Méthodes et problèmes

L'interprétation

Laurent Jenny, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

  1. Pourquoi interpréter les énoncés littéraires?
    1. L'interprétation des énoncés en général
    2. L'interprétation des énoncés littéraires
      1. L'interprétation de l'énoncé
      2. L'interprétation de l'énonciation
      3. L'interprétation du genre discursif
    3. Caractéristiques des significations indirectes
  2. La décision d'interpréter
    1. L'interprétation inscrite dans le genre
    2. L'interprétation déclenchée par l'évolution du contexte
    3. L'interprétation déclenchée par des infractions au principe de pertinence
    4. L'interprétation déclenchée par des récurrences sémantiques
  3. Les stratégies interprétatives
    1. Les stratégies finalistes
      1. Le risque de circularité
      2. L'intérêt pragmatique de l'interprétation finaliste
    2. Les stratégies compréhensives
      1. L'exemple du dîner de Turin
  4. Interprétation et horizons d'attente

I. Pourquoi interpréter les énoncés littéraires?

Étudier les textes littéraires, cela revient, pour une grande part, à les interpréter, c'est-à-dire à en extraire des significations indirectes. Telle est la finalité de cette pratique pédagogique qu'est l'explication de textes. Et, c'est aussi, sur un mode plus ambitieux, ce que vise la critique littéraire: renouveler par une interprétation de leur sens la compréhension des énoncés légués par la tradition ou classés comme littéraires par le canon.

Cette activité est si essentielle aux études littéraires qu'il importe de réfléchir à sa légitimité. Avons-nous raison d'interpréter les textes? Selon quels critères le faisons-nous? Qu'est-ce qui garantit la validité de nos interprétations?

I.1. L'interprétation des énoncés en général

Il faut tout d'abord remarquer que l'attitude interprétative n'est pas le propre de la réception littéraire des textes. Elle caractérise la communication verbale en général. Les énoncés ne se suffisent pas à eux-mêmes, contrairement à ce que suggéraient les schémas de la communication proposés dans les années 1960 par la linguistique de l'énoncé. Ainsi Roman Jakobson (Jakobson, 1963) décrivait la communication comme la simple transmission d'un message le long d'un canal, d'un émetteur à un destinataire, par le moyen d'un code linguistique.

Cependant il s'agit là d'une vision simpliste de la communication. Pour être pleinement compris, un énoncé verbal doit être complété par la convocation d'un ensemble d'informations contextuelles, de savoirs et de raisonnements. La pragmatique s'est donnée pour tâche de décrire cette activité qui conduit du sens d'une phrase (le message proprement linguistique) à celui d'un énoncé (la signification visée à travers cette phrase dans un contexte donné).

La phrase J'ai acheté le journal n'a pas la même signification si elle est proférée par un magnat de la presse ou par un lecteur de quotidiens. Adressée par ce dernier à un de ses proches, elle peut avoir pour signification indirecte: Il est inutile que tu achètes le journal puisque je l'ai déjà fait.

Si on a pu ignorer longtemps cet aspect interprétatif de la réception des énoncés, dans la communication quotidienne, c'est qu'il s'agit d'une activité acquise par apprentissage mais largement inconsciente.

I.2. L'interprétation des énoncés littéraires

A fortiori la question de l'interprétation se pose pour les énoncés littéraires. Effectivement, il s'agit d'énoncés particulièrement riches en significations impliquées. De plus, ils proviennent souvent de contextes éloignés, soit historiquement (la langue et les codes culturels ont changé), soit géographiquement (les savoirs culturels auxquels ils font allusion sont ignorés de nous). Les énoncés littéraires sollicitent donc de notre part une grande activité interprétative.

Je prendrai pour exemple une phrase extraite du Convive des dernières fêtes, l'un des Contes cruels (1883) de Villiers de l'Isle-Adam:

Sur le boulevard, Clio la Cendrée se renversa, rieuse, au fond de la calèche, et, comme son tigre métis attendait en esclave:
– À la Maison Dorée! dit-elle.

