Méthodes et problèmes

L'autofiction

Laurent Jenny, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

  1. Double définition de l'autofiction
  2. L'autofiction comme autobiographie en proie au langage
    1. Critique du style romanesque de l'autobiographie
      1. Le style narratif de l'autobiographie comme simplification de l'existence
      2. Le style narratif de l'autobiographie comme logification de l'existence
      3. Le style narratif de l'autobiographie comme trahison des instants vécus
    2. Le pouvoir d'invention de l'écriture
      1. Ecriture autofictionnelle et association libre
      2. L'autofiction définie par son style
      3. Autofiction doubrovskyenne et subjectivité
      4. L'autofiction comme genre bas
      5. La filiation de l'autofiction doubrovskyenne
    3. Fonction de l'autofiction stylistique
  3. La définition référentielle de l'autofiction
    1. La fictionnalisation de l'histoire du personnage-narrateur
      1. L'exemple de La Divine comédie
      2. L'exemple de la Recherche du temps perdu
      3. L'exemple de Aziyadé
    2. La fictionnalisation de l'identité du narrateur
      1. L'exemple de l'Autobiographie d'Alice Toklas
      2. L'exemple de Sujet Angot
    3. La fictionnalisation de l'identité du personnage
      1. L'exemple de Jules Vallès
    4. Fonctions de l'autofiction référentielle
      1. L'autofiction référentielle comme atténuation morale
      2. L'autofiction référentielle comme justification esthétisante de l'autobiographie
      3. L'autofiction référentielle comme fable heuristique

Introduction

Le terme d'autofiction est un néologisme apparu en 1977, sous la plume de l'écrivain Serge Doubrovsky, qui l'a employé sur la 4e de couverture de son livre Fils. Ce néologisme a connu depuis un succès grandissant aussi bien chez les écrivains que dans la critique. Il est intéressant de remarquer que la paternité du terme revient à quelqu'un qui a été à la fois un critique universitaire français enseignant à New York (spécialiste de Corneille) et un écrivain menant une carrière littéraire (après Fils, il a publié une suite de livres d'inspiration autobiographique).

Cette double obédience, universitaire et littéraire, me paraît significative de l'esprit dans lequel cette notion d'autofiction a été forgée. On pourrait dire qu'il s'agit d'une mise en question savante de la pratique naïve de l'autobiographie. La possibilité d'une vérité ou d'une sincérité de l'autobiographie s'est trouvée radicalement mise en doute à la lumière de l'analyse du récit et d'un ensemble de réflexions critiques touchant à l'autobiographie et au langage. A la suite de Doubrovsky, d'autres écrivains-professeurs, comme Alain Robbe-Grillet ont écrit des autofictions dans lesquelles ils soumettaient leur propre biographie au crible de leur savoir critique. Encore récemment, en 1996, des réflexions théoriques sur l'autofiction ont été élaborées par Marie Darrieussecq qui est à la fois une universitaire et une romancière à succès, auteure notamment du roman Truisme.

Il faut cependant reconnaître que, depuis une dizaine d'années, la notion d'autofiction est sortie des cercles intellectuels et qu'elle s'est vulgarisée. On la trouve même sous la plume d'écrivains à scandales comme Christine Angot.

I. Double définition de l'autofiction

Le mot est donc très répandu. Que signifie-t-il exactement? On peut d'abord remarquer que c'est ce qu'on appelle un mot-valise, suggérant une synthèse de l'autobiographie et de la fiction. Mais la nature exacte de cette synthèse est sujette à des interprétations très diverses.

Dans tous les cas, l'autofiction apparaît comme un détournement fictif de l'autobiographie. Mais selon un premier type de définition, stylistique, la métamorphose de l'autobiographie en autofiction tient à certains effets découlant du type de langage employé. Selon un second type de définition, référentielle, l'autobiographie se transforme en autofiction en fonction de son contenu, et du rapport de ce contenu à la réalité.

II. L'autofiction comme autobiographie en proie au langage

La thèse générale défendue par les tenants de la première définition, c'est donc qu'indépendamment de la véracité des faits racontés certains caractères stylistiques du discours suffisent à créer ce qu'on pourrait appeler un effet de fiction. Pour certains, c'est là un défaut irréparable de l'autobiographie, qui met en question sa prétention à la vérité. D'autres, au contraire, voient dans le genre autofictionnel la possibilité d'une autobiographie critique de sa vérité et consciente de ses effets de discours.

