Frédéric Tinguely.
Revue des Sciences Humaines, n°245 (1997), pp.51-65

Janus en Terre sainte: la figure du pèlerin curieux à la Renaissance [1]

A Michel Jeanneret

Peregrinatio, Itinerarium, Saint voyage ou bien encore Voyage d'outre-mer: autant d'incipit sur lesquels peuvent s'ouvrir les innombrables récits de pèlerinage en Terre sainte rédigés aux XIVe et XVe siècles. Mais la relative diversité des intitulés recouvre le plus souvent une impeccable uniformité thématique et formelle, comme si la masse compacte des textes s'employait à refléter, par sa monotonie même, la multitude sans visage des marcheurs de Dieu. Inlassablement, les relations occidentales retracent l'itinéraire suivi par les galées, de Venise àjaffa, via Corfou, la Crète et Chypre, immuable séquence que vient invariablement prolonger l'énumération des Lieux saints visités sous la conduite des franciscains du mont Sion [2].

Les auteurs se révèlent dans la plupart des cas si absorbés par cette sainte topographie qu'on chercherait en vain sous leur plume peu prodigue quelque commentaire substantiel à propos du pèlerinage et de la condition pèlerine. Tout se passe un peu comme si l'homo viator s'ingéniait ici às'effacer devant le chapelet des Lieux saints, comme si le spectateur se laissait pénétrer par l'édifiant spectacle au point d'en perdre toute capacité réflexive. Au fil des récits, ce n'estiamais qu'implicitement – et comme par petites touches – que s'ébauche à nos yeux le portrait du pèlerin de Jérusalem, ce voyageur profondément dévot, mais aussi misérable et malmené, sans cesse harcelé par les tempêtes, les maladies, les Turcs et les Maures. On le voit: la litanie des textes ne trace que bien vaporeusement le profil discret, mais topique, du pèlerin de Terre sainte accomplissant à l'exemple du Christ un long et douloureux chemin de croix.

Cette image en creux acquiert davantage de substance aux environs de 1480, mais elle ne semble alors se préciser qu'au prix de modifications profondes et irréversibles. Des auteurs comme Félix Faber, Bernard de Breydenbach ou Nicole Le Huen élargissent en effet le moule ancestral comme pour mieux s'émanciper d'un modèle devenu trop pesant [3]. Sur le canevas traditionnel du récit de pèlerinage, ils greffent un matériau hétéroclite accordant une place non négligeable à la description des singularités et des nations levantines. L'écriture des Lieux saints s'ouvre désormais à l'altérité orientale: le pèlerin peut ainsi évoquer l'atmosphère d'une école coranique ou d'une mosquée, décrire la silhouette voilée d'unejeune sarrasine, retranscrire les alphabets de différentes langues sémitiques ou bien encore faire graver de superbes planches consacrées aux peuples et à la faune du Levant [4].

Qu'elles soient le fruit de lectures encyclopédiques ou d'observations personnelles, ces préoccupations ethnographiques, zoologiques ou même botaniques témoignent d'une curiosité sinon nouvelle, du moins nouvellement inscrite dans les textes. Or cette innovation ne va pas de soi: outre qu'elle transgresse les règles d'un genre codifié à l'extrême, elle se heurte à des obstacles théologiques difficilement contournables. Contraint de justifier des écarts surprenants de la part d'un voyageur cheminant sur la Via Crucis, le pèlerin nouvelle manière va devoir commenter sa démarche afin d'essayer de lui conférer une certaine légitimité. C'est alors que se dessine la figure ambivalente du pèlerin curieux, figure dont nous tenterons de préciser les contours non sans avoir au préalable défini le modèle théorique qu'elle se plaît à bouleverser et à rendre caduc.

Pèlerinage dévot et pérégrination curieuse

Découvreur de mers nouvelles ou arpenteur de chemins ancestraux, le voyageur du Moyen Age tardif ou de la Renaissance parvient le plus souvent à concilier la dévotion qui parfois l'anime et la curiosité qui toujours le meut. Les sévères condamnations prononcées par la théologie augustinienne à l'encontre de la vana curiositas et de la concupiscentia oculorum ne constituent guère à ses yeux un problème insurmontable, tant il est vrai que la contemplation de l'infinie var-iété du monde peut également apparàitre comme une manière détournée, mais dévote, de célébrer la toute-puissance divine [5]. Pour maint esprit foncièrement religieux, la merveilleuse diversité de la Création fait alors figure de miroir où contempler le chatoyant et inépuisable reflet du Créateur, si bien que la libido videndi et la ferveur chrétienne trouvent toutes deux droit de cité dans une littérature géographique en pleine expansion. En clair: curiosité et dévotion font à l'époque plutôt bon ménage au sein de l'écriture des horizons lointains.

Mais cette règle à valeur générale se voit bien entendu confirmée par une remarquable exception: le récit de pèlerinage ne saurait en principe s'accommoder d'une quelconque curiosité, aussi dévote fût-elle. Bien qu'il puisse sembler extrême, l'interdit ne fait que traduire en termes simples la spécificité du pèlerinage par opposition à d'autres types de voyage. C'est donc ce caractère singulier et proprement irréductible qu'il nous faut avant tout tenter de mettre en lumière.

