Français moderne

Textes et contextes (BA1) - XVIIIe

5. Une société du spectacle | Documents de travail

I. Une société du spectacle

Montesquieu, Lettres persanes (1721)
Lettre XXVIII. Rica à***

Je vis hier une chose assez singulière, quoiqu'elle se passe tous les jours à Paris.

Tout le peuple s'assemble sur la fin de l'après-dînée, et va jouer une espèce de scène que j'ai entendu appeler comédie. Le grand mouvement est sur une estrade, qu'on nomme le théâtre. Aux deux côtés, on voit, dans de petits réduits qu'on nomme loges, des hommes et des femmes qui jouent ensemble des scènes muettes, à peu près comme celles qui sont en usage en notre Perse.

Ici, c'est une amante affligée qui exprime sa langueur; une autre, plus animée, dévore des yeux son amant, qui la regarde de même: toutes les passions sont peintes sur les visages, et exprimées avec une éloquence qui, pour être muette, n'en est que plus vive. Là, les actrices ne paraissent qu'à demi-corps, et ont ordinairement un manchon, par modestie, pour cacher leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout, qui se moquent de ceux qui sont en haut sur le théâtre, et ces derniers rient à leur tour de ceux qui sont en bas.

Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques gens qu'on prend pour cet effet dans un âge peu avancé, pour soutenir la fatigue. Ils sont obligés d'être partout: ils passent par des endroits qu'eux seuls connaissent, montent avec une adresse surprenante d'étage en étage; ils sont en haut, en bas, dans toutes les loges; ils plongent, pour ainsi dire; on les perd, ils reparaissent; souvent ils quittent le lieu de la scène et vont jouer dans un autre. On en voit même qui, par un prodige qu'on n'aurait osé espérer de leurs béquilles, marchent et vont comme les autres. Enfin on se rend à des salles où l'on joue une comédie particulière: on commence par des révérences, on continue par des embrassades. On dit que la connaissance la plus légère met un homme en droit d'en étouffer un autre. Il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet, on dit que les princesses qui y règnent ne sont point cruelles, et, si on en excepte deux ou trois heures du jour, où elles sont assez sauvages, on peut dire que le reste du temps elles sont traitables, et que c'est une ivresse qui les quitte aisément.

Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de même dans un autre endroit, qu'on nomme l'Opéra: toute la différence est qu'on parle à l'un, et que l'on chante à l'autre. Un de mes amis me mena l'autre jour dans la loge où se déshabillait une des principales actrices. Nous fîmes si bien connaissance, que le lendemain je reçus d'elle cette lettre:

MONSIEUR,

Je suis la plus malheureuse fille du monde; j'ai toujours été la plus vertueuse actrice de l'Opéra. Il y a sept ou huit mois que j'étais dans la loge où vous me vîtes hier. Comme je m'habillais en prêtresse de Diane, un jeune abbé vint m'y trouver, et, sans respect pour mon habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence. J'ai beau lui exagérer le sacrifice que je lui ai fait; il se met à rire et me soutient qu'il m'a trouvée très profane. Cependant je suis si grosse que je n'ose plus me présenter sur le théâtre: car je suis, sur le chapitre de l'honneur, d'une délicatesse inconcevable, et je soutiens toujours qu'à une fille bien née il est plus facile de faire perdre la vertu que la modestie. Avec cette délicatesse, vous jugez bien que ce jeune abbé n'eût jamais réussi, s'il ne m'avait promis de se marier avec moi: un motif si légitime me fit passer sur les petites formalités ordinaires et commencer par où j'aurais dû finir. Mais, puisque son infidélité m'a déshonorée, je ne veux plus vivre à l'Opéra, où, entre vous et moi, l'on ne me donne guère de quoi vivre: car, à présent que j'avance en âge, et que je perds du côté des charmes, ma pension, qui est toujours la même, semble diminuer tous les jours. J'ai appris, par un homme de votre suite, que l'on faisait un cas infini, dans votre pays, d'une bonne danseuse, et que, si j'étais à Ispahan, ma fortune serait aussitôt faite. Si vous vouliez m'accorder votre protection et m'emmener avec vous dans ce pays-là, vous auriez l'avantage de faire du bien à une fille qui, par sa vertu et sa conduite, ne se rendrait pas indigne de vos bontés. Je suis...

De Paris, le 2 de la lune de Chalval 1712.

