Michel Jeanneret.
Etudes de Langue et Littérature Françaises, 33 (2002).
Université de Kyoto

L'érotisme au XVIIe siècle: La tragédie joue avec le feu

La littérature du Grand Siècle, et particulièrement son théâtre, passent souvent comme l'expression de l'ordre et de la bienséance, de la discipline morale et de la rigueur rationnelle qui colorent la culture et la pensée du XVIIe siècle. Mon idée est au contraire que la littérature, tout en respectant les apparences, ouvre une brèche sur le monde trouble des fantasmes et qu'à des esprits soumis à une toute espèce de censures, elle offre une compensation imaginaire. L'érotisme, particulièrement, défie les scrupules des bien-pensants et, selon des stratégies variées, prête une voix au désir refoulé, ouvre l'espace du rêve. Voilà ce qu'il me reste à vous montrer aujourd'hui en interrogeant quelques aspects de la dramaturgie cornélienne.

Vous vous souviendrez que l'offensive obscène du début du XVIIe siècle conduit au procès du poète Théophile de Viau, accusé d'avoir participé aux anthologies dont nous parlions – une intervention brutale du Parlement, appuyé par les milieux dévots, qui allait atteindre parfaitement son objectif: enrayer le progrès de la libre pensée et bloquer la diffusion, du moins en plein jour, de la pornographie. Or, voici que douze ans plus tard (nous sommes maintenant en 1637), se produit un nouvel affrontement, un nouveau tour de vis. Il s'agit cette fois de la Querelle du Cid. La vie d'un homme n'est plus en jeu, c'est vrai, et les acteurs du drame ont changé - les juges sont maintenant des gens de lettres, l'accusé est un auteur de théâtre et, dans ce contexte plus laïc, il n'est pas question d'hérésie. Mais la provocation érotique reste l'un des points chauds du débat et la mise en garde que les censeurs adressent à la littérature demeure en gros la même: respecter la pudeur, sublimer la ferveur du désir. Là encore d'ailleurs, comme après l'affaire de Théophile, l'effet d'intimidation – cette fois sur le devenir du théâtre – sera profond et durable.

A peine représenté, Le Cid souleva les passions. Une querelle littéraire oppose partisans et adversaires de la pièce. Parmi les ennemis de Corneille, deux auteurs se dégagent: Georges de Scudéry et Chapelain; ce dernier est le porte-parole de la toute jeune Académie française, qui vient d'être fondée par Richelieu et qui a pour mission, justement, de maintenir l'ordre, la morale, le respect des règles dans la littérature. Scudéry et Chapelain, d'accord sur l'essentiel, abordent diverses questions de technique littéraire: le problème de la vraisemblance (dont nous reparlerons), le respect des unités, la cohésion de la pièce, la qualité des vers, etc. J'adopte ici un point de vue partiel et limite mon enquête à la question qui nous réunit: pourquoi la pièce a-t-elle scandalisé les gardiens de l'ordre et de la morale dans les lettres, et comment Corneille s'est-il défendu?

Je rappelle rapidement l'intrigue de la pièce. Rodrigue et Chimène s'aiment. Mais voilà que le père de Chimène insulte celui de Rodrigue. Pour venger son père humilié, Rodrigue provoque le père de la jeune fille en duel, et le tue. L'amant de Chimène est donc devenu son ennemi; elle doit le poursuivre et, à son tour, obtenir vengeance. Mais elle l'aime encore, d'autant plus que Rodrigue, après avoir gagné son duel, sauve la patrie en remportant une éclatante victoire sur les ennemis arabes. Le roi refuse de punir le héros et le mariage est remis à plus tard. L'objet du scandale, pour les critiques, est le comportement de Chimène, assez effrontée pour témoigner son amour au meurtrier de son père. Ils condamnent surtout la grande scène centrale, à l'acte III, où Rodrigue fait irruption dans la demeure de sa maîtresse plongée dans le deuil et lui parle de son amour. Chimène garde longuement Rodrigue auprès d'elle, reconnaît qu'il a agi selon la règle de l'honneur et, de la litote "Va, je ne te hais point" à l'aveu direct "je t'adore", dévoile sa passion. Son devoir lui impose la vengeance, mais le sentiment la possède à tel point qu'elle balance et que, dominée par la nature, elle ne parvient pas à s'arracher à la fascination de l'être aimé. Plusieurs fois, dans les deux derniers actes, elle trahira encore, et publiquement, son inclination. Du début à la fin, la pièce célèbre l'ardeur de la jeunesse et la beauté du sentiment: voilà l'objet du débat.