L'approche phénoménologique d'Alphonse Dupront est sans doute celle qui a le mieux contribué à caractériser l'essence même de l'acte pèlerin, lequel se définit dans une telle perspective comme une marche exclusive vers un lieu sacral:

La fécondité de délivrance de l'acte pèlerin, c'est qu'il a un terme, un lieu qu'il faut atteindre, et ainsi privilégié comme tel. Cette fixation spatiale est capitale. Pas de pèlerinage sans lieu [...]. L'important, qui anime la marche et donne à la quête son sens, c'est de vivre que terme il y a, c'est-à-dire par le terme consécration sensible de l'effort, mais surtout qu'en lui se trouve atteint un lieu d'espace, d'une autre contexture, de cette différenciation éminente que l'on dira globalement sacrale [6].

Le pèlerinage se révèle par conséquent le contraire de ce qu'il conviendrait d'appeler la pérégrination, laquelle devrait se définir par la négative afin d'englober indistinctement tous les voyages non orientés vers un pôle sacral, qu'ils soient par exemple placés sous le signe du négoce, de l'errance ou de la connaissance [7]. Nous nous contenterons toutefois de mettre ici en regard le pèlerinage et le seul voyage de curiosité, binôme problématique dont les composantes nous semblent présenter le double intérêt d'une incompatibilité de principe et d'une interpénétration de fait.

D'un point de vue strictement théorique, les différences apparaissent multiples et radicales entre ces deux types de voyage et de voyageur. On constate d'emblée que si le pèlerin tend de tout son corps et de toute son âme vers un lieu unique, le curieux s'efforce à l'inverse d'embrasser le plus d'espace possible. Dans l'idéal, le premier adopte en conséquence un trajet linéaire, à l'aller comme au retour [8], alors que le second suit de préférence un itinéraire circulaire, proprement touristique, dont l'avantage est bien sûr de ne jamais donner à voir deux fois la même chose. Enfin, le pèlerin et le curieux se dirigent vers deux formes distinctes d'altérité: l'une s'inscrit dans la verticalité et procède essentiellement de la reconnaissance de tel lieu saint toujours déjà connu; l'autre, tout horizontale, émerge au contraire d'une rencontre exotique, d'un regard porté sur l'inconnu ou lejamais vu.

L'antithèse peut certes sembler rigide, qui conduirait par exemple à exclure du cercle restreint des pèlerins de Jérusalem un voyageur aussi religieux que Chateaubriand. Le titre même de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, en passant par la Grèce, et revenant par l'Egypte, la Barbarie et l'Espagne trahirait ici, en effet, une multiplicité et une circularité peu compatibles avec le caractère exclusif et linéaire de la marche aux Lieux saints. Cette malheureuse mise en pratique suffit certainement à le faire comprendre: le modèle théorique que nous venons de dégager ne saurait être appliqué sans aménagements à des textes postérieurs aux XVe et XVIe siècles, époque à laquelle il subit des atteintes nombreuses et irréparables.

Si elle n'a guère survécu aux profondes réorientations dont la spiritualité chrétienne a fait l'objet au cours de la Renaissance, cette définition stricte du pèlerinage n'en a pas moins connu une fortune constante pendant de nombreux siècles. Les textes médiévaux la font même implicitement remonter à saint Jérôme – autorité suprême en matière de Lieux saints –, lequel écrit dans son épître LVIII, adressée à Paulin de Nole:

Non Hierosolymis fuisse, sed Hierosolymis bene vixisse laudandum est [9].

La formule, un véritable topos des récits de pèlerinage en Terre sainte [10], ne se réduit certainement pas à une exhortation d'ordre moral à l'intention des futurs voyageurs. Par-delà toute invitation aux bonnes moeurs, elle instaure une distinction fondamentale entre le voyage de piété et le voyage tout court, lequel n'a désormais rien de particulièrement louable, même s'il s'oriente vers Jérusalem. L'organisation sémantique de l'énoncé [11] le donne d'ailleurs clairement à entendre: saint Jérôme met ici l'accent sur la manière de visiter la Terre sainte et non sur le seul fait d'y séjourner. Tout porte ainsi à croire que le déplacement dans l'espace ne peut rapprocher du Christ que s'il se double d'une véritable progression spirituelle, tout intérieure, mais dont la bonne vie constitue la condition sine qua non et peut-être même le signe extérieur.

De cette double exigence, il résulte que tout voyage en Terre sainte n'est pas un vrai pèlerinage, loin s'en faut. Mais si la formule de saint Jérôme amène le futur pèlerin à prendre conscience de cette distinction, elle ne lui indique pas de manière explicite le type de comportement à bannir lors d'un séjour hiérosolyinitain. Les récits médiévaux s'efforcent tout naturellement de combler cette lacune, de révéler en quelque sorte le non-dit de l'avertissement à Paulin, et c'est alors que revient en force le discours chrétien le plus sévère qui soit à l'encontre de toutes les formes de curiosité...

