans peine qu'il s'inscrit dans le prolongement de l'ingénieuse stratégie érasmienne. Une lecture rapprochée doublée d'une mise en perspective essentiellement intratextuelle permet en effet de dégager un important réseau de motifs suggérant que les Turcs évoqués par Panurge incarnent aussi les forces les plus réactionnaires de l'Eglise telles que les évangéliques s'emploient alors à les combattre de toutes leurs forces. En somme, Rabelais ne se contente pas de condamner les fantasmes de croisade: il instaure à son tour une relation spéculaire entre ennemis extérieurs et intérieurs, et semble même adresser à ceux-ci une véritable déclaration de guerre. Mais alors que le discours érasmien procédait en deux temps bien marqués – opérant toujours une distinction très nette entre le littéral et le figuré –, la fiction rabelaisienne nous propose une maniere de télescopage où les cibles se confondent et les altérités se croisent. Elle laisse par conséquent au lecteur le soin et la responsabilité de préciser en quoi les Turcs du récit panurgien peuvent également faire figure de chrétiens traditionalistes et intransigeants.

Les Pachas de la Sorbonne

À reconsidérer les moeurs et manieres des Turcs telles que les présente l'épisode, on peut tout d'abord s'étonner du type de supplice réservé à Panurge: si le discours turcophobe de la Renaissance donne souvent corps à des angoisses de bastonnade, de castration ou de décollation, il ne fait en général aucune place à la menace du feu ou de l'anthropophagie. Dans le contexte extrêmement troublé des années 1530, un tel rôtissage évoquerait bien plutôt les méthodes répressives des garants de l'orthodoxie, pratiques auxquelles Rabelais fait déjà allusion lorsqu'il nous montre Pantagruel écourtant son séjour auprès des étudiants de l'Université de Toulouse (ch. 5):

... il n'y demoura gueres, quand il vit qu'ilz faisoyent brusler leurs regens tout vifs comme harans soretz... (pp. 230-231) [25]

Peu avant de narrer ses aventures orientales, Panurge se trouve précisément comparé à un haran soret (p. 263), comme s'il portait encore en lui les stigmates du supplice auquel il a échappé de justesse et qui, désormais, n'apparaît pas sans liens avec les fagots allumés en France. Le récit de sa miraculeuse évasion vient d'ailleurs confirmer cette impression. Après avoir habilement retourné la situation à son avantage, Panurge ne se contente pas d'embrocher le villain Baschatz; il le condamne au sort même que les étudiants toulousains réservent à leurs professeurs hérétiques:

Et vous attise un beau feu au dessoubz et vous flamboys mon milourt comme on faict les harans soretz à la cheminée... (p. 266)

À n'en pas douter, ce double retour du comparant originellement sollicité pour évoquer la répression à l'encontre des évangéliques et des luthériens ouvre la voie à une autre lecture du récit de Panurge: la débâcle de ces Turcs qui voudraient rôtir leurs ennemis et finissent par rôtir tout court est peut-être aussi celle que méritent les adversaires acharnés des idées nouvelles. On sait les menaces que Janotus de Bragmardo adressera à ses collègues de la Faculté de Théologie [26], les propos fulminants que Ponocrates tiendra au sujet des responsables de l'austère Collège de Montaigu [27]. Bien avant ces revanches verbales, les aventures de Panurge chez les Turcs offrent la possibilité d'inverser dans la sphère compensatoire de la fiction l'implacable logique des condamnations au bûcher pour hérésie. Dans le monde fantasmé des persécutions à l'envers, les Goths qui maniaient le gril en sont désormais réduits à invoquer le secours d'un diable nommé Grilgoth (p. 265); quant aux énigmatiques Musaffiz (p. 264) – terme que le Prologue du Quart Livre applique à des moines et que la Briefve déclaration, lui attribuant une improbable origine Turque et Sclavonicque, rend par docteurs, et prophetes –, ils ont toutes les chances d'être à leur tour mis en broche: belle ironie du sort pour ces religieux dont le titre à consonance arabe évoque aussi bien le Mustaffis, connaisseur du Coran et des hadiths, que le participe actif musaffid, qui signifie embrocheur... [28]

À ce faisceau d'indices déjà dense, il faut maintenant ajouter le fait que les Turcs de Rabelais, s'ils sont bien malheureux de ne boire goutte de vin (p. 263), ne respectent guère l'interdit lié au porc et s'avèrent même, à l'instar de leurs diables, singulièrement frians de lardons (p. 265). On pourrait a priori penser que cette attirance inattendue renvoie à la remise en question du jeûne quadragésimal par les évangéliques et les luthériens, ce qui bien entendu menacerait la cohérence de la lecture jusqu'ici proposée. En réalité, un examen attentif du roman rabelaisien révèle un tout autre usage de ce motif alimentaire. Il apparaît par exemple dans la joyeuse évocation de moines bons vivants, tel ce Bernard Lardon en quête de roustisseries roustissantes (Q.L., 11) ou plus encore Frère Jean, que Panurge compare à un docteur subtil en lard (T.L., 23) et qui mènera au combat des preux cuisiniers aux noms bien lardonnés (Q.L., 40). Sans négliger cette dimension festive et carnavalesque, il faut surtout remarquer que ce motif s'associe au verbe croquer pour suggérer de manière beaucoup plus négative l'existence parasitaire de certains ecclésiastiques, en vertu d'une métaphore déterminante pour la compréhension des turqueries de Panurge.