II.1. Critique du style romanesque de l'autobiographie

Dans Le miroir qui revient (1984), Alain Robbe-Grillet expose ainsi un ensemble de griefs à l'égard du style qu'on est presque inévitablement amené à utiliser lorsqu'on entreprend le récit de sa vie. Revenant sur les passages où il vient de tenter de raconter quelques souvenirs d'enfance, Alain Robbe-Grillet se livre à une impitoyable critique de ses propres manières de dire.

Quand je relis des phrases du genre Ma mère veillait sur mon difficile sommeil, ou Son regard dérangeait mes plaisirs solitaires, je suis pris d'une grande envie de rire, comme si j'étais en train de falsifier mon existence passée dans le but d'en faire un objet bien sage conforme aux canons du regretté Figaro littéraire: logique, ému, plastifié. Ce n'est pas que ces détails soient inexacts (au contraire peut-être). Mais je leur reproche à la fois leur trop petit nombre et leur modèle romanesque, en un mot ce que j'appellerais leur arrogance. Non seulement je ne les ai vécus ni à l'imparfait ni sous une telle appréhension adjective, mais en outre, au moment de leur actualité, ils grouillaient au milieu d'une infinité d'autres détails dont les fils entrecroisés formaient un tissu vivant. Tandis qu'ici j'en retrouve une maigre douzaine, isolés chacun sur un piédestal, coulés dans le bronze d'une narration quasi historique (le passé défini lui-même n'est pas loin) et organisés suivant un système de relations causales, conforme justement à la pesanteur idéologique contre quoi toute mon œuvre s'insurge.

p.17

Essayons de classer les différents argument avancés par Alain Robbe-Grillet pour discréditer le style autobiographique en le présentant comme falsification.

II.1.1. Le style narratif de l'autobiographie comme simplification de l'existence

Le récit autobiographique trahirait inévitablement le vécu en raison de la sélection qu'il opère dans la mémoire et qu'il aggrave par la linéarité du discours. Il isole certains faits sur un piédestal, et du coup leur donne un poids monumental qu'ils n'ont jamais eu au moment où ils étaient vécu. La vision rétrospective est donc, de ce point de vue, nécessairement déformée.

Cependant on peut se demander si cela suffit à faire verser le récit autobiographique dans la fiction. Le caractère appauvri ou simplifié de tout discours référentiel par rapport au foisonnement du réel ne suffit pas à le rendre fictif. Ou alors, il faudrait aussi dire que le discours de l'Histoire, ou celui des sciences, qui sont nécessairement schématisant sont aussi fictifs, ce qui paraît abusif. Cela aurait surtout l'inconvénient de ne plus nous permettre de distinguer entre des discours fictifs délibérés et ce qu'il faudrait appeler des discours fictifs par insuffisance.

II.1.2. Le style narratif de l'autobiographie comme logification de l'existence

Selon Alain Robbe-Grillet, non seulement le récit autobiographique, sélectionne, mais il a tendance à organiser le passé selon une logique causale qui n'était nullement perçue au moment des événements. De ce point de vue, il opérerait une falsification.

Là encore, il faut mettre en doute l'idée selon laquelle la projection de relations causales dans des événements, qu'ils soient d'ailleurs autobiographiques ou non, suffit à les falsifier . Je vous renvoie d'ailleurs ici à la distinction que nous avons faite dans le cours sur La Fiction entre le faux et le fictif. D'une part la logification des événements n'est pas littéralement fausse (tout au plus peut-on dire qu'elle est une interprétation du réel, une façon de l'appréhender). D'autre part, sa fausseté n'entraînerait pas sa fictivité, si ce n'est dans un sens vague que nous avons décidé d'écarter.

II.1.3. Le style narratif de l'autobiographie comme trahison des instants vécus

Je ne les ai vécus ni à l'imparfait ni sous une telle appréhension adjective écrit Robbe-Grillet à propos des instants vécus. Mais on peut trouver sa critique non fondée: l'imparfait ne signifie pas que les événements ont été vécus comme déjà passés, mais seulement qu'on les considère depuis un présent. Par là, il ne ment pas, ni n'invente...

