Méthodes et problèmes

Le journal intime

Dominique Kunz Westerhoff, © 2005
Dpt de Français moderne – Université de Genève

III.6. Une difficulté d'être, une pathologie de la parole publique

Chez Benjamin Constant, l'un des fondateurs du genre du journal intime, le rapport entre l'ère post-révolutionnaire et la rédaction du journal intime est évident: l'instauration de l'Empire entraîne son exil politique et son abandon de la Tribune politique. À défaut d'une parole publique, c'est une parole privée, une parole du salon et du boudoir préoccupée des incertitudes du cœur et de l'impuissance sociale que l'auteur va mettre en œuvre. Dès son retour en France et aux affaires de la nation lors de la Restauration, il cessera non seulement toute pratique du journal intime, mais aussi toute activité littéraire, autre qu'une vaste réflexion théologique. Ainsi l'exercice du journal intime est-il lié tant à une difficulté d'être personnelle qu'à une pathologie de la parole publique, l'individu se trouvant dans une situation de dyschronie vis-à-vis de l'Histoire.

C'est en opposition avec les événements du dehors que se déploie le discours intime, comme le dit Éric Marty dans L'écriture du jour: le journal pose une modalité de conscience de soi qui est contradictoire avec le Monde (1985, p.17). Le cas de Maine de Biran, philosophe et homme politique français, en constitue sans doute le meilleur exemple. C'est l'un des premiers diaristes modernes, qui entreprend son œuvre intime lors de la Révolution française et qui dit de ses agendas: c'est mon petit monde intérieur, un asile sûr contre les maux et les troubles du dehors (Agenda, 1815, p.127). Le bouleversement révolutionnaire libère chez lui un discours de l'intimité, dans toute sa gratuité, son insignifiance et ses possibilités spéculatives. Le journal invente ainsi le moi sous les espèces de la circonstance, à l'ombre de l'Histoire:

Ce qui donne lieu à ces réflexions, c'est l'état où je me trouve ce soir, 29 pluviôse. J'ai soupé par extraordinaire et bu quelques verres de vin pur; je suis seul, et je suis livré à la rêverie. Dire toutes les idées qui me sont venues comme par inspiration, c'est impossible.

Notes 1794 ou 1795, p.18

Vingt ans plus tard, au moment de la Restauration, sa participation aux affaires publiques suscite au contraire le sentiment d'être désheuré, d'être limité dans sa propre intériorité, comme si les instances de l'intime et du mondain s'excluaient:

J'ai été singulièrement distrait, désœuvré et désheuré pendant le cours de ce mois. L'arrivée successive des nouveaux membres de la Chambre m'a imposé le devoir d'entretenir une multitude de relations toutes nouvelles.

Agenda 1815, p.126

Historiquement, le journal intime s'est constitué de ce déséquilibre entre l'intimité individuelle et les événements du monde, de ce vide central où le moi ne se fonde que dans une conscience de l'éphémère et dans sa propre incapacité à avoir prise sur le réel. À cet égard, il n'est pas étonnant que ce soit également une parole féminine qui prenne son essor dans le genre diariste, car ce sont précisément les voix silencieuses de l'histoire (pour reprendre l'expression de Michelle Perrot [1998]), celles qui ne sont pas des actrices politiques, qui peuvent y trouver un exutoire expressif. La conscience d'un désœuvrement du sujet, de son impuissance historique et personnelle, sont au principe de la naissance du journal intime.

Edition: Ambroise Barras, 2005