Le substantif croquelardon, qu'il faut sans doute entendre au sens de pique-assiette, apparaît à deux reprises dans le roman rabelaisien: qu'il s'agisse de la reconversion infernale du peu recommandable pape Urbain ou du fameux frère Lubin et de ses interprétations délirantes, ce sont à chaque fois les abus des hommes d'Eglise qui sont visés à travers l'emploi de ce terme [29]. Dans un ajout de 1542, le catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor s'enrichit d'ailleurs d'un titre où la figure-type du mauvais moine est à nouveau mise en relation avec l'art de croquer les lardons: Reverendi patris fratris Lubini provincialis Bavardie, de croquendis lardonibus libri tres (P., 7, p. 237). À la lumière de ces recoupements, la persécution de Panurge lardé se charge immanquablement d'une signification polémique, en particulier lorsqu'il est fait allusion à l'acharnement d'un bien désagréable personnage:

Autre mal ne me firent sinon un villain petit Turq bossu par devant, qui furtivement me crocquoit mes lardons: mais je luy baillys si vert dronos sur les doigts à tout mon javelot qu'il n'y retourna pas deux foys. (p. 266)

Ce petit Turc qui se fait taper sur les doigts n'est pas qu'un parasite et un piètre musulman; c'est aussi un bon catholique et un mauvais chrétien. La difformité physique qui l'afflige permet au demeurant de confirmer et peut-être même d'affiner cette interprétation. Si le Turc en question a l'abdomen bien dodu, c'est évidemment qu'il suit avec zèle sa vocation de croquelardon, à l'image de ces Sarrabovites, Cagotz et Caffars qui se reconnaissent à leurs ventres à poulaine (P., 34, pp. 336-337) [30]. L'assimilation de cette panse à une bosse confère cependant au trait descriptif comme un surplus de sens. Elle consolide tout d'abord le lien intratextuel dégagé plus haut entre les péripéties levantines et le détournement des fonds destinés à la croisade: lorsque Panurge puise sans scrupules dans le thesor ecclésiastique, il ne fait que toucher ses honoraires pour avoir guéri le pape Sixte d'une bosse chancreuse, qui tant le tormentoit, qu'il en cuida devenir boyteux toute sa vie (P., 17, p. 278). Si l'on ajoute à cela le retour du même mal au bas-ventre d'un pèlerin (G., 38, p. 105), les pénitents gibbeux de la procession generale de Saintes (Q.L., 37, p. 626) ou plus encore la présence, chez les Papimanes, d'un petit bossu à longs doigtzs (Q.L., 49, p. 651), on constate sans peine que le motif de la bosse, indépendamment de la partie du corps à laquelle il est associé, fonctionne dans la fiction rabelaisienne comme un signe privilégié des monstruosités religieuses encouragées par l'Eglise.

Mais il y a sans doute davantage. Lorsqu'on connaît le terrible portrait que les partisans des idées nouvelles brossent de leur implacable persécuteur Noël Béda, syndic de la Sorbonne [31] de 1520 à 1533, on ne peut s'empêcher de voir aussi dans la bedaine du Turc croquelardon une allusion plus ciblée, une attaque dirigée ad personam. Comme le rappelle Gérard Defaux, les gibbosités du redoutable théologien surnommé Belua par ses ennemis étaient en effet l'objet de nombreux traits mordants, notamment dans les Nugae (1533) de Nicolas Bourbon ou les Carmina (1538) d'Etienne Dolet, lequel décrit non sans jubilation Bedam gibbosum arborant sur les épaules un Etna bouillonnant de pestilence et de venin putride [32]; Rabelais lui-même, dans le catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor, attribue au monstrueux syndic un traité de optimate triparum (P., 7, p. 237) qui en dit long sur la panse énorme de son auteur [33].