Les adversaires appuient leur attaque sur le vieux précepte selon lequel la poésie doit instruire tout en divertissant. La littérature est servante de la morale et le plaisir esthétique ne devrait être qu'un moyen subordonné à la défense des bonnes moeurs. Il n'est pas interdit de mettre en scène des scélérats, à condition que le crime tourne mal, que les bons soient récompensés et que le spectacle, comme dit Scudéry, "nous imprime en l'âme l'horreur du vice, et l'amour de la vertu". Or, que fait Corneille? Exactement le contraire. La conduite honteuse de Chimène, loin d'être réprouvée, comme le voudrait la morale, soulève au contraire la compréhension des autres personnages et la sympathie du public. Choqués par un exemple aussi pernicieux, Scudéry et les Académiciens s'acharnent contre la malheureuse: "une fille dénaturée", disent-ils, qui ne parle "que de ses folies", une amoureuse sans pudeur qui, succombant à la fureur du désir, exhibe des "moeurs (...) scandaleuses, (...) dépravées". Les censeurs dénoncent bien sûr le dialogue passionné de l'acte III, et sa dangereuse beauté, mais ils condamnent aussi la seconde rencontre de Rodrigue et Chimène, où celle-ci, abandonnant tout ce qui lui restait de pudeur, adresse à son amant des paroles "dignes d'une prostituée" – l'expression est de Scudéry. Bref, Corneille est un séducteur immoral, qui met le théâtre au service de la luxure.

Ce qui offense le plus les adversaires de Corneille est que personne, dans la pièce, ne soit accusé ni puni, comme si l'univers sublime des héros ignorait la faute et obéissait à une morale qui échappe aux valeurs chrétiennes. Mais les gardiens de la vertu se chargent, eux, de rétablir la distinction du bien et du mal: Chimène est "coupable", écrit Chapelain, c'est une pécheresse qui devrait payer pour son inconduite. Scudéry aurait souhaité qu'"un coup de foudre du ciel" vienne punir la malheureuse – il aurait donc fallu un dénouement édifiant, comme celui qui, à la fin de Dom Juan, avec le feu du ciel qui frappe le héros, tente, artificiellement, de sauver la morale et de rassurer les bien-pensants. Les Académiciens adoptent à leur tour un ton inquisitorial en comparant le prochain mariage de Chimène à l'un "de ces crimes énormes, dont les Juges font brûler les procès avec les criminels". Le rapprochement fait froid dans le dos: il rappelle qu'on brûlait alors non seulement l'accusé, mais tous les documents qui avaient servi à le convaincre. Comme je le disais tout à l'heure, pareilles menaces rappellent le procès de Théophile ou celui d'autres hérétiques. Personne ne demande la peau de Corneille, c'est vrai, mais les accusateurs verraient volontiers le texte et l'héroïne partir en fumée.

Comment Corneille réagit-il à ces accusations? La stratégie qu'il adopte n'est pas simple ni directe. Pendant la Querelle du Cid, il se tait et encaisse les coups. Il ne sortira de son silence que vingt ans plus tard, avec une version corrigée de la pièce et un Examen, c'est-à-dire une évaluation de son texte, dans laquelle alternent l'autocritique et la justification. D'un côté, il accepte les remontrances, de l'autre, il persiste et signe. Partagé entre la pression des règles et l'inaliénable liberté dont l'art a besoin, il hésite. En fait, toute son oeuvre, et celle de maints contemporains, auront été une subtile et laborieuse négociation entre mesure et démesure, un savant dosage de résistance et de docilité. La ruse, la prudence, le masque ne déterminent pas seulement la conduite de quelques libertins. Le phénomène est bien plus large, et significatif des précautions que doivent prendre, à des degrés variables, tous les penseurs, tous les poètes de l'époque.

