Français moderne

Textes et contextes (BA1) - XVIIIe

3. L'Orient des Lumières | Documents de travail

1. Le mythe de la Chine

Voltaire, Essais sur les Moeurs (1756)
Chapitre I - De la Chine, de son antiquité, de ses forces, de ses lois, de ses usages et de ses sciences.

[...] Ce qu'ils ont le plus connu, le plus cultivé, le plus perfectionné, c'est la morale et les lois. Le respect des enfants pour leurs pères est le fondement du gouvernement chinois. L'autorité paternelle n'y est jamais affaiblie. Un fils ne peut plaider contre son père qu'avec le consentement de tous les parents, des amis, et des magistrats. Les mandarins lettrés y sont regardés comme les pères des villes et des provinces, et le roi, comme le père de l'empire. Cette idée, enracinée dans les coeurs, forme une famille de cet État immense.

La loi fondamentale étant donc que l'empire est une famille, on y a regardé, plus qu'ailleurs, le bien public comme le premier devoir. De là vient l'attention continuelle de l'empereur et des tribunaux à réparer les grands chemins, à joindre les rivières, à creuser des canaux, à favoriser la culture des terres et les manufactures.

Nous traiterons dans un autre chapitre du gouvernement de la Chine; mais vous remarquerez d'avance que les voyageurs, et surtout les missionnaires, ont cru voir partout le despotisme. On juge de tout par l'extérieur: on voit des hommes qui se prosternent, et dès lors on les prend pour des esclaves. Celui devant qui l'on se prosterne doit être maître absolu de la vie et de la fortune de cent cinquante millions d'hommes; sa seule volonté doit servir de loi. Il n'en est pourtant pas ainsi, et c'est ce que nous discuterons. Il suffit de dire ici que, dans les plus anciens temps de la monarchie, il fut permis d'écrire sur une longue table, placée dans le palais, ce qu'on trouvait de répréhensible dans le gouvernement; que cet usage fut mis en vigueur sous le règne de Venti, deux siècles avant notre ère vulgaire; et que, dans les temps paisibles, les représentations des tribunaux ont toujours eu force de loi. Cette observation importante détruit les imputations vagues qu'on trouve dans l'Esprit des lois contre ce gouvernement, le plus ancien qui soit au monde.

Tous les vices existent à la Chine comme ailleurs, mais certainement plus réprimés par le frein des lois, parce que les lois sont toujours uniformes. Le savant auteur des Mémoires de l'amiral Anson témoigne du mépris et de l'aigreur contre les Chinois, sur ce que le petit peuple de Kanton trompa les Anglais autant qu'il le put; mais doit-on juger du gouvernement d'une grande nation par les moeurs de la populace des frontières? Et qu'auraient dit de nous les Chinois, s'ils eussent fait naufrage sur nos côtes maritimes dans les temps où les lois des nations d'Europe confisquaient les effets naufragés, et que la coutume permettait qu'on égorgeât les propriétaires?

Les cérémonies continuelles qui, chez les Chinois, gênent la société, et dont l'amitié seule se défait dans l'intérieur des maisons, ont établi dans toute la nation une retenue et une honnêteté qui donnent à la fois aux moeurs de la gravité et de la douceur. Ces qualités s'étendent jusqu'aux derniers du peuple. Des missionnaires racontent que souvent, dans les marchés publics, au milieu de ces embarras et de ces confusions qui excitent dans nos contrées des clameurs si barbares et des emportements si fréquents et si odieux, ils ont vu les paysans se mettre à genoux les uns devant les autres, selon la coutume du pays, se demander pardon de l'embarras dont chacun s'accusait, s'aider l'un l'autre, et débarrasser tout avec tranquillité.

Dans les autres pays les lois punissent le crime; à la Chine elles font plus, elles récompensent la vertu. Le bruit d'une action généreuse et rare se répand-il dans une province, le mandarin est obligé d'en avertir l'empereur; et l'empereur envoie une marque d'honneur à celui qui l'a si bien méritée. Dans nos derniers temps, un pauvre paysan, nommé Chicou, trouve une bourse remplie d'or qu'un voyageur a perdue; il se transporte jusqu'à la province de ce voyageur, et remet la bourse au magistrat du canton, sans vouloir rien pour ses peines. Le magistrat, sous peine d'être cassé, était obligé d'en avertir le tribunal suprême de Pékin; ce tribunal, obligé d'en avertir l'empereur; et le pauvre paysan fut créé mandarin du cinquième ordre: car il y a des places de mandarins pour les paysans qui se distinguent dans la morale, comme pour ceux qui réussissent le mieux dans l'agriculture. Il faut avouer que, parmi nous, on n'aurait distingué ce paysan qu'en le mettant à une taille plus forte, parce qu'on aurait jugé qu'il était à son aise. Cette morale, cette obéissance aux lois, jointes à l'adoration d'un Être suprême, forment la religion de la Chine, celle des empereurs et des lettrés. L'empereur est, de temps immémorial, le premier pontife: c'est lui qui sacrifie au Tien, au souverain du ciel et de la terre. Il doit être le premier philosophe, le premier prédicateur de l'empire ses édits sont presque toujours des instructions et des leçons de morale.