Les Itinéraires traditionnels l'affirment avec insistance: s'il est une mauvaise habitude dont le futur pèlerin doit se défaire coûte que coûte, c'est bien celle qui consiste à poser les yeux sur les choses du monde. Cette condamnation de la curiosité est si profondément ancrée dans la littérature pèlerine qu'on peut encore la trouver formulée de manière explicite à l'époque des Guerres de Religion. En tête des instructions qu'il dispense à ses lecteurs désireux d'entreprendre à leur tour le saint voyage, le pèlerin Antoine Regnaut écrit sans aucune espèce d'ambiguïté:

La premiere instruction est, à intention d'aller voir, et visiter avec effusion de larmes les sainctz lieux, que Dieu a esleuz et choisis en ce monde pour rachepter nature humaine. Et non pas affin de voir le monde, ou par exaltation de dire j'ay esté voir, et ay veu le pays pour estre estimé du monde, ainsi comme aucuns font, desquelz nostre Seigneur dit en l'Evangile: Receperunt mercedem suam [12].

Le pèlerin n'est pas un globe-trotter. Sa contemplation larmoyante s'oppose radicalement au regard curieux, d'autant plus que celui-ci apparaît avant tout comme un signe d'orgueil: le pérégrinateur ne parcourt le monde que pour estre estimé du monde, il ne veut en somme voir que pour être mieux vu...

La distinction typologique proposée plus haut trouve ici sa parfaite expression. Loin de relever d'une simple construction de l'esprit, elle traduit en la systématisant l'opposition fondamentale à partir de laquelle s'est longtemps défini le caractère spécifique du pèlerinage, et par là même l'identité collective des pèlerins de Terre sainte. Dévotion ou curiosité, pèlerinage ou pérégrination, telles sont les alternatives rigides que les auteurs de la fin du XVe siècle vont tenter de redéfinir, les catégories étroites que leurs relations vont s'employer à soigneusement déconstruire.

Homo viator bifrons

Les récits de pèlerinage les plus bigarrés sont continuellement travaillés par de fortes tensions reflétant probablement la situation inconfortable dans laquelle se trouvent leurs auteurs. Si ces derniers éprouvent un certain embarras, c'est bien sûr qu'ils ont conscience de transgresser un interdit séculaire en s'appliquant à faire coexister dans leurs écrits des approches divergentes et jusqu'alorsjugées inconciliables. Avouons-le: ce malaise n'est pas pour nous déplaire, puisqu'il donne lieu à de longs développements justificatifs généralement inscrits dans l'appareil paratextuel précédant les récits proprement dits. Ces tentatives de légitimation méritent tout particulièrement notre attention en raison de leur caractère métadiscursif: c'est avant tout de ce retour sur soi opéré par les textes – et donc par leurs auteurs – qu'émerge la figure nouvelle de ce qu'on pourrait appeler un homo viator bifrons.

Comme pour capter la bienveillance de leurs lecteurs les plus sourcilleux, les pèlerins avouent le plus souvent d'entrée de jeu leurs différents écarts de conduite. Dès le début de la longue épître qu'il adresse aux dominicains du couvent d'Ulm, Félix Faber insiste même un peu lourdement sur le caractère encyclopédique du texte qu'il leur dédie:

Au cours de mon pèlerinage, j'ai donc attentivement examiné un par un les lieux vers lesquels il m'est arrivé de me détourner, etj'ai mis par écrit la situation et la position aussi bien de la Terre sainte que d'autres terres, mers, fleuves et lieux de Syrie, de Palestine, du Désert, de l'Arabie, de Madian, de la mer Morte, de la Grande mer, de la mer Rouge et de ses îles, ainsi que celles de terres voisines comme la Grèce, la Macédoine, l'Attique, l'Achaïe, l'Albanie, l'Asie Mineure et Majeure, la Turquie, l'Illyrie, la Dalmatie, la Pannonie et l'Istrie, l'Italie et encore les lieux de Germanie ou Teutonie: bref, tout ce que j'ai vu dans les trois principales parties du monde, en Europe, en Asie et en Afrique, je l'ai noté et consigné [13].

Le programme est certes alléchant, mais il tient plus de la cosmographie par synecdoque que du récit de pèlerinage, ce dont Faber semble d'ailleurs parfaitement conscient, puisqu'il reconnaît à demi-mot s'être détourné du chemin sacral, s'être au fond diverti à décrire des contrées sans grand rapport avec l'Histoire sainte. En prolongement, il déclare que son ouvrage, par la place inhabituelle qu'il accorde à l'anecdotique et au singulier, présente un caractère par trop hétéroclite:

... de sorte que j'ai dépassé les limites qui conviennent à la narration, et que j'ai rendu cette dernière quelque peu enchevêtrée [14].

