Michel Jeanneret.
Etudes de Langue et Littérature Françaises, 33 (2002).
Université de Kyoto

L'érotisme au XVIIe siècle: Littérature et dissidence

On parle souvent du XVIIe siècle comme le Grand Siècle et l'idée est profondément enracinée dans l'imaginaire des Français. Corneille, Racine, Descartes, Louis XIV, Versailles, ce sont des monuments qui ont donné à la France sa dignité et qui occupent une place essentielle dans la conscience nationale. Quels sont donc les mérites que l'on reconnaît au Grand Siècle? Les valeurs symboliques des mythes ne se laissent pas réduire à une explication unique, mais, de l'image grandiose de l'âge classique se dégage une qualité qui, je crois, embrasse toutes les autres: le XVIIe siècle a été une société disciplinée, une culture régie par la raison, un monde qui a créé une civilisation insurpassable en reconnaissant, dans tous les domaines, la nécessité de l'ordre. Et le triomphe de l'ordre se vérifie, en effet, dans de nombreux domaines.

L'histoire politique est exemplaire. La deuxième partie du XVIe siècle a été une époque de guerres civiles, provoquées par les conflits religieux et par les rivalités entre les grandes familles nobles, qui se disputent le pouvoir. Le calme a été rétabli, tant bien que mal, mais l'anarchie n'est pas loin; le désordre intérieur menace toujours de déstabiliser le royaume. Ainsi s'expliquent la réaction autoritaire, la reprise en mains musclée qui traverse le siècle. Le grand travail de restauration de l'ordre et de consolidation de l'Etat a été entrepris par Richelieu, puis Mazarin, deux ministres qui, sans pitié, détruisent les foyers de dissidence et qui, mettant toutes leurs forces au service de la monarchie absolue, préparent l'arrivée sur le trône de Louis XIV. Que ce soient les nobles, ou les protestants, ou des intellectuels un peu trop libres, Richelieu et Mazarin répriment toutes les minorités indisciplinées. Pour maîtriser les rebelles, ils recourent à une administration, à une police et une justice qui sont placées directement sous leurs ordres. En un mot, pour assurer leur surveillance sur tout le royaume, ils mettent en place le système centralisé qui, aujourd'hui encore, domine tout l'appareil politique et administratif français.

Cette même passion de l'ordre commande aussi la création littéraire. La Renaissance a été une époque d'expérimentation, de renouvellement quelque peu sauvage, à l'image des troubles politiques. Là encore, la tendance va être, au XVIIe siècle, de rationaliser et contrôler le travail des poètes. Richelieu crée l'Académie française pour stabiliser et réglementer la langue, mais aussi pour surveiller la production des écrivains. Le patron de l'Académie, Chapelain, est également chargé, comme par hasard, de dresser la liste des écrivains qui reçoivent une pension royale – et vous devinez sans peine qu'il récompensera les plus dociles, notamment ceux qui accepteront de participer à la propagande en faveur du pouvoir.

Par delà les mesures de surveillance et de récupération politiques, il y a aussi un état d'esprit qui domine le monde des lettres. C'est le goût des systèmes bien réglés, soigneusement classés et hiérarchisés; si vous voulez, l'idéal des jardins à la française, appliqué aux institutions, mais aussi aux activités intellectuelles. Tout le monde a entendu parler de l'importance qu'on attache alors aux règles. Les théoriciens se multiplient et, au lieu de se limiter, comme leur maître Aristote, à décrire les mécanismes du texte littéraire, ils définissent des normes, ils décident de ce qui est bien, et de ce qui est répréhensible, en matière d'écriture. Il faut qu'une pièce de théâtre obéisse aux critères de vraisemblance et de bienséance, il faut qu'elle respecte le principe des trois unités; il faut se conformer à la définition des genres littéraires; il faut être toujours clair et cohérent... Voilà beaucoup de il faut, qui risquent de réduire la littérature à un exercice scolaire et qui, heureusement, ne seront pas toujours respectés.