Quant à la qualification, par exemple mon difficile sommeil, elle peut certes apparaître comme une désignation a posteriori. Mais la remarque de Robbe-Grillet est ruineuse pour la pertinence référentielle de tout énoncé. Car il n'y a pratiquement aucun aspect de notre vécu que nous vivions comme déjà formulé. Le problème n'est pas seulement celui de l'adjectif mais aussi bien celui du nom ou du verbe, et de tout le langage. Un instant de bonheur ne se parle pas en moi à travers le mot bonheur (encore qu'il puisse arriver que je me formule ainsi mon état émotionnel). Mais pour autant, ce nom qui synthétise et symbolise mon vécu ne transforme pas mon autobiographie en fiction. Il lui donne seulement une forme verbale plus ou moins conventionnelle.

C'est un peu dans le même sens que Doubrovsky critique le beau style qu'il associe à l'autobiographie:

Autobiographie? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style

prière d'insérer de Fils

Implicitement, Doubrovsky dénonce le mensonge d'une mise en forme autobiographique, qui s'appuie à la fois sur la fabrication d'une vie exemplaire et sur une expression stylistique recherchée. La belle forme du style sanctifierait le récit de vie exemplaire en le faisant passer sur le plan de l'art. Elle contribuerait à monumentaliser l'existence. Elle serait l'instrument d'une fabrication légendaire et esthétique.

II.2. Le pouvoir d'invention de l'écriture

Cependant Doubrovsky n'en reste pas à la position d'un Robbe-Grillet qui comprend l'écriture autobiographique comme une sorte de mensonge déformant. Il renverse même la perspective du tout au tout. Avec leur beau style, les autobiographes mentent en voulant faire vrai. Pour sa part, il propose de s'abandonner à l'aventure du langage qui conduira au vrai à travers le n'importe quoi.

Fiction, d'événements et de faits strictement réels; si l'on veut autofiction, d'avoir confié le langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau.

Fils, prière d'insérer

II.2.1. Ecriture autofictionnelle et association libre

Cette conception de l'écriture est évidemment très fortement redevable à l'association libre de la cure psychanalytique freudienne. La transcription impudique de séances d'analyse tient d'ailleurs une large part dans l'autofiction de Doubrovsky; ainsi ce passage où il rumine l'humiliation que lui a fait subir une jeune femme en le déclarant trop vieux:

Ma devise. Le dollar. Avec, me requinque. Je me retape de pied en cap. Remis à neuf. Ceinturé de la taille, pincé du genou, béant du bas. Pattes d'éléphant contre pattes d'oie. Ceinturon à grosse boucle, contre ventre. Je répare, je repars. Décati, je me relustre. Tailladé, je me recouds. Usé aux coudes, Julien. Je me rhabille en Serge. Change de prénom, change de coupe. Je prends le pli. Plie, mais ne romps pas. Roseau pensant. Pansu.

Fils, p.89

Pour l'analysant, une vérité se fait jour dans l'apparent désordre de sa parole: lapsus, ellipses, coqs-à-l'âne, rencontres absurdes des allitérations et des assonances. Ce qui se présente d'abord comme une parole manquée se révèle bientôt être un discours réussi. Ce qui avait l'air d'être pur jeu de mots, gratuité insignifiante, reconduit le sujet au plus profond de ses fantasmes. Ce qui semblait une pure fabulation née des hasards de la parole s'avère finalement être un discours vrai.

L'écriture n'a plus rien d'un miroir déformant: en renonçant aux censures qu'impliquait la belle forme du style, elle accède du même coup à un réel. Là où le beau style était appauvrissement du sens de l'existence, l'écriture associative apparaît au contraire comme une ressource infiniment riche de significations vitales.

II.2.2. L'autofiction définie par son style

L'originalité de Doubrovsky, c'est donc de lier le sort des genres à des considérations de style. L'autobiographie est entachée de fausseté par son souci de belle forme à tel point que Doubrovsky retranche de ce genre sa propre entreprise d'écriture. Il se voit condamné à inventer un nouveau genre, l'autofiction qui est d'abord défini par une liberté d'écriture, un refus du style littéraire. Mais il est clair que cette opposition de forme entraîne aussi des différences de contenu. Avec une écriture associative, perpétuellement bifurcante, on ne saurait construire un récit de vie bien ordonné. Et inversement, les imparfaits itératifs ou le passé défini, historisant l'existence, sont incapables de rendre compte du foisonnement de la vie psychique, de ses errements et de ses contradictions.