Chapitre II - De la religion de la Chine. Que le gouvernement n'est point athée; que le christianisme n'y a point été prêché au VIIe siècle. De quelques sectes établies dans le pays.

Dans le siècle passé, nous ne connaissions pas assez la Chine. Vossius l'admirait en tout avec exagération. Renaudot, son rival, et l'ennemi des gens de lettres, poussait la contradiction jusqu'à feindre de mépriser les Chinois, et jusqu'à les calomnier: tâchons d'éviter ces excès.

Confutzée, que nous appelons Confucius, qui vivait il y a deux mille trois cents ans, un peu avant Pythagore, rétablit cette religion, laquelle consiste à être juste. Il l'enseigna, et la pratiqua dans la grandeur et dans l'abaissement: tantôt premier ministre d'un roi tributaire de l'empereur, tantôt exilé, fugitif, et pauvre. Il eut, de son vivant, cinq mille disciples; et après sa mort ses disciples furent les empereurs, les colao, c'est-à-dire les mandarins, les lettrés, et tout ce qui n'est pas peuple. Il commence par dire dans son livre que quiconque est destiné à gouverner doit rectifier la raison qu'il a reçue du ciel, comme on essuie un miroir terni; qu'il doit aussi se renouveler soi-même, pour renouveler le peuple par son exemple. Tout tend à ce but; il n'est point prophète, il ne se dit point inspiré; il ne connaît d'inspiration que l'attention continuelle à réprimer ses passions; il n'écrit qu'en sage: aussi n'est-il regardé par les Chinois que comme un sage. Sa morale est aussi pure, aussi sévère, et en même temps aussi humaine que celle d'Épictète. Il ne dit point Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît; mais: Fais aux autres ce que tu veux qu'on te fasse. Il recommande le pardon des injures, le souvenir des bienfaits, l'amitié, l'humilité. Ses disciples étaient un peuple de frères. Le temps le plus heureux et le plus respectable qui fut jamais sur la terre fut celui où l'on suivit ses lois.

Sa famille subsiste encore: et dans un pays où il n'y a d'autre noblesse que celle des services actuels, elle est distinguée des autres familles, en mémoire de son fondateur. Pour lui, il a tous les honneurs, non pas les honneurs divins, qu'on ne doit à aucun homme, mais ceux que mérite un homme qui a donné de la Divinité les idées les plus saines que puisse former l'esprit humain. C'est pourquoi le P. Le Comte et d'autres missionnaires ont écrit que les Chinois ont connu le vrai Dieu, quand les autres peuples étaient idolâtres, et qu'ils lui ont sacrifié dans le plus ancien temple de l'univers.

Les reproches d'athéisme, dont on charge si libéralement dans notre Occident quiconque ne pense pas comme nous, ont été prodigués aux Chinois. Il faut être aussi inconsidérés que nous le sommes dans toutes nos disputes pour avoir osé traiter d'athée un gouvernement dont presque tous les édits parlent d'un être suprême, père des peuples, récompensant et punissant avec justice, qui a mis entre l'homme et lui une correspondance de prières et de bienfaits, de fautes et de châtiments.

Le parti opposé aux jésuites a toujours prétendu que le gouvernement de la Chine était athée, parce que les jésuites en étaient favorisés; mais il faut que cette rage de parti se taise devant le testament de l'empereur Kang-hi. Le voici:

Je suis âgé de soixante et dix ans; j'en ai régné soixante et un; je dois cette faveur à la protection du ciel, de la terre, de mes ancêtres, et au dieu de toutes les récoltes de l'empire: je ne puis l'attribuer à ma faible vertu.

Il est vrai que leur religion n'admet point de peines et de récompenses éternelles; et c'est ce qui fait voir combien cette religion est ancienne. Le Pentateuque ne parle point de l'autre vie dans ses lois: les saducéens, chez les Juifs, ne la crurent jamais.

On a cru que les lettrés chinois n'avaient pas une idée distincte d'un Dieu immatériel; mais il est injuste d'inférer de là qu'ils sont athées. Les anciens Égyptiens, ces peuples si religieux, n'adoraient pas Isis et Osiris comme de purs esprits. Tous les dieux de l'antiquité étaient adorés sous une forme humaine; et ce qui montre bien à quel point les hommes sont injustes, c'est que chez les Grecs on flétrissait du nom d'athées ceux qui n'admettaient pas ces dieux corporels, et qui adoraient dans la Divinité une nature inconnue, invisible, inaccessible à nos sens.

Le fameux archevêque Navarrète dit que, selon tous les interprètes des livres sacrés de la Chine, l'âme est une partie aérée, ignée, qui, en se séparant du corps, se réunit à la substance du ciel. Ce sentiment se trouve le même que celui des stoïciens. C'est ce que Virgile développe admirablement dans son sixième livre de l'Énéide. Or, certainement, ni le Manuel d'Épictète ni l'Énéide ne sont infectés de l'athéisme: tous les premiers pères de l'Église ont pensé ainsi. Nous avons calomnié les Chinois, uniquement parce que leur métaphysique n'est pas la nôtre; nous aurions dû admirer en eux deux mérites qui condamnent à la fois les superstitions des païens et les moeurs des chrétiens. Jamais la religion des lettrés ne fut déshonorée par des fables, ni souillée par des querelles et des guerres civiles.