Dans sa croisade pour l'ordre, l'Etat peut compter sur un allié, l'Eglise. Le pouvoir civil et le pouvoir religieux s'appuient mutuellement et défendent les mêmes intérêts – en un mot, imposer aux fidèles l'obéissance à l'autorité, que ce soit celle du roi (qui est d'ailleurs un monarque de droit divin) ou celle de la hiérarchie ecclésiastique. Après la crise profonde de la Réforme protestante, l'Eglise sent le besoin de renforcer la discipline spirituelle. Des ordres religieux nouveaux sont créés, les déviations morales sont dénoncées et punies, les pratiques dévotes et les exercices de piété se multiplient. De larges secteurs de la société sont gagnés par une ferveur exceptionnelle, probablement unique dans l'histoire religieuse de la France. Au plan personnel, l'individu est encadré, dirigé, surveillé par les prêtres. Il faut faire ses prières et aller à la messe aux heures dites. Il faut se plier aux prescriptions alimentaires et exercer la charité. Il faut régulièrement se confesser. Celui qu'on appelle le directeur de conscience est alors une figure-clé, et chargée d'un pouvoir considérable. C'est lui qui contrôle vos actions et vos pensées. Vous devez lui avouer toutes vos fautes, jusqu'à vos désirs les plus intimes. Il vous menace ou vous pardonne, il vous envoie en enfer ou au paradis. C'est vous dire à quel chantage, à quelles angoisses, étaient soumis les fidèles, dont le bonheur ou le malheur, la félicité éternelle ou la damnation dépendaient du confesseur. Les historiens ont montré que le sacrement de la pénitence allait garantir au clergé une autorité exorbitante et consolider puissamment l'empire de l'Eglise sur les esprits. Bref, vous voyez que, dans sa vie publique et dans sa vie privée, l'homme du Grand Siècle doit être prudent et, s'il veut être tranquille, se conformer à l'ordre régnant.

Le tableau que je viens de vous présenter est banal et, heureusement, simpliste. C'est l'image officielle d'une culture qui a triomphé de la division, de la violence, qui a produit une civilisation brillante, une société raffinée et qui a créé, pour la France, le canon de la littérature classique. Mais cette victoire de l'ordre coûte cher, elle se paie par le sacrifice de plusieurs libertés – liberté de penser, liberté de créer, liberté de croire, liberté d'écouter ses désirs et de suivre son imagination. Un peu partout des censures surviennent – pas seulement les interdits de la justice, mais ceux de la morale, et les prescriptions du bon goût, les lois de la politesse, sans parler des contraintes imposées à la création littéraire. Or, les artistes et les penseurs ne peuvent se résigner à ces intimidations, ils refusent de se plier à une orthodoxie qui risque de les étouffer. Des esprits libres vont se lever et déployer toute sorte de ruses pour se soustraire à la pompe officielle, échapper au conformisme de la pensée unique. Au pouvoir qui veut les surveiller, ils opposent un contre-pouvoir, qui est celui de la littérature. Le mythe d'un Grand Siècle uni dans la conquête de l'ordre et dans un cheminement glorieux vers les lumières de la raison, l'image d'Epinal d'écrivains dociles, indifférents ou asservis à l'autorité – ces clichés trahissent la complexité des forces qui s'affrontent. La résistance des lettres n'est pas, comme on le croit parfois, une invention du Romantisme. Elle se manifeste déjà à l'âge classique, plus dispersée, c'est vrai, et plus secrète (nous allons le voir), mais d'autant plus remarquable qu'elle court des risques.

C'est ainsi que j'en arrive à l'érotisme, qui nous servira d'exemple. La dissidence va faire entendre la voix du désir, elle va provoquer les différentes censures en osant parler du sexe. Marc Fumaroli a proposé une formule profondément juste, que je lui emprunte pour définir mon projet: L'héroïsme de l'esprit (...) se jeta dans le camp des luxurieux . Ce choix, ce sera aussi celui de Don Juan, qui est d'ailleurs une invention du XVIIe siècle – Don Juan, le défenseur de l'amour libre, le blasphémateur, l'ennemi de toute règle, sauf celle que lui dicte son plaisir. Mais pourquoi l'érotisme serait-il un moyen privilégié de défendre les libertés? C'est que le moralisme qui gagne la France frappe, tout particulièrement, les moeurs sexuelles et le discours sur le sexe. Une vague de pruderie gagne la société, un profond malaise devant le corps et la jouissance, que les esprits rebelles ne peuvent accepter.