Le pèlerin ne se contente pourtant pas de signaler au détour d'une phrase cette bigarrure contraire aux règles du genre: il l'inscrit d'une certaine façon dans le titre même de son ouvrage. A l'en croire, c'est effectivement le caractère déviant de son texte comme de son voyage – ce qu'il appelle son errance de l'esprit et du corps [15] – qui l'a conduit à intituler son récit Evagatolium, c'est-à-dire vagabondage, plutôt que Peregrinatorium, Ilinerarium ou Viagium [16]. Qu'il procède d'un repentir sincère ou qu'il vise au contraire à éveiller la curiosité du lecteur, ce choix révèle chez Faber une incontestable volonté de transparence. Le pèlerin curieux, même s'il encourt de nombreux reproches de la part des théologiens les plus rigoristes, ne saurait en tous les cas être ici accusé de dissimuler la spécificité qui est la sienne.

Selon la même logique, mais sur un ton nettement plus humble et contrit, Le Huen admet implicitement, au seuil de son ouvrage, avoir parfois détourné son regard des reliques et des Lieux saints pour le poser sur des réalités extérieures à la voie sacrale. Dans le prologue qu'il dédie à la treshaulte, treschrestienne et tresredoubtee princesse la royne de France Marguerite [17], il émet d'emblée une supposition dont on comprend vite qu'elle n'a rien de gratuit:

Si temptation humaine ou impertinente curiosité m'a avancé, vostre haulte clemence mon faict excusera [18].

En dépit de sa tournure hypothétique, la phrase sonne comme un aveu digne du confessionnal. Elle donne manifestement à entendre que l'auteur, en invoquant de manière oblique la clémence de Marguerite d'Autriche, cherche avant tout à se faire pardonner ses digressions les plus scabrieuses, comme celle où il traite de Machommet et de sa secte [19].

Les textes de Faber et de Le Huen, malgré les nombreuses différences qui les séparent, s'ouvrent par conséquent tous deux sur une manière de mea culpa. Mais qu'on ne s'y trompe pas: dans un cas comme dans l'autre, cet aveu initial n'est que la première phase d'une ingénieuse stratégie de justification. Si le pèlerin curieux admet dans un premier temps s'être parfois écarté de la Via Dolorosa, ce n'est que pour ensuite revendiquer avec plus de force la pertinence et la légitimité de ces déviations peu coutumières.

Alors même qu'il semble exclure son récit du genre pèlerin en lui conférant un titre relativement insolite, Faber s'emploie ainsi à élargir la définition stricte du pèlerinage afin qu'elle puisse tout de même s'appliquer à son evagatio levantine. Les arguments auxquels il a recours semblent de prime abord porter sur le problème de l'itinéraire, dont on a vu qu'il constitue l'un des critères fondamentaux de la distinction théorique entre le pèlerin et le pérégrinateur. Contrairement à ce que le choix de son titre pouvait laisser croire, Faber ne se contente pas ici d'une simple opposition entre le pèlerinage et l'errance: au sein de cette dernière, il distingue à présent le vagabondage volontaire de celui résultant de circonstances imprévues. Si le premier fait clairement figure de vitium, le second ne saurait en toute justice être condamné d'un point de vue théologique ou moral:

... c'est pourquoi celui qui part en pèlerinage afin de vagabonder est corrompu, mais pas celui qui vagabonde en essayant d'accomplir le pèlerinage [20].

En dépit de ce qu'il laissait supposer dans un premier temps, le pèlerin curieux nous fait ici comprendre que l'itinéraire réellement empr-unté par le voyageur ne revêt en somme qu'une importance secondaire. Ce qui compte véritablement – et permet au pèlerin de se définir comme tel –, c'est avant tout l'orientation hiérosolymitaine d'une marche intérieure guidée par le Christ seul. Même fourvoyé, même détourné de la voie sacrale par les obstacles et les dangers, le voyageur sincèrement désireux de parvenir aux Lieux saints demeure un pèlerin à part entière. Dans la logique proposée par Faber, il est par conséquent possible de perdre son chemin sans être pour autant spirituellement désorienté. Mieux encore: l'égarement même porte en lui la marque d'une orientation première, d'une motivation initiale nécessairement autre que le seul vagabondage.

De même que tout cercle n'est pas vicieux, toute errance ne s'avère plus incompatible avec le pèlerinage. Les nombreuses déviations du pèlerin zurichois, dans la mesure où elles n'ont rien de volontaire [21], révèlent moins une absence de dévotion qu'une sainte obstination à gagnerjérusalem même au prix d'un parcours des plus labyrinthiques. En ce sens, les tours et détours de l'Evagatorium ne sont que le corollaire – et donc le signe – des innombrables obstacles jalonnant le chemin sacral comme les chutes la Via Crucis.

Il ne nous appartient pas d'évaluer ici la pertinence ou l'efficacité de l'argumentation déployée par Faber. L'important réside pour nous dans le fait que l'Evagatorium tente de redéfinir partiellement l'antithèse opposant traditionnellement le pèlerin au pérégrinateur. Alors que ce dernier détenait auparavant le monopole de l'errance, il doit à présent céder une part de son privilège au vagabond involontaire que constitue en fin de compte le pèlerin égaré. Quelque part entre le pèlerinage et la pérégrination considérés dans leurs définitions strictes, le nouveau modèle proposé par Faber ménage une sorte d'espace intermédiaire où la circularité de fait n'exclut pas la linéarité de principe, où le vagabondage du corps n'entrave guère le pèlerinage de l'âme. C'est dans cet inconfortable entre-deux qu'émerge nécessairement la figure du pèlerin errant, dont on comprend sans peine – malgré le prudent silence de Faber sur ce point [22] – qu'elle se confond en définitive avec celle du pèlerin curieux.