En imputant l'athéisme au gouvernement de ce vaste empire, nous avons eu la légèreté de lui attribuer l'idolâtrie par une accusation qui se contredit ainsi elle-même. Le grand malentendu sur les rites de la Chine est venu de ce que nous avons jugé de leurs usages par les nôtres: car nous portons au bout du monde les préjugés de notre esprit contentieux. Une génuflexion, qui n'est chez eux qu'une révérence ordinaire, nous a paru un acte d'adoration; nous avons pris une table pour un autel: c'est ainsi que nous jugeons de tout. Nous verrons, en son temps, comment nos divisions et nos disputes ont fait chasser de la Chine nos missionnaires.

Quelque temps avant Confucius, Laokium avait introduit une secte qui croit aux esprits malins, aux enchantements, aux prestiges. Une secte semblable à celle d'Épicure fut reçue et combattue à la Chine, cinq cents ans avant Jésus-Christ; mais, dans le ier siècle de notre ère, ce pays fut inondé de la superstition des bonzes. Ils apportèrent des Indes l'idole de Fo ou Foé, adorée sous différents noms par les Japonais et les Tartares, prétendu dieu descendu sur la terre, à qui on rend le culte le plus ridicule, et par conséquent le plus fait pour le vulgaire. Cette religion, née dans les Indes près de mille ans avant Jésus-Christ, a infecté l'Asie orientale; c'est ce dieu que prêchent les bonzes à la Chine, les talapoins à Siam, les lamas en Tartarie. C'est en son nom qu'ils promettent une vie éternelle, et que des milliers de bonzes consacrent leurs jours à des exercices de pénitence qui effrayent la nature. Quelques-uns passent leur vie enchaînés, d'autres portent un carcan de fer qui plie leur corps en deux, et tient leur front toujours baissé à terre. Leur fanatisme se subdivise à l'infini. Ils passent pour chasser des démons, pour opérer des miracles; ils vendent au peuple la rémission des péchés. Cette secte séduit quelquefois des mandarins; et, par une fatalité qui montre que la même superstition est de tous les pays, quelques mandarins se sont fait tondre en bonzes par piété.

Ce sont eux qui, dans la Tartarie, ont à leur tête le dalaï-lama, idole vivante qu'on adore, et c'est là peut-être le triomphe de la superstition humaine.

Ce dalaï-lama, successeur et vicaire du dieu Fo, passe pour immortel. Les prêtres nourrissent toujours un jeune lama, désigné successeur secret du souverain pontife, qui prend sa place dès que celui-ci, qu'on croit immortel, est mort. Les princes tartares ne lui parlent qu'à genoux; il décide souverainement tous les points de foi sur lesquels les lamas sont divisés; enfin il s'est depuis quelque temps fait souverain du Thibet, à l'occident de la Chine. L'empereur reçoit ses ambassadeurs, et lui envoie des présents considérables.

Ces sectes sont tolérées à la Chine pour l'usage du vulgaire, comme des aliments grossiers faits pour le nourrir; tandis que les magistrats et les lettrés, séparés en tout du peuple, se nourrissent d'une substance plus pure; il semble en effet que la populace ne mérite pas une religion raisonnable. Confucius gémissait pourtant de cette foule d'erreurs: il y avait beaucoup d'idolâtres de son temps. La secte de Laokium avait déjà introduit les superstitions chez le peuple. Pourquoi, dit-il dans un de ses livres, y a-t-il plus de crimes chez la populace ignorante que parmi les lettrés? c'est que le peuple est gouverné par les bonzes.

Beaucoup de lettrés sont, à la vérité, tombés dans le matérialisme; mais leur morale n'en a point été altérée. Ils pensent que la vertu est si nécessaire aux hommes et si aimable par elle-même, qu'on n'a pas même besoin de la connaissance d'un Dieu pour la suivre. D'ailleurs il ne faut pas croire que tous les matérialistes chinois soient athées, puisque tant de pères de l'Église croyaient Dieu et les anges corporels.

Nous ne savons point au fond ce que c'est que la matière encore moins connaissons-nous ce qui est immatériel. Les Chinois n'en savent pas sur cela plus que nous: il a suffi aux lettrés d'adorer un Être suprême, on n'en peut douter.

Croire Dieu et les esprits corporels est une ancienne erreur métaphysique; mais ne croire absolument aucun dieu, ce serait une erreur affreuse en morale, une erreur incompatible avec un gouvernement sage. C'est une contradiction digne de nous de s'élever avec fureur, comme on a fait, contre Bayle, sur ce qu'il croit possible qu'une société d'athées subsiste; et de crier, avec la même violence, que le plus sage empire de l'univers est fondé sur l'athéisme.

Le P. Fouquet, jésuite, qui avait passé vingt-cinq ans à la Chine, et qui en revint ennemi des jésuites, m'a dit plusieurs fois qu'il y avait à la Chine très peu de philosophes athées. Il en est de même parmi nous. [...]