Il est peut-être utile de rappeler à grands traits ce qu'enseigne l'Eglise sur le corps et sur le sexe. Tout au long de son histoire, le christianisme raconte la lutte du corps et de l'âme - il érige en exemple l'effort héroïque de l'esprit qui tente d'échapper à sa prison. C'est par le corps que le Mal arrive, c'est la faiblesse de la chair qui provoque la chute. Les germes de cette disjonction reposent déjà dans le Nouveau Testament. Le Christ est né d'un mariage sans relation charnelle et lui-même n'a pas connu de femme. La chasteté et la virginité seront désormais valorisées. Sous l'effet conjugué de plusieurs courants orientaux - le gnosticisme, qui prêche l'horreur du corps et du sexe, le néo-platonisme, qui enseigne comment libérer l'esprit des pesanteurs de la matière -, la tendance s'accuse encore, et entraîne l'Eglise vers un spiritualisme souvent radical. La conception de l'amour comme un élan vers l'absolu, l'exercice de la foi comme désaveu des valeurs mondaines et comme une activité essentiellement mentale déterminent une hiérarchie qui, dans la piété, place l'intellect au sommet des facultés humaines. Les vierges, les martyrs et les ermites, les jeûnes et les mortifications imposent aux fidèles l'idéal d'un corps qui, à force d'ascèse, se serait affranchi des contraintes de l'incarnation. L'union des corps est, pour certains, un mal nécessaire, mais elle doit être limitée rigoureusement aux besoins de la procréation. Quoi qu'il arrive, le célibat et la continence demeurent les choix les plus dignes. C'est vous dire qu'un étrange malaise frappe la conscience chrétienne: l'homme de chair et d'os, l'homme plongé dans le monde et mû par le désir, c'est-à-dire l'homme réel, n'a pas le droit de s'accepter tel qu'il est, ni ange ni bête, et traversé de pulsions d'autant plus fortes qu'il les refoule. Il vit son incarnation dans la peine et cohabite avec un corps qu'il perçoit comme un ennemi.

Le XVIIe siècle reçoit cet héritage, et, plus que cela, il en accuse la rigueur. On atteint alors, dans l'humiliation de la créature et la crainte de faillir, un point culminant. Certes la luxure a toujours figuré parmi les péchés capitaux, mais la voilà qui monte en grade et s'impose comme l'un des plus graves et même, pour plusieurs théologiens , comme le plus horrible et le plus dangereux - le pire symptôme de notre immoralité. Je ne vous surprendrai pas en précisant que la vie sexuelle occupe, dans la confession, une large place. La fixation sur les égarements de la chair prend de telles proportions qu'elle en viendrait presque, au XVIIe siècle, à envahir tout l'espace de la pénitence. Dans le confessionnal comme dans la vie courante, le corps et ses plaisirs soulèvent une infatigable vigilance. Sur les relations charnelles, a priori suspectes, les prêtres veulent tout savoir. Ils disposent d'ailleurs, pour décider de la gravité des cas, de toute une échelle qui précise les degrés de la débauche, à tel point qu'entre les manuels des confesseurs et les livres érotiques, la différence, parfois, n'est pas grande. Première règle: l'union qui ne sert pas strictement à la procréation et sacrifie au plaisir fait fausse route et doit être confessée. Pour cette même raison, la question des positions dans l'accouplement suscite chez les directeurs de conscience un vif intérêt. Une seule est tolérée - l'homme allongé sur la femme - parce qu'elle favorise, pense-t-on, le passage de la semence. Les autres postures, qui sont parfois décrites, relèvent de la paillardise et sont défendues. Guidés par la même obsession, les confesseurs distinguent entre différents types de relations interdites. La moins grave est la liaison entre personnes non mariées; un peu plus sérieux, l'adultère, qui s'en prend à la dignité du mariage. Et puis, il y a l'inceste, le viol, l'homosexualité, la masturbation, et j'en passe. Chacun des partenaires, chacun des gestes possibles sont prévus, et pour chaque débauche particulière, on précise la punition, avec des descriptions hallucinantes des supplices infernaux.