Plus de huit ans avant la parution de Pantagruel, un texte important et cependant négligé par la critique rabelaisienne exploitait déjà cette veine satirique avec beaucoup de verve: il s'agit de la Determinatio Facultatis Theologiae Parisiensis (1524) que les spécialistes attribuent désormais à Guillaume Farel et dont on est presque certain qu'elle a paru à Bâle, chez Cratander [34]. Dans la lignée des célèbres Epistolae obscurorum virorum mais bien avant la Confession et raison de foy de maistre Noel Beda [1533], ce beau spécimen de propagande évangélique se donne les apparences du discours de l'orthodoxie pour mieux en saper les fondements, en ridiculiser les travers. Présenté comme l'oeuvre du Magister Noster Thomas Murmau – figure bouffonne dans laquelle on peut reconnaître une caricature du franciscain alsacien Thomas Murner [35] –, il réécrit sur un mode parodique une véritable Determinatio parisienne sanctionnant certaines propositions hérétiques imputables au groupe de Meaux [36]. On comprend que la Faculté n'ait guère apprécié une telle manoeuvre et que l'ouvrage ait vite été condamné à la demande de Noël Béda... [37]

L'intransigeant syndic fait sans conteste figure de cible privilégiée dans la composante satirique de cette Determinatio. Au coeur même de sa maladroite apologie de la Faculté, maître Murmau le donne en effet à voir sous un jour très peu flatteur: à deux reprises, il mentionne par exemple sa répugnante maîtresse, une matrone que le théologien aurait volontiers engrossée si elle n'était déjà suffisamment grosse... [38] Quant à Béda lui-même, il présente vraiment toutes les caractéristiques d'un coléreux théologastre, soit qu'il s'emporte contre l'amphitryon d'un banquet trop frugal [39], soit qu'il fasse irruption avec d'autres collègues rouges de rage et d'ivresse au milieu d'une farce théologique représentant in Sorbonica une querelle des stigmates entre saint François et sainte Catherine. À l'occasion de cette intervention musclée, c'est d'abord la monstruosité physique de Béda qui se donne en spectacle:

Omnes fuerunt fortiter admirati, et bene suspicaverunt aliquid, videntes quod Beda faciebat tam terribilem minam, ita quod eius gibba videbatur crescere ante oculos.

[Tous furent très étonnés, et eurent bien quelque soupçon en voyant que Béda prenait un air si effrayant que sa bosse semblait croître à vue d'oeil.] [40]

Dans l'esprit de l'apologiste Murmau, le récit de cette violente entrée en scène est censé terroriser les hérétiques; pour l'auteur et son lecteur évangélique, il permet au contraire d'exorciser cette peur par le rire en prenant au passage une revanche bien méritée sur le bossu de la Sorbonne et ses acolytes.

À ma connaissance, on ne trouve dans l'ensemble du roman rabelaisien qu'une seule allusion directe à cette Determinatio, sous la forme d'un renvoi en apparence assez gratuit à Murmault en l'apologie de bossutis et contrefactis pro Magistros nostros [41]. Pareille référence bibliographique serait tout à fait digne du catalogue de la librairie de Saint-Victor; cependant, tout se passe comme si Rabelais avait préféré la faire figurer hors liste afin de lui attribuer une importante fonction d'indice. Aussi cette mention apparaît-elle bien dans le Pantagruel, mais quelques chapitres plus loin, très exactement au coeur des turqueries de Panurge, quand celui-ci justifie sa crainte que les lardons n'attirent l'attention des diables invoqués par le Baschatz (cf. p. 265). L'allusion prend dans la perspective qui est la nôtre une dimension capitale; elle vient corroborer la lecture proposée aussi bien dans son orientation générale que dans ses hypothèses de détail. Qu'un auteur fictif au service d'un virulent pamphlet anti-sorbonnard soit ainsi allégué en tant qu'autorité en matière de djinns croquelardons, voilà en effet qui achève de confirmer l'assimilation partielle des Turcs de Rabelais aux défenseurs enragés de l'orthodoxie catholique, en particulier aux Magistri Nostri de la Faculté de Théologie de Paris. Quant au titre facétieux de l'ouvrage ici attribué à Murmau, il met clairement l'accent sur la difformité que la Determinatio raillait chez Béda et nous invite par conséquent à reconnaître plus que jamais une caricature de celui-ci dans le petit Turc à bosse ventrale qui vient se substituer aux diables afin de poursuivre le rescapé des flammes [42].