Voir aussi: Dictionnaire philosophique

Montesquieu, Esprit des Lois (1748)
Livre VII, chapitre VII: Fatale conséquence du luxe à la Chine.

On voit dans l'histoire de la Chine qu'elle a eu vingt-deux dynasties qui se sont succédé; c'est-à-dire qu'elle a éprouvé vingt-deux révolutions générales, sans compter une infinité de particulières. Les trois premières dynasties durèrent assez longtemps, parce qu'elles furent sagement gouvernées, et que l'empire était moins étendu qu'il ne le fut depuis. Mais on peut dire en général que toutes ces dynasties commencèrent assez bien. La vertu, l'attention, la vigilance sont nécessaires à la Chine; elles y étaient dans le commencement des dynasties, et elles manquaient à la fin. En effet, il était naturel que des empereurs nourris dans les fatigues de la guerre, qui parvenaient à faire descendre du trône une famille noyée dans les délices, conservassent la vertu qu'ils avaient éprouvée si utile, et craignissent les voluptés qu'ils avaient vues si funestes. Mais, après ces trois ou quatre premiers princes, la corruption, le luxe, l'oisiveté, les délices, s'emparent des successeurs; ils s'enferment dans le palais, leur esprit s'affaiblit, leur vie s'accourcit, la famille décline; les grands s'élèvent, les eunuques s'accréditent, on ne met sur le trône que des enfants; le palais devient enne-mi de l'empire; un peuple oisif qui l'habite ruine celui qui travaille; l'empereur est tué ou détruit par un usurpateur, qui fonde une famille, dont le troisième ou quatrième successeur va dans le même palais se renfermer encore.

Diderot, Encyclopédie
Article Chinois, (Philosophie des)

Ces peuples qui sont, d'un consentement unanime, supérieurs à toutes les nations de l'Asie, par leur ancienneté, leur esprit, leurs progrès dans les arts, leur sagesse, leur politique, leur goût pour la philosophie, le disputent même dans tous ces points, au jugement de quelques auteurs, aux contrées de l'Europe les plus éclairées.

Si l'on en croit ces auteurs, les Chinois ont eu des sages dès les premiers âges du monde. Ils avoient des cités érudites; des philosophes leur avoient prescrit des plans sublimes de philosophie morale, dans un temps où la terre n'était pas encore bien essuyée des eaux du déluge: témoins Isaac Vossius, Spizelius, & cette multitude innombrable de missionnaires de la compagnie de Jesus, que le desir d'étendre des lumieres de notre sainte religion, a fait passer dans ces grandes & riches contrées.

Il est vrai que Budée, Thomasius, Gundling, Heumann, & d'autres écrivains dont les lumieres sont de quelques poids, ne nous peignent pas les Chinois en beau; que les autres missionnaires ne sont pas d'accord sur la grande sagesse de ces peuples, avec les missionnaires de la compagnie de Jesus, & que ces derniers ne les ont pas même regardé tous d'un oeil également favorable.

Au milieu de tant de témoignages opposés, il sembleroit que le seul moyen qu'on eût de découvrir la vérité, ce seroit de juger du mérite des Chinois par celui de leurs productions les plus vantées. Nous en avons plusieurs collections; mais malheureusement on est peu d'accord sur l'authenticité des livres qui composent ces collections: on dispute sur l'exactitude des traductions qu'on en a faites, & l'on ne rencontre que des ténèbres encore fort épaisses, du côté même d'où l'on étoit en droit d'attendre quelques traits de lumiere.

Il est très difficile de décider si Confucius a été le Socrate ou l'Anaxagoras de la Chine: cette question tient à une connaissance profonde de la langue; mais on doit s'apercevoir par l'analyse que nous avons faite plus haut de quelques--uns de ses ouvrages, qu'il s'appliqua davantage à l'étude de l'homme & des moeurs, qu'à celle de la nature & de ses causes. [...]