Dans cette campagne contre les égarements du corps, l'Eglise joue un rôle essentiel, mais elle n'est pas seule. D'autres facteurs, dans la vie culturelle et intellectuelle du XVIIe siècle, renforcent la tendance. Depuis la Renaissance, la politesse et les bonnes manières sont devenues, du moins dans l'élite, une condition de la distinction sociale. Savoir se conduire en société, apprendre à maîtriser ses instincts, ce sont les signes qui distinguent les esprits raffinés des gens vulgaires, et ce savoir-vivre devient une exigence pour ceux qui veulent être respectés. Pour accéder à une position de pouvoir, pour être reconnu dans le monde, il est nécessaire de contrôler et voiler la nature, c'est-à-dire masquer son corps, l'habiller, le maquiller, et surtout ne pas laisser voir sa sensualité, dissimuler ses appétits. Les jeux du sexe continuent bien sûr à animer la cour et les salons, mais ils sont ritualisés et couverts par le secret. Il faut faire comme le Tartuffe de Molière: il faut cacher les pulsions et montrer en public une conduite angélique. A en croire les chroniqueurs et les moralistes, les hypocrites qui, pour ne pas compromettre leurs ambitions sociales, camouflent plus ou moins adroitement leur sensualité et leurs adultères, sont devenus un véritable phénomène de société.

Bref, l'offensive contre le sexe atteint alors un point culminant, et difficile à vivre. Ou l'on respecte l'ordre des confesseurs, et l'on réprime le désir, ou l'on s'accorde une marge de tolérance, et l'on contrevient à la loi morale. Pareille situation conduit à ce que l'historien Jean Delumeau appelle une névrose collective de culpabilité : les uns se libèrent, mais ils sont culpabilisés, tourmentés, les autres se soumettent aux prohibitions, mais ils sont réprimés et mal dans leur peau. Il faut connaître ce tableau pour mesurer le sens de l'érotisme et pour réfléchir, plus généralement, sur le rôle de la littérature dans une société comme celle-là.

Pour le dire en quelques mots, la poésie, la fiction, prennent en charge le désir que la morale censure et refoule. A des degrés divers, plus ou moins respectueux des codes de la politesse, la littérature refuse la terreur et lézarde le mur du silence. Au ressassement et à l'inhibition, à la "masturbation intellectuelle" (comme dit Jean-Louis Flandrin) d'une culture emprisonnée dans son puritanisme, elle oppose le besoin de dire le désir et de montrer le corps. Elle ose revendiquer la part du biologique et ressourcer le moi à ses fondements naturels. Elle déjoue les tabous et se présente ainsi comme un remède possible à la névrose. Elle offre à l'imagination un terrain sur lequel déployer ses fantasmes, elle soustrait le sujet à sa solitude, partage sa faute et le libère, si peu que ce soit, de sa culpabilité personnelle. La littérature érotique et même toute littérature remplirait donc une fonction compensatoire et rétablirait un équilibre. Elle permet de rêver aux plaisirs interdits et de vivre, par procuration, une sexualité épanouie. La répression aura donc été le catalyseur de l'érotisme: plus on veut censurer le désir, plus on crée le besoin d'un dérivatif. Faute de liberté, il faut pouvoir la fantasmer et se donner l'illusion qu'on la possède. Cette tâche essentielle, c'est celle du rêve, mais c'est aussi celle de la littérature – ceux qui travaillent sur le XIXe siècle le savent assez.

Cette fonction de libération et d'évasion dans le rêve, les écrivains du XVIIe siècle s'en acquittent de diverses manières. Je voudrais, dans la suite de mon exposé, distinguer deux méthodes: d'abord la provocation ouverte, l'agression directe; ensuite les manoeuvres plus secrètes, les ruses qu'impose la prudence.

Le défi public se situe essentiellement au début du XVIIe siècle. On voit paraître tout à coup une quantité d'anthologies de poésie obscène, Le Cabinet satyrique, Les Délices satyriques, Le Parnasse des poëtes satyriques, etc. Les recueils se comptent par dizaines, et les poèmes, par milliers. Les auteurs, en général anonymes, sont, pour la plupart, des contemporains. Certains se spécialisent même dans ce genre, comme Régnier, Motin; d'autres s'y essaient en passant, comme Malherbe ou Théophile de Viau. A l'évidence, il y a pour ce marché un public nombreux, dont les imprimeurs veulent profiter. Or, ce phénomène est nouveau. Bien sûr, des poèmes érotiques ou obscènes, on en écrit, en latin ou en français, depuis des siècles, mais jamais on ne les avait vu regroupés et diffusés de façon aussi systématique. Et cela, comme par hasard, au moment même où le climat que j'évoquais tout à l'heure s'installe en France. Il ne s'agit pas, pour les auteurs, de faire de beaux vers, mais de protéger une liberté menacée, de résister aux intimidations de la censure et au durcissement de la morale. Ces livres blessent le bon goût, certes, si bien que les spécialistes du XVIIe siècle les méprisent; depuis un siècle personne ne s'en est occupé. Ils ont pourtant une valeur politique et idéologique forte et, dans ce sens, ils méritent d'être lus.