Grâce au statut profondément ambivalent de ces Baschatz et Musaffiz, les aventures de Panurge en Orient peuvent emblématiser tout ensemble la croisade qu'il ne faut pas lancer contre les musulmans et celle qui doit être menée, ou plus exactement poursuivie, contre les papistes et les sorbonnards. Ce n'est que lorsque cette lutte de proximité aura trouvé une issue favorable aux défenseurs des idées nouvelles qu'il sera possible de résister de manière légitime et efficace à l'inquiétant péril turc. Les principes évangéliques à respecter au cours de cette guerre défensive sont probablement illustrés par la campagne des Pantagruélistes contre les Dipsodes, dont on comprend mieux, désormais, qu'ils puissent aussi jurer par Mahom (P., 29, pp. 316 et 319) ou que certains d'entre eux portent le grade de Baschatz (P., 28, p. 313) [43]. De même que la comparaison des prières de Panurge et de Pantagruel permet de faire le départ entre un damnable croisé et le vrai soldat du Christ [44], l'examen du traitement réservé aux prisonniers laisse entrevoir l'abîme qui sépare le combat évangélique d'une autre entreprise martiale. Alors que les Turcs anthropophages ont tenté de rôtir leur malheureux captif sans défense, Pantagruel et ses compagnons font preuve d'une incontestable clémence envers le Dipsode qu'ils tiennent à leur merci et dont il faut noter qu'il a échappé aux flammes grâce à son cheval turcq (P., 25, p. 304). Jugeant l'adversaire à l'aune de sa propre barbarie, le pauvre diable craint d'être dévoré par Pantagruel; c'est ignorer que le géant et ses compagnons, s'ils sont effectivement implacables dans le feu de l'action, ne combattent tout de même pas les Turcs avec un coeur turc. Que s'ils destinent bien leurs captifs à la broche, c'est pour les faire non pas rôtir, mais rôtisseurs:

Et Panurge mist deux selles d'armes des chevaliers en tel ordre qu'elles servirent de landiers, et firent roustisseur leur prisonnier, et au feu où brusloyent les chevaliers, firent roustir leur venaison. (P, 26, p. 306)

Ce renversement qui relève d'un esprit à la fois évangélique et carnavalesque n'a pas seulement pour fonction d'anticiper les punitions légères infligées aux damnés dans l'enfer bientôt visité par Epistémon. Plus fondamentalement, il permet au miles Christi d'échapper à la loi du talion dont Panurge restait prisonnier jusque dans les modalités de son évasion. Les Turcs et les Dipsodes se ressemblent, ils sont les uns et les autres combattus par le feu, mais la grâce accordée au chevalier captif témoigne qu'un esprit radicalement différent préside à la reconquête d'Utopie. Par un dispositif en miroir, Rabelais parvient en somme à libérer le soldat chrétien du piège spéculaire que lui tendait l'ennemi turc dans sa double identité même.

Au-delà des seules turqueries de Panurge, la lecture que je viens de proposer doit nous inviter à repenser le statut et la fonction de l'altérité exotique dans l'ensemble du roman rabelaisien. Des Turcs de la Sorbonne aux escales romaines du Quart Livre en passant par la bouche de Pantagruel et son nouveau monde sans surprise, on observe en effet le même télescopage des horizons lointains et des réalités les plus familières, la même conjonction d'un mouvement centrifuge et d'une réorientation vers le centre. Sans doute ce dispositif paradoxal est-il le signe d'une tension, d'un rapport pour le moins problématique à l'altérité radicale et à l'immensité géographique. Si Rabelais est visiblement fasciné par les récits des voyageurs au long cours, il semble aussi percevoir, dans la curiosité démesurée pour la varietas mundi, le risque d'une dispersion, d'une dissolution du sujet incompatible avec le souci d'intériorité qui caractérise l'évangélisme et s'exprime dans le fameux CONGNOIS TOY inscrit au coeur du Tiers Livre [45]. Or un dispositif comme celui que j'ai dégagé dans l'épisode de Turquie permet à Rabelais d'exprimer cette réticence morale sans pour autant renoncer aux plaisirs des représentations exotiques, de nous mettre en garde contre la tentation du lointain tout en s'accordant le luxe d'y succomber avec la jubilation créatrice et l'imagination débridée que l'on sait.

Malgré ce que l'on pourrait croire, cette relation ambivalente à l'altérité ne s'accompagne pas d'un processus d'allégorèse subordonnant clairement la trivialité d'un sens littéral au trésor caché d'un plus haut sens. Il ne s'agit donc pas simplement d'écrire Turc de manière à ce que le lecteur averti comprenne sorbonnard et s'empresse aussitôt d'oublier toute référence orientale. Aussi fantasmatiques soient-ils, les Turcs de Panurge sont d'abord là pour eux-mêmes, ou du moins en tant qu'ils déjouent tous les plans de croisade; s'ils figurent aussi les ennemis chrétiens de l'Evangile, ils n'en perdent pas pour autant leur identité musulmane, laquelle aurait même plutôt tendance à contaminer les défenseurs de l'orthodoxie catholique [46]. Contrairement à ce qui s'observe par exemple dans l'épisode des cloches de Notre-Dame (G., 17-20) [47], où le sens caché ne concerne evidemment en rien de vraies cloches, la signification polémique des aventures orientales de Panurge porte autant sur la croisade contre les Turcs que sur la lutte contre les théologastres. Plutôt que d'accéder à l'univocité rassurante d'un altior sensus, le lecteur attentif dégage ici un alter sensus qui s'offre comme un surplus de sens mais ne se substitue en aucune façon à une signification plus immédiatement repérable. À l'instar de tout phénomène polysémique, cette ambivalence sémantique peut donner le vertige dans la mesure où elle oblige à de constants va-et-vient, à des rebondissements incessants; à mes yeux, elle constitue surtout une richesse puisqu'elle dynamise le texte de Rabelais et nous invite à toujours y exercer notre agilité herméneutique.

