Méthodes et problèmes

L'autobiographie mythique

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

I.3. Le mythe, entre tradition orale et littérature

Mircea Eliade considère également comme catégorie définitoire le fait que le mythe soit d'abord anonyme et collectif, et véhiculé par une tradition orale, avant d'être mis par écrit dans des textes singuliers. Dans cette perspective anthropologique, la scription du mythe correspond souvent à un seuil de dégradation: le passage de l'oralité au texte littéraire marquerait une exténuation du mythe, comme le dit Claude Lévi-Strauss dans une étude intitulée Mythe et roman. C'est par exemple la thèse que soutient Florence Dupont, dans son ouvrage intitulé L'invention de la littérature: pour elle, le mythe ne serait vivant que dans sa transmission orale, qui se faisait dans des récitations publiques, à la fin des repas communautaires. Le théâtre antique aurait eu pour fonction de réactiver sa performance, de le reconduire à sa profération collective et à sa mise en jeu, dans le rite dionysiaque. Le texte écrit, lui, n'en serait que la trace, et il servirait de canevas à de nouvelles représentations sociales. Il n'était pas conçu comme un objet esthétique, mais comme le support d'un événement rituel. Ainsi la littérature naîtrait lorsque le mythe meurt, et avec lui, la parole vive. Elle est elle-même un mythe culturel de notre modernité.

Cependant, Claude Lévi-Strauss définit le mythe par l'ensemble de toutes ses versions: on ne peut considérer qu'il y aurait un état originel du mythe dans sa forme pure, une version authentique ou primitive. Le plus souvent, nous n'avons pas accès aux mythes antiques tels qu'ils auraient existé dans leur transmission orale, c'est par le biais des textes que nous pouvons les reconstituer et en comprendre le sens. Et ces textes se présentent parfois d'emblée comme des œuvres littéraires, même s'ils ne correspondent pas à notre conception moderne de la littérature (c'est le cas de L'Iliade et de L'Odyssée d'Homère). L'helléniste Claude Calame écrit ainsi qu'il n'y pas de mythe comme genre, pas d'ontologie du mythe. Nous ne connaissons les mythes qu'à travers des mythologies toujours changeantes, qu'à travers des contextes particuliers, médiatisés, entre autres, par des textes.

En tous les cas, cette perspective anthropologique montre qu'un texte qui recourt au mythe s'inscrit dans un espace culturel de parole collective: il est une nouvelle actualisation, singulière, d'un discours dont l'énonciation a déjà été partagée. C'est aussi vrai de la littérature moderne. Lorsque Leiris, dans L'Âge d'homme, fonde son récit autobiographique sur des figures mythiques, telles Lucrèce et Judith, il manifeste cette collectivité énonciative en citant, par exemple, les rubriques du dictionnaire Larousse. Il rejoue aussi la performance communautaire de l'énonciation mythique en comparant sa confession au rituel tauromachique et à son cérémonial. Le mythe lui permet d'élaborer une parole individuelle, un discours sur soi, mais l'intègre en retour dans une communauté culturelle.

Edition: Ambroise Barras, 2005