Le thème constant de ces recueils collectifs, c'est l'amour libre et le plaisir du sexe. Le regard est fixé sur les organes de la reproduction, par gros plans et zooms anatomiques. Tout se passe au-dessous de la ceinture et relève de ce qu'il faut bien appeler la pornographie. L'étymologie fait remonter le terme au grec pornè, la prostituée. Ce que montre la pornographie, c'est un rapport physique dépourvu de sentiment: le sexe à l'état pur, une jouissance sans états d'âme, qui laisse peu de place aux complications de l'imaginaire. Il est vrai que la satisfaction sexuelle à tout prix, la légitimité des pulsions, l'homme et la femme traités comme des machines désirantes, ce ne sont pas des idées très nouvelles. En France, on a même donné un nom à ce genre: c'est la gauloiserie, qui raconte les plaisirs de l'amour physique tout en s'amusant, comme s'il n'y avait pas de problème.

Si les poèmes se limitaient à cette bonne vieille tradition gauloise, si familière qu'elle n'offensait plus vraiment, ce ne serait pas la peine d'en parler. Mais, en plus de l'effet de masse dont je parlais tout à l'heure, on trouve des textes nettement subversifs, qui abordent des sujets scabreux et débouchent sur l'enfer du sexe, c'est-à-dire des pratiques considérées comme péchés mortels. Il est question, ici et là, du plaisir solitaire, de la sodomie, de l'homosexualité masculine ou féminine – autant de pratiques scandaleuses parce qu'elles détournent le sexe de la création de la vie vers la jouissance et la profanation du mariage. Un pas de plus, dans cette logique de la provocation, et on en arrive à l'avilissement des choses sacrées. Plusieurs poètes associent le sexe et le divin, la luxure et l'Eglise, pour tomber, sans ambiguïté, dans le sacrilège. On s'accouple sur l'autel. On s'approprie les paroles de la prière pour les travestir en litanies scandaleuses. Le sexe contamine tous les gestes, tous les acteurs de la religion, jusqu'à Dieu lui-même et à l'âme, profanée et plongée dans les miasmes de la vie sensuelle. On observe ici que la liberté des moeurs et la libre pensée, c'est-à-dire la critique de la religion, sont solidaires. Le glissement n'est pas étonnant, puisque le choix de la volupté sensuelle est déjà, en soi, un refus opposé à la morale de l'Eglise.

La multiplication des anthologies pornographiques s'arrête aussi brutalement qu'elle avait commencé, autour de 1625. A partir de ce moment-là, la dissidence érotique adoptera des moyens plus conciliants et plus discrets, à quelques exceptions près, dont je n'ai pas le temps de parler. Alors, pourquoi ce changement de ton?

Il se passe entre 1623 et 1625 un événement qui aura sur la suite une influence décisive. Un poète à la mode, qui avait collaboré aux recueils dont j'ai parlé, Théophile de Viau, est arrêté et, parce qu'on lui attribue, à tort ou à raison, un sonnet particulièrement scandaleux, il est condamné à être brûlé. Il s'échappe, il est repris, on recommence son procès, on le garde pendant deux ans en prison, dans des conditions de détention atroces et, au moment où il est libéré, il meurt, âgé de trente-six ans. Le pouvoir, c'est-à-dire la collusion de la justice civile et du parti dévot, avait probablement voulu faire un exemple pour arrêter le développement de la liberté de pensée et la dérive des moeurs, et, dans une large mesure, il avait réussi. Le traitement infligé à Théophile entraîne parmi les gens de lettres, et pour longtemps, un traumatisme profond. Il faudra désormais être beaucoup plus prudent. L'érotisme, comme la libre pensée, va adopter différents modes de la dissimulation et de la clandestinité. Donc le parti du masque, la pratique délibérée du double jeu. Faut-il y voir y une faiblesse? Certainement pas. Dans une situation comme celle que j'ai décrite, la feinte peut être la seule réponse possible - ou la plus raisonnable - à la surveillance des idées et des conduites, la seule manière de ne pas capituler.