Oui, reconnaît Corneille en 1660, mes personnages et moi avons été un peu trop ardents. Oui, les deux visites de Rodrigue à sa maîtresse choquent la bienséance. Chimène aurait dû sauver l'honneur en fermant sa porte. En choisissant, pour parler de l'héroïne, des termes comme "faute", "honte", "aveu", Corneille adopte les mêmes critères moralisants que ses adversaires. Il les rejoint aussi lorsqu'il souligne que, malgré tout, Chimène a fait son devoir, qu'elle déploie d'immenses efforts pour surmonter sa passion et qu'elle reste vertueuse. L'excès d'amour, finalement, a été maîtrisé: circulez, il n'y a rien à voir! Il essaie également de nous persuader, dans son Examen, que l'éventualité du mariage demeure incertaine. Il retouche même la fin de la pièce et, par plusieurs variantes, accentue le doute sur la possibilité de l'union scandaleuse. En fait, cette manoeuvre cosmétique n'allait pas changer grand chose, car il fallait plus que cela pour modifier la logique profonde de la pièce, et ce pas, Corneille, heureusement, ne l'a pas franchi.

Il fait aussi référence aux règles, comme celle de la cohésion de l'intrigue et, là encore, il s'incline. Car les règles déterminent une responsabilité, un devoir et obligent l'écrivain, sur la défensive, à s'expliquer et se justifier sur l'emploi qu'il en fait. Lorsqu'il invoque les Maîtres, comme Aristote et les poéticiens contemporains, Corneille semble comparaître devant un grand tribunal, au point que ses textes théoriques prennent souvent l'allure d'examens de conscience: il reconnaît des "défauts", des "vices", des "taches", il "avoue", il "regrette", comme s'il se confessait publiquement. On a souvent reproché à Corneille sa prudence, sa docilité ou même son hypocrisie. Mais c'est une position simpliste, anachronique, d'abord parce qu'elle ignore les pressions que subissaient alors les écrivains, ensuite parce qu'elle oublie que Corneille, bien loin de se renier complètement, sait aussi se défendre.

Il fait des concessions sur certains points, mais pour l'essentiel, il défend, courageusement, l'esprit de l'oeuvre. Principale ligne de défense: le succès du spectacle, l'enthousiasme du public: "J'ai remporté le témoignage de l'excellence de ma pièce, écrit Corneille, par le grand nombre de ses représentations, par la foule extraordinaire des personnes qui y sont venues, et par les acclamations générales qu'on lui a faites". Plusieurs témoins confirment cet engouement: Le Cid, nous disent-ils, a été un formidable best-seller. Les spectateurs ont sympathisé avec Rodrigue et Chimène, ils ont applaudi, ils n'avaient jamais rien vu d'aussi beau ni d'aussi touchant.

A maintes reprises, dans les querelles littéraires du XVIIe siècle, les écrivains opposeront aux théoriciens ce même argument, qui à leurs yeux anéantit toutes les critiques: le principe de plaisir. Le public a apprécié et sa satisfaction disqualifie les tracasseries pédantes, les censures chagrines. Comme Molière, Corneille revendique l'avantage du praticien, qui, intuitivement, connaît les mécanismes du plaisir et sait parler à l'imagination. Enchantés par "l'éclat" de la pièce, les spectateurs se sont laissés ravir et ont ainsi démontré que l'espace du théâtre, le moment magique de la représentation, échappant à l'analyse rationnelle, disqualifient la pertinence des règles. L'esprit souffle, la sympathie opère, et cela suffit. Quand venait le tour, aux actes III et V, des visites amoureuses âprement contestées, "il s'élevait, rapporte Corneille, un certain frémissement dans l'Assemblée, qui marquait une curiosité merveilleuse, et un redoublement d'attention pour ce qu'ils avaient à se dire dans un état si pitoyable". La folle expression du désir et la violence des sentiments créent donc une sorte de magnétisme, qui porte l'expérience esthétique à son niveau le plus élevé. L'émotion des personnages se communique aux auditeurs et les transfigure. Un charme opère, qui ressemble à ce que les théoriciens appellent le sublime – une expérience esthétique extraordinaire, inexplicable et insurpassable.