II.2.3. Autofiction doubrovskyenne et subjectivité

Une autre façon de comprendre l'opposition doubrovskyenne entre les styles de l'autobiographie et de l'autofiction, c'est de la rapporter à deux positions antithétiques du sujet. Le sujet de l'autobiographie entend placer sa parole et son histoire sous le contrôle de sa conscience. A l'inverse l'autofiction serait en somme une autobiographie de l'inconscient, où le moi abdique toute volonté de maîtrise et laisse parler le ça.

II.2.4. L'autofiction comme genre bas

De cette absence de maîtrise, et donc d'art, il découle que l'autofiction doubrovskyenne est présentée comme un genre bas, presque infra-littéraire, à la portée de tous les inconscients et de toutes les incompétences stylistiques. Pour écrire son autofiction, on n'aurait besoin ni d'avoir une vie intéressante, ni un talent littéraire. Un peu de spontanéité y suffirait.

L'autofiction, en renonçant à mettre en valeur une historicité exemplaire de l'existence, arrache l'autobiographique à la légende des grands de ce monde et prononce sa démocratisation. L'autofiction, ce serait en quelque sorte l'autobiographie de tout le monde.

II.2.5. La filiation de l'autofiction doubrovskyenne

Cette définition stylistique de l'autofiction n'est pas aujourd'hui prédominante dans le discours critique. Il faut cependant lui reconnaître certaines filiations dans la figuration de soi contemporaine.

La plus notable me paraît être l'œuvre très médiatisée de la romancière Christine Angot. Bien qu'elle se défende d'écrire des autofictions (peut-être par ignorance des diverses acceptions du terme), plusieurs de ses livres répondent à la définition doubrovskyenne de l'autofiction - en même temps d'ailleurs qu'à une définition référentielle-.

De façon caractéristique, Christine Angot revendique une écriture associative et situe même là l'essence de son originalité: J'associe ce qu'on n'associe pas déclare-t-elle par exemple fièrement dans L'Inceste (p.92). De même, dans Sujet Angot, le narrateur, parlant d'elle, affirme:

Tu es la seule à comprendre certaines choses. Tu établis des liens, tu fais des connexions entre des propos, des événements, toutes sortes de choses. Tu les fais apparaître, ils deviennent évidents.

p.120

Comme Doubrovsky, et en liaison avec une même culture psychanalytique vulgarisée, Christine Angot pratique une écriture associative à tous crins, censée rendre compte de sa vérité incestueuse (elle met explicitement en rapport son passé incestueux avec son père et sa tendance plus générale à tout mélanger).

Prétendant s'opposer à toute technique romanesque, et même à toute autofiction impliquant des inventions de personnage, Christine Angot identifie volontiers sa vérité autobiographique à son écriture, décrétant par exemple: Le texte, c'est moi (revue Têtu n°38, octobre 1999) ou personne [sous-entendu: sauf moi] ne se débat avec la vie, personne ne se débat avec l'écriture.

II.3. Fonction de l'autofiction stylistique

Paradoxalement, l'autofiction stylistique, débarrassée des affèteries du beau style, semble donc avoir pour effet de conduire à un supplément de réalité. Sa spontanéité décousue rencontrerait la réalité brute de la vie, que manqueraient les plans trop concertés de l'autobiographie et les techniques artificielles de la fiction. Tel est en tout cas l'argument des auteurs. Doubrovsky peut ainsi écrire:

...le mouvement et la forme même de la scription sont la seule inscription de soi possible. La vraie trace, indélébile et arbitraire, entièrement fabriquée et authentiquement fidèle.

Parcours critique, 188

III. La définition référentielle de l'autofiction

Cependant la conception de l'autofiction qui s'est imposée ces dernières années diffère sensiblement de celle qu'a proposée Serge Doubrovsky. Dans une thèse consacrée à cette notion, le critique Vincent Colonna a présenté l'autofiction comme la fictionnalisation de l'expérience vécue, sans plus faire allusion aux critères stylistiques de Doubrovsky.

L'autofiction joue de sa ressemblance avec le roman à la 1ère personne, et d'autant mieux que le roman à la 1ère personne, du type L'Etranger de Camus, n'assume jamais sa fictionnalité. Sa feintise consiste à toujours se présenter comme un récit factuel et non comme une histoire imaginaire. L'autofiction brouille donc aisément les pistes entre fiction et réalité.