Pour être compris, un énoncé aussi simple que celui-ci requiert en fait un ensemble de savoirs linguistiques et encyclopédiques préalables. Linguistiquement, nous devons savoir quelle est la des significations du mot tigre: dans ce contexte, il désigne une sorte de groom au service d'une élégante. Encyclopédiquement, nous devons aussi savoir que la Maison Dorée est un restaurant parisien à la mode à la fin du XIXème siècle, fréquenté par des gens du monde mais aussi des demi-mondaines (c'est là que Swann cherche à retrouver Odette, dans Un amour de Swann, le soir où elle part avant lui du salon Verdurin).

I.2.1. L'interprétation de l'énoncé

La signification de l'énoncé ne se réduit cependant pas à sa référence factuelle. Thématiquement, la Maison Dorée symbolise le luxe et la volupté qui vont entrer en contraste avec la cruauté maniaque du baron Saturne (amateur d'exécutions capitales) , venu se joindre au groupe des noceurs qui dînent à la Maison Dorée. La névrose moderne, telle qu'elle est dépeinte par Villiers, est faite de cette conjonction de raffinement et de sadisme. Telle est le sens final de la nouvelle, qui tire la cruauté du côté de la pathologie mentale.

I.2.2. L'interprétation de l'énonciation

Dans les énoncés littéraires, l'énonciation est souvent à interpréter, particulièrement lorsque le narrateur ne nous est pas présenté comme un personnage. Même si le narrateur est extradiégétique ou si, dans des genres non narratifs, l'on a affaire à un énonciateur anonyme, nous pouvons reconstruire une certaine image de l'énonciateur à partir de ce qu'il nous laisse apercevoir de son savoir, de ses jugements de valeur ou de ses opinions.

Le narrateur du Convive des dernières fêtes se présente lui-même comme l'un des personnages participant au dîner de la Maison Dorée, mais on ignore tout de son nom et de sa personnalité. Cependant nous pouvons aisément induire de ce qu'il nous dit son appartenance sociale (il fait clairement partie des milieux de la noce) et nous forger une certaine idée de sa personnalité (il éprouve une sorte d'attraction-répulsion pour la cruauté de la guillotine) .

I.2.3. L'interprétation du genre discursif

La façon dont un énoncé se situe à l'intérieur des genres de discours peut aussi être la matière d'une interprétation de son sens. Dans l'exemple qui nous occupe, le titre du recueil de Villiers, Contes cruels, est à lui seul l'indice d'un certain renouvellement du genre. Nous sommes conduits à interpréter la rencontre de ces deux termes: contes et cruels. Villiers ne veut manifestement pas se borner à une tradition du conte merveilleux ou fantastique. Il renouvelle le genre en faisant de la perversion ou du dérangement mental un moteur de la surprise suscitée par ses récits. C'est aussi inscrire le conte dans un registre beaucoup plus réaliste que celui auquel la tradition nous a habitués, en l'occurrence celui de la pathologie sociale.

I.3. Caractéristiques des significations indirectes

Les significations indirectes, construites par l'herméneute (ou interprète) n'ont pas le même statut que les significations littérales. Effectivement, elles ne sont pas explicitement assertées par l'énonciateur, elles sont seulement suggérées, en sorte que le locuteur peut toujours refuser de les assumer comme siennes.

Par ailleurs, ces significations indirectes sont en nombre indéfini. C'est une caractéristique du texte littéraire de s'adapter à la compétence interprétative de son lecteur. Il fournit en général une signification littérale minimale, repérable même par un lecteur fruste. Mais il permet en outre au lecteur perspicace et cultivé de déployer un ensemble de significations secondes, à la mesure de sa culture et de sa compétence symbolique.

Ainsi, je peux lire Madame Bovary comme un simple récit d'adultère en province au XIXème siècle. Mais je peux aussi y voir une critique sociale de la vie petite bourgeoise de province, une réflexion sur la bêtise qui mine toutes les valeurs ou une dénonciation du penchant psychologique à rêver sa vie plutôt que la vivre (ce qu'on a appelé par la suite bovarysme).

II. La décision d'interpréter

Le fait que les énoncés littéraires soient interprétables ne nous explique pas à partir de quels indices nous décidons de les interpréter. Effectivement, dans un énoncé, tout n'est pas interprétable au même titre. Il y a des éléments que nous sommes relativement contraints à interpréter si nous voulons parvenir à une signification satisfaisante, et d'autres qui relèvent plutôt d'un enrichissement facultatif des significations de l'énoncé.