De cette opposition entre les amateurs qui s'abandonnent à leur plaisir et les pédants qui s'en méfient, Corneille tire une conclusion à la fois simple et forte: le théâtre doit son succès à son extravagance. S'il veut plaire, il doit s'ouvrir à l'insolite et à l'excès: "Si nous ne nous permettions quelque chose de plus ingénieux que le cours ordinaire de la passion, dit-il, nos Poèmes ramperaient". Pour échapper à la médiocrité, il faut rompre avec le bon sens et oser l'extraordinaire. Bien que Le Cid, dit-il encore, "soit celui de tous mes Ouvrages Réguliers où je me suis permis le plus de licence, il passe encore pour le plus beau". D'où il découle une conclusion aussi nécessaire qu'audacieuse: sans liberté, pas de beauté.

Corneille défend donc, malgré tout, la suprême liberté de la poésie. Et ça n'est pas tout. Son geste le plus intrépide, pour s'affranchir de l'orthodoxie, tient au rejet de deux principes essentiels dans la doctrine des théoriciens: la vraisemblance et la catharsis. Il s'en explique dans les trois Discours, des textes théoriques qu'il publie toujours en 1660.

Depuis Aristote, l'opposition du vrai et du vraisemblable était l'un des piliers de la théorie littéraire. Le vrai, c'est ce qui s'est effectivement produit, les faits réels que rapportent les historiens, alors que le vraisemblable, c'est ce qui pourrait arriver, ce qui est possible, ce qui est crédible. C'est donc une fiction, mais assez probable pour faire illusion et être prise comme une vérité. L'historien rapporte le vrai, alors que le poète crée du vraisemblable. Le poète est donc plus libre, plus inventif que l'historien, mais il n'a pas le droit d'inventer n'importe quoi, car il tombe alors dans l'invraisemblable, qui est mauvais.

Mais alors, puisque les écrivains doivent bannir le vrai, comment donc peuvent-ils construire du vraisemblable? Par un effort d'abstraction, la raison établit ce qu'est la vraie nature de chaque chose, son essence. Il est évident qu'une jeune fille est naturellement timide et pudique; il est normal qu'une femme se dévoue à sa famille et soit fidèle à son époux; il va de soi qu'un noble soit brave, qu'un marchand soit rusé, et ainsi de suite. Même si, dans la réalité, ces règles connaissent des exceptions, on peut néanmoins dégager des types et des tendances générales. Comme dit Chapelain, l'art se propose "l'idée universelle des choses, les épure des défauts, et des irrégularités particulières [de] l'histoire". Pour le dire autrement, le vraisemblable coïncide avec une vérité consensuelle, la norme telle qu'elle est perçue par l'humanité moyenne. C'est une évidence intuitive, ou un préjugé collectif, décrété par le sens commun. Un autre théoricien le dit clairement: "Le vraisemblable est tout ce qui est conforme à l'opinion du public".