J.-J. Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761)

Comment Saint-Preux voit les spectacles à Paris vers 1736

a) Les théâtres
Deuxième Partie, lettre XVII, à Julie

[...] Il y a ici trois théâtres, sur deux desquels on représente des êtres chimériques, savoir: sur l'un, des arlequins, des pantalons, des scaramouches; sur l'autre, des dieux, des diables, des sorciers. Sur le troisième on représente ces pièces immortelles dont la lecture nous faisait tant de plaisir, et d'autres plus nouvelles qui paraissent de temps en temps sur la scène. Plusieurs de ces pièces sont tragiques, mais peu touchantes; et si l'on y trouve quelques sentiments naturels et quelque vrai rapport au coeur humain, elles n'offrent aucune sorte d'instruction sur les moeurs particulières du peuple qu'elles amusent.

L'institution de la tragédie avait, chez ses inventeurs, un fondement de religion qui suffisait pour l'autoriser. D'ailleurs, elle offrait aux Grecs un spectacle instructif et agréable dans les malheurs des Perses leurs ennemis, dans les crimes et les folies des rois dont ce peuple s'était délivré. Qu'on représente à Berne, à Zurich, à la Haye, l'ancienne tyrannie de la maison d'Autriche, l'amour de la patrie et de la liberté nous rendra ces pièces intéressantes. Mais qu'on me dise de quel usage sont ici les tragédies de Corneille, et ce qu'importe au peuple de Paris Pompée ou Sertorius. Les tragédies grecques roulaient sur des événements réels ou réputés tels par les spectateurs, et fondés sur des traditions historiques. Mais que fait une flamme héroïque et pure dans l'âme des grands? Ne dirait-on pas que les combats de l'amour et de la vertu leur donnent souvent de mauvaises nuits, et que le coeur a beaucoup à faire dans les mariages des rois? Juge de la vraisemblance et de l'utilité de tant de pièces, qui roulent toutes sur ce chimérique sujet!

Quant à la comédie, il est certain qu'elle doit représenter au naturel les moeurs du peuple pour lequel elle est faite, afin qu'il s'y corrige de ses vices et de ses défauts, comme on ôte devant un miroir les taches de son visage. Térence et Plaute se trompèrent dans leur objet; mais avant eux Aristophane et Ménandre avaient exposé aux Athéniens les moeurs athéniennes; et, depuis, le seul Molière peignit plus naïvement encore celles des Français du siècle dernier à leurs propres yeux. Le tableau a changé; mais il n'est plus revenu de peintre. Maintenant on copie au théâtre les conversations d'une centaine de maisons de Paris. Hors de cela, on n'y apprend rien des moeurs des Français. Il y a dans cette grande ville cinq ou six cent mille âmes dont il n'est jamais question sur la scène. Molière osa peindre des bourgeois et des artisans aussi bien que des marquis; Socrate faisait parler des cochers, menuisiers, cordonniers, maçons. Mais les auteurs d'aujourd'hui, qui sont des gens d'un autre air, se croiraient déshonorés s'ils savaient ce qui se passe au comptoir d'un marchand ou dans la boutique d'un ouvrier; il ne leur faut que des interlocuteurs illustres, et ils cherchent dans le rang de leurs personnages l'élévation qu'ils ne peuvent tirer de leur génie. Les spectateurs eux-mêmes sont devenus si délicats, qu'ils craindraient de se compromettre à la comédie comme en visite, et ne daigneraient pas aller voir en représentation des gens de moindre condition qu'eux. Ils sont comme les seuls habitants de la terre: tout le reste n'est rien à leurs yeux. Avoir un carrosse, un suisse, un maître d'hôtel, c'est être comme tout le monde. Pour être comme tout le monde, il faut être comme très peu de gens. Ceux qui vont à pied ne sont pas du monde; ce sont des bourgeois, des hommes du peuple, des gens de l'autre monde; et l'on dirait qu'un carrosse n'est pas tant nécessaire pour se conduire que pour exister. Il y a comme cela une poignée d'impertinents qui ne comptent qu'eux dans tout l'univers, et ne valent guère la peine qu'on les compte, si ce n'est pour le mal qu'ils font. C'est pour eux uniquement que sont faits les spectacles; ils s'y montrent à la fois comme représentés au milieu du théâtre, et comme représentants aux deux côtés; ils sont personnages sur la scène, et comédiens sur les bancs. C'est ainsi que la sphère du monde et des auteurs se rétrécit; c'est ainsi que la scène moderne ne quitte plus son ennuyeuse dignité: on n'y sait plus montrer les hommes qu'en habit doré. Vous diriez que la France n'est peuplée que de comtes et de chevaliers; et plus le peuple y est misérable et gueux, plus le tableau du peuple y est brillant et magnifique. Cela fait qu'en peignant le ridicule des états qui servent d'exemple aux autres, on le répand plutôt que de l'éteindre, et que le peuple, toujours singe et imitateur des riches, va moins au théâtre pour rire de leurs folies que pour les étudier, et devenir encore plus fous qu'eux en les imitant. Voilà de quoi fut cause Molière lui-même; il corrigea la cour en infectant la ville: et ses ridicules marquis furent le premier modèle des petits-maîtres bourgeois qui leur succédèrent.