Hormis le cas où l'interprétation est programmée par le genre discursif, c'est à partir d'indices extra-textuels ou textuels que nous nous mettons en quête d'une interprétation: soit l'énoncé entre en contradiction avec nos codes idéologiques, soit il apparaît intrinsèquement contradictoire ou incohérent .

II.1. L'interprétation inscrite dans le genre

Le cas le plus clair et le plus facile est celui où l'interprétation est inscrite dans le genre discursif.

Lorsque, dans les Evangiles, le Christ annonce qu'il va parler par parabole, nous savons que toutes les significations premières énoncées par la parabole sont le support de significations secondes, qui seules sont vraiment importantes pour comprendre la parabole. De plus, le texte des Evangiles traduit la parabole en sorte que son interprétation ne soit pas équivoque et qu'elle soit saisie par tout le monde: il nous explique par exemple que les lys des champs ne doivent pas être compris seulement comme des fleurs mais aussi comme le symbole de personnages richement vêtus.

Dans le cas des Fables, nous avons un dispositif assez proche: le bref récit constitutif de la fable est précédée ou suivie d'une morale, qui, au delà de l'histoire particulière, en dégage une signification seconde et générale. Cependant, on gagne un peu plus de liberté interprétative. Le récit est moins traduit en une morale que juxtaposé à lui. Et il nous revient d'établir les liens précis entre l'un et l'autre. Il arrive, par exemple, chez La Fontaine, que la morale ne corresponde que partiellement ou imparfaitement à la fable en sorte que c'est cette inadéquation qui devient l'élément à interpréter.

II.2. L'interprétation déclenchée par l'évolution du contexte

L'interprétation peut être déclenchée par une tension entre la signification de l'énoncé et nos codes de valeur (bienséance, beauté, moralité, etc.). C'est notamment le cas avec des énoncés provenant de contextes culturels éloignés et dont nous ne comprenons plus les valeurs.

Un exemple intéressant à cet égard est l'évolution de la réception des épopées homériques, dans l'Antiquité. Dès le VIIème siècle avant Jésus-Christ, ces textes ont constitué pour les Grecs une référence culturelle majeure. Mais, au fil des siècles, d'une part, la langue grecque a changé et, d'autre part, le monde grec s'est éloigné des valeurs archaïques. Ainsi, le comportement des dieux est apparu étrangement immoral aux Grecs de l'époque classique. C'est pourquoi, à partir du IVème siècle, on a commencé à pratiquer une double herméneutique (interprétation ou encore manifestation du sens). D'une part, on a traduit la langue homérique en termes plus modernes (un peu comme nous le faisons aujourd'hui avec les textes médiévaux); d'autre part, on s'est proposé d'interpréter allégoriquement la nature ou le comportement des personnages: l'adultère d'Aphrodite et d'Arès a été compris comme symbole de la réconciliation entre des principes vitaux opposés. De la même façon, plus tard, les philosophes stoïciens ont pensé retrouver dans Homère toutes les connaissances d'histoire naturelle de leur temps: selon eux, Hélène représentait la terre, Paris l'air, Hector la Lune, etc.

De son côté l'exégèse de l'Ancien testament procède de la même façon: elle vise à le mettre en accord avec la moralité chrétienne du Nouveau testament. Ainsi, l'hymne amoureux brûlant de sensualité que constitue dans l'Ancien testament le Cantique des cantiques s'accorde mal avec le mépris chrétien de la chair. L'exégèse juive va le réinterpréter comme un hymne d'amour entre Israël et Jéhova.

On le voit, dans tous ces cas, l'interprétation est une réadaptation de la signification des textes anciens avec des normes idéologiques modernes. Il s'agit de leur restituer une pertinence dans un univers culturel nouveau en leur conférant une signification indirecte. Le déclencheur de l'interprétation est d'ordre contextuel: ce n'est pas le texte lui-même qui l'impose mais l'évolution culturelle du monde où l'on continue de lire le texte. Et la responsabilité de l'acte interprétatif n'est plus attribuable à l'auteur de l'énoncé mais à son lecteur (elle est lectoriale et non plus auctoriale).