Or, ce qui aurait pu être une opération visant seulement à la connaissance de l'homme – puisqu'il s'agit d'établir le comportement normal de telle ou telle catégorie d'individus - glisse insensiblement vers l'obligation morale. Car la définition du principe général acquiert l'évidence du dogme et prend l'allure d'une règle. Un être singulier se conforme normalement à sa classe; le bien, pour lui, sera donc de ressembler au profil qui est d'ordinaire celui de son groupe. S'il s'en écarte, il transgresse l'ordre établi et bouscule l'équilibre qui donne à toute chose, dans le monde, sa place et son caractère. Les deux sens du verbe devoir illustrent bien ce glissement: devoir peut signifier être probable, comme dans il a dû se tromper, mais peut signifier aussi être obligé de, comme dans il doit terminer son travail. Dans l'opération que je décris ici, le deuxième sens prend la place du premier. La possibilité devient une nécessité. Si la raison enseigne que toute jeune fille est naturellement pudique, il en découle que Chimène doit l'être aussi. S'il est généralement admis qu'un meurtrier ne se présente pas dans la maison de sa victime, il en découle que Rodrigue ne devait pas aller voir sa maîtresse. Et ainsi de suite.

On voit mieux, à partir de cette définition, que les injonctions des théoriciens sur la vraisemblance, si elles avaient été suivies à la lettre, auraient eu un effet désastreux. Le théâtre aurait reproduit l'opinion commune et renvoyé aux spectateurs l'image d'un monde moyen, plausible et insipide. Voué à la consolidation des idées reçues et à la protection des valeurs établies, il risquait de sombrer dans l'académisme et le conformisme. Corneille a vu ce danger et, tout au long de sa carrière, il a persisté dans sa méfiance pour le canon du vraisemblable. Car s'il avait accepté de limiter les sujets de la tragédie à ce qui peut normalement se passer, s'il s'était résigné à forcer le bouillonnement de la vie dans des cadres rationnels, il n'aurait montré sur la scène que des personnages et des comportements prévisibles, mais dépourvus de charme et de profondeur.

Or, qu'a-t-il fait dans Le Cid? Au lieu de construire une belle fiction, conforme aux règles et à la vraisemblance, il a suivi l'histoire et a relaté des événements réels. Il a donc choisi le vrai extraordinaire contre le vraisemblable ordinaire. Il lui suffit qu'une fille égarée, une fois dans le passé, ait agi comme l'a fait Chimène pour reproduire sa conduite impudique sur la scène. C'est vider devant le public les poubelles de l'histoire et ravaler l'oeuvre au niveau des aberrations de la psychologie individuelle. L'événement extraordinaire a bien sûr l'avantage de soulever des sensations fortes, de prêter au spectacle une tournure romanesque, mais, du même coup, le théâtre trahit sa mission, il oublie de montrer la voie du bien. Il fallait au contraire, disent les critiques, que Corneille change l'histoire et montre une Chimène qui, préférant l'honneur à l'amour, exclue la possibilité même du mariage. Il fallait que l'héroïne donne l'exemple d'une attitude digne d'être imitée, qu'elle incarne la jeune fille idéale, pudique et soucieuse de sa réputation, conforme au modèle des manuels de bonne conduite. A quoi Corneille aurait pu répondre que si l'art se soumet au conformisme, il manque à sa mission, qui est d'offrir du rêve. Il faut donc ouvrir le répertoire théâtral à l'histoire, mais aussi au mythe et aux inventions de l'imagination, il faut échapper aux contraintes de la raison pour scruter l'univers des fantasmes et explorer la vie dans toute son extension, jusque dans ses singularités les plus troublantes.

En voilà assez sur le vraisemblable. Quelques mots, maintenant, sur un autre principe hérité d'Aristote, la catharsis, mot grec qui signifie purification. C'est un concept compliqué, qui a soulevé quantité de discussions, remarquablement analysées par M. Katsuya Nagamori. Je m'en tiens à la définition que propose Corneille: La pitié d'un malheur où nous voyons tomber nos semblables, nous porte à la crainte d'un pareil pour nous; cette crainte au désir de l'éviter; et ce désir à purger, modérer, rectifier, et même déraciner en nous la passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons. Tel quel, le mécanisme est simple: nous entrons au théâtre encombrés de tensions, tourmentés par nos peines et nos angoisses. Mais la représentation des passions telles que nous les voyons incarnées en autrui, et le spectacle des effets désastreux qu'elles provoquent, nous persuade d'être nous-mêmes prudents, d'assainir nos émotions, d'apaiser nos troubles. La misère dans laquelle tombent les héros nous fait peur et nous inspire la sagesse. Nous ressortons donc du théâtre purifiés et libérés de nos démons. Pour défendre la respectabilité du théâtre et son utilité morale, on ne pouvait trouver meilleur argument.