En général, il y a beaucoup de discours et peu d'action sur la scène française: peut-être est-ce qu'en effet le Français parle encore plus qu'il n'agit, ou du moins qu'il donne un bien plus grand prix à ce qu'on dit qu'à ce qu'on fait. Quelqu'un disait, en sortant d'une pièce de Denys le Tyran: "Je n'ai rien vu, mais j'ai entendu force paroles." Voilà ce qu'on peut dire en sortant des pièces françaises. Racine et Corneille, avec tout leur génie, ne sont eux-mêmes que des parleurs; et leur successeur [Voltaire] est le premier qui, à l'imitation des Anglais, ait osé mettre quelquefois la scène en représentation. Communément tout se passe en beaux dialogues bien agencés, bien ronflants, où l'on voit d'abord que le premier soin de chaque interlocuteur est toujours celui de briller. Presque tout s'énonce en maximes générales. Quelque agités qu'ils puissent être, ils songent toujours plus au public qu'à eux-mêmes; une sentence leur coûte moins qu'un sentiment: les pièces de Racine et de Molière exceptées, le je est presque aussi scrupuleusement banni de la scène française que des écrits de Port-Royal, et les passions humaines, aussi modestes que l'humilité chrétienne, n'y parlent jamais que par on. Il y a encore une certaine dignité maniérée dans le geste et dans le propos, qui ne permet jamais à la passion de parler exactement son langage, ni à l'auteur de revêtir son personnage et de se transporter au lieu de la scène, mais le tient toujours enchaîné sur le théâtre et sous les yeux des spectateurs. Aussi les situations les plus vives ne lui font-elles jamais oublier un bel arrangement de phrases ni des attitudes élégantes; et si le désespoir lui plonge un poignard dans le coeur, non content d'observer la décence en tombant comme Polyxène, il ne tombe point; la décence le maintient debout après sa mort, et tous ceux qui viennent d'expirer s'en retournent l'instant d'après sur leurs jambes.

Tout cela vient de ce que le Français ne cherche point sur la scène le naturel et l'illusion et n'y veut que de l'esprit et des pensées; il fait cas de l'agrément et non de l'imitation, et ne se soucie pas d'être séduit pourvu qu'on l'amuse. Personne ne va au spectacle pour le plaisir du spectacle, mais pour voir l'assemblée, pour en être vu, pour ramasser de quoi fournir au caquet après la pièce; et l'on ne songe à ce qu'on voit que pour savoir ce qu'on en dira. L'acteur pour eux est toujours l'acteur, jamais le personnage qu'il représente. Cet homme qui parle en maître du monde n'est point Auguste, c'est Baron; la veuve de Pompée est Adrienne; Alzire est mademoiselle Gaussin; et ce fier sauvage est Grandval. Les comédiens, de leur côté, négligent entièrement l'illusion dont ils voient que personne ne se soucie. Ils placent les héros de l'antiquité entre six rangs de jeunes Parisiens; ils calquent les modes françaises sur l'habit romain; on voit Cornélie en pleurs avec deux doigts de rouge, Caton poudré au blanc, et Brutus en panier. Tout cela ne choque personne et ne fait rien au succès des pièces: comme on ne voit que l'acteur dans le personnage, on ne voit non plus que l'auteur dans le drame: et si le costume est négligé, cela se pardonne aisément; car on sait bien que Corneille n'était pas tailleur, ni Crébillon perruquier. [...]

b) L'opéra français
Deuxième partie, Lettre XXIII à Madame d'Orbe

Avant de vous dire ce que je pense de ce fameux théâtre, que je vous rende compte de ce qu'on en dit ici; le jugement des connaisseurs pourra redresser le mien si je m'abuse.