Comme les mandarins & les lettrés ne font pas le gros de la nation, & que l'étude des lettres ne doit pas être une occupation bien commune, la difficulté en étant là beaucoup plus grande qu'ailleurs, il semble qu'il resterait encore bien des choses importantes à dire sur les Chinois, & cela est vrai; mais nous ne nous sommes pas proposé de faire l'abrégé de leur histoire, mais celui seulement de leur philosophie. Nous observerons cependant, 1° que, quoiqu'on ne puisse accorder aux Chinois toute l'antiquité dont ils se vantent, & qui ne leur est guère disputée par leurs panégyristes, on ne peut nier toutefois que la date de leur empire ne soit très voisine du déluge. 2°. Que plus on leur accordera d'ancienneté, plus on aura de reproches à leur faire sur l'imperfection de leur langue & de leur écriture: il est inconcevable que des peuples à qui l'on donne tant d'esprit & de sagacité, aient multiplié à l'infini les accents au lieu de multiplier les mots, & multiplié à l'infini les caractères, au lieu d'en combiner un petit nombre. 3°. Que l'éloquence & la poésie tenant de fort près à la perfection de la langue, ils ne sont selon toute apparence ni grands orateurs ni grands poètes. 4°. Que leurs drames sont bien imparfaits, s'il est vrai qu'on y prenne un homme au berceau, qu'on y représente la suite de toute sa vie, & que l'action théâtrale dure plusieurs mois de suite. 5°. Que dans ces contrées le peuple est très enclin à l'idolâtrie, & que son idolâtrie est fort grossière[...] Ces idolatres ne sont pas toûjours aussi modérés, lorsqu'ils sont mécontens de leurs idoles; ils les haranguent à--peu--près dans ces termes: Crois--tu que nous ayons tort dans notre indignation Sois juge entre nous & toi; depuis long--tems nous te soignons; tu es logée dans un temple, tu es dorée de la tête aux piés; nous t'avons toûjours servi les choses les plus délicieuses; si tu n'as pas mangé, c'est ta faute. Tu ne saurois dire que tu ayes manqué d'encens; nous avons tout fait de notre part, & tu n'as rien fait de la tienne: plus nous te donnons, plus nous devenons pauvres; conviens que si nous te devons, tu nous dois aussi. Or dis--nous de quels biens tu nous as comblés. La fin de cette harangue est ordinairement d'abattre l'idole & de la traîner dans les boues. Les bonzes débauchés, hypocrites, & avares, encouragent le plus qu'ils peuvent à la superstition. Ils en sont surtout pour les pélerinages, & les femmes aussi qui donnent beaucoup dans cette dévotion, qui n'est pas fort du goût de maris jaloux au point que nos missionnaires ont été obligés de bâtir aux nouveaux convertis des églises séparées pour les deux sexes. Voyez le P. le Comte. 5°. Qu'il paraît que les Mahométans n'y sont pas nombreux, quoiqu'ils y aient des mosquées superbes: que les Jésuites ont beaucoup mieux réussi dans ce pays que ceux qui y ont exercé en même temps ou depuis les fonctions apostoliques: que les femmes Chinoises semblent fort pieuses, s'il est vrai, comme dit le P. le Comte, qu'elles voudroient se confesser tous les jours soit goût pour le sacrement, soit tendresse de pieté, soit quelqu'autre raison qui leur est particulière: qu'à en juger par les objections de l'empereur aux premiers missionnaires, les Chinois ne l'ont pas embrassée en aveugles. Si la connaissance de Jesus-Christ est nécessaire au salut, disait cet empereur aux missionnaires, & que d'ailleurs Dieu nous ait voulu sincerement sauver, comment nous a--t--il laissés si longtemps dans l'erreur? Il y a plus de seize siecles que votre religion est établie dans le monde, & nous n'en avons rien sû. La Chine est--elie si peu de chose qu'elle ne mérite pas qu'on pense à elle, tandis que tant de barbares sont éclairés? C'est une difficulté qu'on propose tous les jours sur les bancs en Sorbonne. Les missionnaires, ajoute le P. le Comte, qui rapporte cette difficulté, y répondirent, & le prince fut content; ce qui devait être: des missionnaires seraient ou bien ignorants ou bien maladroits s'ils s'embarquaient pour la conversion d'un peuple un peu policé, sans avoir la réponse à cette objection commune.7°. Que les Chinois ont d'assez bonnes manufactures en étoffes & en porcelaines; mais que s'ils excellent par la matière, ils pèchent absolument par le goût & la forme; qu'ils en seront encore longtemps aux magots; qu'ils ont de belles couleurs & de mauvaises peintures; en un mot, qu'ils n'ont pas le génie d'invention & de découvertes qui brille aujourd'hui dans l'Europe: que s'ils avoient eu des hommes supérieurs, leurs lumières auraient forcé les obstacles par la seule impossibilité de rester captives; qu'en général l'esprit d'Orient est plus tranquille, plus paresseux, plus renfermé dans les besoins essentiels, plus borné à ce qu'il trouve établi, moins avide de nouveautés que l'esprit d'Occident. Ce qui doit rendre particulièrement à la Chine les usages plus constants, le gouvernement plus uniforme, les lois plus durables; mais que les sciences & les arts demandant une activité plus inquiète, une curiosité qui ne se lasse point de chercher, une sorte d'incapacité de se satisfaire, nous y sommes plus propres, & qu'il n'est pas étonnant que, quoique les Chinois soient les plus anciens, nous les ayons devancés de si loin.

2. Le Turc et le Persan

Racine. Bajazet
Acte I, scène première

Acomat.
Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre.
Je pourrai cependant te parler et t' entendre.
Osmin.
Et depuis quand, seigneur, entre-t-on dans ces lieux,
dont l' accès étoit même interdit à nos yeux?
Jadis une mort prompte eût suivi cette audace.
Acomat.
Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,
mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.
Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
Que ton retour tardoit à mon impatience!
Et que d' un oeil content je te vois dans Byzance!

