Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

II.2. Journal vs œuvre littéraire: la critique de Maurice Blanchot

Ce réexamen critique du journal intime, l'auteur, essayiste et critique Maurice Blanchot, dont l'influence a été très grande sur la pensée littéraire du XXème s., l'a anticipé dans L'espace littéraire. Il y interprète la pratique du journal intime comme le signe d'une réticence de la part d'un auteur, travaillant par ailleurs à une œuvre littéraire, à se dessaisir de lui-même. Car l'œuvre est impersonnelle, au contraire du journal intime attaché au moi:

Il est peut-être frappant qu'à partir du moment où l'œuvre devient recherche de l'art, devient littérature, l'écrivain éprouve toujours davantage le besoin de garder un rapport avec soi. C'est qu'il éprouve une extrême répugnance à se dessaisir de lui-même au profit de cette puissance neutre, sans forme et sans destin, qui est derrière tout ce qui s'écrit, répugnance et appréhension que révèle le souci, propre à tant d'auteurs, de rédiger ce qu'ils appellent leur Journal.

Maurice Blanchot, Recours au journal, L'espace littéraire, 1955, p.24

La pratique du journal intime permettrait ainsi à un écrivain de se raccrocher à un rapport à soi, à un destin personnel, que l'exigence de l'œuvre littéraire mettrait en question et viendrait menacer. Mais c'est dénier précisément au journal intime la qualité d'œuvre littéraire.

Dans Le Livre à venir, Blanchot revient sur ce point dans un chapitre intitulé Le journal intime et le récit. Il y établit une série d'oppositions, entre l'œuvre, l'être neutre que celle-ci produit d'une part; et l'homme, l'homme de la vie quotidienne, qui tient un journal intime d'autre part. Si le journal est l'écriture de l'homme de tous les jours, l'œuvre littéraire, elle, implique un égarement de soi, requérant du sujet qu'il consente à l'impersonnalité du neutre:

Il semble que doivent rester incommunicables l'expérience propre de l'œuvre, la vision par laquelle elle commence, l'espèce d'égarement qu'elle provoque, et les rapports insolites qu'elle établit entre l'homme que nous pouvons rencontrer chaque jour et qui précisément tient journal de lui-même et cet être que nous voyons se lever derrière chaque grande œuvre, de cette œuvre et pour l'écrire.

Maurice Blanchot, Le journal intime et le récit, Le livre à venir, 1959, p.229

Entre le moi journalier, celui du diariste, et l'être impersonnel que l'œuvre fait advenir, le hiatus est fondateur. Mais il n'est pas certain que le journal interdise sa propre constitution en une œuvre, et qu'il ne permette pas l'émergence de cet être impersonnel qui est celui de l'œuvre; bien au contraire, c'est précisément un autre moi, un moi impersonnel d'une certaine manière que le journal fait exister, par-delà le sujet biographique qui cherche à se figurer dans l'écriture journalière.

Edition: Ambroise Barras, 2005