L'Opéra de Paris passe à Paris pour le spectacle le plus pompeux, le plus voluptueux, le plus admirable qu'inventa jamais l'art humain. C'est, dit-on, le plus superbe monument de la magnificence de Louis XIV. Il n'est pas si libre à chacun que vous le pensez de dire son avis sur ce grave sujet. Ici l'on peut disputer de tout, hors de la musique et de l'Opéra; il y a du danger à manquer de dissimulation sur ce seul point. La musique française se maintient par une inquisition très sévère; et la première chose qu'on insinue par forme de leçon à tous les étrangers qui viennent dans ce pays, c'est que tous les étrangers conviennent qu'il n'y a rien de si beau dans le reste du monde que l'Opéra de Paris. En effet, la vérité est que les plus discrets s'en taisent, et n'osent rire qu'entre eux.

Il faut convenir pourtant qu'on y représente à grands frais, non seulement toutes les merveilles de la nature, mais beaucoup d'autres merveilles bien plus grandes que personne n'a jamais vues; et sûrement Pope a voulu désigner ce bizarre théâtre par celui où il dit qu'on voit pêle-mêle des dieux, des lutins, des monstres, des rois, des bergers, des fées, de la fureur, de la joie, un feu, une gigue, une bataille et un bal.

Cet assemblage si magnifique et si bien ordonné est regardé comme s'il contenait en effet toutes les choses qu'il représente. En voyant paraître un temple, on est saisi d'un saint respect; et pour peu que la déesse en soit jolie, le parterre est à moitié païen. On n'est pas si difficile ici qu'à la Comédie-Française. Ces mêmes spectateurs qui ne peuvent revêtir un comédien de son personnage ne peuvent à l'Opéra séparer un acteur du sien. Il semble que les esprits se roidissent contre une illusion raisonnable, et ne s'y prêtent qu'autant qu'elle est absurde et grossière. Ou peut-être que des dieux leur coûtent moins à concevoir que des héros. Jupiter étant d'une autre nature que nous, on en peut penser ce qu'on veut; mais Caton était un homme, et combien d'hommes ont le droit de croire que Caton ait pu exister?

L'Opéra n'est donc point ici comme ailleurs une troupe de gens payés pour se donner en spectacle au public: ce sont, il est vrai, des gens que le public paye et qui se donnent en spectacle; mais tout cela change de nature, attendu que c'est une Académie Royale de musique, une espèce de cour souveraine qui juge sans appel dans sa propre cause, et ne se pique pas autrement de justice ni de fidélité. Voilà, cousine, comment, dans certains pays, l'essence des choses tient aux mots, et comment des noms honnêtes suffisent pour honorer ce qui l'est le moins.

Les membres de cette noble Académie ne dérogent point. En revanche ils sont excommuniés, ce qui est précisément le contraire de l'usage des autres pays; mais peut-être, ayant eu le choix, aiment-ils mieux être nobles et damnés, que roturiers et bénis. J'ai vu sur le théâtre un chevalier moderne aussi fier de son métier qu'autrefois l'infortuné Labérius fut humilié du sien quoiqu'il le fît par force et ne récitât que ses propres ouvrages. Aussi l'ancien Labérius ne put-il reprendre sa place au cirque parmi les chevaliers romains; tandis que le nouveau en trouve tous les jours une sur les bancs de la Comédie-Française parmi la première noblesse du pays; et jamais on n'entendit parler à Rome avec tant de respect de la majesté du peuple romain qu'on parle à Paris de la majesté de l'Opéra.

Voilà ce que j'ai pu recueillir des discours d'autrui sur ce brillant spectacle; que je vous dise à présent ce que j'y ai vu moi-même.

Figurez-vous une gaine large d'une quinzaine de pieds et longue à proportion, cette gaine est le théâtre. Aux deux côtés on place par intervalles des feuilles de paravent sur lesquelles sont grossièrement peints les objets que la scène doit représenter. Le fond est un grand rideau peint de même, et presque toujours percé ou déchiré, ce qui représente des gouffres dans la terre ou des trous dans le ciel, selon la perspective. Chaque personne qui passe derrière le théâtre, et touche le rideau, produit en l'ébranlant une sorte de tremblement de terre assez plaisant à voir. Le ciel est représenté par certaines guenilles bleuâtres, suspendues à des bâtons ou à des cordes, comme l'étendage d'une blanchisseuse. Le soleil, car on l'y voit quelquefois; est un flambeau dans une lanterne. Les chars des dieux et des déesses sont composés de quatre solives encadrées et suspendues à une grosse corde en forme d'escarpolette; entre ces solives est une planche en travers sur laquelle le dieu s'asseye, et sur le devant pend un morceau de grosse toile barbouillée, qui sert de nuage à ce magnifique char. On voit vers le bas de la machine l'illumination de deux ou trois chandelles puantes et mal mouchées, qui, tandis que le personnage se démène et crie en branlant dans son escarpolette, l'enfument tout à son aise: encens digne de la divinité.