Borges et Les Mille et une Nuits (Conférences)
[...]Au quinzième siècle, on rassemble à Alexandrie, une série de contes. Ces contes, pense-t-on, viennent d'ailleurs. On les aurait racontés d'abord en Inde, puis en Perse, puis en Asie Mineure et, finalement, on les aurait écrits en arabe et rassemblés au Caire. C'est le Livre des mille et une nuits. Je voudrais m'arrêter à ce titre. C'est l'un des plus beaux du monde, aussi beau, je crois, que celui de Dunne, si différent, que j'ai cité l'autre fois: An Experiment with Time. Celui d'aujourd'hui a une autre sorte de beauté. Je crois qu'elle vient du fait que pour nous le mot mille est presque synonyme d' infini. Dire mille nuits c'est parler d'une infinité de nuits, de nuits nombreuses, innombrables. Dire mille et une nuits c'est ajouter une nuit à l'infini des nuits. Pensons à cette curieuse expression anglaise: parfois, au lieu de dire pour toujours, for ever, on dit for ever and a day, pour toujours plus un jour. On ajoute un jour au mot toujours. Ce qui rappelle l'épigramme de Heine à une femme: Je t'aimerai éternellement et même au-dela. L'idée d'infini est consubstantielle aux Mille et Une Nuits [...]

3. La question du despotisme oriental

Montesquieu, Esprit des Lois (1748)
Livre II, chapitre V: Des lois relatives à la nature de l'état despotique.

Il résulte de la nature du pouvoir despotique, que l'homme seul qui l'exerce le fasse de même exercer par un seul. Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse qu'il est tout, et que les autres ne sont rien, est naturellement paresseux, ignorant, vo-lup--tueux. Il abandonne donc les affaires. Mais, s'il les confiait à plusieurs, il y aurait des disputes entre eux; on ferait des brigues pour être le premier esclave; le prince serait obligé de rentrer dans l'administration. Il est donc plus simple qu'il l'abandonne à un vizir qui aura d'abord la même puissance que lui. L'établissement d'un vizir est, dans cet État, une loi fondamentale.

On dit qu'un pape, à son élection, pénétré de son incapacité, fit d'abord des diffi-cultés infinies. Il accepta enfin et livra à son neveu toutes les affaires. il était dans l'admiration, et disait: Je n'aurais jamais cru que cela eût été si aisé. Il en est de même des princes d'Orient. Lorsque de cette prison, où des eunuques leur ont affaibli le coeur et l'esprit, et souvent leur ont laissé ignorer leur état même, on les tire pour les placer sur le trône, ils sont d'abord étonnés: mais, quand ils ont fait un vizir, et que dans leur sérail ils se sont livrés aux passions les plus brutales; lorsqu'au milieu d'une cour abattue ils ont suivi leurs caprices les plus stupides, ils n'auraient jamais cru que cela eût été si aisé.

Plus l'empire est étendu, plus le sérail s'agrandit, et plus, par conséquent, le prince est enivré de plaisirs. Ainsi, dans ces États, plus le prince a de peuples à gouverner, moins il pense au gouvernement; plus les affaires y sont grandes, et moins on y délibère sur les affaires.

Livre III, chapitre IX: Du principe du gouvernement despotique.

Comme il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie, de l'hon-neur, il faut de la CRAINTE dans un gouvernement despotique: pour la vertu, elle n'y est point nécessaire, et l'honneur y serait dangereux.

Le pouvoir immense du prince y passe tout entier à ceux à qui il le confie. Des gens capables de s'estimer beaucoup eux-mêmes seraient en état d'y faire des révo-lutions. Il faut donc que la crainte y abatte tous les courages, et y éteigne jusqu'au moindre sentiment d'ambition.

Un gouvernement modéré peut, tant qu'il veut, et sans péril, relâcher ses ressorts. Il se maintient par ses lois et par sa force même. Mais lorsque, dans le gouvernement despotique, le prince cesse un moment de lever le bras; quand il ne peut pas anéantir à l'instant ceux qui ont les premières places, tout est perdu: car le ressort du gouvernement, qui est la crainte, n'y étant plus, le peuple n'a plus de protecteur.

C'est apparemment dans ce sens que des cadis ont soutenu que le grand seigneur n'était point obligé de tenir sa parole ou son serment, lorsqu'il bornait par là son autorité.

Il faut que le peuple soit jugé par les lois, et les grands par la fantaisie du prince; que la tête du dernier sujet soit en sûreté, et celle des bachas toujours exposée. On ne peut parler sans frémir de ces gouvernements monstrueux. Le sophi de Perse, détrôné de nos jours par Mirivéis, vit le gouvernement périr avant la conquête, parce qu'il n'avait pas versé assez de sang.

L'histoire nous dit que les horribles cruautés de Domitien effrayèrent les gouver-neurs, au point que le peuple se rétablit un peu sous son règne. C'est ainsi qu'un torrent, qui ravage tout d'un côté, laisse de l'autre des campagnes où l'oeil voit de loin quelques prairies.