Notes

1. Cf. Rabelais, Oeuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, pp. 262-267. Toute référence paginale sans autre mention renvoie à cette édition.

2. Le titre du chapitre attire d'entrée de jeu l'attention sur ces modalités narratives qui prolongent dignement l'éblouissante évasion: Comment Panurge racompte la maniere comment il eschappa de la main des Turcqs (p. 262). Ici comme ailleurs, c'est moi qui souligne.

3. Voir la fin du chapitre 9: – Seigneur dist le compaignon, mon vray et propre nom de baptesme est Panurge, et à present viens de Turquie, où je fuz mené prisonnier lors qu'on alla à Metelin en la male heure. Et voluntiers vous racompteroys mes fortunes qui sont plus merveilleuses, que celles de Ulysses (p. 249). Sur le beau fiasco de l'attaque franco-vénitienne contre Mytilène, port de Lesbos, en octobre et novembre 1501, voir Charles de La Roncière, Histoire de la marine française, t. III, Paris, Plon, 1923, pp. 46-56.

4. Evoquant l'utilisation du boucan dans le cannibalisme rituel des Tupinambas, Léry s'insurge contre certains cosmographes qui, à l'instar de Münster et de Belleforest, représentent les Sauvages maniant la broche à rôtir ou débitant la viande à l'étal: Tellement que ces choses n'estans non plus vrayes que le conte de Rabelais touchant Panurge, qui eschappa de la broche tout lardé et à demi cuit, il est aisé à juger que ceux qui font telles Cartes sont ignorans, lesquels n'ont jamais eu cognoissance des choses qu'ils mettent en avant (Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, éd. F. Lestringant, Le Livre de Poche, 1994, ch. XV, pp. 364-365). Cette utilisation du conte de Rabelais comme étalon du récit mensonger semble corroborer l'hypothèse de Gérard Defaux présentée infra.

5. Lors de la première sérée, un bon Drolle raconte comment il a ingénieusement attiré l'attention sur les pratiques frauduleuses d'un tavernier qui coupait son vin: tout sur l'heure, me mettant à la fenestre, je crie à pleine teste, au feu, au feu, aussi effroyablement que le petit bossu de Turc, qui routissoit le gentil Panurge, crioit dalbaroth, dalbaroth: toute la ville fut tout incontinent esmeuë (Guillaume Bouchet, Les Sérées, éd. C.-E. Roybet, t. I-VI, Genève, Slatkine Reprints, 1969, p. 24 [I, 26]). On verra que la confusion du rôtisseur et du bossu croqueur de lardons est tout à fait dans l'esprit du texte de Rabelais.

6. Pour le détail de cette lecture impeccablement informée, voir Gérard Defaux, Le Curieux, le glorieux et la sagesse du monde dans la première moitié du XVIe siècle. L'exemple de Panurge (Ulysse, Démosthène, Empédocle), Lexington, Kentucky, French Forum Publishers, 1982, ch. I et II; et Rabelais agonistes: du rieur au prophète. Etudes sur Pantagruel, Gargantua, Le Quart Livre, Genève, Droz, 1997, ch. IV.

7. Cf Erasme, Opera omnia, éd. de Leyde, t. II, 533 C (Adagia, II, III, 32, Apologus Alcinoi).

8. De retour à Ithaque, Ulysse narre également des histoires mensongères à la déesse Athéna (ch. 13), au prétendant Antinoos (ch. 17) et à Pénélope (ch. 19). Mais, comme le souligne Defaux, ce sont surtout les exploits racontés à Eumée qui annoncent par certains traits le conte de Panurge: lors d'une expédition en Egypte, Ulysse le Crétois aurait évité la mort de justesse en éveillant la pitié du roi ennemi; plus tard, il aurait été capturé et ligoté par des marins avant de se libérer grâce à une main divine. J'ajoute qu'Ulysse invente tout cela peu après avoir eschappé es chiens d'Eumée...

9. Cf. Timothy Hampton, 'Turkish Dogs': Rabelais, Erasmus, and the Rhetoric of Alterity, Representations, 41 (Winter 1993), pp. 58-82. Il m'est bien sûr impossible de reprendre ici toutes les analyses de détail et les ouvertures théoriques proposées dans cet excellent article.

