Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

III.3. Rousseau et la climatologie du moi

L'écriture de soi, destinée à figurer le fait intime, s'est elle-même développée dès la Renaissance, sous des formes nouvelles – des Essais de Montaigne aux Confessions de Rousseau – mais sans s'incrire dans une structure diariste à proprement parler. L'œuvre de Rousseau constitue néanmoins une innovation importante, ménageant le site d'une parole personnelle encore inédite. Les Confessions reprennent explicitement, dans une perspective profane et individuelle, l'entreprise spirituelle de Saint Augustin.

Mais ce sont les Rêveries du promeneur solitaire qui mettent véritablement en œuvre une parole de l'intimité, une parole qui serait devenue autotélique, étant donné l'isolement social et moral du sujet: Tout est fini pour moi sur la terre (1ère Promenade). Ce repli, ou cette expulsion hors du monde sont précisément ce qui suscite une démarche introspective: Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même? Voilà ce qui me reste à chercher. Il s'agit de se définir, non plus dans une reconstruction autobiographique, mais au présent de l'écriture, dans une discontinuité périodique. Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries. Si Rousseau parle d'un journal, les Rêveries n'adoptent pas pour autant une forme diariste: non datées, les promenades ont des statuts divers (récit, essai, etc.). Mais c'est cette hétérogénéité de l'ensemble, présentée dans sa correspondance aux mouvements de la sensibilité, qui est constitutive du discours intime. Rousseau invente ici une véritable climatologie du moi:

J'appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps répétées me pourraient fournir des résultats aussi sûrs que [ceux des physiciens]. Mais je n'étends pas jusque-là mon entreprise.

Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, Première promenade, 1782 – publ. posthume

Ce baromètre de l'âme, ou d'une manière générale la météorologie du moi, serviront de métaphore majeure pour qualifier l'entreprise du journal intime, dans tous ses paradoxes puisque l'intériorité y apparaît soumise aux inflexions du jour et s'y livre dans son impermanence, dans sa réceptivité aux circonstances. Pierre Pachet [1990] reprendra l'expression de Rousseau dans l'essai qu'il consacre au genre diariste, en se fondant précisément sur cette extériorité et cette inconsistance de la vie intime.

Ainsi, même s'il est inscrit dans l'Histoire et même s'il joue un rôle historique, le je des Confessions ou des Rêveries se fonde lui-même en tant que sujet et objet du discours littéraire, dans sa personnalité intime. Il invente une parole de soi, et une présence à soi dans l'écriture, dans leur autonomie, dans leur réflexivité – mais sans leur donner cependant la forme diariste.

Edition: Ambroise Barras, 2005