Voltaire, Le Fanatisme ou Mahomet (1741)
Extrait de l'acte II, scène 5

Mahomet.
Si j'avais à répondre à d'autres qu'à Zopire,
Je ne ferais parler que le dieu qui m'inspire;
Le glaive et l'Alcoran, dans mes sanglantes mains,
Imposeraient silence au reste des humains;
Ma voix ferait sur eux les effets du tonnerre,
Et je verrais leurs fronts attachés à la terre:
Mais je te parle en homme, et sans rien déguiser;
Je me sens assez grand pour ne pas t'abuser.
Vois quel est Mahomet: nous sommes seuls; écoute:
Je suis ambitieux; tout homme l'est, sans doute;
Mais jamais roi, pontife, ou chef, ou citoyen,
Ne conçut un projet aussi grand que le mien.
Chaque peuple à son tour a brillé sur la terre,
Par les lois, par les arts, et surtout par la guerre;
Le temps de l'Arabie est à la fin venu.
Ce peuple généreux, trop longtemps inconnu,
Laissait dans ses déserts ensevelir sa gloire;
Voici les jours nouveaux marqués pour la victoire.
Vois du nord au midi l'univers désolé,
La Perse encor sanglante, et son trône ébranlé,
L'Inde esclave et timide, et l'Égypte abaissée,
Des murs de Constantin la splendeur éclipsée;
Vois l'empire romain tombant de toutes parts,
Ce grand corps déchiré, dont les membres épars
Languissent dispersés sans honneur et sans vie:
Sur ces débris du monde élevons l'Arabie.
Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers;
Il faut un nouveau dieu pour l'aveugle univers.
En Égypte Osiris, Zoroastre en Asie,
Chez les Crétois Minos, Numa dans l'Italie,
A des peuples sans moeurs, et sans culte, et sans rois,
Donnèrent aisément d'insuffisantes lois.
Je viens après mille ans changer ces lois grossières:
J'apporte un joug plus noble aux nations entières:
J'abolis les faux dieux; et mon culte épuré
De ma grandeur naissante est le premier degré.
Ne me reproche point de tromper ma patrie;
Je détruis sa faiblesse et son idolâtrie
Sous un roi, sous un dieu, je viens la réunir;
Et, pour la rendre illustre, il la faut asservir.
Zopire.
Voilà donc tes desseins! c'est donc toi dont l'audace
De la terre à ton gré prétend changer la face!
Tu veux, en apportant le carnage et l'effroi,
Commander aux humains de penser comme toi:
Tu ravages le monde, et tu prétends l'instruire.
Ah! si par des erreurs il s'est laissé séduire,
Si la nuit du mensonge a pu nous égarer,
Par quels flambeaux affreux veux-tu nous éclairer?
Quel droit as-tu reçu d'enseigner, de prédire,
De porter l'encensoir, et d'affecter l'empire?
Mahomet.
Le droit qu'un esprit vaste, et ferme en ses desseins,
A sur l'esprit grossier des vulgaires humains.
Zopire.
Eh quoi! tout factieux qui pense avec courage
Doit donner aux mortels un nouvel esclavage?
Il a droit de tromper, s'il trompe avec grandeur?
Mahomet.
Oui; je connais ton peuple, il a besoin d'erreur;
Ou véritable ou faux, mon culte est nécessaire.
Que t'ont produit tes dieux? quel bien t'ont-ils pu faire?
Quels lauriers vois-tu croître au pied de leurs autels?
Ta secte obscure et basse avilit les mortels,
Énerve le courage, et rend l'homme stupide;
La mienne élève l'âme, et la rend intrépide:
Ma loi fait des héros.
Zopire.
Dis plutôt des brigands.
Porte ailleurs tes leçons, l'école des tyrans;
Va vanter l'imposture à Médine où tu règnes,
Où tes maîtres séduits marchent sous tes enseignes,
Où tu vois tes égaux à tes pieds abattus.
[...]

Voltaire, Essai sur les moeurs (1756)
Chap. VI - De l'Arabie et de Mahomet

De tous les législateurs et de tous les conquérants, il n'en est aucun dont la vie ait été écrite avec plus d'authenticité et dans un plus grand détail par ses contemporains que celle de Mahomet. Otez de cette vie les prodiges dont cette partie du monde fut toujours infatuée, le reste est d'une vérité reconnue. Il naquit dans la ville de Mecca, que nous nommons la Mecque, l'an 569 de notre ère vulgaire, au mois de mai. Son père s'appelait Abdalla, sa mère Émine: il n'est pas douteux que sa famille ne fut une des plus considérées de la première tribu, qui était celle des Coracites. Mais la généalogie qui le fait descendre d'Abraham en droite ligne est une de ces fables inventées par ce désir si naturel d'en imposer aux hommes. [...]

Il avait une éloquence vive et forte, dépouillée d'art et de méthode, telle qu'il la fallait à des Arabes; un air d'autorité et d'insinuation, animé par des yeux perçants et par une physionomie heureuse; l'intrépidité d'Alexandre, sa libéralité, et la sobriété dont Alexandre aurait eu besoin pour être un grand homme en tout.

L'amour, qu'un tempérament ardent lui rendait nécessaire, et qui lui donna tant de femmes et de concubines, n'affaiblit ni son courage, ni son application, ni sa santé c'est ainsi qu'en parlent les contemporains, et ce portrait est justifié par ses actions.