Dans le prolongement de son courageux aveu d'impertinente curiosité, Le Huen opte de son côté pour une stratégie encore plus directe que celle imaginée par Faber. L'introduction de son Grant voyage problématise même de façon explicite la question de la curiosité et de sa compatibilité avec l'écriture du pèlerinage. Loin de passer sous silence l'opposition canonique entre dévots et curieux, Le Huen la reprend ouvertement à son compte afin d'en faire le point de départ et le cadre théorique du nouveau modèle qu'il propose. Sur cette première antithèse vient d'une certaine manière s'en greffer une seconde, laquelle oppose les voyageurs désireux de s'amender à ceux qui véhiculent toujours avec eux leurs vices et leurs défauts:

Et a mon jugement n'y a si chetif pelerin catholique qui ne retourne plus vertueux, meilleur, et plus parfaict, que par devant jamais n'avoit esté. je ne consens a ung dit poetique disant Celum non animum mutat qui transmare currit, qui est a dire ainsi: Qui naviguent [sic] les mers change le ciel, et non pas ses meurs, ou autrement Qui court parmy la mer bien change lieu du ciel, mais non pas son vouloir. Cela est dit pour tous curieux qui sont semblables aux faulx explorateurs, lesquelz Moyse envoya en icelle terre de promission pour congnoistre la perfection d'icelle, et non obstant les grans biens qu'ilz trouverent, en dirent mal si tost qu'ilz retournerent. Ainsi n'est pas a ceulx que devotion maine par divers cas et par mille dangiers a la grace de Dieu. Quel chrestien entrant dedans ceste tressacree terre n'est resolvé en larmes? Lequel sera qui n'auroit compunction quant seulement en voyant la region les cueurs transissent par souspirs merveilleux? [23]

Selon le nouveau schéma élaboré par l'auteur, le pèlerin (dévot et prêt à s'amender) s'oppose à présent doublement au pérégrinateur (curieux et incorrigible). Peu importe que cette antithèse redoublée superpose des éléments relevant en réalité de problématiques bien distinctes: l'essentiel reste qu'elle permet à Le Huen de brouiller les cartes afin de mieux les redistribuer à sa manière. Car ce modèle à quatre termes se heurte aussitôt à un cas de figure qui vient ébranler sa rigidité initiale et dont il ne peut que difficilement rendre compte: qu'advient-il en effet du voyageur curieux sincèrement désireux de progresser dans son coeur et dans son âme? Peut-on en toute bonne foi l'assimiler à ces faux explorateurs n'hésitant pas à blasphémer à l'encontre de la Terre promise?

Pérégrinateur par sa curiosité, mais pèlerin par sa soif d'évolution spirituelle, ce voyageur ambivalent dans lequel Le Huen ne peut que se reconnàitre relève manifestement d'une nouvelle catégorie avec laquelle le modèle traditionnel est désormais contraint de composer. La spécificité de cet homo viator bifrons ne saurait d'ailleurs être contestée, puisqu'elle tire sa légitimité d'un texte dont l'autorité s'avère absolument irréprochable. Dans sa célèbre épître LIII, traditionnellement placée en tête de la Vulgate, saint Jérôme évoque pour son correspondant Paulin les voyages effectués par les mages et les sages de la prisca theologia, ces esprits éclairés qui, à travers le voile du paganisme, étaient tout de même parvenus à entrevoir quelques lueurs de la céleste vérité. Or ces voyageurs prestigieux étaient bel et bien mus par un certain désir de voir et de connaître, comme le fait clairement apparaître le texte de saint Jérôme ici soigneusement résumé par Le Huen:

Or est-il tout cler et evident que les choses veues a I'oeil plus fort nous esmeuvent, car les figures sont plus fort impressez es sens que ne sont les choses ouyes ou leutes, comme sainct Hierosme recite des anciens philosophes, lesquelz ont circuys regions diverses, visité nouveaulx peuples, passé les mers, et ce que ilz congnoissent par les escriptz, des yeulx le veullent veoir. Ainsi fit Pithagoras, proloquuteur des Memphitiques. Ainsi Platon en Egypte et en la partie d'Ytalie, laquelle se disoit la grant Grece, laborieusement passa. Ainsi lisons en Tite-Live, qui est la fontaine du laict d'eloquence, que des ultimes parties des Espaignes et Gaulles plusieurs hommes nobles sont a Romme venus, non pas attirez pour la beaulté de Romme, mais pour la renommee d'ung homme vertueux. Ainsi Appoloneus traversa divers royaulmes. Aussi la lectre saincte (affin que je laisse ces hystoires extremes ou estranges) recite de la noble royne [de] Sabba qui vint de la fin des terres pour ouyr la sapience de Salomon... [24]