Comme les chars sont la partie la plus considérable des machines de l'Opéra, sur celle-là vous pouvez juger des autres. La mer agitée est composée de longues lanternes angulaires de toile ou de carton bleu qu'on enfile à des broches parallèles, et qu'on fait tourner par des polissons. Le tonnerre est une lourde charrette qu'on promène sur le cintre, et qui n'est pas le moins touchant instrument de cette agréable musique. Les éclairs se font avec des pincées de poix-résine qu'on projette sur un flambeau; la foudre est un pétard au bout d'une fusée.

Le théâtre est garni de petites trappes carrées qui, s'ouvrant au besoin, annoncent que les démons vont sortir de la cave. Quand ils doivent s'élever dans les airs, on leur substitue adroitement de petits démons de toile brune empaillée, ou quelquefois de vrais ramoneurs, qui branlent en l'air suspendus à des cordes, jusqu'à ce qu'ils se perdent majestueusement dans les guenilles dont j'ai parlé. Mais ce qu'il y a de réellement tragique, c'est quand les cordes sont mal conduites ou viennent à rompre; car alors les esprits infernaux et les dieux immortels tombent, s'estropient, se tuent quelquefois. Ajoutez à tout cela les monstres qui rendent certaines scènes fort pathétiques, tels que des dragons, des lézards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se promènent d'un air menaçant sur le théâtre, et font voir à l'Opéra les tentations de saint Antoine. Chacune de ces figures est animée par un lourdaud de Savoyard qui n'a pas l'esprit de faire la bête.

Voilà, ma cousine, en quoi consiste à peu près l'auguste appareil de l'Opéra, autant que j'ai pu l'observer du parterre à l'aide de ma lorgnette; car il ne faut pas vous imaginer que ces moyens soient fort cachés et produisent un effet imposant; je ne vous dis en ceci que ce que j'ai aperçu de moi-même, et ce que peut apercevoir comme moi tout spectateur non préoccupé. On assure pourtant qu'il y a une prodigieuse quantité de machines employées à faire mouvoir tout cela; on m'a offert plusieurs fois de me les montrer; mais je n'ai jamais été curieux de voir comment on fait de petites choses avec de grands efforts.

Le nombre des gens occupés au service de l'Opéra est inconcevable. L'orchestre et les choeurs composent ensemble près de cent personnes: il y a des multitudes de danseurs; tous les rôles sont doubles et triples; c'est-à-dire qu'il y a toujours un ou deux acteurs subalternes prêts à remplacer l'acteur principal, et payés pour ne rien faire jusqu'à ce qu'il lui plaise de ne plus rien faire à son tour; ce qui ne tarde jamais beaucoup d'arriver. Après quelques représentations, les premiers acteurs, qui sont d'importants personnages, n'honorent plus le public de leur présence; ils abandonnent la place à leurs substituts, et aux substituts de leurs substituts. On reçoit toujours le même argent à la porte, mais on ne donne plus le même spectacle. Chacun prend son billet comme à une loterie, sans savoir quel lot il aura: et quel qu'il soit, personne n'oserait se plaindre; car, afin que vous le sachiez, les nobles membres de cette Académie ne doivent aucun respect au public: c'est le public qui leur en doit.