10. Cf. Opera omnia Desiderii Erasmi Roterodami, V, 3, Amsterdam, North-Holland, 1986, pp. 31-82. J'utiliserai désormais le titre court de De Bello Turcico; de très larges extraits de cette lettre sont traduits et annotés dans Guerre et paix dans la pensée d'Erasme, éd. Jean-Claude Margolin, Paris, Aubier Montaigne, 1973, pp. 328-374. Sauf mention contraire, je renvoie toujours à l'édition d'Amsterdam pour le texte original des oeuvres d'Erasme.

11. Sur cette littéralisation progressive et, plus généralement, sur l'animalisation du Turc dans le discours orientaliste de l'époque, voir aussi mon Ecriture du Levant à la Renaissance. Enquête sur les voyageurs français dans l'Empire de Soliman le Magnifique, Genève, Droz, 2000, pp. 203-209.

12. Cf. Edwin M. Duval, The Design of Rabelais's Pantagruel, Yale UP, New Haven & London, 1991, pp. 88-92.

13. De Bello Turcico, p. 65. Guerre et paix, p. 361.

14. Le seraph est une monnaie d'or fin ayant alors cours en Perse et dans l'Empire ottoman. Rabelais a pu en trouver une quinzaine de mentions dans le Voyage d'outremer de Jean Thenaud, auquel il fait par ailleurs plusieurs emprunts. Cf. aussi L. Sainéan, La Langue de Rabelais, t. I, Paris, E. De Boccard, 1922, p. 195. Sur la couleur turque du texte rabelaisien et ses sources probables, voir Clarence Dana Rouillard, The Turk in French History, Thought and Literature (1520-1660), Paris, Boivin, [1941], pp. 516-522.

15. Conformément aux propos d'Erasme, il semble que le trafic des indulgences soit ici beaucoup plus rentable que la guerre elle-même: six mille pièces d'or d'un côté (des florins), six cents de l'autre (des séraphs), avec il est vrai quelques pierres précieuses... Dans l'épisode du Tiers Livre où il présente son nouveau look d'inspiration en partie monacale, Panurge évoque cette fois-ci la somme de 600 000. malvedis (le coût d'un mariage avec une Tigresse Hircanicque) et, un peu plus loin, se souvient logiquement d'un bon remède contre le mal d'argent: Je croy bien que l'année qui vient je prescheray encores une foys la croisade (ch. 7, pp. 372-373).

16. De Bello Turcico, p. 52; Guerre et paix, p. 351.

17. De Bello Turcico, p. 58; Guerre et paix, p. 354.

18. Comme le note T. Hampton (art. cit., p. 71), l'expression jeter son lard au chien est alors l'équivalent de notre jeter l'argent par les fenêtres (cf aussi T.L., 2, p. 357). Symboliquement, le châtiment divin infligé à Panurge le force donc à se défaire des pièces d'or injustement gagnées.

19. Cette comparaison importante est présente dans les premières éditions, mais elle est supprimée dans le texte plus modéré de 1542. Cf. variantes de la p. 267 (p. 1292).

20. Ce genre d'ambivalence est une constante dans le discours orientaliste de l'époque; voir le bel article de Frank Lestringant, Guillaume Postel et 1" obsession turque', in Guillaume Postel (1581-1981), Actes du Colloque International d'Avranches (5-9 septembre 1981), Paris, Guy Trédaniel, Ed. de la Maisnie, 1985, pp. 265-298.

21. De Bello Turcico, p. 38; Guerre et paix, p. 340.

22. De Bello Turcico, p. 52. Guerre et paix, p. 350. Voir aussi le Turcae cum Turcis digladiamur de l'adage Dulce bellum inexpertis (Opera omnia, II, 7, p. 38). Un peu plus loin dans le De Bello Turcico, la menace qui plane sur les mauvais chrétiens se confirme: Possidere quod Turca possidet, imperare quibus imperat, nec aliud spectare, superbiores nos et avariores reddere poterit, feliciores non poterit; ac periculum fuerit, ne nos degerenemus in Turcas citius, quam ut illos ad ovile Christi aggregemus (p. 62; cf. Guerre et paix, p. 358). Sur cette possible dégénérescence, voir également l'Institutio Principis Christiani (Opera omnia, IV, 1, p. 218) et la célèbre lettre à Paul Voltz sur laquelle s'ouvre l'Enchiridion de 1518 (Opus Epistolarum Des. Erasmi Roterodami, éd. Allen, Oxford University Press, 1992 (reprint de 1913), t. III, p. 369).