Plus précisément, l'autofiction serait un récit d'apparence autobiographique mais où le pacte autobiographique (qui rappelons-le affirme l'identité de la triade auteur-narrateur-personnage) est faussé par des inexactitudes référentielles. Celles-ci concernent les événements de la vie racontée, ce qui a inévitablement des conséquences sur le statut de réalité du personnage, du narrateur ou de l'auteur. On peut définir plusieurs familles d'autofictions, selon les pôles du pacte autobiographique qui se trouvent le plus massivement fictionnalisés.

3.1. La fictionnalisation de l'histoire du personnage-narrateur

Dans ce type d'autobiographie, le personnage-narrateur s'écarte de l'auteur par certains aspects de l'histoire de sa vie.

3.1.1. L'exemple de La Divine comédie

Au début de la Divine comédie, Dante raconte que s'étant perdu dans une forêt obscure, il a fini par rencontrer le fantôme de Virgile qui lui a ensuite servi de guide dans une traversée de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis.

Dans ce premier cas, un aspect du pacte autobiographique semble respecté: il y a bien identité, en la personne de Dante de l'auteur, du narrateur et du personnage. Mais les événements rapportés, qui ont une coloration légendaire ou mythique, ne peuvent être reçus comme littéralement vrais. Il y a fictionnalisation de l'histoire.

On peut d'ailleurs en déduire que toute fictionnalisation de l'histoire entraîne de facto celle du personnage: ce n'est pas le même Dante qui tient la plume et qui est initié par Virgile dans les cercles de l'Enfer.

3.1.2. L'exemple de la Recherche du temps perdu

On a l'habitude de traiter la Recherche du temps perdu comme un roman, mais selon la définition de Vincent Colonna, elle participerait plutôt de l'autofiction.

Effectivement la Recherche affiche une apparence d'autobiographie. D'une part le récit, sauf dans Un amour de Swann, adopte les formes et le point de vue du récit autobiographique à la première personne (il y a donc identité du narrateur et du personnage). D'autre part, on s'approche du pacte autobiographique, car la seule fois où est évoqué le prénom du personnage, ce prénom, Marcel, apparaît identique à celui de l'auteur. L'existence d'une triade identitaire auteur-narrateur-personnage est donc suggérée.

En outre, il y a beaucoup de ressemblances entre l'auteur Proust et son personnage: tous deux ont passé leur vie dans l'apprentissage du métier d'écrivain, ils ont fréquenté des lieux analogues en Ile-de-France et sur la côte normande, ils sont tous deux caractérisés par le même type de sensibilité et de fragilité affective, ils ont vécu dans un milieu familial analogue (même si, dans la Recherche, contrairement à la réalité, Marcel n'a pas de frère).

Mais, par ailleurs, Proust n'a pas cherché à nous abuser sur la référentialité de son récit. Il s'est plu au contraire à modifier les noms de lieux réels ressemblant à ceux de son enfance, pour leur substituer des noms fictifs. Cabourg est ainsi devenu Balbec et Illiers Combray, lieux dont il est facile de vérifier l'inexistence sur la carte. Proust a donc délibérément importé des éléments fictifs dans une histoire d'allure autobiographique.

Du coup, son Marcel personnage-narrateur ne saurait être identique à Marcel auteur. Une différence chronologique importante les sépare d'ailleurs. Le temps retrouvé se déroule pour partie durant la guerre 14-18. A cette époque, Marcel personnage n'a pas encore commencé à écrire. Mais Marcel auteur, pour sa part, a déjà publié Du côté de chez Swann en 1913, chez Bernard Grasset.

3.1.3. L'exemple d'Aziyadé de Pierre Loti

Un autre exemple, plus complexe, va nous servir à poser de nouvelles questions au destin de cette triade auteur-narrateur-personnage dans l'autofiction.

En 1879, l'écrivain Pierre Loti publie un livre intitulé Aziyadé, qui se présente comme un ensemble de notes et lettres d'un lieutenant de la marine anglaise entré au service de la Turquie le 10 mai 1876, tué dans les murs de Kars le 27 octobre 1877. Ce lieutenant a pour nom Pierre Loti. Son ami Plumket aurait rassemblé après sa mort des notes et lettres racontant l'idylle de Loti avec une femme turque du nom d'Aziyadé.