On le constate sans peine: c'est au paradigme du voyage initiatique que nous renvoie Le Huen par l'intermédiaire et sous la tutelle de saint Jérôme. Or le voyage tel que l'ont pratiqué Pythagore, Platon, Apollonios de Tyane ou même la reine de Saba participe à la fois du pèlerinage et de la pérégrination. S'il partage avec le premier une certaine dimension spirituelle, il se rattache également à la seconde par la cuiiosité dont il se nourrit inévitablement. L'itinéraire du voyage initiatique peut au demeurant se faire linéaire comme celui du pèler-in ou, à l'inverse, circulaire comme celui du pérégrinateur. Bref, les philosophes curieux de l'Antiquité païenne, parce qu'ils précédaient ou ignoraient la sacralisation suprême de Jérusalem par le Précieux Sang, avaient encore beau jeu de concilier des approches bientôt incompatibles.

C'est donc en invoquant ce modèle préchrétien que Le Huen justifie la démarche ambiguë du curieux en quête de spiritualité et, par voie de conséquence, sa propre condition de pèlerin succombant par moments à la curiosité des choses du monde. L'amalgame est certes patent, qui réunit dans l'esprit de l'auteur le philosophe voyageur et le pèlerin curieux sous prétexte que tous deux recherchent à la fois sagesse et connaissance. Mais le rapprochement, aussi boiteux puisse-t-il paraître, est avant tout le fait de saint Jérôme: à ce titre, il acquiert presque nécessairement force de preuve pour la plupart des lecteurs dont le pèlerin cherche ici à ménager la susceptibilité dévote.

Tel qu'il est appliqué dans le Grant Voyage, le critère du cheminement spirituel permet non seulement de légitimer une nouvelle catégorie de voyageur, mais encore d'opérer une distinction fondamentale entre deux formes de curiosité: l'une, simple désir de voir pour voir, apparaît toujours comme vaine, malsaine et donc impertinente sur le chemin sacral; l'autre, vertueux désir de voir pour être transformé en profondeur, se révèle à présent compatible avec la dévotion pèlerine. Ce pieux désir de connaissance, Le Huen va même jusqu'à le qualifier de saincte curiosité, expression audacieuse après laquelle il ajoute entre parenthèses et comme pour excuser son écart de langage: pour ainsi parler [25]...

De l'Evagatorium au Grant Voyage, le pèlerin curieux déploie donc sur deux plans différents une même stratégie de fragmentation et d'hybridation [26]. A la distinction instaurée par Faber entre le vagabondage coupable et l'errance innocente répond très exactement celle que propose Le Huen entre l'impertinente et la sainte curiosités. Dans les deux cas, une notion jusqu'alors monolithique se scinde littéralement sous des coups portés avec force et habileté. Mais ce démembrement initial n'est que le prélude à un processus de recomposition et de synthèse: l'errance involontaire et la curiosité dévote se voient immédiatement associées au schéma pèlerin, de sorte qu'une nouvelle catégorie de pèlerinage finit par voir le jour. Entre les pôles inconciliables d'une ancienne opposition binaire vient à chaque fois prendre place une sorte de moyen terme au sein duquel des notions jugées habituellement contraires parviennent désormais à coexister [27].

C'est à mi-chemin entre le vagabondage et la marche au sacral, entre la vana curiositas et la dévotion hiérosolymitaine que s'intercale en définitive la figure nouvelle du pèlerin curieux. Les auteurs en mal de reconnaissance théologique ont beau s'évertuer à mettre en évidence la face dévote de ce Janus chrétien, ils ne parviennent jamais à réellement masquer le statut inter-médiaire et hybride qui est par définition le sien. A la croisée des paradigmes, l'homo viator bffirons semble bel et bien condamné à toujours cheminer en porte-à-faux, à éternellement assumer la difficile ambiguïté de sa double nature. La croix est certes lourde à porter, mais qui parvient à la hisser jusqu'au sommet du Golgotha ne s'en rapproche que mieux de Celui qui souffrit la Passion pour s'être jusqu'au bout déclaré Homme et Dieu.

Notes

1. Qu'il nous soit ici permis de remercier Frank Lestringant et Sarga Moussa pour leur confiance sans faille et leurs précieux conseils.

2. Le caractère répétitif de ces récits ne peut s'expliquer que par l'existence d'une sorte de guide de voyage distribué aux pèlerins par les franciscains de Venise et/ou de Terre sainte (cf. Régine Pernoud, Un guide du pèlerin de terre sainte au XVe siècle, s.l., 1940, 84 p.). Dans un ouvrage important où les méthodes d'investigation les plus modernes sont mises au service d'une érudition et d'une logique impeccables, josephie Brefeld a récemment prouvé de manière irréfutable l'existence de ce(s) modèle(s) textuel(s) dont ont tiré parti nombre de pèlerins. Elle a même été en mesure d'indiquer avec précision à quoi ce genre de petit guide devait ressembler (Josephie Brefeld, A Guidebook for the Jerusalem Pilgrimage in the Late Middle Ages. A Case for Computer-Aided Textual Cliticism, Hilversum, Verloren, 1994, 243 p.).