II.3. L'interprétation déclenchée par des infractions au principe de pertinence

L'interprétation peut aussi découler de ce qui nous apparaît comme des anomalies sémantiques. Nous accordons un principe de pertinence aux énoncés littéraires, particulièrement s'ils ont été reconnus par la tradition et institués en canon . C'est-à-dire que nous présupposons qu'ils ne parlent pas pour ne rien dire et que leur signification est cohérente. Tous les indices contraires nous poussent à engager à leur égard une stratégie interprétative.

Les anomalies sémantiques sont par exemple la tautologie ou la contradiction. Dans son livre, Symbolisme et interprétation, Tzvetan Todorov en donne des exemples très clairs.

Philon d'Alexandrie, un exégète biblique du Ier siècle, s'étonne de trouver dans la bible cette apparente tautologie: la verdure des champs et toute l'herbe. Cependant, certain que le texte biblique ne peut être tautologique, il accorde une signification symbolique différenciée à chacun des termes: la verdure des champs symbolise l'intelligible, pousse de l'intelligence et l' herbe, c'est le sensible, pousse de la partie irrationnelle de l'âme. (Todorov, 1978: 35).

De même, lorsque nous lisons dans un récit d'Anatole France: Les Pingouins avaient la meilleure armée du monde. Les Marsouins aussi, la contradiction manifeste entre les deux énoncés, nous engage à traiter cette juxtaposition comme ironique et non littérale.

Ces exemples sont massifs mais on peut bien sûr imaginer, particulièrement dans le texte littéraire, des discontinuités beaucoup plus fines et des tautologies plus discrètes.

II.4. L'interprétation déclenchée par des récurrences sémantiques

Le déclencheur de l'interprétation n'est pas nécessairement de l'ordre de l'infraction. Il peut relever d'une sur-organisation de l'énoncé et consister en répétitions qui mettent en relief une signification. Toute critique porte ainsi une attention particulière aux passages parallèles dans une œuvre littéraire. Plus spécifiquement, la critique thématique s'efforce de repérer les thèmes privilégiés d'un auteur et la plupart du temps, elle leur accorde une valeur significative seconde. Ainsi, chez Sartre, le retour insistant de sensations louches comme la nausée ou le visqueux, ne renvoie pas seulement au monde sensible: elle donne une forme concrète au sentiment de l' existence, comprise comme une forme d'être gratuite, injustifié et dépourvue de sens.

III. Les stratégies interprétatives

On le voit, l'interprétation consiste toujours à mettre en rapport des significations premières (textuelles) avec des significations secondes. Il faut nous demander de quel ordre sont ces significations secondes (où l'interprète les trouve-t-il?) et quelle est la légitimité d'une telle opération (qu'est-ce qui garantit la vérité de l'interprétation?).

III.1. Les stratégies finalistes

Un premier type d'interprétation consiste à retrouver dans les énoncés des significations déjà connues de l'interprète. C'est ce qui se passe chaque fois que l'interprète est détenteur d'une doctrine de sens totalisante. L'interprète finaliste présuppose un principe unique donateur de sens et ramène chaque événement de sens particulier à ce principe général.

Ainsi l'herméneute de la bible n'a aucun doute sur les significations qu'il doit trouver dans les Ecritures: il s'agira toujours de la doctrine chrétienne, indirectement signifiée. Pour lui, ce n'est donc pas le travail d'interprétation qui permet d'établir le sens final d'un texte, c'est la certitude du sens final qui guide le travail d'interprétation.

Mais l'herméneutique chrétienne est loin d'être seule dans ce cas. On pourrait en dire tout autant de la critique marxiste. Ainsi, lorsque le critique Lukacs écrit: Balzac voit la Révolution, Napoléon, la Restauration, la Monarchie de Juillet comme de simples étapes du grand processus à la fois contradictoire et unitaire de la capitalisation de la France (Lukacs, 1967), il se fonde sur une vision marxiste du monde, et c'est cette vision du monde qu'il trouve confirmée par l'œuvre balzacienne. En ce sens, elle ne lui apprend rien qui puisse déranger sa doctrine. Et c'est un même finalisme qui inspire beaucoup d'interprétations psychanalytiques des textes: lorsque Freud lit le roman Gradiva de Jensen (Freud, 1971), il s'émerveille d'y retrouver indirectement figurés des concepts fondamentaux de la psychanalyse comme le refoulement ou le déplacement.