Ceux qui ne veulent renoncer ni à la libre pensée, ni à leur place dans la société, doivent donc se fondre dans le décor. Ils font les gestes de la piété, ils se soumettent à l'ordre du trône et de l'autel, tout en gardant, intérieurement, leur liberté. Le couple de Tartuffe et Dom Juan montre à quel point le problème est actuel. "L'hypocrisie est un vice à la mode", dit Dom Juan à Sganarelle, dans la fameuse scène où il justifie la ruse par laquelle il vient de faire croire à son père qu'il a été touché par la Grâce. Affecter la piété, dit-il, c'est "le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai". Comme Tartuffe, il se "fait un bouclier du manteau de la religion" et il explique longuement que la duplicité est la seule réplique possible à la surveillance des moeurs, à la police de la foi. Je le cite encore Si j'ai dit que je voulais corriger ma conduite et me jeter dans un train de vie exemplaire, c'est un dessein que j'ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un père dont j'ai besoin, et me mettre à couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures qui pourraient m'arriver .

Cette posture est celle qu'adoptent beaucoup d'écrivains parlant d'amour. Sur la pointe des pieds, ils suggèrent l'emportement des passions et l'attrait des corps, ils évoquent le sel du désir et entrouvrent l'espace du rêve, mais sans attenter aux convenances. Ils ne bravent pas les interdits, mais les contournent et déploient de subtils stratagèmes pour éviter les confrontations. Ils ne sont ni prudes ni obscènes, ni agressifs ni dociles, mais trouvent le juste équilibre qui leur permet de dire le plaisir honnêtement, sans se voiler la face, mais sans choquer non plus le bon goût. Ce sont des gens du monde, ils s'adressent à des esprits délicats et veulent être lus par les dames. Pareille prudence est à double tranchant. A force de vouloir épouser le style des bienséances, les représentations du désir, filtrées et atténuées, risquent de perdre leur force et de succomber à la facilité du badinage. Mais cette discrétion a aussi un côté positif: d'abord parce que la domestication de l'instinct, bien loin d'être un geste négatif, est une des grandes conquêtes de la civilisation, ensuite parce que la dissimulation, la litote sollicitent l'imagination et qu'elles épousent la structure même du désir, qui est alimenté par un manque, une absence. Là réside la supériorité de l'érotisme sur la pornographie: ne pas tout dire, ne pas tout montrer, c'est le meilleur moyen pour attirer l'attention et pour éveiller la convoitise.

Cet érotisme malicieux, équivoque, qui parle de choses interdites en affectant des airs innocents, repose sur une poétique du masque dont un théoricien, Jean Chapelain, l'écrivain officiel par excellence, chargé par le pouvoir de la surveillance des gens de lettres, définit bien la formule. Il s'adresse à un dramaturge qui a mis en scène deux femmes impudiques, assez effrontées pour exprimer sans fard leur sensualité. C'est une faute de goût, rétorque Chapelain et, en plus, une stratégie maladroite. Sans rien changer à l'histoire, il fallait dire les choses autrement, il fallait, dit-il, envelopper les ordures, c'est-à-dire les desguiser sans les rendre mesconnoissables.. La duplicité est promue ici au rang d'une esthétique: évitons les mots sales, et l'intrigue lascive passera la rampe. Trouvons le revêtement qui donne le change, rassurons les âmes sensibles et le reste, c'est-à-dire le travail de l'imaginaire, la descente dans la zone trouble de la libido, ne nous concerne pas.

Puisqu'il s'agit ici de tromper les défenseurs de l'ordre et de la morale, les stratégies des auteurs sont aussi rusées que diverses – ce qui, pour le lecteur, est évidemment plus stimulant que lorsqu'on lui raconte tout. Je me limiterai à deux solutions. La première est de ne pas publier l'oeuvre subversive, mais de la faire circuler clandestinement parmi ses amis. Des auteurs comme Tallemant des Réaux, ou Bussy-Rabutin, écrivent leurs mémoires et, parce qu'ils s'attachent surtout à des histoires de coucheries – et qu'en plus, ils parlent de personnages réels, qui ont une réputation à sauvegarder – ils ne montrent leurs récits scandaleux qu'au petit cercle des intimes. Qu'il s'agisse de faire lire des textes audacieux ou simplement de partager ses pensées, les esprits libres du XVIIe siècle se sont souvent organisés en petites académies plus ou moins secrètes. Par définition, les idées qui s'échangeaient dans le cabinet d'un savant, les lettres et les oeuvres manuscrites qui restaient dans un réseau familier ont, pour la plupart disparu. Mais pas toutes. Pour les amateurs de sujets de thèse, il y a encore, dans les fonds de manuscrits des bibliothèques, beaucoup de découvertes à faire – pas seulement dans le registre érotique, d'ailleurs, mais aussi dans le domaine des idées, dans la critique de la doctrine et des pratiques de l'Eglise. Car c'est là, dans l'ombre, que se prépare le matérialisme des Lumières.