3. Le dominicain zutichois Félix Faber effectue à deux reprises le pèlerinage de Jérusalem, en 1480 et 1483. Il retrace ses deux voyages dans son Evagatoiium in Terrae Sanctae, Arabiae et Egypti Peregrinationem, publié pour la première fois au XIXe siècle (éd. C.D. Hassler, Stuttgart, Literar. Verein, 1843-1849, 3 vol. La version allemande du récit de Faber a toutefois été publiée dès le XVIe siècle sous le titre de Eigentliche Beschreibung der hin und wider Fahrt zu dem Heyligen Landt gen Jerusalem..., Ulm, 1556, rééditée à Salzburg en 1557). Bernard de Breydenbach, doyen de la cathédrale de Mayence et pèlerin de Terre sainte en 1483, est l'auteur d'une célèbre Peregrinatio in Terram Sanctam ornée de superbes illustrations (Mayence, 1486; ouvrage simultanément publié en latin et en allemand). La relation de Breydenbach fait l'objet de nombreuses traductions à la Renaissance. Le carme Nicole Le Huen en donne par exemple une adaptation française intitulée Des Sainctes peregrinations de Jherusalem (Lyon, 1488), dans laquelle il joint à sa traduction de Breydenbach le récit de son propre pèlerinage effectué un an plus tôt. L'ouvrage de Le Huen connaît un certain succès de librairie, puisqu'il est réédité à Paris en 1517 et 1522, sous le titre de Grant Voyage de Jherusalem.

4. Les gravures d'Erhard Reuwich illustrant la relation de Breydenbach on été reproduites dans Bernhard von Breydenbach, Die Reise ins Heilige Land. Ein Reisebericht aus dem Jahre 1483, éd. Elisabeth Geck, Wiesbaden, Guido Pressler, 1977, 56 p.

5. Sur la condamnation de la curiosité dans le discours chrétien de l'Antiquité à la Renaissance, voir l'ouvrage désormais classique de Gérard Defaux, Le Cuiieux, le glorieux et la sagesse du monde dans la première moitié du XVIe siècle, Lexington, Kentucky, French Forum Publishers, 1982, ch. IV et V. Les conclusions de G. Defaux demandent toutefois à être nuancées par celles de Jean Céard, qui insiste davantage sur la place accordée par saint Augustin et par d'autres à une curiosité chrétienne participant d'un éloge de la Création et du Créateur (La Nature et les prodiges. L'insolite au XVIe siècle, en France, Genève, Droz, 1977, ch.IX).

6. Alphonse Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987, pp. 48-49.

7. Nous n'ignorons pas que le latin peregrinatio renvoie indifféremment aux deux réalités distinctes que nous nommons ici pèlerinageet pérégrination. Cette ambiguïté entretenue par la langue sacrée, loin de remettre en question notre distinction théorique, nous oblige au contraire à en systématiser l'application afin de faire constamment preuve d'esprit critique à la lecture des textes.

8. Précisons que le voyage de retour ne revêt guère plus d'importance pour le pèlerin que, par exemple, la descente pour l'alpiniste: une fois atteint le sommet du Golgotha ou du mont Blanc, la tension psychologique cède soudain la place à des préoccupations plus triviales ayant trait au'x modalités pratiques et logistiques du retour (sécurité, rapidité, etc.).

9. Saint Jérôme, Lettres, Paris, Les Belles Lettres, 1953, t. III, p. 75. On sait que saint Jérôme avait commencé par s'adonner, dans ses lettres, à un éloge inconditionnel du séjour en Terre sainte, censé apporter à tout un chacun piété, savoir et vertu. La triste réalité des faits l'amena par la suite à sensiblement modérer cet optimisme, comme l'illustre bien la phrase que nous citons. Sur cette question importante, voir Pierre Maraval, Saint Jérôme et le pèlerinage aux lieux saints de Palestine, in Jérôme entre l'Occident et l'Orient. XVIe centenaire du départ de saint Jérôme de Rome et de son installation à Bethléem, éd. Yves-Marie Duval, Paris, Etudes Augustiniennes, 1988, pp. 345-353. Rappelons enfin que la formule de saint Jérôme est une réminiscence évidente d'une phrase de Cicéron: non Asiam numquam vidisse, sed in Asia continenter vixisse laudandum est (Pro Murena, VI, 12).

10. Elle est en effet omniprésente: on la trouvejusque chez les pèlerins curieux (cf. Faber, Evagatorium, t. I, p. 18; Le Huen, Grant Voyage, 1522, f. 4 v°).

11. C'est ici Hierosolymis qui est thématisé, alors que les infinitifs fonctionnent en tant que rhèmes.

12. Antoine Regnaut, Discours du voyage d'outre mer au Sainct Sepulcre de Jerusalem, Lyon, 1573, p. 1. C'est en 1549 que Regnaut a accompli le pèlerinage de Terre sainte. Son récit, bien que postérieur de près d'un siècle à ceux de Faber et de Breydenbach, renoue en partie avec le courant traditionaliste, avec la ligne dure du genre pèlerin. Cet éphémère regain de rigorisme est sans aucun doute la marque de la Contre-Réforme et des troubles religieux qui secouent alors la France. La fin de cet extrait renvoie bien entendu à Matthieu 6: 5, 12 et 16, où les hypocrites et les faux dévots sont à chaque fois stigmatisés par le Christ à coups de amen dico vobis receperunt mercedem suam.

