Méthodes et problèmes

L'autoportrait

Natacha Allet, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

II.2.1. L'autoportrait comme miroir du JE et miroir du monde

Il n'existe cependant pas qu'un simple rapport d'analogie entre l'autoportrait et l'encyclopédie médiévale, entre la formation d'un cercle de connaissances sur le moi et celle d'un cercle de connaissances sur le monde. L'autoportrait en littérature n'est pas le portrait narcissique d'un JE coupé de l'univers qui l'entoure. Michel Leiris toujours, dans Aurora, une sorte de roman surréaliste qui contient une première fiction autobiographique, ou autofiction, place dans la bouche de Damoclès Siriel qui est son double anagrammatique, le propos qui suit:

Il m'est toujours plus pénible qu'à quiconque de m'exprimer autrement que par le pronom JE; non qu'il faille voir là quelque signe particulier de mon orgueil, mais parce que ce mot JE résume pour moi la structure du monde. Ce n'est qu'en fonction de moi-même et parce que je daigne accorder quelque attention à leur existence que les choses sont. (p.39. Je souligne)

L'autoportrait est un discours en effet qui implique un parcours encyclopédique, il ne se détache pas des choses qu'il faut entendre, selon Beaujour, au sens latin de res, de sujets à traiter, de lieux communs. L'autoportrait ainsi n'est pas une description purement subjective du JE. Mais il n'est pas non plus une description objective des choses en elles-mêmes, indépendamment de l'attention que JE leur porte. Et Montaigne l'illustre bien, en notant, dans le deuxième livre de ses Essais:

Ce sont ici mes fantaisies, par lesquelles je ne tâche point à donner à connaître les choses, mais moi [...]. (II, 10. Je souligne.)

L'autoportrait en somme opère une mise en relation entre le JE microcosmique et l'encyclopédie macrocosmique, il effectue une médiation entre l'individu et sa culture. Il est à la fois miroir du JE et miroir du monde; il est un miroir du JE se cherchant à travers le miroir du monde, à travers la taxinomie encyclopédique de sa culture.

Le chapitre Alphabet de Biffures fournit un exemple parmi d'autres de ce phénomène: Leiris écrit qu'il a appris à lire dans une petite Histoire Sainte. Par là, il manifeste une certaine éducation catholique et française normale. Mais cette référence culturelle (collective), il l'utilise à ses propres fins, il la travaille en vue de constituer un ensemble de métaphores à travers lesquelles il figure sa propre histoire. Sur le modèle biblique, il décrit en effet son apprentissage de la lecture comme une chute: l'enfant aurait été chassé du Paradis terrestre de la plus ancienne enfance où le signe et la chose échangent leurs qualités, il aurait été chassé d'un état de langage proprement enfantin, en acquérant progressivement une conscience linguistique adulte. En récrivant l'Histoire Sainte, Leiris se l'approprie en restituant aux noms qui la jalonnent le halo d'associations subjectives qu'il leur attachait enfant, mimant ainsi le paradis linguistique perdu.

On peut remarquer enfin que l'autoportrait s'attache tout particulièrement aux circonstances où la relation entre le sujet microcosmique et le macrocosme linguistique et culturel devient problématique. Le premier chapitre de Biffures, intitulé ...reusement, rapporte lui aussi une chute: l'enfant Leiris laisse tomber sur le sol un de ses jouets, un petit soldat, et, soulagé en voyant qu'il ne s'est pas brisé, il s'exclame: ...reusement; une personne de sa famille le reprend et lui explique qu'on ne dit pas ...reusement mais heureusement; elle lui apprend que ce vocable se rattache au vocable heureux, qu'il appartient à une famille sémantique, elle le projette ainsi dans l'espace du sens; l'enfant demeure interdit, la véritable chute est symbolique, elle résulte de la prise de conscience du caractère collectif du langage:

De chose propre à moi, il [le vocable ...reusement] devient chose commune et ouverte. Le voilà, en un éclair, devenu chose partagée ou – si l'on veut – socialisée.

Un peu plus loin:

[...] ce mot mal prononcé [...] m'a mis en état d'obscurément sentir [...] en quoi le langage articulé, tissu arachnéen de mes rapports avec les autres, me dépasse, poussant de tous côtés ses antennes mystérieuses. (p.12. Je souligne)

C'est bien l'expérience d'un heurt entre le microcosme et le macrocosme qui figure ainsi au commencement de l'autoportrait de Leiris.

Edition: Ambroise Barras, 2005