Méthodes et problèmes

L'autoportrait

Natacha Allet, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

III.1. Une structure spatiale

Comment décrire avant tout la structure de l'encyclopédie médiévale, du speculum? Le miroir encyclopédique s'organise selon les divisions topiques ou – disons – les catégories qui au Moyen Âge balisent tout le champ du connu et du connaissable, notamment: les neuf sphères du ciel, les quatre éléments, les quatre humeurs du corps et de l'âme, les quatre âges du monde, les sept âges de l'homme, les sept vertus et les sept péchés capitaux, etc.. Ces catégories comportent elles-mêmes des entrées qui font l'objet d'un discours descriptif ou conceptuel et accessoirement de petits récits exemplaires. Elles sont régies par une métaphore spatiale qui peut être soit un arbre (pourvu de multiples embranchements), soit une maison (avec différents étages, différentes pièces) soit encore un itinéraire (ponctué de diverses stations). L'encyclopédie déploie ainsi une représentation intelligible des choses, et propose dans le même temps un trajet, suivant un ordre qui n'est pas nécessairement celui des subdivisions du livre. Il convient de noter que le parcours qu'elle trace ne se referme pas sur lui-même, mais renvoie à la transcendance divine, et vise à conduire le lecteur à se conformer au modèle du Christ. Le miroir encyclopédique ménage enfin la possibilité de renvois d'une rubrique à une autre, et celle d'ajouts. Sa logique en somme relève d'une taxinomie qui distribue les éléments du savoir et les articule les uns aux autres. Le rapport entre le discours et le récit y est inverse de celui qui est censé prévaloir dans les formes à dominante narrative. On peut parler alors à son propos de topologie, par opposition à la chronologie; et penser à l'art de la mémoire dont on ne possède malheureusement qu'une connaissance partielle: les orateurs dans l'Antiquité disposaient d'une méthode mnémotechnique – ils répartissaient les divers arguments de leur discours dans des espaces architecturaux qu'ils avaient intériorisés au préalable, et arpentaient mentalement selon un ordre choisi les multiples compartiments de ces édifices au moment de proférer leur discours (cf. Yates, 1975). L'idée d'une configuration spatiale soutenant le texte (l'encyclopédie ou l'autoportrait) trouve un écho dans cette pratique avérée.

Si l'on garde à l'esprit ce dispositif du miroir médiéval, la structure thématique de L'âge d'homme prend un autre relief, comme celle de Roland Barthes par Roland Barthes, plus frappante encore dans la mesure où elle présente à chaque page une foule d'entrées (Actif/réactif, L'adjectif, Le vaisseau Argo), classées selon un ordre que l'auteur glose dans une rubrique autoréflexive intitulée L'ordre dont je ne me souviens plus:

[...] mais d'où venait cet ordre? Au fur et à mesure de quel classement, de quelle suite? [...] Peut-être, par endroits, certains fragments ont l'air de se suivre par affinité; mais l'important, c'est que ces petits réseaux ne soient pas raccordés, c'est qu'ils ne glissent pas à un seul et grand réseau qui serait la structure du livre, son sens. C'est pour arrêter, dévier, diviser cette descente du discours vers un destin du sujet, qu'à certains moments l'alphabet vous rappelle à l'ordre (du désordre) et vous dit: Coupez! Reprenez l'histoire d'une autre manière (mais aussi, parfois, pour la même raison, il faut casser l'alphabet). (p.151. Je souligne.)

Barthes insiste ici sur le morcellement et sur la discontinuité de son texte: l'ordre aléatoire auquel celui-ci obéit se distingue non seulement du parcours orienté de l'encyclopédie (dont la visée ultime, on l'a vu, est le plus souvent édificatrice), mais aussi et surtout du récit finalisé de l'autobiographie qui retrace toujours, comme on le sait, le destin d'un individu. Le sujet comme le texte, et comme le monde sans doute, se livrent éclatés. On peut songer enfin aux fameuses fiches sur lesquelles Leiris consignait les faits qu'il travaillait précisément (à l'inverse de Barthes) à rassembler comme les pièces d'un puzzle (cf. III.2.1.).

Edition: Ambroise Barras, 2005