23. De Bello Turcico, p. 62; Guerre et paix, p. 357.

24. Sileni Alcibiadis (2201), in Opera omnia, II, 5, p. 180. Pour la traduction française, voir Erasme, Oeuvres choisies, éd. J. Chomarat, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 424. Par souci de clarté, je me suis permis de supprimer les italiques présents dans le texte original.

25. Rabelais fait ici allusion à l'exécution sur le bûcher, en juin 1532, du professeur de droit Jean de Caturce, accusé de blasphème et de luthéranisme. Etienne Dolet se souviendra lui aussi de cette condamnation dans la seconde de ses Orationes duae in Tholosam (Lyon, [Sébastien Gryphe, 1534]) et stigmatisera même Tholosam [...] ridiculis Turcarum superstitionibus addictam (voir l'édition de K. Lloyd-Jones et M. Van der Poel, Genève, Droz, 1992, pp. 55-57 et 171-173 pour la traduction).

26. Frustré de la récompense qui lui a été promise par la Faculté, Janotus s'exclame: Et que je soye ladre s'il [le Roi] ne vous faict tous vifz brusler comme bougres, traistres, bereticques, et seducteurs, ennemys de dieu et de vertus (G., 20, p. 55). Laccusation de sodomie, certes fréquente dans les invectives de l'époque, est déjà doublement présente dans l'épisode turc: d'une part le Baschatz est traité de bougrino; d'autre part, nous l'avons vu, l'incendie que Panurge contemple comme la femme de Loth est comparé, dans le texte plus polémique des premières éditions, à celui de Sodome et Gomorre (pp. 265, 267 et variantes).

27. Au ch. 37 de Gargantua, le pédagogue précise pourquoi il n'a pas inscrit le jeune géant au Collège de Montaigu: Car trop mieulx sont traictez les forcez [les forçats] entre les Maures et Tartares, les meurtriers en la prison criminelle, voyre certes les chiens en vostre maison, que ne sont ces malautruz audict colliege. / Et si j'estoys roy de Paris, le diable m'emport si je ne metoys le feu dedans et faisoys brusler et principal et regens, qui endurent ceste inhumanité davant leurs yeulx estre exercée (pp. 102-103). On aura remarqué que les martyrs du Collège de Montaigu (dont Noël Béda fut principal de 1504 à 1514) sont ici comparés aux captifs des peuples orientaux...

28. Je remercie vivement Yves Joset et Sadek Neaimi pour ces précisions. Ce terme de Musaffiz, orthographié Musaphiz dans la suite de l'oeuvre (T.L., 45, p. 491; Q.L., Prol., p. 525; B.D., p. 704), met les éditeurs mal à l'aise, qui se contentent généralement de l'expliquer en citant la Briefve declaration.

29. Cf. Pantagruel, ch. 30, p. 325 (Le pape Urbain crocquelardon) et le Prologue de Gargantua, p. 7 (un frere Lubin vray croquelardon). À l'article croquelardon de son Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle (Paris, Champion et Didier, 1925-1967), Edmond Huguet signale un usage également antipapiste et antimonacal de ce terme chez le réformé Philippe de Marnix.

30. Les ventres à poulaine et les croquelardons sont d'ailleurs logés à la même enseigne astrale au chapitre V de la Pantagrueline Prognostication (p. 929).

31. On sait qu'il est en réalité abusif de donner ainsi à la Faculté de Théologie de l'Université de Paris le nom de l'un de ses multiples collèges, aussi important soit-il (voir James K. Farge, Orthodoxy and Reform in Early Reformation France. The Faculty of Theology of Paris, 1500-1543, Leiden, E.J. Brill, 1985, p. 4). Dans la rhétorique humaniste, cependant, les théologiens parisiens sont souvent indistinctement qualifiés de Sorbonnistes, peut-être à cause de la disputatio Sorbonica (une étape importante de leur cursus) ou encore de l'intense activité éditoriale liée au Collège de la Sorbonne (cf. Farge, op. cit., pp. 23-24 et 104-107). En tous les cas, il faut préciser que Noël Béda, fidèle au Collège de Montaigu, n'est un sorbonnard que dans la bouche de ses ennemis.

32. ... Aetnam, quam geris / Humeris, eam non igne sane fervidam, / Sed pestibus ebullientem, & lurido / Plenam veneno, tabeque... (Stephani Doleti [..] Carminum Libri quatuor, Lyon, 1538, I, 56, p. 49).

33. Cf. Gérard Defaux, Rabelais agonistes, p. 397. Ces remarques s'intègrent dans une lecture désormais classique de l'épisode des cloches de Notre-Dame (G., ch. 17-20), que l'auteur décrypte comme la transposition allégorique d'une affaire bien réelle, celle du premier exil de Noël Béda en 1533 (cf. aussi son Rabelais et les cloches de Notre-Dame, Etudes Rabelaisiennes, IX (1971), pp. 1-28). Si les turqueries de Panurge se chargent d'une portée polémique tout à fait similaire, elles sollicitent comme on le verra bientôt des mécanismes interprétatifs sensiblement différents.