III.1.1. Le risque de circularité

Les objections que l'on peut faire à de telles opérations de sens sautent aux yeux. Le risque est manifeste de ne trouver dans les énoncés que les significations qu'on y projette. On a baptisé cercle herméneutique ce vice de l'interprétation.

Un critique américain du nom de Stanley Fish a même poussé très loin la mise en question de l'interprétation littéraire. Selon lui, il n'y a aucune possibilité pour un critique de dégager d'un texte littéraire une signification nouvelle, ni même de le décrire objectivement. Selon Stanley Fish, les descriptions prétendument objectives des textes sont déjà pré-orientées par l'interprétation qu'on y cherche. Le critique littéraire ne ferait donc que retrouver dans les textes les idées admises par la communauté interprétative dont il fait partie (Fish, 1980). L'interprétation aurait pour seul mérite de nous renseigner sur l'idéologie de la communauté interprétative.

Il faut cependant se demander si, contre ces arguments, l'on peut défendre la valeur de la démarche interprétative et sur quels plans.

III.1.2. L'intérêt pragmatique de l'interprétation finaliste

Si l'interprétation finaliste ne dégage pas nécessairement de sa lecture des textes des significations inédites, elle a pour mérite d'engager le lecteur à s'investir dans une quête du sens. Elle modifie en profondeur son attitude de réception, en lui interdisant toute passivité.

Là encore l'exégèse biblique nous éclaire. De son point de vue, le caractère symbolique des Ecritures présente un triple intérêt. Il assume une fonction cryptique, c'est-à-dire qu'il protège la parole divine du contact des impies. Il a aussi une valeur éducative: au lieu de livrer la vérité chrétienne sans effort, il oblige le chrétien à un effort et le maintient en état d'éveil. De la sorte, les textes des Ecritures assurent, au-delà de la personne du Christ, une forme de révélation continuée.

On peut penser que des marxistes fourniraient des arguments du même ordre pour légitimer l'intérêt d'une lecture marxiste des textes littéraires: à leurs yeux les leçons de l'œuvre de Balzac ne sont guère différentes de celles qu'on pourrait trouver chez Marx, mais la Comédie humaine donne de l'évolution de la société française une vision concrète et dramatique que tout lecteur peut plus facilement investir et comprendre que les textes théoriques de Marx. La fonction de la littérature serait donc pédagogique.

III.2. Les stratégies compréhensives

À l'inverse du point de vue finaliste, beaucoup d'herméneutes pensent qu'il est possible d'avoir une stratégie compréhensive de l'interprétation des textes, c'est-à-dire de reconnaître l'altérité de la signification qui s'y exprime, son caractère inédit. C'est créditer la littérature d'une puissance d'innovation sémantique, au lieu de la considérer comme un simple reflet de l'idéologie de l'interprète. Cela passe souvent par une attention soutenue portée aux singularités stylistiques et thématiques des textes littéraires.

La stratégie compréhensive postule que, même si nous abordons les textes avec un héritage préconçu d'idées et de valeurs, nous sommes sensibles à un appel de signification des textes que nous lisons. À l'origine du geste interprétatif, il y aurait un moment de pré-compréhension qui nous confronte tout à la fois à une opacité et à l'annonce d'une nouveauté (nous sommes sensible à un quelque chose à comprendre encore indéfinissable).

III.2.1. L'exemple du dîner de Turin

Dans L'interprète et son cercle (Starobinski, 1970), Jean Starobinski a donné un exemple d'interprétation compréhensive d'un épisode des Confessions, le dîner de Turin.

Employé comme domestique à Turin, le jeune Jean-Jacques rêve d'attirer l'attention de Mademoiselle de Breil. Or la conversation à table vient sur une devise qui figure sur une tapisserie de la salle à manger: Tel fiert qui ne tue pas. L'un des convives croit voir dans fiert une faute d'orthographe, confondant l'ancien verbe férir (frapper) avec l'adjectif fier. Le vieux comte de Gouvon, remarquant le sourire de Jean-Jacques, le prie de donner la clé de l'énigme. Jean-Jacques s'exécute avec fierté. Mais, Mademoiselle de Breil ayant demandé à Jean-Jacques de lui servir à boire, ce dernier, dans sa confusion, répand de l'eau sur sa robe.