La seconde tactique consiste à publier, mais en suivant la recommandation de Chapelain: envelopper les ordures. Cette technique du voile, je voudrais l'illustrer à travers les Contes de La Fontaine – les Contes, c'est-à-dire un ensemble (à peu près aussi important que les Fables) de poèmes narratifs qui racontent des histoires grivoises, qui suggèrent tout sans rien expliciter, qui atténuent la sensualité par la malice et désamorcent l'érotisme par l'humour. Dans les Contes, le sexe est partout et nulle part; il est dit entre les lignes, il se donne à deviner: Un drôle donc caressait Madame Anne / Ils en étaient sur un point, sur un point... / C'est assez dire de ne le dire point . Si on les réduit à leur intrigue, les récits des Contes ne valent ni plus ni moins que le vaste magasin de gauloiseries où puise le poète – des scénarios mille fois repris dans les fabliaux du Moyen âge, dans les recueils de nouvelles de la Renaissance, dans les anthologies dont nous avons parlé, si bien qu'ils étaient parfaitement connus du public. Ce n'est pas l'histoire qui compte, mais la façon de ruser avec les censeurs. La Fontaine le reconnaît: toute l'habileté tient au travail de filtrage, à l'estompage et l'escamotage: Nuls traits à découvert n'auront ici de place; / Tout y sera voilé; mais de gaze; et si bien, / Que je crois qu'on n'en perdra rien. / Qui pense finement, et s'exprime avec grâce, / Fait tout passer; car tout passe: / Je l'ai cent fois éprouvé: / Quand le mot est bien trouvé, / Le sexe [les dames] en sa faveur à la chose pardonne . Il dispose, pour cela, de plusieurs figures de rhétorique comme l'ellipse (qui ne dit rien), la litote (qui dit un minimum pour signifier un maximum), la prétérition (qui attire l'attention sur une chose en déclarant n'en pas parler), ou encore la réticence (qui interrompt une phrase et laisse entendre ce qui suit). Bref, toutes les figures qui font parler le silence sont mobilisées, mais aussi celles qui disent une chose pour en signifier une autre - la métaphore, l'ironie, l'équivoque -, ou encore celle qui tourne autour de son objet sans le nommer vraiment - la périphrase.

Cette pratique de l'esquive est constante chez La Fontaine, c'est le fondement de sa poétique, dans les Fables aussi bien que dans les Contes. La maxime est bien connue: Il faut laisser Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser et, des meilleures histoires, ne prendre que la fleur . On dirait que La Fontaine a lu les théoriciens modernes de la réception, l'Ecole de Constance qui montre que, pour éveiller l'intérêt et stimuler la curiosité, il faut laisser dans le récit des espaces vides. La convoitise amoureuse ne doit donc pas être seulement celle des personnages des histoires qui cherchent le plaisir du corps, mais celle des lecteurs qui, suspendus à un récit lacunaire, voudraient en savoir plus. La bonne lecture doit être comme l'amour: l'une et l'autre sont des actes de désir, des projections imaginaires. Pour le dire autrement, la lecture selon La Fontaine, en tant qu'elle est curieuse et insatisfaite, relève de l'expérience érotique. La curiosité a même deux objets: que va-t-il se passer? mais aussi, et surtout: comment va-t-il le dire? Comment va-t-il contourner les défenses et se jouer des interdits? Autant que les péripéties des histoires, c'est la finesse de l'auteur qui mobilise l'attention. L'énonciation intéresse davantage que l'énoncé, les contraintes et les malices de la fabrication, c'est-à-dire la littérature en tant que telle, constituent le vrai sujet des Contes.

