Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

I. Une littérarité problématique

Lequel d'entre nous, un tant soit peu intéressé par la littérature, n'a tenu un journal intime? Dans Cher Cahier, Philippe Lejeune [1989] pose la rédaction du journal intime comme un véritable phénomène de société. Cette pratique littéraire serait ainsi une construction culturelle, caractéristique de notre modernité. En effet, le genre du journal intime est récent, puisqu'il naît au tournant des XVIIIème et XIXème siècles. Aujourd'hui, il représente certainement l'une des formes les plus communes de l'écriture, sans être nécessairement accompagnée d'une ambition littéraire ou d'une perspective de publication.

Il s'agit donc d'un genre dont le statut de littérarité est problématique; autant pour l'auteur lui-même, souvent très critique sur la valeur, la légitimité de son activité, que pour les lecteurs. Qu'est-ce qui fait qu'un journal intime, écrit au jour le jour, peut accéder au statut d'œuvre littéraire? Qu'est-ce qui le constitue comme tel? Une décision de l'auteur lui-même, de son vivant? C'est le cas d'André Gide, faisant paraître plusieurs états de son journal intime, expurgé ou non de ses aspects les plus confidentiels. Mais le plus souvent, la publication reste posthume: Henri-Frédéric Amiel, écrivain genevois du XIXème s., fait de son gigantesque journal intime son œuvre unique, entretenue dans la perspective d'une parution posthume. C'est donc sa mort qui est appelée à clore l'ouvrage et à le constituer en livre.

D'autres auteurs diaristes (tiré du latin dies: le jour, diarius) ne prévoient aucune disposition testamentaire particulière. Par exemple, le poète romand Gustave Roud a désigné son ami Philippe Jaccottet comme exécuteur testamentaire, sans lui préciser l'existence d'un journal. Ce n'est qu'après sa mort que Jaccottet a découvert les carnets et a décidé d'en autoriser la publication partielle en 1982. Une nouvelle version intégrale du Journal de Roud est parue en 2004, augmentée de nombreux inédits. Elle contribue au paradoxe de la littérarité, puisque les ajouts sont souvent constitués de simples billets de promenade griffonnés sur le vif et sur le motif. Le Journal de Roud devient ainsi un nouveau modèle du genre, élargissant le statut du texte littéraire et le redéfinissant comme un objet expérientiel, même s'il s'agit d'une œuvre posthume, jamais revendiquée par son auteur. Ce sont ces difficultés constitutives du genre – entre la littérature et son envers, entre la dispersion des notations périodiques et la configuration d'une œuvre – que je propose d'observer ici.

Edition: Ambroise Barras, 2005