Or, Corneille n'y croit pas. Cette fameuse purification des passions, "je doute, écrit-il, si elle [se] fit jamais". Pour qu'elle fonctionne, il faut que nous éprouvions de la peur, dans le sens où nous redouterions de subir le même sort que les personnages qui tombent dans le malheur. C'est cela que Corneille conteste. Le sentiment que nous éprouvons (et qui est le ressort essentiel de l'émotion tragique), c'est la pitié. Mais la pitié n'entraîne pas la crainte. Prenons Oedipe, le personnage tragique par excellence. Nous éprouvons peut-être pour lui de la compassion, parce qu'il n'a pas mérité le destin épouvantable qui est le sien, mais en quoi devrions-nous avoir peur de subir le même sort? Il n'y a aucune ressemblance entre sa vie et la nôtre. Freud aurait expliqué que cette ressemblance existe, mais Corneille ne voit pas. Quelle faute Oedipe a-t-il commise, à laquelle nous-mêmes, nous serions exposés et dont nous devrions nous nettoyer? De la même façon, si l'infortune de Rodrigue et Chimène nous fait pitié, allons-nous renoncer à nos propres amours et nous convertir à une morale plus édifiante? Il est bien plus probable que le public, transporté par l'admiration, par la sympathie, s'identifie à eux et s'abandonne à des délires romanesques qui vont exactement à l'encontre des pieuses intentions de la catharsis. La récupération se trouve donc déjouée: si la tragédie touche plus qu'elle n'effraie, si elle transporte le spectateur dans autrui plus qu'elle ne le ramène à soi-même, le beau programme de purification morale tombe à l'eau. Sans pouvoir le dire explicitement, Corneille laisse entendre que la catharsis fonctionne comme un prétexte hypocrite, aux mains des prudes, pour prêter une finalité édifiante à un genre qui, de nature, est violent et extravagant. Elle sert à donner bonne conscience à ceux qui, fascinés mais gênés, veulent sauver à la fois la tragédie et la morale.

Si vraiment la tragédie est morale, c'est plutôt dans un autre sens. Car la morale n'est pas seulement la science du bien et du mal; c'est aussi, selon l'étymologie, et dans le sens qu'on lui donnait souvent au XVIIe siècle, l'étude des moeurs ou l'étude de l'homme, indépendamment de toute intention normative. Or cette ambition-là cadre mieux avec le projet des grands dramaturges. Une fois levées (ou du moins tempérées) la mission d'édification et la valeur exemplaire de la tragédie, le terrain est libre pour interroger, et donner à voir, les comportements humains. Le but, dès lors, n'est plus de corriger, mais de connaître et de comprendre. Le théâtre du XVIIe siècle participe de la vaste enquête qui, à partir d'angles multiples, vise à l'élaboration d'une science de l'homme. L'apport de la tragédie, dans ce programme cognitif, sera d'explorer, entre autres, l'univers de la pulsion et du fantasme, d'éclairer les zones sombres que les bienséances tentent de voiler.

Nous touchons ici à un épisode essentiel de l'histoire intellectuelle française. Une anthropologie profane s'esquisse, à l'âge classique, qui tente de s'affranchir des modèles de la théologie et de l'éthique chrétiennes. Les symptômes de cette émancipation sont multiples. Montaigne et Corneille, chacun à sa manière, placent au coeur de leur oeuvre les singularités, et les dérapages d'un moi qui, d'autant plus intéressant qu'il est compliqué, s'épanouit en dehors de toute transcendance. Le roman, de son côté, affine les instruments de l'analyse psychologique et, plus qu'à l'esprit, s'intéresse au caractère, aux affects, aux relations intersubjectives. Dans la vie psychique telle que peu à peu on la découvre, les observations sur le coeur humain reconnaissent le rôle moteur du désir – un désir qui n'est ni l'amour de Dieu, ni la luxure que dénoncent les prédicateurs, mais un appétit naturel pour les plaisirs humains - les pulsions et leur travail au sein de dispositifs immanents. Simultanément, la passion amoureuse et l'attraction érotique changent d'objet. Dans la tradition courtoise comme dans la mouvance néo-platonicienne, le culte de la femme, plus ou moins coloré de mystique chrétienne, permettait de s'élever à un accomplissement spirituel. Les tentations de la chair étaient sublimées et l'aventure personnelle, inscrite dans un parcours idéal. La nouveauté est que la passion, sécularisée, ne sera plus désormais l'occasion d'un dépassement, mais qu'elle intéressera comme un ressort psychique autonome, une aventure spécifiquement humaine. Pour être pleinement homme, il faut éprouver les tourments du désir et pour connaître l'individu, il faut scruter son coeur. La littérature va servir précisément à cela, dans la mesure où, plus que jamais, elle contribue à affiner les instruments de l'investigation psychologique .

C'est là, je l'ai dit, qu'intervient la tragédie. Vouée dès sa naissance au spectacle de la violence, de la volupté et de la passion, elle dispose d'un langage et d'une tradition qui la prédisposent à cette recherche en sondant les forces sauvages et refoulées, qui effraient et qui fascinent. Sur la scène s'esquissent les rudiments d'une psychologie des profondeurs, qui est aussi une descente aux enfers. Hanté par la volonté de puissance et l'appétit de plaisir, le personnage tragique ne tolère aucun obstacle. Il risque tout, jusqu'à son honneur et sa vie, pour assouvir un besoin forcené, qui le mène de l'exaltation au désespoir, d'un sentiment extrême à un acte extrême. Placé à la frontière où voisinent la passion et la mort, il pousse l'expérience humaine à des limites qui défient la raison. Ainsi revient, dans la tragédie, cet univers archaïque et barbare que la société doit réprimer pour survivre. Les forces primitives que la civilité et la morale regardent comme pathologiques, voilà que l'écrivain, dans sa quête de connaissance, leur donne forme et tente de les regarder en face. Le spectacle devient alors un mode d'introspection: il me révèle l'étranger qui habite en moi, il me permet de voir, incarné dans l'autre, le monstre qui est une part de moi-même.

Certes, la tragédie classique offre une image stylisée, distanciée, de l'abjection, elle exorcise, par la rigueur du verbe, les démons qu'elle réveille. Comme Phèdre le sait, on ne peut regarder le soleil en face. Si l'art découvre la vilenie refoulée, il en atténue aussi l'horreur par la beauté de la forme. L'harmonie de la diction, la maîtrise du discours assourdissent la violence des passions, la rendent tolérable en la ritualisant et mobilisent les pouvoirs de l'esprit, les puissances du logos pour endiguer la folie. C'est cette fameuse technique de l'atténuation, de la sublimation qui caractérise l'art classique – cet art du trompe l'oeil qui masque la sauvagerie des comportements par la noblesse du style. La grandeur de la tragédie est d'avoir conjugué ces deux vocations contradictoires: découvrir l'innommable et, le nommant malgré tout, l'apprivoiser. Il faut admirer, plus que jamais, la mission civilisatrice de l'art, mais il faut reconnaître aussi que la pellicule qui sépare l'harmonie de l'anarchie est fragile.