La Fontaine aura défié et surmonté deux adversaires. Les moralistes hypocrites, bien sûr, les esprits chagrins que j'évoquais au début. A leur morosité, il répond par la joie, à leur hantise de la faute, il oppose une humanité qui, sans honte, s'abandonne au plaisir. Mais La Fontaine rejette aussi l'autre extrême: la violence, la frénésie brutale et provocante de la pornographie. Autant les anthologies du début du siècle exhibaient le sexe, réduisant l'amant à son instinct animal, autant les Contes civilisent le désir et accueillent la volupté dans la cité des hommes.

Tout cela nous paraît très enveloppé, très prudent, mais n'avait pourtant rien d'innocent. Car les prudes et les dévots ne baissent pas la garde; ils auront même le dernier mot. En 1674, la vente d'une édition augmentée, les Nouveau contes, est interdite: il y a trop de moines et de religieuses qui s'amusent, dans les poèmes, pour que l'Eglise tolère la provocation. La Fontaine, désormais, va ralentir et atténuer sa production. Pour entrer à l'Académie française, il a dû promettre d'être sage. Mais les bien-pensants ne lâchent pas prise. La violence de la répression se manifeste au moment où, deux ans avant sa mort, l'écrivain devra répudier publiquement, devant un prêtre et une députation de l'Académie, son livre de contes infâme , comme il le dit dans sa confession, livre abominable et pernicieux, ajoute-t-il, dont il demande pardon à Dieu et aux hommes. On devine quelle pression a dû s'exercer pour arracher à La Fontaine ce désaveu: Je voudrais que cet ouvrage ne fût jamais sorti de ma plume, et qu'il fût en mon pouvoir de le supprimer entièrement. (...) Je suis résolu à passer le reste de mes jours dans les exercices de la pénitence, (...) et à n'employer la talent de la poésie qu'à la composition d'ouvrages de piété . Même les ruses de La Fontaine n'auront donc pas suffi à lui épargner l'humiliation de ce reniement. Il pensait s'en tirer par le rire, par le jeu, mais les gardiens de l'ordre moral ne rient pas et ne jouent pas davantage.

Les auteurs dont je vous ai parlé adoptent la poésie. Il me reste, pour finir, à vous dire quelques mots du théâtre qui, après tout, est le genre le plus apprécié du public, au XVIIe siècle. On allait au théâtre comme aujourd'hui au cinéma. Pourquoi ce succès? Je voudrais avancer une hypothèse.

Le théâtre classique est l'un de ces monuments qui ont contribué à la construction du Grand Siècle. Il est si majestueux, si bien réglé que, pendant des siècles, on l'a offert aux écoliers comme un exemple de dignité et de vérité humaine. Et pourtant, il s'est trouvé, au XVIIe siècle, des critiques qui, horrifiés, l'ont accusé d'immoralité. Le plus intéressant parmi eux est le janséniste Pierre Nicole, dont je voudrais, rapidement, résumer la condamnation. Il s'en prend surtout à la tragédie qui, dit-il, est incompatible avec les exigences de la vie chrétienne. C'est qu'elle donne (par définition) la représentation de passions outrancières – des amours déréglées, des désirs forcenés, la haine, le crime, le mensonge, etc. Et le pire, c'est que ce spectacle de conduites dépravées séduit le public. Il nous présente comme des héros des personnages qui sont en fait des scélérats, il inspire de l'admiration pour des gestes extraordinaires, mais moralement scandaleux. Le spectateur subit une sorte de fascination. Transporté par la magie du théâtre, impressionné par des actions grandioses, il se laisse contaminer par des exemples détestables; on lui fait trouver beau ce qui est fondamentalement mauvais. Le reproche que Nicole adresse à la tragédie, c'est celui qu'on fait aujourd'hui à la télévision, qui exalte les images de violence et exerce sur des adolescents sans défense une influence dangereuse. Des mécanismes irrationnels sont en jeu, qui excitent en nous les pires instincts. Et cela ne s'applique pas seulement à la violence guerrière, mais aussi à la pulsion sexuelle, que le théâtre risque de réveiller.

L'attaque de Pierre Nicole est radicale, mais elle n'est pas absurde. Elle montre que le théâtre n'est pas un divertissement innocent. Surtout, elle confirme ce que je disais tout à l'heure sur la fonction de rêve et la libération des désirs refoulés. Plutôt que chercher dans la tragédie des exemples édifiants et la priver ainsi de sa puissance, nous ferions mieux de la relire dans cette perspective. C'est ce que je vous proposerai la prochaine fois.

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