Je ne vous parlerai point de cette musique; vous la connaissez. Mais ce dont vous ne sauriez avoir d'idée, ce sont les cris affreux, les longs mugissements dont retentit le théâtre durant la représentation. On voit les actrices, presque en convulsion, arracher avec violence ces glapissements de leurs poumons, les poings fermés contre la poitrine, la tête en arrière, le visage enflammé, les vaisseaux gonflés, l'estomac pantelant: on ne sait lequel est le plus désagréablement affecté, de l'oeil ou de l'oreille; leurs efforts font autant souffrir ceux qui les regardent, que leurs chants ceux qui les écoutent; et ce qu'il y a de plus inconcevable est que ces hurlements sont presque la seule chose qu'applaudissent les spectateurs. A leurs battements de mains, on les prendrait pour des sourds charmés de saisir par-ci par-là quelques sons perçants, et qui veulent engager les acteurs à les redoubler. Pour moi, je suis persuadé qu'on applaudit les cris d'une actrice à l'Opéra comme les tours de force d'un bateleur à la foire: la sensation en est déplaisante et pénible, on souffre tandis qu'ils durent; mais on est si aise de les voir finir sans accident qu'on en marque volontiers sa joie. Concevez que cette manière de chanter est employée pour exprimer ce que Quinault a jamais dit de plus galant et de plus tendre. Imaginez les Muses, les Grâces, les Amours, Vénus même, s'exprimant avec cette délicatesse, et jugez de l'effet! Pour les diables, passe encore; cette musique a quelque chose d'infernal qui ne leur messied pas. Aussi les magies, les évocations, et toutes les fêtes du sabbat, sont-elles toujours ce qu'on admire le plus à l'Opéra français.

A ces beaux sons, aussi justes qu'ils sont doux, se marient très dignement ceux de l'orchestre. Figurez-vous un charivari sans fin d'instruments sans mélodie, un ronron traînant et perpétuel de basses; chose la plus lugubre, la plus assommante que j'aie entendue de ma vie, et que je n'ai jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tête. Tout cela forme une espèce de psalmodie à laquelle il n'y a pour l'ordinaire ni chant ni mesure. Mais quand par hasard il se trouve quelque air un peu sautillant, c'est un trépignement universel; vous entendez tout le parterre en mouvement suivre à grand'peine et à grand bruit un certain homme de l'orchestre. Charmés de sentir un moment cette cadence qu'ils sentent si peu, ils se tourmentent l'oreille, la voix, les bras, les pieds, et tout le corps, pour courir après la mesure toujours prête à leur échapper; au lieu que l'Allemand et l'Italien, qui en sont intimement affectés, la sentent et la suivent sans aucun effort; et n'ont jamais besoin de la battre. Du moins Regianino m'a-t-il souvent dit que dans les opéras d'Italie où elle est si sensible et si vive, on n'entend, on ne voit jamais dans l'orchestre ni parmi les spectateurs le moindre mouvement qui la marque. Mais tout annonce en ce pays la dureté de l'organe musical; les voix y sont rudes et sans douceur, les inflexions âpres et fortes, les sons forcés et traînants; nulle cadence, nul accent mélodieux dans les airs du peuple: les instruments militaires, les fifres de l'infanterie, les trompettes de la cavalerie, tous les cors, tous les hautbois, les chanteurs des rues, les violons des guinguettes, tout cela est d'un faux à choquer l'oreille la moins délicate. Tous les talents ne sont pas donnés aux mêmes hommes; et en général le Français paraît être de tous les peuples de l'Europe celui qui a le moins d'aptitude à la musique. [...]

J.-J. Rousseau, , Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758)
a) Le comédien

Qu'est-ce que le talent du Comédien? L'art de se contrefaire, de faire revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu' on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu ' on pense aussi naturellement que si l'on le pensait réellement, et d'oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d ' autrui. Qu ' est-ce que la profession du Comédien? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l ' argent, se soumet à l ' ignominie et aux affronts qu' on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J'adjure tout homme sincère de dire s'il ne sent pas au fond de son âme qu ' il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas. Vous autres philosophes, qui vous prétendez si fort au -dessus des préjugés, ne mourriez-vous pas tous de honte si, lâchement travestis en Rois, il vous fallait aller faire aux yeux du public un rôle différent du votre, et exposer vos Majestés aux huées de la populace? Quel est donc, au fond, l' esprit que le Comédien reçoit de son état? Un mélange de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil, et d ' indigne avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d ' homme qu ' il abandonne.

b) La fête républicaine

Quoi! ne faut-il donc aucun Spectacle dans une République? Au contraire, il en faut beaucoup. C'est dans les Républiques qu'ils sont nés, c'est dans leur sein qu'on les voit briller avec un véritable air de fête. A quels peuples convient-il mieux de s'assembler souvent et de former entre eut les doux liens du plaisir et de la joie, qu'a ceux qui ont tant de raisons de s'aimer et de rester à jamais unis? Nous avons déjà plusieurs de ces fêtes publiques; ayons-en,davantage encore, je n'en serai que plus charme. Mais n'adoptons point ces Spectacles exclusifs qui renferment tristement un. petit nombre de gens dans un antre obscur; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence et l'inaction; qui n'offrent aux yeux que cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu'affligeantes images de la servitude et de l'inégalité. Non, Peuples heureux, ce ne sont pas 1a vos fêtes! C'est en plein air, c'est sous le ciel qu'il faut vous rassembler et vous livrer au doux sentiment de votre bonheur. Que vos plaisirs ne soient, effémines ni mercenaires, que rien de ce qui sent la contrainte et l'intérêt ne les empoisonne, qu'ils soient libres et généreux comme vous; que le soleil éclaire vos innocents Spectacles; vous en formerez un vous-mêmes, le plus digne qu'il puisse éclairer.

Mais quels seront enfin les objets de ces Spectacles? Qu'y montrera-t-on? Rien, si l'on veut. Avec la liberté, partout où règne l'affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d'une place un piquet couronne de fleurs, rassemblez-y le Peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore: donnez les spectateurs en spectacle; rendez-les acteurs eux-mêmes; faites que chacun se voie et s'aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis. Je n'ai pas besoin de renvoyer aux jeux des anciens Grecs: il en est de plus modernes, il en est d'existants encore, et je les trouve précisément parmi nous. Nous avons tous les ans des revues, des prix publics, des Rois de l'arquebuse, du canon, de la navigation. On ne peut trop multiplier des établissements si utiles [...] et si agréables; on ne peut trop avoir de semblables Rois. Pourquoi ne serions-nous pas, pour nous rendre dispos et robustes, ce que nous saisons pour nous exercer aux armes? La République a-t-elle moins besoin d'ouvriers que de soldats? Pourquoi, sur le modèle des prix militaires, ne fondrions-nous pas d'autres prix de Gymnastique, pour la lutte, pour la course, pour le disque, pour dives exercices du corps? Pourquoi n'animerions-nous pas nos Bateliers par des joutes sur le Lac? Y auroit-il au monde un plus brillant spectacle que de voir sur ce vaste et superbe bassin, des centaines de bateaux, élégamment équipés, partir à la fois au signal donne, pour aller enlever un drapeau arbore au but, puis servir de cortège au vainqueur revenant en triomphe recevoir le prix mérite. Toutes ces sortes de fêtes ne sont dispendieuses qu'autant qu'on le veut bien, et le seul concours les rend assez magnifiques. Cependant il faut y avoir assiste chez le Genevois, pour comprendre avec quelle ardeur il s'y livre. On ne le reconnaît plus ce n'est plus ce peuple si range qui ne se départ point de ses règles économiques; ce n'est plus ce long raisonneur qui pèse tout jusqu'a la plaisanterie à la balance du jugement. Il est vif, gai, caressant; son coeur est alors dans ses yeux, comme il est toujours sur ses lèvres; il cherche a communiquer sa joie et ses plaisirs; il invite, il presse, il force, il se dispute les survenants. Toutes les sociétés n'en sont qu'une, tout devient commun à tous. Il est presque indifférent à quelle table on se mette: ce serait l'image de celle de Lacédémone, s'il n'y régnait un peu plus de profusion; mais cette profusion même est alors bien placée, et l'aspect de l'abondance rend plus touchant celui de la liberté qui la produit.

III. Le théâtre de la Révolution

M.-J. Chénier, Charles IX ou la Saint-Barthélémy
Discours préliminaire

[Après avoir rendu hommage à Voltaire et aux philosophes de son siècle, M.-J.Chénier écrit:]

Les pas que ces maîtres fameux ont fait faire à notre siècle, doivent exciter notre émulation. Continuons la route, s'il est possible, en partant du point où ils se sont arrêtés.

La tragédie de Charles IX, commencée bien avant qu'on pût prévoir la révolution qui s'opère en France, ne pouvait être achevée, ce me semble, dans des circonstances plus favorables. Quelle époque, en effet, pou établir sur notre théâtre la tragédie nationale! Nous voyons éclore une chose publique au milieu de nous. L'opinion du peuple est maintenant une puissance. La Nation la plus éclairée de l'Europe s'aperçoit enfin de la nullité de sa constitution. Elle va bientôt s'assembler pour anéantir les abus sans nombre que l'ignorance, la paresse, l'esprit de corps et les intérêts particuliers ont accumulés en France depuis près de quatorze siècles.

Pour créer parmi nous la tragédie nationale, j'ai choisi le sujet le plus tragique de l'histoire moderne. J'ai banni de ma pièce ces confidents froids et parasites qui n'entrent jamais dans l'action, et qui ne semblent admis sur la scène que pour écouter tout ce qu'on veut leur dire, et pour approuver tout ce qu'on veut faire. [...]

Il ne m'appartient pas de juger du mérite de la tragédie de Charles IX; et peut-être prouvera-t-elle que mes talents pour exécuter sont très inférieurs à mes intentions: mais du moins la cour de Charles IX y est peinte de ses véritables couleurs; il n'y a pas une scène dans la pièce qui n'inspire l'horreur du fanatisme, des guerres civiles, du parjure, et de l'adulation cruelle et intéressée. La vertu y est exaltée, le crime puni par le mépris et par les remords, la cause du peuple et des lois défendue sans cesse contre les courtisans et la tyrannie. J'ose donc affirmer que c'est la seule tragédie vraiment nationale qui ait encore paru en France; qu'aucune pièce de théâtre n'est aussi fortement morale; et, par une conséquence nécessaire de ces deux propositions incontestables, j'ose affirmer qu'il faut être ennemi de la raison pour craindre la représentation d'une pareille pièce.

Je sais qu'on imprime encore, à la fin du dix-huitième siècle, que la philosophie est une invention pernicieuse, et que tout sera bouleversé si elle vient à triompher dans l'esprit des hommes. C'est dire en d'autre paroles que tout sera bouleversé quand les hommes auront du bon sens. Si c'est une vérité, il faut convenir du moins qu'elle n'est pas évidente. On peut d'ailleurs prédire aux ennemis de la philosophie que tous leurs efforts seront inutiles. Permis à eux de retourner de la lumière aux ténèbres; mais qu'ils ne se flattent pas d'y ramener l'Europe: elle s'avance à grands pas des ténèbres à la lumière. C'est la marche nécessaire de l'esprit humain, qui ne peut rétrograder depuis l'invention de l'imprimerie.

Puissé-je dans mes ouvrages, et surtout dans des tragédies politiques et nationales, ne pas rester inutile aux progrès de cette philosophie bienfaisante et courageuse! Puisse l'étude et l'expérience mûrir mon faible talent! Puissé-je élever un jour quelques monuments qui ne déshonorent point la langue française, et qui ne soient pas tout à fait indignes d'une Nation éclairée, depuis près de deux siècles, par le génie des grands hommes! (22 août 1788)

Sylvain Maréchal, Le Jugement dernier des Rois (créé en octobre 1793. Mort du roi en janvier)
Pléiade, Théâtre du XVIIIè siècle, vol.2, p.1321

Scène 5 (Les rois d'Europe et le pape sont rejetés sur une île volcanique déserte par leurs peuples)

Un Sans-Culotte Français, après avoir fait ranger en demi-cercle tous les rois, et avant de les quitter:

Monstres couronnés! vous auriez dû, sur des échafauds, mourir tous de mille morts; mais où se serait-il trouvé des bourreaux qui eussent consenti à souiller leurs mains dans votre sang vil et corrompu? Nous vous livrons à vos remords, ou plutôt à votre rage impuissante. Voilà pourtant les auteurs de tous nos maux! Générations à venir, pourrez-vous le croire?

Voilà ceux qui tenaient dans leurs mains, qui balançaient les destinées de l'Europe. C'est pour le service de cette poignée de lâches brigands, c'est pour le bon plaisir de ces scélérats couronnés, que le sang d'un million, de deux millions d'hommes, dont le pire valait mieux qu'eux tous, a été versé sur presque tous les points du continent et par delà les mers. C'est au nom, ou par l'ordre de cette vingtaine d'animaux féroces, que des provinces entières ont été dévastées, des villes populeuses changées en monceaux de cadavres et de cendres, d'innombrables familles violées, mises à nu et réduites à la famine. Ce groupe infâme d'assassins politiques a tenu en échec de grandes nations, et a tourné les uns contre les autres des peuples faits pour être amis et nés pour vivre en frères. Les voilà, ces bouchers d'hommes en temps de guerre, ces corrupteurs de l'espèce humaine en temps de paix. C'est du sein des cours de ces êtres immondes que s'exhalait dans les villes et sur les campagnes la contagion de tous les vices; exista-t-il jamais une nation ayant en même temps un roi et des moeurs?

Edition HTML: Ambroise Barras, 2004