34. [Guillaume Farel], Determinatio Facultatis Theologie Parisiensis, super aliquibus propositionibus, certis e locis nuper ad eam delatis, de veneratione sanctorum, de canone missae deque sustentatione ministrorum altaris, & ceteris quibusdam: cum familiari expositione, in qua Hereticorum rationes confutantur, [Bâle, A. Cratander], 1524. Pour plus de détails, voir Rodolphe Peter, Recherches sur l'imprimeur de la Determinatio attribuée à Guillaume Farel, Actes du Colloque Guillaume Farel, Neuchâtel, 29 sept.-1er oct. 1980, éd. P. Barthel, R. Scheurer et R. Stauffer, Cahiers de la Revue de Théologie et de Philosophie, 9/I, 1983, pp. 221-230. Je remercie Reinhard Bodenmann pour ses précieux renseignements concernant la Determinatio.

35. Sur les liens entre Murmau et Murner, voir W. G. Moore, La Réforme allemande et la littérature française. Recherches sur la notoriété de Luther en France, Strasbourg, Publications de la Faculté des lettres à l'Université, 1930, pp. 263-267. Sur Murner et son oeuvre, voir surtout Charles Schmidt, Histoire littéraire de l'Alsace à la fin du XVe et au commencement du XVIe siècle, Nieuwkoop / B. De Graaf, 1966 (réimpression de Paris, 1879), t. II, pp. 209-315 et 419-431 (bibliographie).

36. Cf. Determinatio Facultatis Theologicae Parisiensis, Paris, Jean Petit, 1523.

37. Cf. Pierre Feret, La Faculté de Théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres, « Epoque moderne », Paris, Picard, 1900, t. I, p. 116. À noter que le Murmau est ici rebaptisé Murman, et curieusement mis en relation avec la marmotte (Murmeltier).

38. Cf. Determinatio, ff. a 8 r° et surtout b 4 r° (et credo quod si domina si non esset tam pinguis, quod Beda bene fecisset illi inflare ventrem).

39. Cf. Determinatio, f. b 1 v°

40. Determinatio, f. g 3 r° (ma traduction).

41. L. Sainéan voyait dans ce Murmault une allusion ironique à l'érudit compilateur Johannes Murmellius, mort en 1517 (op. cit., t. II, p. 437). C'était manifestement faire fausse route.

42. Peut-être faut-il voir dans la jeune Corinthiace (p. 266) qui accompagne le petit Turc une allusion à la maîtresse de Béda évoquée dans la Determinatio, ou encore à la réputation de défenseur des prostituées que le syndic avait acquise depuis sa querelle avec Lefèvre d'Etaples au sujet de Marie Madeleine. Cette question théologique est évoquée dans la Determinatio (f. d 3 r°) de même que dans un texte de Béda, la Scholastica declaratio sententiae et ritus ecclesiae de unica Magdalena[..] contra magistrorum Jacobi Fabri et Judoci Chlichtovei contheologi scripta, Paris, Josse Bade, 1519. Mais la présence de cette courtisane pourrait tout aussi bien renvoyer de manière plus générale à la corruption morale de l'Eglise, à la grande meretrix romaine, etc. Ces hypothèses sont d'ailleurs tout à fait compatibles.

43. Edwin Duval a bien relevé ces traits orientaux, mais ne leur accorde qu'un statut secondaire en les considérant comme des vestiges de l'épopée médiévale (cf. op.cit., pp. 179-180, n. 11). Ces motifs me paraissent plutôt suggérer que les Dipsodes, aussi ambivalents que les Turcs du chapitre 14, figurent des ennemis à la fois internes et externes.

44. Je renvoie une fois encore aux belles analyses de Duval (op.cit., pp. 88-92).

45. Ch. 25, p. 428. Sur le problème de la curiosité, qui ne croise toutefois qu'en partie les questions auxquelles je m'intéresse ici, voir l'ouvrage déjà cité de Gérard Defaux, Le Curieux, le glorieux et la sagesse du monde. À propos de la leçon philosophique disposée au centre du Tiers Livre, voir Edwin Duval, The Design of Rabelais's Tiers Livre de Pantagruel, Genève, Droz, 1997, ch. 6.

46. D'une certaine manière, cette contamination de l'altérité proche par l'altérité lointaine annonce celle que les réformés favoriseront bientôt entre les catholiques et les cannibales. Voir évidemment les travaux de Frank Lestringant, en particulier Une sainte horreur, ou le Voyage en Eucharistie (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, PUF, 1996.

47. Sur la lecture allégorique de cet épisode, cf. supra, n. 33.

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