Si le Loti, auteur du livre, mentionne la mort du lieutenant Loti, il en découle que Loti auteur et Loti personnage sont deux êtres distincts bien qu'ils partagent un certain nombre de traits communs. Loti auteur en effet a bien été officier de marine, mais pas dans la marine anglaise. Il s'est bien trouvé comme son personnage sur la frégate La Couronne en rade de Salonique, et comme lui, il a assisté dans cette même ville à la pendaison de six condamnés à mort responsables de l'assassinat des consuls de France et d'Allemagne. Comme son personnage, il s'est épris d'une femme aperçue dans le quartier musulman et a vécu durant dix mois une idylle avec elle. Mais elle s'appelait Hatidjé et non Aziyadé. Il n'existe pas d'ami de Loti du nom de Plumkett, en revanche un certain Lucien Jousselin a servi de confident au vrai Loti.

Enfin Pierre Loti n'est pas mort en 1877, puisqu'il a signé le 16 février 1878 un contrat d'édition pour son livre Aziyadé. A vrai dire, ce n'est d'ailleurs pas tout à fait Pierre Loti qui a fait cet acte juridique, car Pierre Loti est un pseudonyme. L'écrivain, officier de marine, s'appelle en réalité Julien Viaud et c'est ce nom qui figure sur le contrat.

Le récit de Loti adopte donc une allure autobiographique. Mais il défait simultanément tous les aspects du pacte. Etant donné que Loti est supposé être mort, il n'y a pas à proprement parler de narrateur, mais plutôt un éditeur fictif, Plumkett, censé avoir rassemblé des lettres et des notes de Loti. Quant à l'auteur et au personnage, bien qu'ils portent le même nom, ils sont évidemment distincts étant donné que le personnage est mort avant l'auteur. Enfin, en se choisissant un nom de plume, Julien Viaud a sans doute voulu indiquer que ce n'est pas seulement le personnage et le narrateur qui sont des êtres fictifs, mais aussi la figure de l'auteur (qu'il faudrait dès lors distinguer de l'écrivain, lequel a une identité civile et juridique irréductible à celle de l'auteur).

Si l'auteur, est toujours peu ou prou un être fictif, une construction du lecteur autant que de l'écrivain, cela remet en question un postulat de l'autobiographie selon Lejeune: l'identité entre auteur (toujours fictif) et personnage (supposé réel) de l'écrivain, c'est-à-dire la possibilité même d'écrire une autobiographie qui ne vire pas à l'autofiction.

3.2. La fictionnalisation de l'identité du narrateur

Genette a classé les autobiographies, où l'identité du narrateur est distincte de celle couple auteur-personnage, dans la catégorie des autobiographies hétérodiégétiques. Mais elles relèvent clairement de l'autofiction.

3.2.1. L'exemple de l'Autobiographie d'Alice Toklas

Bien qu'il en existe apparemment peu d'exemples, l'autofiction peut choisir de faire porter la fictionnalisation non plus sur les événements rapportés ou sur le personnage, mais sur l'identité du narrateur.

En 1933, la romancière américaine Gertrude Stein a publié un livre intitulé Autobiographie d'Alice Toklas. Le paratexte est ici assez déroutant. Le titre nous présente le texte comme autobiographique, mais le nom de l'auteur, Gertrude Stein, différent de celui de la narratrice (et personnage), offre un démenti flagrant au statut autobiographique du texte.

Alice Toklas a réellement existé. Elle était la confidente et compagne de Gertrude Stein. Cependant le livre de Gertrude Stein est en réalité centré sur elle-même et les souvenirs de sa vie à Paris dans un milieu d'artistes et de poètes avant la première guerre mondiale. Alice Toklas partageait cette vie et pouvait donc passer pour un témoin privilégié. Sous couvert de faire l'autobiographie de son amie, Gertrude Stein a donc fait la sienne propre, en adoptant prétendument un point de vue extérieur.

Le livre ne cherche d'ailleurs pas à dissimuler cette situation. Il se conclut sur ces lignes, supposément écrites par Alice Toklas, et qui révèlent explicitement l'identité de l'auteur:

Il y a six semaines environ, Gertrude Stein m'a dit: On dirait que vous n'allez jamais vous décider à écrire cette autobiographie. Savez-vous ce que je vais faire?je vais l'écrire pour vous. Je vais l'écrire tout simplement comme Defoe écrivit l'autobiographie de Robinson Crusoé. C'est ce qu'elle a fait et que voici.