Après avoir bien connu le caractère de ses concitoyens, leur ignorance, leur crédulité, et leur disposition à l'enthousiasme, il vit qu'il pouvait s'ériger en prophète. Il forma le dessein d'abolir dans sa patrie le sabisme, qui consiste dans le mélange du culte de Dieu et de celui des astres; le judaïsme, détesté de toutes les nations, et qui prenait une grande supériorité dans l'Arabie; enfin le christianisme, qu'il ne connaissait que par les abus de plusieurs sectes répandues autour de son pays. Il prétendait rétablir le culte simple d'Abraham ou Ibrahim, dont il se disait descendu, et rappeler les hommes à l'unité d'un dieu, dogme qu'il s'imaginait être défiguré dans toutes les religions. C'est en effet ce qu'il déclare expressément dans le troisième Sura ou chapitre de son Koran. Dieu connaît, et vous ne connaissez pas. Abraham n'était ni juif ni chrétien, mais il était de la vraie religion. Son coeur était résigné à Dieu; il n'était point du nombre des idolâtres.

Il est à croire que Mahomet, comme tous les enthousiastes, violemment frappé de ses idées, les débita d'abord de bonne foi, les fortifia par des rêveries, se trompa lui-même en trompant les autres, et appuya enfin, par des fourberies nécessaires, une doctrine qu'il croyait bonne. Il commença par se faire croire dans sa maison, ce qui était probablement le plus difficile; sa femme et le jeune Ali mari de sa fille, Fatime, furent ses premiers disciples. Ses concitoyens s'élevèrent contre lui; il devait bien s'y attendre: sa réponse aux menaces des Coracites marque à la fois son caractère et la manière de s'exprimer commune de sa nation. Quand vous viendriez à moi, dit-il, avec le soleil à la droite et la lune à la gauche, je ne reculerais pas dans ma carrière.

[...]

Ce n'était pas sans doute un ignorant, comme quelques-uns l'ont prétendu. Il fallait bien même qu'il fût très savant pour sa nation et pour son temps, puisqu'on a de lui quelques aphorismes de médecine, et qu'il réforma le calendrier des Arabes, comme César celui des Romains. Il se donne, à la vérité, le titre de prophète non lettré; mais on peut savoir écrire, et ne pas s'arroger le nom de savant. Il était poète; la plupart des derniers versets de ses chapitres sont rimés; le reste est en prose cadencée. La poésie ne servit pas peu à rendre son Alcoran respectable. Les Arabes faisaient un très grand cas de la poésie; et lorsqu'il y avait un bon poète dans une tribu, les autres tribus envoyaient une ambassade de félicitations à celle qui avait produit un auteur, qu'on regardait comme inspiré et comme utile. On affichait les meilleures poésies dans le temple de la Mecque; et quand on y afficha le second chapitre de Mahomet, qui commence ainsi: Il ne faut point douter; c'est ici la science des justes, de ceux qui croient aux mystères, qui prient quand il le faut, qui donnent avec générosité, etc. alors le premier poète de la Mecque, nommé Abid, déchira ses propres vers affichés au temple, admira Mahomet, et se rangea sous sa loi. Voilà des moeurs, des usages, des faits si différents de tout ce qui se passe parmi nous qu'ils doivent nous montrer combien le tableau de l'univers est varié, et combien nous devons être en garde contre notre habitude de juger de tout par nos usages.

Les Arabes contemporains écrivirent la vie de Mahomet dans le plus grand détail. Tout y ressent la simplicité barbare des temps qu'on nomme héroïques. Son contrat de mariage avec sa première femme Cadige est exprimé en ces mots: Attendu que Cadige est amoureuse de Mahomet, et Mahomet pareillement amoureux d'elle. On voit quels repas apprêtaient ses femmes: on apprend le nom de ses épées et de ses chevaux. On peut remarquer surtout dans son peuple des moeurs conformes à celles des anciens Hébreux (je ne parle ici que des moeurs); la même ardeur à courir au combat, au nom de la Divinité; la même soif du butin, le même partage des dépouilles, et tout se rapportant à cet objet.

Mais, en ne considérant ici que les choses humaines, et en faisant toujours abstraction des jugements de Dieu et de ses voies inconnues, pourquoi Mahomet et ses successeurs, qui commencèrent leurs conquêtes précisément comme les Juifs, firent-ils de si grandes choses, et les Juifs de si petites? Ne serait-ce point parce que les musulmans eurent le plus grand soin de soumettre les vaincus à leur religion, tantôt par la force, tantôt par la persuasion? Les Hébreux, au contraire, associèrent rarement les étrangers à leur culte. Les musulmans arabes incorporèrent à eux les autres nations; les Hébreux s'en tinrent toujours séparés. Il paraît enfin que les Arabes eurent un enthousiasme plus courageux, une politique plus généreuse et plus hardie. Le peuple hébreu avait en horreur les autres nations, et craignit toujours d'être asservi; le peuple arabe, au contraire, voulut attirer tout à lui, et se crut fait pour dominer.

Voltaire, Dictionnaire philosophique (ed. 1769)
Article Alcoran

Edition HTML: Ambroise Barras, 2004