13. C'est nous qui soulignons et traduisons du latin. Voici le texte original: In peregrinatione ergo existens singula loca, ad quàe me contigit divertere, intente perspexi, situmque ac dispositionem scripto mandavi, tam terrae sanctae, quam aliarum terrarum, marium, fluminum, et locorum Syriae, Palaestinae, Deserti, Arabiae, Madian, maris mortui, maris magni, maris rubri, ac Insularum ejus, et terrarum circumjacentium Graeciae, Macedoniae, Atticae, Achajae, Albaniae, Asiae minoris et majoris, Turciae, Illyrici, Dalmatiae, Pannoniac et Histriae, Italiae etiam et loca Germaniae sive Theutoniae, et breviter, omnia quae in tribus principalibus partibus mundi vidi, in Europa, in Asia, et in Africa, notavi et conscripsi(Evagatorium, t. I, p. 1).

14. ... ut narrandi modum excesserim, ipsamque narrationem intricatam quodammodo reddiderim (Ibid., p. 2).

15. ... tantam evagationem mentis et corporis... (Ibid., p. 3).

16. Idcirco decrevi, hunc librum non Peregrinatorium, nec Itinerarium, nec Viagium, nec alio quovis nomine intitulare, sed EVAGATORIUM Fratris Felicis juste dici, nominari, et esse statui (Ibid., pp. 3-4).

17. Il s'agit de Marguerite d'Autriche, élevée à la cour de France comme future épouse de Charles VIII, mais finalement répudiée en 1491 au profit d'Anne de Bretagne.

18. Le Huen, Grant Voyage (1522), f. 1 r°. C'est à cette édition que nous renverrons désormais.

19. Ibid., f. 1 v°.

20. ... et ideo, qui peregiinatur ut evagetur, vitiosus est; non autem qui evagatur, ut peregr-inetur (Evagatorium, p. 10).

21. Testis enim mihi Deus est, quod si scivissem, me ex hac peregrinatione ad tantam evagationem mentis et corporis implicandum fuisse, nequaquam eam, quantumcunque sanctam, agressus fuissem, quia, proh dolor, nimis a studio utiliori alienatus et distractus factus sum(Ibid., p. 3).

22. Faber se penche plus en effet sur l'evagatio corporis que sur l'evagatio mentis. De cette manière, il évite de s'interroger sur la pertinence de ses digressions narratives ou descriptives et, plus généralement, de l'infatigable curiosité dont il fait preuve dans son Evagatorium. Dans la logique intéressée de Faber, tout se passe comme si les détours imposés par la Providence devaient forcément être enregistrés par le texte. Parce qu'il se présente comme un témoin fidèle, le pèlerin errant se doit de consigner par écrit la totalité de son sinueux parcours: la curiosité pour les choses du monde constitue donc ici la conséquence immédiate de la déviation hors du chemin sacral.

23. Le Huen, op. cit., f. 3 v°. Le dit poetique approximativement cité par l'auteur est en fait un vers d'Horace: Caelum, non animum mutant, qui trans mare currunt (Epîtres, I, XI, 27). Pour les douze explorateurs pas même enthousiasmés ou encouragés par la contemplation de la Terre promise, voir Nombres, 13: 32 (Et ils se mirent à décrier devant les fils d'Israël le pays qu'ils avaient exploré...).

24. Le Huen, op. cit., f. 4 r°. Cf Saint Jérôme, op. cit., t. III, pp. 8-10.

25. Op. cit., f. 4 v°.

26. On parviendrait à la même conclusion en examinant le prologue de Breydenbach, auquel Le Huen fait d'ailleurs de nombreux emprunts littéraux; mais la place limitée dont nous disposons ici ne nous permet pas d'entrer dans le détail de la Peregrinatio in Terram Sanctam.

27. Précisons que l'émergence de ce moyen terme n'équivaut en aucune façon à une sorte de nivellement selon lequel rien ne permettrait plus à l'époque de distinguer le pèlerin (même curieux) du pérégrinateur laïque. Le rapprochement des deux pôles en question ne signifie nullement leur disparition pure et simple: le XVIe siècle demeure trop profondément religieux pour réellement confondre tourisme et pèlerinage. Parce qu'elle s'est contentée de considérations purement matérielles, Françoise joukovsky n'a malheureusement pas perçu cette réalité pourtant bien palpable à la lecture des textes. Elle a ainsi pu ranger dans une même catégorie touristique de véritables pèlerins de Terre sainte, tels Le Huen, Possot ou Regnaut, et des voyageurs comme Gassot, Belon ou Thevet, lesquels accomplissaient avant toute chose un vaste tour du Levant dans le cadre de l'alliance franco-ottomane (cf Françoise joukovsky, Un circuit touristique au XVIe siècle: les pèlerinages à Jérusalem, in Les Récits de voyage, Paris, Nizet, 1986, pp. 38-57).

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