On voit aisément comment on pourrait ramener le sens de cet épisode à de grand systèmes d'explication. Un marxiste y verrait sans doute une scène d'affrontement de classes sociales: autour d'enjeux culturels, la noblesse héréditaire s'en ferait remontrer par la petite bourgeoisie ascendante. Un psychanalyste y lirait plutôt la répétition d'un scénario fantasmatique: n'y a-t-il pas chez Rousseau de nombreuses scènes d'énurésie ou d'eau répandue liées à un trouble sexuel?

Mais Jean Starobinski, sans écarter absolument ces interprétations finalistes, se met en quête d'une signification proprement rousseauiste de l'épisode. Selon lui cette scène a pour thème le passage du silence imposé à la parole triomphante. Elle marque le surgissement du pouvoir de répliquer et d'interpréter qui rendra glorieux le nom de Jean-Jacques: l'image de soi, le sentiment de l'existence personnelle comme valeur absolue s'imposent (sur un ton de défi et de séduction) à la conscience occidentale (Starobinski, 1970: 160).

Ce qui guide Jean Starobinski dans sa lecture, c'est le parallélisme de l'épisode avec d'autres scènes de prise de la parole, chez Rousseau, scènes qui ont toutes une même structure ternaire: elles commencent par une provocation à la parole faite par un autre, se poursuivent par une réplique de Jean-Jacques et se concluent par une conséquence à forte valeur émotionnelle. La signification de l'épisode s'élargit donc à toute l'œuvre de Rousseau (et notamment à l'origine de la parole telle qu'elle est imaginée par Rousseau dans l'Essai sur l'origine des langues). Ainsi l'on passe d'une signification purement anecdotique de ce passage à la reconnaissance d'un mythe personnel propre à Rousseau.

IV. Interprétation et horizons d'attente

Les textes littéraires ont pour particularité de continuer à nous parler au-delà des contextes historiques où ils ont été écrits. Ce sont des structures de signification ouvertes qui révèlent leurs virtualités dans la confrontation avec de nouveaux contextes culturels. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait aucune structure objective des textes, mais seulement que certains aspects de cette structure, qui demeuraient inaperçus deviennent manifestes à la faveur de nouvelles problématiques esthétiques.

Ainsi, un texte comme Jacques le Fataliste de Diderot, paru tardivement en 1796, est sans doute apparu à ses premiers lecteurs comme un texte désordonné et mal composé (une insipide rhapsodie de faits, les uns réels, les autres imaginés, écrits sans grâce et distribués sans ordre dit le lecteur fictif de Diderot). Mais sa réception a entièrement changé au XXème siècle, lorsque l'arbitraire du récit a été dénoncé à travers un ensemble de romans expérimentaux, depuis Gide jusqu'au Nouveau Roman. Ce qui était perçu comme un récit raté est devenu un exercice éblouissant de liberté narrative. Il s'est produit une résonance entre l'œuvre et un moment culturel de l'interprétation.

Pour autant, nous ne devons pas confondre tous les moments culturels comme s'ils étaient hors de l'Histoire. C'est pour déjouer cet anachronisme de l'interprétation qu'un critique comme Hans Robert Jauss a élaboré le concept d' horizon d'attente. Selon lui, comprendre un texte dans son altérité c'est retrouver la question à laquelle il fournit une réponse à l'origine et, partant de là, reconstruire l'horizon des questions et des attentes vécu à l'époque où l'œuvre intervenait auprès de ses premiers destinataires (Jauss, 1978: 25).

Le geste complémentaire de l'herméneute consistera à élucider son propre horizon d'attente. C'est seulement à cette condition qu'il pourra éviter de projeter dans le passé des valeurs et des jugements qui sont les siens propres. Un véritable travail interprétatif se doit ainsi de faire dialoguer non seulement deux subjectivités (celle de l'auteur et celle du critique) mais aussi deux moments culturels.

Bibliographie

Edition: Ambroise Barras, 2005 //