Autobiographie d'Alice Toklas, p.264

On le voit donc, ici l'autofiction ne manipule pas les événements rapportés, qui sont tous exacts. On peut également considérer qu'il y a identité réelle entre l'auteur (Gertrude Stein) et le personnage central du livre (Alice Toklas y a une place très effacée et figure principalement comme témoin). Mais Gertrude Stein a inventé une narratrice sous la figure de laquelle elle s'est dissimulée. Ce faisant elle a fictionnalisé son point de vue mais non son histoire...

3.2.2. L'exemple de Sujet Angot

En 1998, la romancière Christine Angot a publié un livre intitulé Sujet Angot dont le dispositif autofictionnel s'inspire pour partie de celui de Gertrude Stein dont elle cite d'ailleurs des extraits dans son livre.

Là encore nous avons affaire à un ensemble perturbant. Le nom de l'auteur est le même que celui du personnage principal, explicitement désigné par le titre, Sujet Angot. Mais le pacte autobiographique est contrarié par deux éléments. D'une part, le texte est entièrement raconté par Claude, l'ex-mari de Christine Angot. D'autre part, le texte est présenté par le paratexte de l'édition de poche comme un roman.

A quoi avons-nous affaire réellement? C'est véritablement Angot qui tient la plume et qui nous propose son autoportrait (extrêmement louangeur) à travers le monologue intérieur supposément tenu par Claude. Angot, dissimulée derrière cette instance narrative n'hésite pas à écrire, par exemple, au sujet d'elle-même:

Ton écriture est tellement incroyable, intelligente, confuse, mais toujours lumineuse, accessible, directe, physique. On y comprend rien et on comprend tout. Elle est intime, personnelle, impudique, autobiographique, et universelle.

p.50

En faisant fictivement parler son ex-mari, Claude, Angot n'a pas seulement travesti sa voix, elle a fictionnalisé Claude. Le Claude narrateur ne peut être identique au Claude réel. On en trouve une confirmation dans un autre livre de Christine Angot paru en 1999, L'Inceste. On peut y lire:

Ce livre [L'Inceste] Marie-Christine ne le lira pas, comme Claude, elle ne veut pas. ça tue des choses paraît-il; Claude n'a pas lu Sujet Angot non plus.

p.63

3.3. La fictionnalisation de l'identité du personnage

Dans ce dernier cas, l'identité du personnage (mais pas nécessairement son histoire) est fictivement distincte de celle du couple auteur-narrateur.

3.3.1. L'exemple de Jules Vallès

En 1878, Jules Vallès publie un livre intitulé Jacques Vingtras, qui deviendra un peu plus tard L'Enfant, dans une autre version. Il s'agit d'une autobiographie transposée de l'enfance de Jules Vallès. Pour l'essentiel, le livre relate des souvenirs authentiques de Jules Vallès, les transpositions concernant surtout des noms de lieux ou de personnages.

On peut penser que le nom fictif accordé à son personnage, a surtout pour fonction d'atténuer le caractère scandaleux de ce récit d'enfance où la violence des rapports familiaux et sociaux éclate au grand jour. En lui donnant une touche irréelle, on en désamorce le caractère documentaire et subversif. On remarquera cependant, que Vallès a choisi pour son personnage les mêmes initiales que les siennes (J.V.), comme pour suggérer le caractère très relatif de cette fictivité.

3.4. Fonctions de l'autofiction référentielle

L'autofiction référentielle semble donc globalement avoir une fonction inverse de celle de l'autofiction stylistique: elle atténue la relation à la réalité plutôt que de l'accentuer. Cette atténuation peut répondre à une intention morale ou esthétique, voire aux deux. Il est cependant des cas où l'autofiction référentielle est pourvue d'une fonction heuristique.

3.4.1. L'autofiction référentielle comme atténuation morale

Dans le cas du récit de Jules Vallès, l'autofiction, en travestissant le nom du personnage, apparaît comme la stratégie auto-censurante d'une autobiographie qui n'ose pas dire son nom, en raison de sa trop grande charge critique. La révolte crue du héros est projetée sur un quasi personnage de fiction, ce qui la rend sans doute plus acceptable.