C'est dire à quelle distance nous sommes de la retenue qu'imposent la vraisemblance et la bienséance. La pièce exemplaire à cet égard, celle qui, avant les intimidations de la Querelle du Cid, actualise tout le potentiel de la tragédie, c'est la tragédie de Médée, dans laquelle Corneille reprend l'histoire atroce de la magicienne qui, pour se venger de son mari qui la trahit, tue ses propres enfants – donc le spectacle de l'amour et de la jalousie absolus, qui conduisent à la vengeance absolue. La dédicace de la pièce lance cette parole superbe: "Ici vous trouverez le crime en son char de triomphe, et peu de personnages sur la scène dont les moeurs ne soient plus mauvaises que bonnes". Sans s'excuser, sans faire de concessions à la sensibilité du public, Corneille brise le mur du refoulement et revendique l'affinité de la tragédie avec l'abject. Du Mal, elle extrait de la beauté, comme la poésie qui, dit-il, fait "de belles imitations d'une action qu'il ne faut pas imiter". Or l'héroïne géniale et démoniaque qu'est Médée, la magicienne capable de tous les forfaits, se donne à lire comme une figure de l'artiste, et symbolise, en plus, la démesure de la tragédie. Elle est atroce, mais grandiose, tout comme la pièce elle-même, qui a osé lever le voile sur la monstruosité qui nous menace. Le triomphe de la sorcière qui, au dénouement, terrasse des ennemis mesquins et médiocres symbolise la victoire du théâtre qui se moque de la lâcheté, de l'hypocrisie des moralisateurs.

Le dramaturge joue donc avec le feu. Car les sentiments et les actes des personnages, si sauvages soient-ils, ou à cause de leur sauvagerie, suscitent l'admiration. L'excès séduit, exalte, offre le mirage d'une forme supérieure de l'existence. Il ne suffit plus de dire, comme nous faisions tout à l'heure, que le spectacle répond à un désir de connaissance – puisqu'il dévoile les bas-fonds de la psyché -, il faut ajouter qu'il invite à une relation mimétique. Ce que je vois de plus beau et plus grand que nature, ne pourrais-je me l'approprier, afin d'accéder, à mon tour, à pareille plénitude? Au lieu de susciter le rejet, comme le veulent les tenants de la catharsis, l'outrance impressionne et amorce même, peut-être, un processus d'identification. La passion, d'ordinaire, est dénoncée comme une faiblesse, une maladie, une fatalité mauvaise, mais l'évaluation est en train de changer. Dans le cours du XVIIe siècle et, entre autres, sous l'effet de la tragédie, la passion va être revalorisée et perçue comme une expérience qui élève l'homme à son plus haut degré d'épanouissement. Eprouver des sentiments hors du commun, cela devient un signe de grandeur et de noblesse, un accomplissement et une émancipation que le spectateur admire et envie. On en viendra même à parler, au XVIIIe siècle, de belles passions, de passions généreuses ou sublimes – c'est le chemin qui mène vers l'exaltation romantique des sentiments extrêmes. Dans le paroxysme de la violence, on verra de la beauté: une fulgurance qui enthousiasme, une splendeur convulsive qui ravit l'esprit. Les ennemis du théâtre dont je parlais la dernière fois allaient dénoncer cette dérive scandaleuse et accuser les spectacles d'entraîner les âmes à leur perte. Il n'est pas sûr qu'ils aient eu tort.

L'excursion que je vous ai proposée aujourd'hui dans le monde trouble de la tragédie ne nous a pas éloignés de mon sujet. L'admirable effort de civilisation mené tout au long du XVIIe siècle, les conquêtes de l'ordre et de la raison, tout ce travail de maîtrise et de domestication des forces sauvages a aussi son revers. Le prix à payer est le contrôle accru des moeurs, la police des consciences, le refoulement du désir et l'empire d'une morale qui risque d'étouffer les esprits. Dans un tel environnement, la littérature joue sur deux tableaux. D'un côté, elle contribue au triomphe de la culture sur la nature, elle ritualise la violence et consacre la victoire de l'esprit sur l'instinct. Mais simultanément, elle ouvre une brèche sur les images refoulées, elle offre aux désirs qui nous habitent un espace où ils puissent se reconnaître. L'érotisme, comme la tragédie, et l'érotisme dans la tragédie, auront rempli cette fonction. Sur une société hautement surveillée, menacée de conformisme et de docilité, ils auront fait souffler un vent de liberté.

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