On pourrait en dire autant de certains aspects de la Recherche du temps perdu. Proust peut transposer en Albertine son amour pour Alfred Agostinelli sans avoir à assumer publiquement son homosexualité. L'autofiction permet ici d'exprimer réellement et dans toute leur précision les sentiments de jalousie éprouvés au cours d'une relation amoureuse, tout en masquant la véritable nature de l'attirance sexuelle qui s'y trouve impliquée.

3.4.2. L'autofiction référentielle comme justification esthétisante de l'autobiographie

Un autre avantage de l'autofiction, c'est qu'en se dénonçant presque explicitement comme fictif, le récit gagne de facto un statut littéraire. Souvenons-nous en effet, comme le rappelle Gérard Genette dans Fiction et diction, que la fiction est un critère suffisant de la littérarité d'un texte (alors que la qualité stylistique n'en est qu'un critère relatif et sujet à discussions): tout récit fictif est aussi un récit littéraire. La fiction, au prix de quelques transpositions, peut dès lors servir à hisser sur le plan de l'art un récit autobiographique toujours suspect de narcissisme, d'insignifiance ou de gratuité.

Il y a là, pour légitimer l'autobiographie, une stratégie strictement inverse de celle proposée par Doubrovsky. Il ne s'agit plus de la sauver par la prime de réalité d'une écriture spontanée, mais de lui conférer une valeur esthétique analogue à celle des romans. En un sens, la Recherche du temps perdu peut nous apparaître comme un exemple de cette rédemption par l'art.

3.4.3. L'autofiction référentielle comme fable heuristique

Il faudrait évoquer ici le cas très particulier du récit de Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance (1975). On sait que dans cette autobiographie, Perec semble mettre en échec le genre en déclarant Je n'ai pas de souvenirs d'enfance. Les quelques images-souvenirs qu'il rassemble et dont il interroge la vérité alternent avec un récit franchement fictif, reconstitution d'un fantasme enfantin évoquant une cité régie par l'idéal olympique. Progressivement, la fiction enfantine va apparaître comme l'allégorie de ce qui manque à la vérité autobiographique: une évocation indirecte du camp de concentration où a disparu sa mère.

Perec n'écrit pas une autofiction référentielle au sens où nous l'avons défini plus haut. Ses deux récits, autobiographique et fictif, sont à la fois précisément juxtaposés et soigneusement distingués. Mais le lecteur est amené à constater qu'ils finissent par échanger leur statut référentiel: là où le récit autobiographique s'égare dans les supputations imaginaires et s'avère impuissant à retrouver la réalité de l'enfance, c'est la fiction qui prend un poids de réalité et finit par mettre à jour la vérité ensevelie de ce que le petit Perec n'a jamais pu savoir.

Conclusion

Nombreux sont les critiques à avoir relevé le caractère impur du genre autofictionnel. Jacques Lecarme le qualifie ainsi plaisamment de mauvais genre. Gérard Genette ne lui concède une existence que du bout des lèvres. Et plus récemment, Marie Darrieussecq le présente comme un genre pas sérieux. Mais elle veut donner un sens précis à cette expression.

Par pas sérieux, Marie Darrieussecq entend désigner le caractère particulier de l'acte de parole impliqué par l'autofiction, acte de parole qu'elle oppose à celui de l'autobiographie. Selon elle l'acte illocutoire propre à l'autobiographie est simultanément un acte d'assertion (j'affirme que ce que je raconte est vrai) et une demande de croyance et d'adhésion adressée au lecteur (non seulement je le dis mais il faut le croire). Dans le cas de l'autofiction, l'acte serait lui aussi double, mais contradictoire: l'autofiction est une assertion qui se dit feinte et qui dans le même temps se dit sérieuse (Darrieussecq, 377). Autrement dit, l'auteur d'autofiction tout à la fois affirme que ce qu'il raconte est vrai et met en garde le lecteur contre une adhésion à cette croyance. Dès lors, tous les éléments du récit pivotent entre valeur factuelle et valeur fictive, sans que le lecteur puisse trancher entre les deux.

Ce non sérieux veut cependant sérieusement mettre en doute la vérité naïve de l'autobiographie. Il plaide pour le caractère indécidable de la vérité d'une vie, qui se laisse peut-être mieux saisir dans les détours de la transposition fictionnelle ou dans les relâchements de l'écriture associative que dans la maîtrise d'un récit ordonné et prétendument fidèle.

Bibliographie

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //